Tous les discours destructeurs […] doivent habiter les structures qu’ils abattent
(Derrida 1967, 291)
- 1 Nous employons désormais les titres abrégés L’estrangièr (Larzac 1972) et Messa (Rouquette 1972).
1« Es pas tròp tard. Just » (Larzac 1972, 8). Ça, c’est en 1968. En 1970, « [e]s tròp tard » (Rouquette 1972, 118)1. Au tribunal de l’Occitanie libre, peut-il y avoir encore de l’espoir pour « le réveil des occitans » (Rouanet 1972, 8) ? C’est la question que se posent Joan Larzac et Yves Rouquette dans L’estrangièr del dedins et la Messa pels pòrcs, deux textes composés respectivement avant et après le choc de mai 68. Ce choc était un espoir : « Cresiàm que tot èra possible. / Paupejavem l’impensable » (Rouquette 1972, 110). Mais un espoir sans réponse : « Et ne siàm totjorn aquí » (Rouquette 1972, 114).
- 2 Bernissan 2020b, 5’41-5’47. Larzac vise ici la politique d’administration linguistique et régionale (...)
- 3 « Alleluia » : Rouquette 1971, 106. La traduction en français lisse le texte d’origine par la suppr (...)
- 4 L’œuvre est finalement publiée dans la collection 4 Vertats créée par Larzac lui-même. Voir Chambon (...)
2Les questions nationale et coloniale (Cavaillé 2017 ; Williams 2003), l’angoisse de la disparition de la langue, le rapport des poètes au sacré (Molin 2018) ressortent de ces deux textes comme autant de manifestations de la conjoncture politico-littéraire complexe du texte occitan. La langue occitane est à la fois victime et « arma per deman » (Larzac 1972, 26), à supposer qu’on ne lui subtilise pas ses mots. En 2020, Joan Larzac évoque avec amertume dans un entretien avec Fabrice Bernissan « la confiscacion del mot Occitania2 ». En 1970 chez Rouquette le cochon (double fictif de l’occitan) est égorgé, l’occitan privé de sa voix : « Lo pòrc es mòrt, alleluià. / Aviá nevat, alleluià. / […] E l’èr èra un cotèl / en travèrs de ma garganta »3. Drôle de destin à l’injonction lancée par Larzac en 1968 : « E siscla que s’entende un pauc de bruch los » (Larzac 1972, 10). C’est précisément ce hurlement que Viure refuse de soutenir à l’heure où il est question de publier L’estrangièr4. En 1973, l’exclusion des frères Rouquette du comité de rédaction de la revue Viure scelle la fracture esthético-politique. Plus encore que les œuvres, ce sont « l’orientation politique révolutionnaire […] et les choix esthétiques alors intrinsèquement liés à cette orientation » (Raguin-Barthelmebs/Chambon 2017, 511) qui sont ciblés par cette mise à l’écart.
3Dans les pages suivantes, notre réflexion portera sur la façon dont le détournement des codes de l’énonciation littéraire par l’instauration de régimes poétiques originaux, promeut dans L’estrangièr et dans la Messa un message d’affranchissement qui s’opère paradoxalement sur la base de multiples serments de fidélité.
- 5 Le marquage typographique (en italique ou en romain) participe au procédé polyphonique dès lors qu’ (...)
4En 1972, quatre ans après la publication de L’estrangièr del dedins, René Nelli notait à propos de Larzac : « Il y a deux hommes en lui : un mystique chrétien fervent […] et un révolutionnaire de Dieu » (Nelli 1972, 317). Dans L’estrangièr, prière et procès se mêlent en une forme originale travaillée selon un principe d’antiphonie5. Le texte est divisé en sections qui s’ouvrent chacune par une citation du psaume 137, celui qui narre l’exil des Hébreux de Jérusalem à Babylone. Larzac décrit ainsi par mimétisme l’exil des Occitans dans la nouvelle Babylone (Paris). Tout l’intérêt de la transposition réside dans le fait que les portions de texte intercalées entre les versets du psaume sont de violents réquisitoires contre les colonialistes. Soutenu par une parole religieuse qu’il sait protectrice et salvatrice, Larzac, prêtre officiant à Saint-Martin de Vignogoul, entame un procès dans lesquel il est juge et partie. Ainsi, lorsque le mot de la fin retentit, « AMEN » (Larzac 1972, 28), la messe est dite et la séance est close.
