1Publié cinquante ans après l’inoubliable Estrangièr del dedins (1968), le recueil Se rauqueja ma votz [Si ma voix devient rauque] (2019) est un autre sommet de l’œuvre de Jean Larzac et de la littérature occitane moderne. Les lignes suivantes tentent de cerner la structure et d’établir le sens de l’une des pièces de ce recueil : Vesiái pas que l’aranha [Je ne voyais que l’araignée] (p. 129), un poème de quatorze vers libres, qui se trouve dans la section De duobus principiis et quibusdam aliis.
Vesiái pas que l’aranha
Vesiái pas que l’aranha
2. e la grasilha negra de sas àrpias
que barrava sus ieu lo mond entièr empresonat
4. e puèi las longas patas s’enaucèron
e foguèt coma s’a la revèrs virèsse
6. lo plan d’una bala espetant lo veire
I aguèt pas qu’una corona d’etaminas dins sa posca
8. e la perla d’aigatge ensolelhada sus sa pèl de ròca blanca
e lo fremin per en dejost de l’espinha al rajòl
10. del rèc que s’i veniá estrifar tot brutlant,
solelh espés, aire immobil,
12. e lo cèl que tant d’aranhas i nadan
que los petals del jorn ne tomban
14. sul fial d’argent de ton agach perdut
[Je ne voyais que l’araignée
Je ne voyais que l’araignée
2. et la grille noire de ses griffes
qui enfermait sur moi le monde entier emprisonné
4. et puis les longues pattes se mirent à grimper
et ce fut comme si s’inversait
6. le plan d’une balle faisant éclater la vitre
Il y eut seulement une couronne d’étamines dans sa poussière
8. et la perle de rosée ensoleillée sur sa peau de roche blanche
et en dessous le frémissement du fausset au courant
10. du ruisseau qui venait s’y déchirer tout brûlant,
soleil épais, air immobile,
12. et le ciel où tant d’araignées nagent si nombreuses
que les pétales du jour en tombent
14. sur le fil d’argent de ton regard perdu]
(Larzac 2021, p. 149)
- 1 Les éditeurs modernes ont, on le sait, recours aux incipit pour donner un titre aux poésies des tro (...)
- 2 Gardy 2003, 63-66.
- 3 Sur la Cançon de l’aranha (1946), voir Gardy 1994.
2Comme c’est le cas de la majorité des pièces de Se rauqueja ma votz, le titre est fait de l’incipit du poème (ici par réduplication du premier vers en entier). Cette technique de nomination par répétition tisse un fil diachronique discret, mais solide, qui relie le poème — et tout le travail du poète dans le recueil — à l’ensemble de la tradition de la lyrique occitane médiévale telle que nous la lisons aujourd’hui dans les éditions1. Le titre suggère en outre la catégorisation générique du poème et met en évidence ses liens intertextuels en évoquant les bestiaires (cf. le poème intitulé Bestiari [Bestiaire], p. 110), bestiaires médiévaux ou contemporains, français (Apollinaire) ou occitans (Camproux2), et singulièrement la Chanson de l’araignée de Max Rouquette3.
- 4 Au dire du Tresor de Mistral, suivi par le Dictionnaire occitan-français d’Alibert.
3Il n’est pas difficile de deviner dès le titre que l’aranha est la figure du poète tissant l’estarganha de [s]os mots [la toile d’araignée de (s)es mots], comme le dit, dans la première section de Se rauqueja ma votz (Poëtica sens art [Poétique sans art]), le court texte intitulé Lo can pissa [Le chien pisse] (p. 10), dans lequel le poète s’adresse au poète. Par métonymie — aranha semblant même apte à désigner en langue d’oc aussi bien l’animal que sa toile4 —, l’araignée évoque aussi le texte et l’intertexte comme objets tissés, en vertu de l’étymologie de tèxte obvie aux doctes.
4La distribution du corps du texte en deux paragraphes, le premier de trois vers, le second de onze, fait apparaître le poème comme une expansion du titre : 1 / 3 / 11 (pour la structure latente, voir ci-dessous § 6). Perceptible à distance, cette forme d’ensemble s’accorde à ce que le titre, lisible à distance lui aussi (il est composé en plus gros caractères), donne à supposer du contenu : comme l’araignée, le poète élargira de plus en plus sa toile. La forme externe du poème est signifiante.
