Avalle d’Arco, Silvio 1972. Principî di critica testuale, Padoue.
Greub, Yann, Baker, Craig, Barbato, Marcello, Cavagna, Mattia (éd.) 2018, L’Ombre de Joseph Bédier. Théorie et pratique éditoriales au xxe siècle, Strasbourg, ELiPhi.
Duval Frédéric, « La tradition manuscrite du Lai de l’Ombre » de Joseph Bédier ou la critique textuelle en question. Édition critique et commentaires, Paris, Champion, coll. « Textes critiques français », no 4, 2021, 290 p.
1Suite à l’intéressant colloque de 2013 sur J. Bédier dont les actes ont été publiés dans Greub Baker Barbato Cavagna 20181 voici maintenant une réédition tout aussi intéressante du célèbre essai de Joseph Bédier paru d’abord dans la « Romania » en 1928, puis comme separatum en 1929 (p. 19-114, avec la reprise en marge de la pagination originale), précédée d’une Introduction de l’éditeur Frédéric Duval (p. 7-17), accompagnée de notes sur le texte (p. 115-125) et surtout d’un commentaire étendu et pénétrant, d’abord « suivi » (p. 127-197) puis « analytique » (p. 197-264), et enfin dotée d’une bibliographie et d’utiles tables des notions et des noms.
2Dans l’introduction, F. Duval affirme que la relecture de Bédier reste « nécessaire » pour les chercheurs français en particulier, et probablement aussi ceux d’autres pays, étant donné que la connaissance réelle de ses écrits fait souvent défaut. C’est beaucoup moins le cas en Italie, où, comme l’observe L. Leonardi, la « fonction Bédier » peut être considérée comme effectivement épuisée (p. 11-12) par la reprise — mais aussi la critique — de G. Contini. Certes, Bédier a été soumis à différentes interprétations, mais la responsabilité de l’exploitation souvent indue de ses positions incombe finalement au savant lui-même, qui n’a jamais proposé une méthodologie positive dans un cadre épistémologique défini.
3L’article de 1928 est un essai sur la classification des témoins, à la différence de l’introduction de l’édition de 1913 du Lai, qui considère le processus d’édition critique dans son ensemble. À cet égard, compte tenu de l’impact limité qu’a eu cette première prise de position, il aurait peut-être été opportun de l’inclure également dans le volume (il s’agit d’ailleurs d’une discussion assez brève, comprenant les p. XXIII-XLI de l’ouvrage de la SATF), car, s’il est vrai que le débat sur Bédier commence après l’article de 1928, la compréhension de sa pensée et de son travail éditorial ne vient que des deux textes.
4Comme on le sait, la méthode de Lachmann a plusieurs inventeurs : Bédier a choisi K. Lachmann et non G. Paris (même si c’est après tout la « méthode de Paris » que les romanistes ont appliquée) probablement par esprit anti-allemand et certainement pour ne pas aggraver la distance prise avec son propre maître, déjà notable après les études sur les fabliaux et les chansons de geste. Mais ce n’est pas la seule raison, car, comme on l’a déjà observé, Bédier procède avec désinvolture à quelques ajustements voire dissimulations de données pour bien agencer son propre discours. Il procède de même avec sa propre évolution critique, qui a commencé avant l’édition de 1913 comme le révèle l’expression « cuisinage critique » (p. 150) par laquelle il stigmatise dès 1910 la pratique éditoriale lachmannienne à propos de l’édition de Colin Muset qu’il était en train de préparer et qui sortira deux ans plus tard.
5Parmi les critiques de Bédier, celle des arbres bipartis est particulièrement importante. Elle repose sur deux points : un argument psychologique (Bédier a vécu à l’époque de la diffusion de la psychanalyse et était contemporain du grand psychologue français P. Janet, inspirateur de S. Freud) et un argument intrinsèque avec l’observation aiguë de la « force dichotomique » inhérente à la méthode elle-même. Le second argument est certainement celui qui doit être davantage pris en compte, comme l’ont d’ailleurs fait divers chercheurs qui ont tenté de mieux définir les conditions de production et de diffusion des œuvres médiévales. Cependant, la distinction entre l’arbre réel de la transmission et l’arbre reconstruit, c’est-à-dire le stemma codicum — distinction déjà esquissée par Bédier mais qui ne peut fonctionner que pour établir un modèle abstrait de transmission (comme cela a été fait) — n’est pas un argument efficace : il est à peine utile de rappeler que c’est le destin de toute science qui s’applique à des éléments ou à des faits de la réalité, même des sciences naturelles, de proposer des théories et de tirer des conclusions à partir de données limitées et incomplètes, qui ne reflètent que partiellement la richesse et la complexité de ce qui s’est réellement passé.