- 6 « Intrada » (« Introït ») : Rouquette 1972, 102.
- 7 « Kyrie » : Rouquette 1972, 102.
5Parallèlement, dans la messe votive qu’il écrit en 1970 pour la mort de l’Occitanie, Yves Rouquette met comme son frère la rhétorique biblique à l’épreuve : « Puta o païs6 », voilà les termes du procès qui sera rythmé par la prière tout au long de la Messa pels porcs. Rouquette entremêle les titres des prières du propre et de l’ordinaire dont il recompose le sens et la forme de façon subversive. Il conserve également certains versets latins qu’il mutile jusqu’à les défigurer : « Nòstre Sénher, ajas pas pietat / ni de nosautres ni dels autres7. » Ici encore dans le Pater : la dénaturation du sens original de la prière est accentuée par la coupe poétique d’une part qui brise la ligne musicale de la prière et, d’autre part, par l’insertion de vers étrangers qui font perdre de vue (aux niveaux sémantique et rythmique) la trame de la prière qui ressurgit alors de manière inattendue :
- 8 « Pater » : Rouquette 1972, 116.
E ara mon paire siàm sols
e paures, e entrepreses
davant ton grand còrs espandit
sens espèr
ni que ton règne nos avenga
ni que nòstra volontat siá facha
aicí
ont aimavem de viure8.
- 9 André Campra, compositeur baptisé à Aix-en-Provence en 1660, mort à Versailles en 1744. — Jean-Jose (...)
- 10 Ibid. Le topos du chant impossible et de l’instrument dissonant ou abandonné (symbole d’un point de (...)
- 11 « Alleluia » : Rouquette 1972, 106.
- 12 Ce « je » paralysé vient s’ajouter à la liste des manifestations du « “je” en action » établie par (...)
6Dans ces cadres religieux revisités qui reposent sur l’entrelacement de deux régimes d’énonciation, les frères Rouquette ont recours aux symboles d’une rhétorique biblique séculaire qu’ils thématisent l’un et l’autre autour de la notion de trahison. Chez Larzac, la traîtresse Babel (Paris), symbole de corruption et de décadence, et ses habitants. Chez Rouquette, le cochon de Noël engraissé puis tué, symbole de la mise à mort de l’Occitan. L’opposition est nette entre les Occitans qui n’ont pas véritablement de nom : (« Sabetz cossi se ditz Occitan,/en francés ?/Francés ») et les colonialistes, parmi lesquels on prendra garde à distinguer les Français des Occitans francisés, ces « parisianisés », aparisenquits en version originale : le terme forgé par dérivation affixale induit dans sa forme même un changement de nature (l’Occitan exilé perd sa nature profonde au contact des parisiens). Il est employé par Larzac pour désigner une réalité bien ancienne, celle de l’exil des déserteurs. Certes, comme le note William Calin, Larzac fait entendre que dans la mesure où l’exploitation des indigènes se fait sur leur propre terre, leur déplacement n’est plus nécessaire (Calin 2001, 628). Mais ce serait sans compter les « enfants exilhats » (Larzac 1972, 8) de l’Occitanie. Larzac n’hésite pas à pointer du doigt ces fuyards d’une terre gangrénée par l’action perfide des traîtres. À titre d’exemple, il crée une généalogie d’Occitans francisés tombés sous le joug d’un colonialisme assimilateur : « Campra, Moret, Mondonvila, Chabrièr, Faurèr, Darius Milhaud son anats morir a Babèl » (Larzac 1972, 16). Faut-il s’étonner du fait que l’écrivain prenne pour cible une lignée de musiciens dont par ailleurs il occitanise avec une certaine ironie les noms pour renforcer le blâme9 ? Non si on met en regard ce passage du texte avec le verset du psaume 137 qui l’introduit : « als sauses apr’aquís aviám penjat las nòstas arpas » (Larzac 1972, 16). C’est bien le motif musical qui dans la Bible déjà fait le lien entre exil et sacrifice : en somme, il y a les Occitans francisés qui se sont dénaturés à chanter pour leurs geôliers, et il y a les Occitans sacrifiés qui, comme l’ont fait les Hébreux exilés de Jérusalem, préfèrent pendre leurs harpes, symboles bibliques d’une joie qui n’a plus lieu d’être, quitte à laisser place au « SILENCI DE MORT10 ». La trahison est en effet directement liée chez les deux frères au sacrifice. Rouquette en fait d’ailleurs la clé de voûte de sa Messa : comme un chant du cygne, le cri du cochon sacrifié à Noël résonne de manière sinistre avec le credo de l’Occitan : « Volem viure al pais ». Dans la seconde strophe de l’Alleluia, l’auteur accuse par les basculements entre troisième et première personne du singulier la funeste assimilation de l’Occitan à la figure du porc. On gave le cochon pendant un an, puis on le tue. Et cela vaut bien un « Alleluia » : « Lo pòrc es mòrt, alleluià. / Aviá nevat, alleluià. / […] Lo sagnaire, l’aviá sentit / venir de luònh e gornhava, gornhava / E l’èr èra un cotèl / en travèrs de ma garganta […] alleluià, alleluià, alleluià11. » L’adjectif possessif de première personne indique la dépossession, celle de la faculté de parole de l’Occitan — porc — égorgé12.