5Si l’araignée symbolise, de manière précodée, le poète et le texte poétique, le texte est à son tour, matériellement, l’icône de la toile. La réalité extralinguistique et la forme externe de l’œuvre langagière sont le signe — symbole ou icône — de l’un de l’autre ; sans cesser d’être distincts, ils forment ainsi l’enveloppe d’une nouvelle entité où elles se lient et s’interpénètrent : le poème. Cette alchimie du verbe est le travail même du poème, qui va devenir par là définition de la poésie en acte poétique.
6Le premier paragraphe est, comme le poème, construit en expansion métrique (6 syllabes / 10 syllabes / 14 syllabes), le troisième vers (césuré 6/8) excédant les mesures les plus courantes.
7Vesiái « je voyais », le premier mot du titre et du corps du texte, exprime et souligne le fait que le poème rapporte une vision. Il débute in medias res par la mise en place d’un je fasciné, dont l’attention est entièrement absorbée par la contemplation d’une araignée ; celle-ci, par l’emploi de la locution adverbiale restrictive-exceptive pas que [ne… que] et de l’article défini (l’), est envisagée comme seule au monde. Elle va devenir le monde à elle seule.
8Le vers 2 engage avec grasilha [grille] l’isotopie de l’emprisonnement qui se déploie au vers 3 : barrava [fermait], empresonat [emprisonné]. Le mot àrpias [griffes, serres] (vers 2), qui s’applique aux pattes de l’animal, mais qui évoque inévitablement, par quasi-homophonie et quasi-homographie, les griffes menaçantes des harpies (occ. arpìas), apporte sa contribution à une inquiétante mutation de l’araignée.
9Au terme du troisième vers, c’est le monde entier (lo mond entièr) que l’araignée enclôt sur le je du poète (sus ieu [sur moi]) prisonnier à son tour de la toile. De répulsifs qu’ils étaient, l’arachnide et son réseau sont devenus englobants ; par leur entremise, le poète, d’abord séparé du monde dans sa contemplation exclusive de l’animal, en devient le dépositaire et le gardien. Ou, pour mieux dire, le je écrivant se substitue à l’araignée, en s’identifiant à elle, au centre du réseau, au centre de l’univers.
10Un tel nœud de contradictions unifiant microcosme et macrocosme dans le je de l’auteur, en coïncidence avec le microcosme et le macrocosme des textes, définit dans sa plénitude le dispositif de l’acte poétique.
11Mis en évidence par une hyperbate (e puèi, vers 4) et se détachant sur les imparfaits des vers 1 et 3 chargés de poser le décor, le second paragraphe, au passé défini (dès s’enaucèron [se mirent à grimper], vers 4), met l’araignée et le texte en mouvement.
125.1. Aux vers 5-6, foguèt coma [ce fut comme] signale sobrement le passage à l’hallucination simple. L’interprétation de la comparaison (coma s’ [comme si] + subjonctif passé) exprimée dans ces deux vers n’est pas évidente. Le comparant est, nous semble-t-il, l’étoilure arachnéenne — lo plan, au sens de « dessin schématique représentant les diverses parties d’un tout » — que produit l’impact d’une balle vu de l’autre côté (a la revèrs, virèsse) de la vitre (lo veire) protégeant le voyant et lui permettant de voir. Ce coup de feu fictif est le signal qui donne le départ à l’imagination du poète, d’abord fasciné et pris au piège, mais à présent libéré.
- 5 Avec majuscule à valeur démarcative (limite des deux phrases dont est fait le poème).
135.2. Tout aussi pauvre sémiquement que le foguèt du vers 5, un second passé défini I aguèt [Il y eut] (vers 7)5 ouvre la seconde et dernière partie du second paragraphe (vers 7-14) et la commande syntaxiquement. L’image végétale du vers 7 (una corona d’etamina dins sa posca [une couronne d’étamines dans sa poussière (c’est-à-dire le pollen)]) doit encore être tenue pour un analogon de l’araignée ; mais les vers suivants (8-12) déploient au contraire, conformément au programme du poème (vers 3), lo mond entièr dont le poète-araignée est devenu le maître.
