1L’ouvrage que Christophe Imbert vient de publier aux Classiques Garnier constitue une juste réparation visant à combler un vide critique : l’analyse en profondeur du concept de « Romania » en Europe, évoqué de nombreuses fois comme « L’Empire du soleil » dans la Renaissance occitane du xixe siècle. L’étude de Fausta Garavini parue en 1967 avait repris cette image comme titre, étude dont on peut regretter qu’elle n’ait jamais été traduite en français, comme bien d’autres ouvrages de cette critique italienne dont on connaît l’intérêt pour la littérature occitane et au-delà l’apport méthodologique et scientifique de ses œuvres. Dans cet ouvrage récent, Christophe Imbert ne se contente pas de ressasser et de commenter à l’infini les images déjà bien connues et étudiées, notamment celles de « l’Idée latine » dont de nombreux critiques, comme Roger Barthe en 1961, avaient essayé de cerner les tenants et les aboutissants. Le propos de Christophe Imbert est plus ambitieux, car il entend, en bonne finalité comparatiste, remonter jusqu’aux sources de ce mythe culturel et en dénouer les fils. C’est ainsi que nous assistons sur près de 700 pages à l’émergence de ce mythe et à ses implications textuelles, artistiques et sociales.
2Une première partie est consacrée au mythe philologique de « la langue romane ». Analysant les propos des premiers romanistes, ceux de Raynouard et de ses contradicteurs, Schlegel, Diez et Fauriel, Imbert décrit avec minutie critique le cheminement de l’idée d’une langue « primitive » romane, débat qui occupe la philologie pendant quelques années. Imbert montre bien que cette discussion n’a rien d’anodin : elle illustre la difficulté de dénomination d’une langue provenant en grande partie de sa situation sociolinguistique mais aussi d’un investissement singulier, car l’occitan, tout en étant la première langue romane s’exprimant dans un texte poétique profane, celui du Trobar, n’est pas absolument reconnu dans son espace propre comme un véhicule linguistique naturel. En un mot le lien que l’on peut établir entre le texte troubadouresque et le « patois » devient un enjeu primordial pour les premiers renaissantistes, ce qui les place dans une optique singulière, celle de démontrer une forme de primauté rejoignant l’idée d’une langue romane première. Le Romantisme, et singulièrement le Romantisme allemand, a fort bien illustré cette idée d’une origine linguistique et a proposé une vision singulière qui place l’Être et la Langue dans un schéma unique de relations fondamentales, liant, de façon éclatante chez les écrivains occitans, ce dialogue à une trilogie « Terre-Mère-Langue » littérairement opérante. Ce thème est d’ailleurs traité dans une deuxième partie où Christophe Imbert analyse le lien tissé avec le Romantisme à travers notamment les concepts allemands de Sehnsucht et ce qu’il nomme des « topiques de l’idéalisation », parmi ceux-ci l’albigéisme. Entrant plus précisément dans son sujet « occitan », Christophe Imbert étudie dans une troisième partie cette dialectique du Nord et du Midi à l’aide d’outils performants permettant, entre autres, de souligner l’importance de Fabre d’Olivet et de l’Ossianisme. Une quatrième partie vient ensuite souligner l’importance des « mythes visuels », études sur le paysage arcadique, puis une cinquième, très éclairante, nous permet de revisiter les archétypes critiques de l’art roman à la lumière du mythe culturel de la Romania.