- 13 Larzac 1972, 18. En revanche il y aurait les traîtres du dedans qui s’agenouillent devant leurs ido (...)
- 14 « Oraison » : Rouquette 1972, 105.
- 15 « Memento » : Rouquette 1972, 114.
7Quel qu’en soit le prix, l’Occitan garde au moins l’honneur de n’avoir pas pactisé avec le diable — comprendre le « 75 al cuol »13. Et cet honneur se revendique, Larzac y insiste en prêtant serment d’une double fidélité religieuse et révolutionnaire. Ses actes d’engagement prennent d’autant plus d’épaisseur qu’ils reconfigurent le double régime d’énonciation dans une forme dialogique : « Si t’oblidi, Jerusalèm / ma drecha venga seca / Mas risca pas. […] e ma lenga s’apegue dins ma boca / se pèrdi ieu ton sovenir ! / Mas risca pas » (Larzac 1972, 24). Cet acte de foi se concrétise quelques pages plus loin avec la prophétie de la chute de Babylone, le futur prédicatif induisant l’idée d’un procès inéluctable : « Lo poiridièr te sortirá per la boca, per los uòlhs, per totes los traucs. França-Cancer sortiràs pas indemna de las darrièras ablacions » (Larzac 1972, 26). Dans une dynamique qui vise à inverser les rapports de forces, Larzac complète cette prophétie de la chute par l’appel au soulèvement (« Sòi pas mut e m’anatz entendre », Larzac 1972, 24), ou plutôt au relèvement. Son frère en 1970 se souvient aussi de l’avilissement subi depuis des siècles et qui ne fut rien d’autre qu’une longue descente dans le gouffre de la « prostitution des indigènes » (Rouanet 1972, 7) : « Flectamus genua, flectamus capita. / Avèm baissat lo cap, / los braces, / las cauças, tot14. » Dès lors, les deux frères appellent aussi à reconquérir ce qui doit l’être, à savoir le patrimoine matériel et immatériel d’un peuple dont on apprend dans le Memento — en latin souviens-toi — de la Messa, qu’il est un « pòble desmemoriat15 ». Selon la liturgie, Rouquette aménage au sein de sa messe (où Dieu brille par son absence) un espace pour le souvenir dont il se fait le garant : « Siái malaute de remembres, / siái confle a ne crebar / dels meunes e de los / de mon pòble desmemoriat » (ibid.).
- 16 Larzac 1972, 25 (trad. Yves Rouquette). Nous choisissons à dessein la traduction en français d’Yves (...)
8Rendons à César ce qui est à César : la Pietà de Villeneuve-lès-Avignons, enfant du pays, n’a rien à faire au Louvre. Larzac en appelle en 1968 à la mémoire collective de son peuple en (re)faisant l’histoire pour lutter contre la confiscation du patrimoine. Il reconstruit ce que Philippe Martel désigne comme le « mythe valorisant d’une Occitanie « libertaire par essence » (Martel 2003, 98) mais pays « OCCUPÉ depuis sept siècles16 ». Larzac multiplie les pièces à conviction (la croisade albigeoise, le Languedoc passé au xiiie siècle sous domination du roi de France, « lo suicidi de 1789 » (Larzac 1972, 12) et bien d’autres événements encore), en balayant d’un revers de main toute notion de prescription : au contraire, il décrète que la violence des révolutions sera à la mesure de la durée de l’occupation. Rien ne peut l’empêcher de donner au lecteur de L’estrangièr del dedins le sentiment d’être étranger dans sa propre histoire.
