- 1 Pour un état des études portant sur Yves Rouquette ainsi que sur un bilan bibliographique : Raguin- (...)
1Écrivains saillants de la seconde moitié du xxe siècle, Yves Rouquette (Ives Roquèta, 1936-2015) et Jean Larzac (Joan Larzac, né Jean Rouquette, 1938), restent néanmoins encore peu étudiés1. Les œuvres des deux frères, significatives des renouvellements des préoccupations occitanistes, qui surgissent autour des années 1960 et 1970, peuvent nous sembler désormais difficiles à appréhender tant elles ont partie liée avec les débats esthétiques et politiques qui ont agité ces deux décennies.
2Si Yves Rouquette a été précocement distingué, non seulement comme écrivain, mais également comme animateur du mouvement politique et culturel occitan, Joan Larzac nous apparaît, aujourd’hui, comme une figure plus discrète, dont l’œuvre multiple, touchant à la poésie autant qu’à la théologie, la philosophie de l’Histoire et la critique littéraire, nous est moins connue. Nous estimons cependant lire une influence des écrits de Joan Larzac sur la poésie de son frère, et pensons même discerner dans le long poème en prose d’Yves Rouquette, paru en 1969, Messa pels pòrcs, des échos au recueil de jeunesse de Joan Larzac, alors séminariste, Sola Deitas de 1962. Mieux, dès lors que l’on s’intéresse aux aspects religieux des poésies des deux frères, entre la fin des années 1950 et celle des années 1960, des jeux de résonnances et d’oppositions nous sont perceptibles.
3Dans ce dialogue littéraire entre Yves Rouquette et Joan Larzac, qu’est-ce qui distingue néanmoins les productions des deux écrivains, dont on peut pourtant rapprocher les enjeux poétiques, éthiques et politiques ? Nous ébaucherons donc une première étude du Sola Deitas de Joan Larzac afin d’en dégager les implications mystiques et théologiques. Cette œuvre, qui s’inscrit dans la tradition religieuse du catholicisme, la renouvelle pour en faire éclater la modernité. Selon nous, ce qu’Yves Rouquette retient de Sola Deitas, c’est la tentative de son frère d’appréhender ce qui, dans un rapport collectif à l’Histoire, permet de nous individuer. En rupture, dès lors, avec la dévotion de Joan Larzac, Yves Rouquette propose, non sans humour, une remise en question autant de nos croyances esthétiques que de nos espérances politiques, dans Messa pels pòrcs.
- 2 Joan Larzac confie : « Aviam avut lo grand prèmi de las letras occitanas, Ives e ieu, en 62 : ieu p (...)
- 3 Roquèta 1963.
- 4 Larzac 1986.
4Le court recueil de Joan Larzac, Sola Deitas, composé en 1962, se voit récompensé la même année par le Grand Prèmi de las Letras Occitanas2. L’œuvre paraît pour la première fois en 1963 dans la collection Messatges, accompagnée d’une traduction française d’Yves Rouquette3, et sera republiée, en 1986, dans le volume Obra Poëtica4. Le titre, Sola Deitas, est donné sans traduction et signifie « ta seule divinité », celui-ci fait référence à un quatrain mis en exergue, attribué à saint Thomas d’Aquin, et extrait de l’hymne Adoro te devote (Je t’adore dévotement) :
- 5 Sola Deitas dans Larzac 1986, p. 9. Nous traduisons : Sur la croix, se cachait ta seule divinité, / (...)
In cruce latebat sola deitas
At hic lalet simul et humanitas
Ambo tamen credens atque confidens
Peto quod petivit latro pœnitens5 .
5Adoro te devote est un hymne eucharistique relativement connu, bien que ne faisant pas partie de l’Office du Très Saint-Sacrement, il reste attaché au rite romain en tant que prière de célébrant, après la messe ou la célébration.
6La strophe mise en exergue évoque le mystère de la double nature du Christ : divine et humaine. Adoro te devote rejoint, en 1962, les préoccupations du jeune Joan Larzac, encore séminariste. Comment ressembler au Christ ? Comment se laisser conduire par son Esprit ? Joan Larzac cherche à répondre à l’impératif de configuration au Christ intrinsèque à sa vocation. L’interprétation traditionnelle de l’Adoro te, rappelée notamment par Denis Sureau6, dit que, par ces sept strophes, le poème retrace les sept grades des mouvements de l’âme vers Dieu dans l’eucharistie : (1) adoration de Dieu, (2) adhésion à Dieu, (3) confession à Dieu, (4) abandon à Dieu, (5) faim de Dieu, (6) purification par Dieu, (7) félicité en Dieu.