6Sur le plan opérationnel, dans le cas de l’arbre bifide, le critère de Bédier reste de facto le goût, et il est pour le moins curieux que ce grand connaisseur de la langue et de la littérature françaises du Moyen Âge n’ait pas eu recours plus fréquemment aux critères internes longtemps stabilisés de l’usus scribendi et de la lectio difficilior. En outre, si Bédier ne renonce pas entièrement à la méthode des erreurs communes, ce sont les leçons adiaphores qui l’inquiètent (et qui, comme on le sait, sont un moment central de la critique textuelle : comme l’a observé S. Avalle d’Arco (1972, 47), une distinction rigoureuse entre erreur et adiaphore est essentielle à la bonne pratique de la méthode lachmannienne). En ce sens, la position de Bédier est certainement une incitation à la rigueur, qui ne lui a jamais fait défaut.
7En revanche, la discussion de Bédier sur la méthode de Dom H. Quentin n’est plus pertinente aujourd’hui, car elle reste désespérément fallacieuse — ainsi que la technique computationnelle qui en découle — du fait qu’elle ne prend pas en compte la notion d’erreur, et qu’elle utilise des prémisses et des pratiques arbitraires. La critique de Quentin par Bédier est modérée pour des raisons personnelles (les deux savants se connaissaient), sinon elle aurait pu être beaucoup plus pénétrante, car Bédier ne renonce jamais à l’évaluation des leçons, contrairement à la « philologie paresseuse » qui suivra, mentionnée par Duval (p. 175), et qui fait du tort à Bédier en en utilisant ses travaux pour justifier sa propre ineptie. Plus raisonnable et adaptée à la production et à la diffusion effectives du texte littéraire médiéval est la possibilité d’un original multiple, mais avec les difficultés liées à son identification et à la distinction encore plus difficile entre les versions de l’auteur et celles des copistes-rédacteurs (comme c’est le cas du ms. E du Lai de l’Ombre).
8Les recherches postérieures à Bédier et jusqu’à ces dernières années n’ont pas résolu la question du stemma, ou plutôt d’un stemma partagé, du Lai de l’Ombre : en ce sens, Duval a raison lorsqu’il dit que le Lai est « à la foi un défi et une impasse » (p. 184), ce qui — ajoutons-le — ne nous empêche pas de relever le premier et de tenter de résoudre la seconde. Bien sûr, Bédier réagissait aussi à l’interventionnisme excessif des éditeurs, notamment allemands, qui n’hésitaient pas à modifier lourdement ce qui avait été transmis par la tradition. Duval observe à juste titre (p. 191-192) que le risque est d’opposer deux types d’« éclectisme » : celui du témoin médiéval, pourtant « bon manuscrit », qui apporte quand même avec lui des leçons inauthentiques, et celui de l’éditeur moderne, avec son texte reconstruit.
9Bédier n’a jamais fourni de critères raisonnés d’intervention sur le manuscrit de base, préférant la discussion au cas par cas : les distinctions entre variantes (erreurs serviles, évidentes en elles-mêmes ou seulement par collation ; leçons acceptables mais isolées) et innovations, entre correction par comparaison et correction par conjecture sont destinées à éviter l’intrusion de l’éditeur dans le texte. Comme je l’ai déjà observé, sa critique négative présente cependant un grave défaut de proposition positive et ne peut être sauvée comme « compromis entre la finesse et la géométrie », comme le propose Duval (p. 196). Ou plutôt, ce « compromis » a bien été réalisé par Bédier lui-même dans son propre travail (son dévouement au texte du Lai de l’Ombre est une belle démonstration de probité scientifique), mais il était destiné à disparaître avec lui.