- 17 Larzac 1972, 21. L’italique est utilisé dans la traduction en français d’Yves Rouquette pour faire (...)
9La confiscation du patrimoine matériel va de pair avec une prise de possession du territoire. Tout est bon dans le cochon, dit-on. On, c’est le traître. C’est le Parisien, le Français, pire encore l’Occitan francisé. On achète l’Occitan avec un soutien de façade, complaisance dans la perversité. On lui fait miroiter la visite des grands de ce monde, on lui promet des exhibitions à la télévision comme on réaliserait des documentaires sur les animaux exotiques. On graisse la patte à ce peuple de cochons, de « pétanqueurs et de farandoleurs17 », à ces buveurs de pastis. On leur paye des costumes folkloriques, on s’amuse du conteur ariégeois « un peu sorcier sur les bords » (Larzac 1972, 39). On s’engage à mettre en place des parcs naturels censés les valoriser — au prix d’une mise sous cloche : derrière la reproduction des clichés d’une parole colonialiste qui voudrait s’appliquer à tous les peuples colonisés, l’auteur de L’estrangièr dénonce une réalité bien concrète. Dans son entretien avec Fabrice Bernissan, Larzac mentionne le fait qu’à l’heure où il occupait de front les fonctions de curé et de professeur, il luttait contre le projet de création du parc régional de Haut-Langedoc, se battant contre l’image d’« una mena de resèrva e d’Indians » (Bernissan 2020a, 3’47-3’49), — en vain : le parc est officiellement créé le 22 octobre 1973, une ligne supplémentaire sur la liste déjà longue des défaites : « E ploravem nòstra desfacha, e nòstra desfacha dins la desfacha, e que nos siám laissats faire » (Larzac 1972, 12). Au fil des révisions de la charte, l’accent est mis davantage sur la préservation du patrimoine naturel et non plus comme dans les premières années sur l’exhibition des populations, sous couvert de préservation d’un patrimoine culturel, folklorique dira-t-on. Mais l’Occitan n’est pas dupe. Larzac pointe du doigt avec un pragmatisme teinté de sarcasme cet argent jeté par les fenêtres : « Dins lo budgèt de l’Estat, aquò’s fòl çò que se degalha per nosautres, en ameinatjaments per nos raubar lo solelh » (Larzac 1972, 16). En revanche, il semble falloir se faire à l’idée qu’on ne versera pas une larme à la vue de l’« espectacle de la desolacion » (Larzac 1972, 12), conséquence directe de la désertification du territoire : l’étonnement de l’homme du Nord à la vue de ces scènes dont Larzac déroule le négatif est vite effacé : cristallisées dans les pellicules d’appareil photo puis reléguées au rang des affaires classées.
- 18 Larzac 1972, 23. Nous donnons la citation en version traduite pour faire entendre directement le mé (...)
10Le Français est peut-être davantage intrigué par la langue occitane. Si elle peut lui apparaître comme une curiosité exotique, que son identité soit au moins reconnue en tant que telle ! Or, dans le discours du colonialiste, la langue occitane ne peut se définir sans le support de comparants : « ce doit être un peu comme l’espagnol, ou l’italien18 ». Elle n’est qu’un objet de divertissement pour les oreilles du parigot qui l’écoute comme il écouterait un cri d’animal au zoo, attendant de lui des démonstrations pour satisfaire son désir de dépaysement intramuros : « Vous savez parler patois ? Faites-nous un peu voir, dites-nous quelque chose. […] Vous n’y mettez pas de bonne volonté… allons, pour me faire plaisir… » (Larzac 1972, 23). Ce voyeurisme linguistique va de pair avec la confiscation du droit à la langue, plus lourde de conséquences encore que la confiscation du patrimoine matériel. Les Français asservissent les Occitans : « que nos tenètz per l’escòla » (Larzac 1972, 18). Si la loi Deixonne amorce en 1951 une prise de conscience en introduisant l’enseignement facultatif des langues régionales, ce n’est qu’au tournant de la décennie 1970 — avec l’introduction possible de l’occitan dans le diplôme du baccalauréat — que l’institution semble véritablement prendre la mesure du fléau que peut représenter l’absence des langues régionales à l’école. En muselant les Occitans, en les empêchant d’apprendre leur langue, leur littérature, on entrave la solidification de l’identité autour d’un fonds commun et partant, on voudrait endiguer les revendications et la lutte. Le colonialiste est placé comme allocutaire direct, mis face aux conséquences : « Filhas de Jerusalèm bramatz sus vosautras e sus vòstres enfants que li avètz donat una cervèla sens memòria una memòria sens consciéncia une conscéncia sens voler » (Larzac 1972, 13). La méthode est dictatoriale. Il faudra des trésors d’ingéniosité pour lutter, puisque « les moyens vertueux et bonasses ne mènent à rien » (Lautréamont 2001, 143).