7Dans l’hymne attribué à saint Thomas, l’âme s’unit à Dieu dans l’eucharistie, chez Larzac, en revanche, l’homme s’unit à Jésus dans la Passion. Joan Larzac complexifie son Sola Deitas et s’inscrit dans une pratique artistique traditionnellement picturale : sa structure ne répond plus aux mouvements de l’âme, mais aux quatorze stations d’un calvaire. Sola Deitas compte quinze poèmes, chacun des quatorze premiers textes évoque une étape du Chemin de croix : (1) Jésus est condamné, (2) Jésus est chargé de sa croix, (3) Jésus tombe pour la première fois, (4) Jésus rencontre sa mère, (5) Simon de Cyrène aide Jésus à porter la croix, (6) sainte Véronique essuie le visage de Jésus, (7) Jésus tombe pour la deuxième fois, (8) Jésus rencontre les femmes de Jérusalem, (9) Jésus tombe pour la troisième fois, (10) Jésus est dépouillé de ses vêtements et abreuvé de fiel, (11) Jésus est cloué sur la croix, (12) Jésus meurt sur la croix, (13) Jésus est détaché de la croix, (14) Le corps de Jésus est mis au tombeau.
8Par un acte personnel de dévotion, le sujet lyrique en quête de Dieu de Sola Deitas renouvelle les prières et les méditations qui sont traditionnellement celles de ceux qui suivent un Chemin de croix. Celles-ci se mêlent et se répondent sans que, d’un poème à l’autre, on ne puisse reconnaître d’homogénéité formelle :
- 7 « Je te cherche comme on cherche son assassin ou son amour. Je te cherche, tu comprends ? Je te che (...)
Te cerqui coma òm cerca son assassin e son amor. Te cerqui comprenes ? Dempuèi qu’aquò dura que te rebali sens poder me desliurar que vivi amb tu dins lo ventre ma mòrt en ieu ma vida de deman. Quora te metrai al jorn7 ?
9Le sujet lyrique cherche Dieu. En mettant ses pas dans ceux du Christ, du Temple de Jérusalem au Golgotha, le je quitte l’état de servitude, porté par une présence subie de Dieu, et accueille son désir d’union avec le divin dans une intimité librement consentie. Le sujet lyrique se configure au Christ par le sacrifice de la Passion qui, s’achevant au « dissabte sant de la vida », devient doublement le sien.
10Ce quinzième et dernier poème de Sola Deitas marque, en effet, non seulement la mort à soi du sujet lyrique, mais également son attente de la Résurrection, espérance d’une rencontre directe avec Dieu. Il s’abandonne donc autant à l’attente de Dieu qu’à Dieu lui-même :
- 8 « Dans le Samedi Saint de la vie, j’ai passé mort au milieu des vivants. La mort je la devine encor (...)
- 9 « Rien n’est rêve. Tout est là. Ta mort, mon péché, ton corps, mon repentir. Le jardin d’Eden. Le j (...)
Dins lo dissabte sant de la vida
Ai passat mòrt entre los vius
La mòrt encara n’ai d’idèia
Mas la vida sai pas çò qu’es
Ma vida es amagada en Tu
E te cèrqui ieu que me cèrqui8
[…]
Pas res es sòmi tot es aquí
Ta mòrt mon pecat ton Còrs ma repentença
Los dos arbres l’òrt d’Eden lo dels Olius
E mai encara la Glòria a mand d’espelir9.
11Au-delà de sa dimension existentielle (« E te cèrqui ieu que me cèrqui »), la recherche mystique du je le conduit à s’offrir enfin en sacrifice : la Gloire est ici non celle de Dieu, seul, mais celle de la rencontre du divin avec l’humain dans l’économie du salut.
- 10 « Cara de nòstre miralh / T’avèm cargada de nòstre mal a faire paur / A far cridar e nos siám dich (...)
