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Archéologie et praxis du conte occitan
Praxis du conte occitan

André Lagarde : un portrait

Christian Lagarde

Texte intégral

  • 1  On trouvera une autre approche personnelle, en version bilingue, dans Lagarde Christian 2016, p. 7 (...)

1On me demande parfois pourquoi, ayant atteint l’âge de la retraite, je continue à travailler. Ces gens-là, bien intentionnés, ne savent sûrement pas d’où je viens. J’ai toujours vu mon père travailler : lire et surtout écrire, dans sa micrographie toute en rondeurs dont j’ai en partie hérité, à la machine Japy, puis à l’IBM à boules, avant l’ordinateur — quoique toujours à griffonner, y compris sur des bulletins de vote périmés, récupérés en mairie. À bientôt 97 ans, le rythme s’est considérablement ralenti, mais on ne se refait décidément pas1.

2Difficile de situer le curseur de départ. Vers 4 ou 5 ans, où les sobriquets de son cercle villageois commencent à l’intriguer — jusqu’au Dictionnaire des noms de famille en Pays d’Oc, qui vient tout juste de sortir, point d’aboutissement, toujours inachevé, d’une collecte au long cours (Lagarde Christian 2022) ? À ce même moment, quand, d’un côté son père organise à domicile des veillées de contes (naturellement en occitan) et que, de l’autre, on ne s’adresse qu’en français à l’intellectuel de la famille qu’on veut en faire ? Vers ses 14 ans, quand il fonde avec quelques copains une « Académie patoise » qui n’aura jamais vu véritablement le jour ? À ses 22 ans, quand, dans son premier poste rural (école-mairie, église et cimetière au milieu de nulle part), il comprend que, au contraire des « hussards noirs » chargés d’« anéantir les patois » qu’ils parlent souvent eux-mêmes, il doit valoriser chez ses élèves ce capital, qui les mettra en confiance et leur fera accepter l’institution scolaire et sa langue ?

3Quand il se rapproche de la très patoisante et passablement sectaire Escolo deras Pirenèos qui règne en Ariège et Comminges ? Quand il s’inscrit aux cours par correspondance du Colètge d’Occitania, que pilote l’abbé Salvat, condisciple de son père à Rivel ? Quand, à 26 ans, il prend part au stage de l’Institut d’études occitanes à Uzès ? Quand il est couvert de lauriers par l’Académie des Jeux floraux ? En fait, c’est l’empilement magmatique de ces strates, servi par une vraie curiosité dans bien des domaines (flore, minéraux, histoire, géographie, littérature, arts…), que favorise la polyvalence de son métier d’instituteur (lequel signifie fondateur, incitateur, formateur à la culture générale), qui s’avère être le moteur d’une trajectoire prolifique d’activiste de la langue et de la culture d’oc.

  • 2  L’ouvrage Per la lenga e la cultura d’òc (Lagarde, Christian et Martina 2016) présente, entre autr (...)
  • 3  Vocabulari occitan, CREO de Tolosa, 1971, 1973, 1982 ; Letras d’Oc, 2013. Le trésor des mots d'un (...)
  • 4  Cf. Domenja Blanchard, Joèla Ginestet e Cristian Lagarda, « Bibliografia » (Largada Christian et M (...)

4On considère aujourd’hui le terme « polygraphe » quasiment comme insultant : rien ne vaudrait la spécialisation, la plus pointue et ésotérique possible. Mais que diable peut-on faire d’autre lorsque l’on milite dans un domaine où l’on n’est pas légion, où tout n’est que lacunes, où tout reste à forger ? Comme le médecin de Molière, André Lagarde l’est devenu « malgré lui ». Fondateur ou cofondateur de revues (Atal, L’Occitan…), chroniqueur de l’« Actualitat occitana » à La Dépêche du Midi sous le pseudonyme de Jordi Plantaurel, producteur d’émissions radiophoniques à l’ORTF puis FR3 Midi-Pyrénées, auto-éditeur d’une part, président-fondateur de la Section IEO de la Haute-Garonne, du CREO (Centre Régional de l’Enseignement de l’Occitan) de Toulouse, capiscol de l’Escòla occitana, premier conseiller pédagogique régional d’occitan pour l’académie de Toulouse, d’autre part. Sans compter sa production poétique, de contes et récits2, de matériels didactiques, de traductions, de travaux lexicographiques (un vocabulaire, 2 dictionnaires3)… En attestent les pages qu’il occupe au sein du catalogue général de la BNF, et les éditions ou rééditions récentes au catalogue des éditions Letras d’Òc4.