11« Le but excuse le moyen » (Lautréamont 2001, 144), disait Ducasse. L’aphorisme du poète du Mal est entendu par les deux frères, « fraires dins la lucha coma en poësia » (Larzac 2017, 533). Larzac revendique haut et fort le pouvoir de calcination de son langage poétique, « un lengatge que crama per ont passa » (Larzac 1972, 24). Rouquette entre dans son poème « la mitralheta al ponh » (Rouquette 1972, 102). C’est à la poésie d’accomplir son travail de force vive dans la lutte contre l’aphasie totale et cette lutte se déroulera dans la violence : par la destruction des structures phrastiques, par l’anéantissement des fonctions usuelles de la ponctuation, par la mise en place d’images et d’alliances improbables, par la mise en présence simultanée du sublime et du trivial, par le retour à un langage brut et primitif.
- 19 Rouquette et Marie Rouanet prennent des libertés sur la ponctuation dans les traductions qu’ils fon (...)
12Le cri typographique est l’aboutissement visible de « l’inflation verbale » (Sollers 1968, p. 137) cultivée dans ces textes : « PARIS A CRAMAT » (Larzac 1972, 28) ; « La FE parlava en glèisas romanas, la TOLERANCIA parlava besierenc, l’EGALITAT en Vilafrancas. E lo JOI D’AMOR espelissia en oc coma en arabo en ebreu o en latin » (Larzac 1972, 14). Ces cris où haine et joie se confondent émanent d’une « poésie convulsive » (Breton 1976, 14), faite des spasmes, des arrêts, des rebonds d’un langage en reconstruction. Le rôle de la ponctuation est à ce titre ambivalent19. Elle accomplit à l’excès sa fonction de segmentation figurant la scission de l’être : « E d’Occitània divisibla en despartiments franceses per empachar lo sentiment de l’unitat. O en provinças. O en regions » (Larzac 1972, 18), « pòble desfach, / sens uòlhs, sens ponhs, / sens mesolhas, sens cervèlas, e POBLE PR’AQUO » (Rouquette 1972, 104) — ou l’accomplit mal : le rythme syntaxique devient alors contre-intuitif : « Seguigas pas tos enfants exilhats. Tròp tard Vas barutlar sus las rars de Frància. Tròp tard Lo tidèl […] » (Larzac 1972, 8). L’anticipation des clôtures de phrases et la substitution de la majuscule au point de clôture là où il est attendu affecte en outre le sens porté par l’énoncé : en plaçant le constat d’échec (trop tard) avant l’ordre (tentative de conjuration de la perte), Larzac donne à lire l’impuissance de l’Occitanie à garder l’ascendant sur un procès qui semble inéluctable. Enfin, lorsque la ponctuation n’accomplit plus sa fonction de segmentation et cède le pas à l’abandon du contrôle de l’énonciation, les auteurs parlent du manque par le manque : ainsi de l’appel aux pleurs chez Larzac : « Plora o país ben aimat Plora tos enfants que son pas pus » et de l’oraison de la Messa, pratiquement entièrement dépourvue de ponctuation.
13En outre, bien que le texte soit largement référentiel, l’effacement du verbe contribue à la sous-actualisation du discours. Ce qui a pour effet d’une part de lui conférer une dimension universalisante (le propos pourrait s’appliquer à tous les peuples colonisés) : « Un pòble d’aganits. Un pòble despoblat, una terrà entarrada, un país fòra-paísé » (ibid.). D’autre part puisqu’en effaçant toute inscription dans une chronologie et dès lors que le contenu énonciatif n’est plus attaché explicitement à une époque révolue, Larzac met en garde contre le fait que tout est susceptible de rejaillir dans le présent et dans le futur.