10Après tout, Bédier est un penseur relativiste et sceptique quant aux possibilités de reconstruction objective du passé. D’autres érudits l’avaient précédé dans l’expression de ses propres doutes (L. Gautier, P. Meyer, E. Monaci) et la critique d’une méthode (trop) rigoureuse était également présente dans la philologie classique. Comme l’observe finement Duval, Bédier finalement ne cherche pas les origines : C’est ainsi qu’il avait procédé pour les fabliaux et les chansons de geste, c’est ainsi qu’il procède, de même, dans la critique textuelle ; et de lui découle une pratique éditoriale qui promeut le témoin sur l’auteur. La réception en a été large en France et dans les pays anglo-saxons, presque nulle en Allemagne et en Italie, où, cependant, la leçon de Bédier a contribué, avec celle de G. Pasquali, à la naissance du néo-lachmannisme de Contini.
11Il est difficile de définir le bédierisme, qui ne bénéficie pas lui non plus d’une doctrine définie : en France, M. Roques et F. Lecoy en ont été les continuateurs, mais un bédiérisme superficiel et simplificateur a fait que, comme nous l’avons déjà dit, de toutes les réflexions du maître, seule la fidélité, souvent excessive, au manuscrit de base a été retenue. Les conséquences en sont l’absence de réflexion théorique sur l’édition critique des textes, qui se réduit à ce que Duval appelle un véritable « laxisme ecdotique » (p. 229) et à une solution de peu d’effort pour des éditeurs qui ne sont en fait pas préparés à la tâche. Dans ce cadre, même les propositions raisonnables d’érudits comme A. Micha et Ph. Ménard sont peu de chose face à la confusion entre le manuscrit de base et l’original, comme le dénonce encore Duval (p. 231).
12Le déplacement de l’attention du texte de l’auteur vers la version du témoin fait en quelque sorte de Bédier le « parrain » (p. 235) de la New Philology et de la documentary digital edition ; la mouvance de P. Zumthor et la variance de B. Cerquiglini viennent également de là. Mais il s’agit en fait d’un rapprochement hâtif et irréfléchi : Bédier reste l’éditeur du meilleur texte possible et n’a rien à voir avec la tendance pernicieuse au decentered text. De plus, Bédier reste sceptique et pessimiste et ne retient rien d’une rhétorique de l’« excès joyeux », optimiste par besoin de masquer sa propre incapacité à connaître et à décider.
13Ce riche commentaire se termine par une belle section finale sur la « recherche de la vérité » (p. 244) de Bédier, ce qui lui importe mais aussi ce que, au nom de « l’hypothèse de travail la plus… économique », Contini lui reprochera. Nous sommes confrontés à un autre sens de vrai, qui, pour Bédier, se confond en fait avec l’authentique, s’opposant ainsi (et je me demande à quel point il le fait consciemment) à la posture véritablement scientifique qui, comme nous le disions, distingue la vérité des phénomènes qui s’offrent à notre observation, authentiques certes, mais incomplets et parfois trompeurs. Le besoin d’objectivité conduit ainsi Bédier à réduire la présence de l’interprétation dans le processus ecdotique. On peut se demander si la « suppression de l’instance auctoriale » (p. 252) de Bédier serait conforme à la notion de littérature courante au Moyen Âge, comme certains le pensent, car le degré d’une telle instance est variable. En conclusion, si le choix synchronique de l’édition selon un seul témoin est préparé par Bédier à partir d’un parcours diachronique à travers la tradition, selon Duval l’édition critique numérique pourrait permettre de combiner les besoins documentaires et reconstructifs, c’est-à-dire les perspectives synchronique et diachronique : on verra si tel sera l’avenir de la critique textuelle.
Avalle d’Arco, Silvio 1972. Principî di critica testuale, Padoue.
Greub, Yann, Baker, Craig, Barbato, Marcello, Cavagna, Mattia (éd.) 2018, L’Ombre de Joseph Bédier. Théorie et pratique éditoriales au xxe siècle, Strasbourg, ELiPhi.
1 Je me permets de renvoyer à mon compte rendu dans la Revue d’Études d’Oc, no 172 (2021), p. 203-212.
Haut de pageWalter Meliga, « Duval Frédéric, « La tradition manuscrite du Lai de l’Ombre » de Joseph Bédier ou la critique textuelle en question », Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVII n°1 | 2023, mis en ligne le 01 avril 2023, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/5544 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.5544
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