12Sola Deitas ne doit cependant pas être lu dans sa seule dimension individuelle, à savoir celle de la dévotion personnelle du sujet lyrique au Christ. Le premier poème du recueil décrit en effet une prise en charge collective de la condamnation de Jésus. Cette dimension sociale, toute particulière, sera conservée au long de l’œuvre, ainsi qu’explicitée dans le cinquième poème, qui évoque la prise de la croix par Simon de Cyrène. Par un jeu d’identifications, appuyé tout au long du recueil par la métaphore du miroir10, Simon de Cyrène vient représenter l’ensemble de ceux qui accompagnent le Christ (la Vierge Marie, saint Jean et Marie-Madeleine) ainsi que la portée universelle des souffrances de la Passion, dès lors que celles-ci se trouvent partagées.
13L’auteur infléchit une part de l’interprétation traditionnelle de la Passion : ce ne sont plus tant les fautes, ou péchés, de l’humanité qui conduisent au sacrifice de Jésus, mais implicitement ses peines. Jésus offre dès lors une image de la condition humaine souffrante. Le sujet lyrique se voit en Simon et s’identifie par là même au Christ. Le Christ est chacun d’entre nous, par la conformation douloureuse au bouc émissaire :
- 11 « Nous t’avons chargé de tout notre passé, de tout notre présent, de nos espoirs manqués. Et mainte (...)
T’aviám cargat de tot nóstre passat nòstre present nòstres espèrs mancats e ara qu’endacòm espertesís dins l’èrme de nòstre nuòch nòstre boc emissari nòstre passat nòstre present nòstre còr grèu pesa dins ta peitrina11…
- 12 « En ton Nom ai dubèrt la boca. A ton Nom ai dubèrt l’aurelha / Sus la nuòch ai dubèrt los uòlhs. N (...)
- 13 « Sembla que portam sols aquela crotz immensa e inutila […] Traversam de desèrts e de raissas l’inj (...)
14Les souffrances du Christ, dépeintes dans ce cinquième poème, sont non seulement celles que le je considère comme les siennes mais également celles qui touchent, selon lui, tous les hommes depuis les prémices de l’humanité. Le sujet lyrique rejoue, au début du cinquième poème, la Genèse par les échos vétérotestamentaires au récit de la Création autant qu’à l’Exode, ainsi que par la référence aux premiers versets de l’Évangile selon saint Jean12. La sixième strophe, par effet de décalage, s’inscrit dans le contemporain de l’écriture : industrialisation, ravage des exploitations agricoles et saccage de la nature. Le sujet lyrique écarte partiellement la question du silence de Dieu face à la destruction, pour pointer, plus violemment encore, celle du silence des hommes13.
- 14 « Heureux Simon de Cyrène » (Larzac 1986, p. 30).
15Pour le je de Sola Deitas, transmettre la mémoire de Jésus à travers celle de l’urós Simon de Cirena14 relève de l’enjeu éthique :
- 15 « Parfois il y en a qui se détache et je sens que je me partage. Il nous faut porter pour lui comme (...)
De còps n’i a un que se destaca e sentissi me partajar. Nos cal portar per el coma l’ostal qu’una paret se’n va. E de còps n’i a un que s’arrapa per ajudar o per abandonar son pés a nòstre sang15.
16Bien que la dimension éthique conclue ce cinquième poème, la lecture que fait le sujet lyrique de l’héritage de Simon de Cyrène se cantonne encore à une réflexion sur son désir de Dieu, fil conducteur de l’œuvre, qu’il nourrit de reprises thématiques inspirées de la poésie française du xixe siècle : oiseau, mer, sang, sensation… attestant de la jeunesse de l’auteur. Nous y pressentons néanmoins les jalons de ce que sera la philosophie théologique future de l’auteur.
17Dans l’essai de 1973, Per una lectura politica de la Bíblia, l’éthique chrétienne de Joan Larzac se fera en effet plus clairement politique :
- 16 Larzac 1973, p. 11-12.
L’exegèta pòt tanben portar pèira. Non pas per constituïr una « politica teologica » — pas tan fòl ! — mas benlèu ben una « teologia politica », coma se ditz a l’ora d’ara. […] I a ges de discors subre Dieu indiferent a la situacion de lo que lo ten e del mond a son entorn. Tota teologia es politica, e tota lectura de la Bíblia — e mai sa « produccion » — tanben. Tant val o assumir en tota consciéncia16.