5Dans ses différentes fonctions, André Lagarde s’est toujours voulu rassembleur de compétences et de bonnes volontés, inscrivant chacun dans une dynamique autour d’un point commun : l’amour de la langue et de la culture, la volonté de la servir autour du plus grand dénominateur commun, fût-il trop large aux yeux de certains. Le « faire » (faire face), important toujours bien davantage que le respect d’une ligne élaborée dans un politburo du boulevard de Strasbourg ou de la mal nommée rue de la Concorde à Toulouse. Pour comprendre la dynamique personnelle d’André Lagarde, rien ne vaut de croiser l’ex-libris de Salvat : « Lo just viu de la fe », et le slogan de l’IEO : « La fe sens òbras mòrta es ». L’interprétation du premier (qui arbore le point commun de l’église Sainte-Cécile de Rivel) n’est pas religieuse : la foi de Lagarde est avant tout dans l’occitan ; quant à celle-ci, elle doit se traduire en actes, et en livres : mission accomplie.

6Le croisement va cependant bien au-delà des symboles. Comment, pensaient d’aucuns, Lagarde pouvait-il passer sans transition d’une réunion de l’Escòla occitana, à l’Institut catholique de la rue de la Fonderie, à une autre dans le saint des saints des « communistes » de l’IEO ? Comment pouvait-il se revendiquer (sans jamais y avoir cotisé) en affinité avec le Félibrige — certes dans sa version graphiquement émancipée d’un mistralisme traditionaliste — en même temps que d’un cénacle en perpétuelle agitprop ? Parce que, selon son point de vue, quand on est minoritaire, et que tout est à bâtir — en particulier, le lien entre les têtes pensantes et « le peuple », chaque fois plus réduit, des locuteurs —, il faut fuir les sectarismes, les oukases, comme la peste, comme un poison absolument contreproductif. Parce que, une nouvelle fois, l’action ne doit pas se soumettre à l’obédience, parce que nul n’est détenteur de la Vérité et du bon droit à l’imposer. Il y a du rebelle chez André Lagarde, de l’insoumis avant la date ; les structures instituées, les maîtres à penser, on le sait, ne le pardonnent guère.

7Il y a aussi la constance dans l’agir. Si les modalités d’action et d’expression ont été multiples, elles ont toujours été voulues comme concourantes. Et la foi ne se négocie pas : en combien d’occasions, depuis des décennies, l’ai-je vu et entendu en « faire l’article » à destination d’interlocuteurs d’origines, de convictions ou de bagage culturel divergents ! Elle donne et maintient une capacité de conviction à toute épreuve, parce qu’elle s’est toujours voulue inclusive, à l’inverse de chapelles antagonistes, sempiternellement obsédées par l’entre-soi. Combien de ces interlocuteurs d’un jour sont devenus des militants, cadres ou « petites mains » d’un mouvement en manque chronique d’effectifs productifs et de bras. La liste serait longue.

8Mais, c’est bien connu également, on ne transige pas avec la foi et son bien-fondé. Souple, certes, ouvert, oui, mais ferme. On manifeste à grand renfort d’invectives sous les fenêtres du Rectorat ? mieux vaut négocier, à l’intérieur, avec l’autorité, en apportant la preuve d’une meilleure expertise sur le sujet que cet interlocuteur « légitime ». On (l’IEO) ne veut pas m’accorder l’imprimatur au motif que je ne suis pas conforme ? je puise dans mes modestes économies pour publier à mon compte la traduction des Lettres de mon moulin du traître Daudet pour attirer les lecteurs novices vers la lecture de l’occitan. On pratique — comme ce même IEO à l’heure de sa bouillonnante politisation soixante-huitarde — un mélange des genres révolutionnaire trop clivant ? pour recentrer l’effort stratégique sur l’enseignement, ses classes et ses heures, j’obtiens la fédération des CREO en la FELCO. Les négociations en vue de la création du CAPES d’occitan butent sur le veto des félibres pour des questions d’intitulé ? je joue le juge de paix en proposant la dénomination « occitan-langue d’oc », dans le bon ordre et avec le trait d’union signifiant synonymie, avec la bénédiction de Jospin. Voilà l’homme et sa méthode.