14Des expédients se mettent alors en place et font ressortir des traits stylistiques récurrents qui figurent la déconstruction du langage. Lorsque le verbe n’est plus là pour servir de liant entre les constituants, la polysyndète prend alors le relai qui a pour effet principal de créer une énonciation litanique : « E ara mon paire siám sols / e paures, e entrepreses » (Rouquette 1972, 116). L’usage fréquent des conjonctions de coordination placées en tête de phrase permet de soutenir une énonciation énergétique (par effet d’hyperbate) tout en recréant du liant : « E siscla que s’entende un pauc de bruch los estivants crentan talament la solitud » (Larzac 1972, p. 10). Lorsque polysyndète et ponctuation se rejoignent (et d’autant plus lorsqu’il y a ellipse du verbe), le langage devient boîteux pareil au langage de l’enfant, ou de l’étranger dans sa propre langue : « E ploravem nòstra desfacha, e nòstra desfacha dins la desfacha, e que nos siám laissats faire » (Larzac 1972, 12).
- 20 Ici encore, des poètes comme Tristan Corbière, ou Tristan Tzara (qui est d’ailleurs l’un des fondat (...)
15L’absence des liens du langage devient visible par la ponctuation par le blanc (qui rattache d’ailleurs Larzac et Rouquette aux poètes d’avant-garde lesquels revisitent les codes de l’énonciation et interrogent de cette façon la portée du langage poétique20). Chez Rouquette, elle se combine à l’enjambement pour créer des effets de retournement du sens :
A cima son los preires
de la novèla religion.
16Chez Larzac, elle fait le lien entre des éléments a priori hétérogènes : dès lors qu’il sert de courroie de transmission entre parole religieuse et prose poétique, le blanc sert symboliquement à renouer le lien entre Dieu et l’homme :
Al ras dels flumes de Babèl
que son Ròse e Garona.
17Variations poétiques sur la mort de Dieu : le rire sèchera-t-il les larmes ?
- 21 Larzac 1972, 23. La majuscule sur le substantif rend par ailleurs le propos peu équivoque.
18Dans le texte d’hommage à son frère, Larzac évoque le fait que le thème de la mort de Dieu les avait interpelés : « escambiarai amb mon fraire tota una correspondéncia ont posèt aquela meditacion sus La mort del Crist que publiquèt dins Letras d’oc en 1966. Aviái totjorn dins ma cambra lo Crist marin, de Pèire Francès » (Larzac 2017, 535). Ce motif joue un rôle effectif dans la mise en lumière de la perversité des hommes au sein des deux textes. À ce titre, la demande adressée par le Français à l’Occitan n’a rien d’anodin sous la plume de Larzac : « Comment se dit “Père” ? Vous n’y mettez pas de bonne volonté21… ». La réponse de Rouquette deux ans plus tard n’est pas moins signifiante. Le poète donne la réplique à son frère avec un Pater noster détourné et teinté d’ironie noire, laquelle se mêle au dépit : « Nòstre Sénher, ajas pas pietat / ni de nosautres ni dels autres. // Es tròp tard ça que la » (Rouquette 1972, 102).
- 22 Ce motif de la main de Dieu réapparaît de manière obsessionnelle dans L’estrangièr (1968) puis dans (...)
19Comme le note Pierre Molin, « entre Dieu et le moi, l’intermédiaire est le “Corps” » (Molin 2018, 331). Dans les deux textes, la parcellisation du corps témoigne d’une volonté de reconstruire le lien avec Dieu par l’expérience de l’écriture poétique. Si le motif de la main, symbole de la puissance de Dieu, est par exemple omniprésent22, il est mis à mal, tourné dans tous les sens. Devenue symbole de puissance destructrice (« I a pas talament de mans que siagan pas encara paralizadas, per quand vendrà lo temps de castanhar », Rouquette 1972, 24), la main incarne également le renoncement contraint à l’action. Du serment de Larzac (Mas risca pa), Rouquette semble deux ans plus tard contraint de se dédire : « Mangi ma man / e gardi l’autra per deman. / E lo lendeman / la me mangi » (Rouquette 1972, 106-108). Le détournement surréaliste du motif laisse sourdre les échos de la poésie de Xavier Forneret : « Il l’a palpée / D’une main décidée / À la faire mourir.[…] / Il l’a pliée, / Il l’a cassée ; / Il l’a placée ; / Il l’a coupée, / Il l’a lavée, / Il l’a portée, / Il l’a grillée, / Il l’a mangée. / Quand il n’était pas grand, on lui avait dit : / Si tu as faim, mange une de tes mains » (Forneret,1838, 121-123). Le cœur de l’Occitan est mis lui aussi à rude épreuve par un procédé d’alliance grotesque : « e puèi mon còr / per dessús lo mercat, / copat a talhons pichonèls, / passat a la padena / amb un pauc d’alh e de jaubèrt » (Rouquette 1972, 109).