- 17 Larzac 1968.
- 18 Larzac 1969, cité ici dans sa réédition de 2009 aux Letras d’òc.
18Nous comprenons ce fondement théologique comme une répercussion, dans la théorie religieuse de Joan Larzac, de ses œuvres poétiques ultérieures à Sola Deitas, en particulier de L’Estrangièr del Dedins17 (1968), réécriture du Psaume 137, ou encore de « Leiçon de catechisme », publié dans Refús d’entarrar18 (1969), dont la mise en page touchant au lettrisme, annonce les tableaux d’analyse exégétique de Per una lectura politica de la Bíblia.
19Sans doute sont-ce encore ses textes littéraires qui font dire à leur auteur dans l’essai de 1973 :
La teologia politica posarà dins una lectura politica de la Bíblia una doble funccion — critica e utopica — en regard de la societat. Retrobam aicí, en mai besonhós, la quita orientacion del profèta, del poëta.19
20Telles nous apparaissent les orientations de cette œuvre multiple qu’est celle de Jean Larzac : parler de Dieu depuis le monde, parler de l’histoire de France depuis l’Occitanie, parler de l’Occitanie depuis la littérature.
- 20 Roquèta 1969. L’œuvre sera rééditée, en 1972, avec deux autres recueils : Roèrgue, si. Òda a sant A (...)
- 21 Ives Roquèta (texte), Joan-Enric Signoret et Miquèl Soulier (musique), 1971.
21C’est en 1969 qu’Yves Rouquette fait paraître le long poème en prose Messa pels pòrcs20. L’œuvre donnera lieu, en 1971, à un enregistrement musical auquel elle sert de livret21. La composition détourne l’usage de l’orgue, ainsi que les airs des hymnes liturgiques, pour toucher au jazz, à l’improvisation européenne et aux airs de la culture populaire. Yves Rouquette déclame son poème. Chaque strophe développe une étape de la messe suivant le rite romain en vigueur avant la réforme de 1969 : (1) Intrada (Introït), (2) Kyrie (Kyrie), (3) Orason (Oraison), (4) Alleluià, Alleluià ! (Alleluia, alleluia !), (5) Credo (Credo), (6) Ofrenda (Offertoire), (7) Orate fratres (Orate fratres), (8) Secreta (Secrète), (9) Préfàcia (Préface), (10) Sanctus (Sanctus), (11) Memento (Memento), (12) Lo vèspre de morir (La veille de la mort), (15) Per ipsum (Per ipsum), (16) Pater (Pater), (17) Agnus Dei (Agnus Dei).
- 22 « Los òmes sul trepador avián pas ni bocas ni aurelhas » (« Sur le trottoir les gens n’avaient ni b (...)
22Yves Rouquette, traducteur de Sola Deitas, reprend ici le procédé littéraire de son frère Joan Larzac, en s’appropriant une structure rituelle catholique pour y déployer ses divagations et délires poétiques. Comme Diogène de Sinope qui cherchait un homme, le sujet lyrique de Messa pels pòrcs cherche des yeux et des oreilles22 prêtes à venir à sa rencontre. L’œuvre prend le contre-pied des cantiques et textes liturgiques dont elle infléchit le sens et assume de l’inverser :
- 23 « Cum ipso, et in ipso, moi, toi, lui, nous, vous, eux, qui ne faisons pas d’ombre au soleil, ni ta (...)
Cum ipso, et in ipso, ieu, tu el, nosautres, vosautres e eles que fasèm pas d’ombra al solèlh ni taca de color sus las cartas, ni de çaganh del temps que nos liquidan, cossí voldràs que posquèssem quicòm per ton onor e per ta glòria a cada jorn que ren fa pas ? (Per ipsum23 )
23S’inscrivant dans la tradition philosophique du cynisme antique, par la référence au soleil auquel on fait de l’ombre, le sujet lyrique porte un regard désabusé sur tout ce en quoi l’on croit.
24Pour appréhender au mieux les enjeux de Messa pels pòrcs, nous estimons cependant nécessaire d’évoquer une œuvre antérieure d’Yves Rouquette, le poème « Òda a la Santa Cara », pièce du recueil Lo mal de la tèrra, publié par Rouquette en 1959. Face de Dieu, visage du Christ, porter sa croix… autant de topoï du christianisme qui, dans le contexte théologique de la fin des années 1950, marqué par le Concile Vatican II, changent peu à peu de sens, sous l’influence des théologiens sud-américains qui, à la décennie suivante, feront connaître leurs travaux sous le nom de théologie de la libération.