9Reste un autre élément dont a objectivement bénéficié André Lagarde : sa longévité. Boudou, qu’il aimait tant, nous a quittés à l’âge de 55 ans. Que serait devenue son œuvre depuis lors ? Comme Max Rouquette — un autre de ses amis —, le temps a donné à Lagarde le loisir de compléter son œuvre, de faire aboutir jusqu’à présent nombre de projets d’envergure qui seraient demeurés à l’état d’ébauche. C’est une chance, qu’il a su faire fructifier par sa constance dans le travail, par un perfectionnisme rarement défaillant, même sur le tard, et qui lui vaut aujourd’hui reconnaissance.

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Bibliographie

Lagarde, Christian et Martina (dir.) 2016. Per la lengua e la cultura d’Oc. Andrieu Lagarda, la fe en obras, Limoges, Éd. Lambert Lucas.

Lagarde, Christian 2016. « Omenatge a Andrieu Lagarda lo 14 de març de 2015 a l’enta dels nonanta ans / Hommage à André Lagarde le 14 mars 2015 à la veille de ses quatre-vingt-dix ans », in Lagarde, Christian et Martina, Per la lenga e la cultura d’Òc, Andrieu Lagarda, la fe en òbras, Limoges, Lambert-Lucas, p. 7-20.

Lagarde, Christian 2022. Dictionnaire des noms de famille en Pays d’Oc, présenté et édité par Christian Lagarde, Toulouse, Letras d’Oc.

Sauzet, Patric 2016. « Palancas : conéisser, transmetre e illustrar la lenga », in Per la lenga e la cultura d’òc, p. 21-30.

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Notes

1  On trouvera une autre approche personnelle, en version bilingue, dans Lagarde Christian 2016, p. 7-20.

2  L’ouvrage Per la lenga e la cultura d’òc (Lagarde, Christian et Martina 2016) présente, entre autres, trois textes consacrés à la production littéraire d’André Lagarde : Joèla Ginestet, « Andrieu Lagarda : glenar-imaginar », p. 37-42 ; Clara Torreilles, « La paraula e lo temps : Sus Al temps que te parli, Remembres de Felicia Cabanié-Lagarde (Andrieu Lagarda, Letras d’òc, 2008) », p. 43-48 ; Maria Joana Verny, « Legir Lo Regentòt d’Artigas e Sinèra e la mòstra d’òr », p. 49-66.

3  Vocabulari occitan, CREO de Tolosa, 1971, 1973, 1982 ; Letras d’Oc, 2013. Le trésor des mots d'un village occitan : dictionnaire du parler de Rivel (Aude), 1991 ; Encara n’ia : complément de 4 000 mots, locutions et proverbes au dictionnaire du parler de Rivel (Aude), 1994 ; Le trésor des mots d’un village occitan : dictionnaire du parler de Rivel (Aude) augmenté du complément “Encara n’i a”, 2005 ; nouvelle version augmentée, Toulouse, Letras d’Oc, 2022. Dictionnaire occitan-français, français-occitan, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées, 1996, 1998 ; La Palanqueta, dictionnaire occitan-français, français-occitan, Toulouse, SCÉRÉN-CNDP-CRDP Académie de Toulouse, 2012. Pour une approche critique, voir Sauzet 2016.

4  Cf. Domenja Blanchard, Joèla Ginestet e Cristian Lagarda, « Bibliografia » (Largada Christian et Martina 2016, 83 sq.). 61 entrées BnF au 01/02/2022. On peut aussi compter les enregistrements sonores réalisés par Domenja Blanchard, et disponibles au CIRDOC : « Andrieu Lagarda, Passaire de la Lenga » 1 disque compact (64 min. 15 s.), 1 brochure (26 p.), 2008 : entretiens. « Andrieu Lagarda : Passaire de Tresaurs », 2 disques compacts (67 min. 31 s.), 1 brochure (2 p.), 2008 : poèmes et contes lus par leur auteur.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Lagarde, « André Lagarde : un portrait »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVII n°1 | 2023, mis en ligne le 01 avril 2023, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/5555 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.5555

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