14Généralement coordonnées par e [et] en tête de vers (8, 9, 12), les visions se succèdent dans un mouvement au large : de la goutte de rosée (perla d’aigatge, vers 8) à la source, désignée par analogie de fonction comme fausset de tonneau [espinha] (vers 9), et au ruisseau (vers 10), puis jusqu’au soleil, à l’air enveloppant la Terre (vers 11) et au ciel (vers 12). Les quatre éléments contribuent à ce mouvement visionnaire d’expansion cosmique ; parfois fusionnés, ils sont convoqués explicitement (l’eau, l’air) ou de manière indirecte : la terre avec la ròca blanca [roche blanche], attribut de la goutte d’eau (vers 8), le feu à travers le rèc […] tot brutlant [le ruisseau […] tout brûlant] (vers 10).
15Au terme du mouvement (vers 12), le ciel s’habite d’araignées hallucinées, multipliées et muées en animaux aquatiques (nadan [nagent]) célestes : les étoiles. Ainsi le poème revient-il à son motif initial, étendu à présent au cosmos ; il est devenu poème-univers.
165.3. Le texte se clôt (vers 13-14) par un retour sur le voyant dont le regard tisse encore le fial d’argent [fil d’argent] qui le relie à l’univers, ou plutôt sur l’autre je du poète dédoublé en seconde personne (ton agach [ton regard]). La retombée de la vision est connotée par l’emploi de tombar [tomber] (vers 13). Sa fin est dite par le dernier mot, perdut [perdu], dont le sens sous-jacent (“qui n’existe plus”) persiste sous le sens appelé par le contexte (“égaré, hagard”).
17Nous ne pensons pas qu’on puisse écrire innocemment un poème de quatorze vers, — nous voulons dire : sans que rôde la référence au sonnet.
- 6 Le mot assone dans la prononciation [ˈbɛi̯re] qui risque d’être celle de beaucoup de néo-locuteurs, (...)
18En l’occurrence, bien que sans mesure, sans rime et ostensiblement divisé par la typographie en deux paragraphes dissymétriques, Vesiái pas que l’aranha n’en est pas moins lisible comme un sonnet renversé (Morier 1981) présentant les groupements de vers suivants : 1-3 / 4-6 // 7-10 / 11-14. Le lecteur pourra vérifier que ce découpage épouse le mouvement du texte et l’exprime au moins aussi adéquatement que la division binaire (1-3 // 4-14 ; voir ci-dessus § 3) : focalisation sur l’araignée (1-3) / mouvement de l’animal et coup de feu (4-6) // éléments terriens de la vision (7-10) / dimension céleste de la vision et retombée (11-14). Les tercets permettent d’ailleurs de percevoir cette structure latente : le premier assone en [ˈa] (aranha : àrpias : empresonat) ; le second, partiellement en [ˈɛ] (s’enaucèron : virèsse ; veire est presque assonant)6.
19Vesiái pas que l’aranha occuperait ainsi une place singulière parmi les sonnets : un sonnet démonté, déglingué, privé de presque tous ses attributs, et dont seuls de frêles éléments de structure sont préservés. Assez pourtant pour qu’on puisse deviner cette forme ruinée, à l’image sans doute de l’Occitanie, et comprendre que le poète l’habite et l’anime encore.
20Quant à l’architecture du texte, elle s’avère complexe : la structure visuelle (1-3 / 4-14), la structure syntaxique, différemment binaire (1-6 / 7-14), et la structure latente (vrai faux sonnet renversé) perceptible seulement en rétrolecture, se superposent, se chevauchent et s’entrelacent en un délicat tissu.
21L’araignée est un symbole transparent de l’écrivain au travail. L’enjeu sémantique du poème n’est pas autre chose que le poème lui-même. Celui-ci n’est là que pour rendre compte de ce que Georges Molinié nommait « le tissu textuel en acte » ; il n’a d’autre rôle que d’exprimer une conception — concrète, expansive et visionnaire — de la poésie. Valant définition du travail du poète, Vesiái pas que l’aranha apparaît comme une pièce essentielle de l’Art poétique de Jean Larzac.