25« Òda a la Santa Cara » précède Sola Deitas dans le rappel de la passion du Christ ainsi que de celui de sainte Véronique qui essuie son visage. Yves Rouquette s’écarte néanmoins du thème de la mort de Dieu pour lui préférer la représentation d’un peuple blessé qu’il évoque à travers de l’image du visage mutilé de Dieu :
- 24 « Alors à coups de rasoir / nous t’avons forcé à rire / nous t’avons ouvert la bouche / jusqu’aux o (...)
Alara a còps de rasor
t’avèm forçat a rire
t’avèm dobèrt lo boca
fins a las aurelhas
e ton rire ò Crist gisclèt
coma jamai sisclèt pas ta dolor24.
- 25 En guise de synthèse sur la notion : Sobrino 2014, p. 457-486. Traduction de l’espagnol Jesucristo (...)
- 26 Matthieu 25 :40. « Ce que vous faites au plus petit… » (Roquèta 2009, p. 26-27).
26Dans « Òda a la Santa Cara », c’est l’humanité entière qui se trouve mortifiée. Le sujet lyrique anticipe ici la notion de peuple crucifié, chère à la théologie de la libération25, et à laquelle Joan Larzac fera écho dans ses écrits théoriques. La référence aux Évangiles, « çò que fasètz al pus pichon26… », permet au poème de se clore sur un parallélisme entre le visage de Dieu et celui du monde contemporain :
Ta cara d’uòi mon Dieu
l’eissugamans de veronica
la podriá par cernar
- 27 « Ta face d’aujourd’hui mon Dieu / l’essuie-mains de Véronique / ne pourrait pas la cerner / Elle a (...)
A la talha d’aquest mond27.
- 28 C’est, en effet, à une mystique de la vie que pourrait s’attendre le lecteur, telle qu’elle apparaî (...)
- 29 « Èra a morir de rire o èra a rire de morir, sabi pas. Alara avèm sautat dins una eternitat de matè (...)
27Dans Messa pels pòrcs, Dieu se trouve à nouveau défiguré, mais cette fois-ci par le détournement que l’auteur fait de la messe comme autant de coups de rasoir dans le canon liturgique. Yves Rouquette s’inscrit, en 1969, dans une période de réforme de la messe qui passe par la traduction des textes autant que par une réanalyse des contenus symboliques. Contrairement à ce que le lecteur pourrait attendre, Messa pels pòrcs ne propose pas, dans le sillage du concept de mort de Dieu, de mystique de la vie28. Ni repentir ou conversion de l’humanité, ni salut dans ce monde ou l’au-delà : le poème multiplie les images de sang, de sexe et de mort29.
28Yves Rouquette ne célèbre pas le mystère divin, mais dénonce le mystère humain, à savoir celui de la misère du monde. Dans un rapport collectif à l’Histoire, le sujet lyrique, oscillant entre le ieu et le nosautres, permet de nous rendre à nous-mêmes, de nous laisser à notre solitude. De la pluralité à l’individuation, Messa pels pòrcs décrit un mouvement comparable à celui de Sola Deitas. Ce mouvement se trouve, sous la plume d’Yves Rouquette, abrégé et explicité. L’irrévérence de l’œuvre d’Yves Rouquette lui ôte alors sa candeur :
- 30 « Mon père, nous sommes montés vers ta barbe de fleuve, et nous étions si nombreux que nous t’avons (...)
Mon paire, siám montats a ta barba de flume e èrem tantes que t’avèm fach cabuçar en arrèr.
E ara mon paire siám sols e paures, e entrepreses davant ton grand còrs espandit sens espèr ni que ton règne nos avenga ni que nòstra volontat siá facha aicís. (Pater30)
- 31 « Planhi que mon fraire aja pas poscut coma ieu seguir son viratge d’una teologia pre-conciliària r (...)
- 32 « Nous n’irons pas plus loin. Voici la borne du possible où stationnent les cars, où se tiennent le (...)