- 23 Lautréamont 2001, 332 : L’expérience de Maldoror résonne de façon extrêmement latente et déroutante (...)
- 24 Corbière 2018, 160 : « À un juvénal de lait. »
20Ce sont alors la bouche et les yeux, organes du rire et des larmes qui finissent par reconquérir leur volonté d’action — encore une fois, Maldoror n’est pas loin : « Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue » (Lautréamont 200, 92). Cette bouche qui lance des « cridals de resurreccion » (Larzac 1972, 14), qui dit « ai talent de parlar dins ma lenga » (Larzac 1972, 22) ; ces yeux dont on se demande s’ils n’auront pas raison de la pierre : « O muralha dels plors tu silenci qual saup s’a la perfin te gausirem o s’i gausirem nòstres uòlhs » (Larzac 1972, 12). En appuyant son injonction par l’anaphore, Larzac invite les Occitans à pleurer : « Plora o país ben aimat Plora tos enfants que son pas pus. […] Plora Aquò atudarà los fuòcs dins las pinedas provençalas. Plora dins ton pastís qu’es tròp sec » (Larzac 1972, 10). Parce qu’il est hors de question de se plier à l’injonction lancée par les « prêtres de la nouvelle religion » (Rouquette 1972, 119) : « Enrichissez-vous et marrez-vous ! » (Larzac 1972, 118 ; écrit à dessein en français dans le texte de Larzac, comme pour illustrer le refus de salir la langue occitane avec ces mots). Yves Rouquette accuse le trait en 1970 : le rire ne sèchera pas les larmes. Pour cause, le rire est impossible, les Occitans ne parlent pas ce langage : « Se marrer, / consi se ditz dins mon païs ? / Sabi pas. / Lo mot existis pas. / O s’es perdut. / O li an pas daissat. / lo temps que se faguèsse. / Es trop tard per ne fargar un » (Rouquette 1972, 119). L’expérience impossible du rire scelle l’opposition entre l’Occitan et le Français avec son « sourire, stupidement railleur » (Lautréamont 2001, 312). Le rire de l’Occitan ne peut tout au plus que prendre la forme d’un rictus maladroit23, d’une figure sur le papier, celle du chiasme qui trace la déchirure interne de l’homme : « Era a morir de rire / o ère a rire de morir » (Rouquette 1972, 112). C’est sur ces notes que se chantait le Requiem du « réveil des occitans auquel Rouquette ne croyait pratiquement plus. Et le disait » (Rouanet 1972, 8). Et dont Larzac avivait l’ardeur, en prose, « En vers… et contre tout24. »
21En 2020, Joan Larzac éclairait Fabrice Bernissan sur la nature des valeurs du mouvement occitan : « lo moviment occitan que nasquèt finalament mai que mai als entorns de 1958 a 68 se definissiá non pas coma nacionalista mès coma descolonisaire de l’Occitania » (Bernissan 2020b, 4’51-5’17). Il en irait de même pour sa création littéraire ainsi que celle de son frère : en même temps qu’elle se veut sanctuaire, au sens de temps inviolable de la langue et des souvenirs du peuple occitan, la poésie de Larzac et de Rouquette porte paradoxalement atteinte aux cadres dans lequels elle se développe. En s’immisçant dans la matière même du verbe religieux qu’ils n’hésitent pas à contrarier dans son fonctionnement, les deux frères oeuvrent pour l’affranchissement, par l’expression d’une double vocation (religieuse et révolutionnaire). Et ce n’est pas un hasard si le mot vocation — du latin vocatio — signifie à l’origine « appel », appel à la reconquête de la liberté d’action sur le monde et sur la langue.