29Comme le rappelle Joan Larzac en 2017, Yves Rouquette ne semblait pas croire en une réforme de l’Église31. Et l’on pourrait presque lire une remise en cause, de la part de Rouquette, de l’engagement de Larzac, dans l’allusion suivante aux prêtres que l’on qualifiait alors de rouges : « Anarem pas pus luònh. Podèm pas. A cima estacionan los carris. A cima son los prèires de la novèla religion, negres coma los davant32. »
30Le jeu des distorsions théologiques permet à Yves Roquette de tisser un rapport révolutionnaire à l’Histoire et à la tradition. En rupture avec les esthétisations liturgiques anciennes autant qu’avec la modernité théologique de la seconde moitié du xxe siècle, Yves Rouquette nous rappelle, dans la sauvagerie de l’acte poétique, aux urgences historiques, en particulier occitanes, et révèle nos lâchetés et nos renoncements :
- 33 « Je crois que nous sommes un peuple de vieux, je crois qu’il n’est à cela nul remède, car mourir e (...)
Cresi que siám un pòble vièlh, e cresi que i a pas de remèdi perque los vièlhs son per morir.
Mangi ma man e gardi l’autra per deman.
E lo lendeman la me mangi33.
31Une radicalité que l’auteur rappellera, bien plus tard, dans L’Ordinari del monde II :
- 34 Ives Roquèta, A Cada jorn son mièg lum (L’Ordinari del monde II), Toulouse, Letras d’òc, 2015, p. 7 (...)
L’estetica, aquò’s pas jamai qu’una crassa de mòda. La beutat n’a pas res a far. La beutat es endacòm mai. Son esclat es l’esplandor de çò verai. Sorgís, nuda, d’aquí onte ren l’aviá pas anonciada. […] La beutat es morala. Òc-ben : morala e de lònga insurgida ; emai quand passa per contemplativa, elegiaca, o litanica, o liturgica, s’encabra al mespretz de tota moralitat, coma contrapoison al destin34.
- 35 En écho, sans doute, au recueil de Louis-Ferdinand Céline, Ballets sans musique, sans personne, san (...)
32Cette messe, « sens nom, sens Dieu, sens prèire, sens pòble, sens ren, pels pòrcs a vendre35 », apparaît comme une réponse amusée de Rouquette à l’œuvre de son frère. Le poème condamne tacitement certitudes et convictions comme sermonnaires. Non sans une certaine auto-dérision, Yves Rouquette suggère que les quêtes poétiques et politiques ne sont solubles dans aucun dogme. Aussi, Messa pels pòrcs préfère-t-elle certainement à la dimension christique, contenue dans le Sola Deitas de Joan Larzac, un messianisme dont le message est que le salut ne se trouve pas dans la spéculation… encore moins religieuse.
33Messa pels pòrcs s’inspire des cantiques et des textes liturgiques, en en infléchissant le sens jusqu’à l’inversion. Par le détournement du rite de la messe, Yves Rouquette ne se réapproprie pas seulement le thème philosophique de la mort de Dieu. Son poème accompagne, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, autant la réforme liturgique que le large renouvellement théologique, dont l’œuvre de son frère, Joan Larzac, se fait l’écho par des textes théoriques et poétiques.
34Sola deitas et Messa pels pòrcs partagent un procédé littéraire principal, qui consiste à s’approprier une structure rituelle catholique, pour permettre au sujet lyrique de laisser libre cours à ses représentations poétiques et dénoncer les souffrances du monde. Si Yves Rouquette autant que Joan Larzac insistent tous les deux sur les implications poétiques, éthiques et politiques de leurs écrits, leurs productions littéraires, néanmoins, divergent par les impressions qu’elles suscitent chez le lecteur.
35Dans Sola Deitas de Joan Larzac, la dévotion au Christ, parce qu’elle s’inscrit dans la tradition religieuse du catholicisme, n’a d’autre choix que de la renouveler si elle veut en faire éclater le caractère personnel et sincère. En refusant de célébrer le mystère divin, Messa pels pòrcs, en revanche, accuse nos croyances et nos espérances, nos dogmes et nos renoncements, pour nous rendre à nous-mêmes. Les deux frères écrivains, qui partagent, par leur éducation religieuse autant que par leur engagement occitaniste, un esprit comparable, composent ici, en dialogue littéraire et philosophique, deux œuvres divergentes, pour ne pas dire antagonistes.