3Comme il se doit dans un ouvrage universitaire conséquent, une bibliographie quasi exhaustive accompagne cet ouvrage qui doit faire date dans l’étude des mythes fondateurs, qu’ils soient occitans ou pas, cette Romania étant partagée par de nombreuses cultures romanes. À cet égard, les remarques que nous pouvons faire ne sont qu’acribies universitaires, tant l’étendue de la bibliographie est importante, notamment en ce qui concerne les sources littéraires et l’histoire des idées. Christophe Imbert est par ailleurs un fin connaisseur de la littérature occitane du xixe siècle pour que nous puissions souligner non pas des manques, mais des compléments. Ainsi, l’importante introduction de Georg Kremnitz dans son édition de La Langue d’oc rétablie et la Grammaire de Fabre d’Olivet (1988) aurait peut-être permis de plus amples développements. « L’Idée latine », qui n’est pas tout à fait dans l’optique de Christophe Imbert et se développe dans le Félibrige que plus tard, nous paraît indissociable de ce mythe de la Romania et aurait pu être davantage développée, même si en ce domaine les nombreuses études apparaissent de l’ordre du fouillis analytique où l’on doit s’avancer avec précaution ; signalons toutefois les articles récents de Nicolas Berjoan (2011, 121-136), de Bettina Berther Desax (2020, 39-75) et d’Ana-Maria Gîrleanu-Guichard (2018, 11-20) qui auraient pu montrer une voie comparative vers d’autres domaines romans, le rétho-romanche et la Roumanie. Il serait toutefois superfétatoire de reprocher à Christophe Imbert de ne pas être allé plus loin dans le prolongement du mythe de la Romania que constitue en France l’idée latine, car traiter ce thème aurait nécessité de longues pages qui auraient démesurément oblitéré cet ouvrage et déstructuré son organisation. D’autre part, l’analyse du Romantisme allemand est bien menée, pertinente — l’utilisation de l’ouvrage déjà ancien de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (1978) aurait été, peut-être, d’un apport intéressant eu égard à l’idée romantique d’absolu littéraire que l’on retrouve chez Mistral et qui se noue au mythe de la Romania, ce dernier pouvant être considéré comme une forme d’absolu linguistique —, et souligne ce qui constitue ce cheminement vers un Sud mythique que l’on retrouve évidemment chez Hölderlin, Goethe et tous les Romantiques, voie qui engendre les éléments d’une métaphysique dont les substances primordiales — le soleil, le feu, l’éclat — sont bien autre chose qu’un décor poétique, mais plus profondément la matière même d’une parole en fusion, celle que tissent l’Être et le Monde. Nous avions dans un chapitre d’ouvrage montré ce que Mistral doit à Novalis (Casanova, 2016, 153-169) et ce que le Romantisme allemand a apporté, de façon directe et indirecte à la fois, aux littératures en émergence, notamment sur le thème de la pureté féminine qui, à notre avis, est en relation avec le mythe de la Romania dans le sens où ces images s’accordent sur un fantasme des origines. Tout cela a, d’une certaine façon, été écrit à l’envers, car il manquait, en ces temps, une première mise au point synthétique et générale apportée maintenant par Christophe Imbert, ce qui souligne l’intérêt de cet ouvrage et plus généralement son apport critique.
4Dans cet ordre d’idée, nous voudrions souligner que l’intérêt de ce travail, comme de toutes les études critiques conséquentes, est ce qu’il apporte comme informations, mises en perspectives et ce qu’il engendre comme projections analytiques. L’étude de Christophe Imbert est de l’ordre de ces mises au point nécessaires qui révèlent ce qui semblait être induit mais n’avait jamais été démontré, analysé. On a beaucoup glosé sur cette Romania et sur l’investissement des renaissantistes occitans dans une voie qui n’était pas dénuée d’embûches, beaucoup écrit sans avoir à notre disposition une étude scientifiquement sérieuse qui entende dénouer les fils d’une constitution mythique, et ainsi pouvoir relancer un débat, non pas sur le « comment » mais sur le « pourquoi » de l’établissement d’un tel mythe. Deux exemples illustrent bien ce que l’ouvrage d’Imbert engendre comme directions critiques, établies à partir donc des présupposés et des démonstrations déjà effectuées.
5La dénomination de la langue occupe à juste titre Christophe Imbert. Elle a pu être analysée par la sociolinguistique de façon pertinente en montrant que cette langue était « innommable » dans son propre espace parce que contrainte par des effets diglossiques. Nommer la langue est cependant nécessaire, surtout quand elle est l’objet de l’étude des romanistes. Le recours à « langue romane » qu’Imbert analyse finement est celui d’une difficulté de dénomination, mais se constitue sur la base d’erreurs linguistiques ou plutôt de jugements faussés. Or, ce qui apparaît plus important, c’est de savoir pourquoi ces jugements sont grevés et comment ils sont réfutés. Sur ce point, l’ouvrage d’Imbert apporte des renseignements précieux et souligne l’existence d’un véritable réseau romaniste en Europe. Toutefois, la dénomination choisie — et qui persiste pendant de longues années jusqu’à la fin du xixe siècle dans de nombreuses sociétés savantes — l’est à dessein, car elle confirme l’établissement d’un fantasme des origines, du moins d’une origine unique, celle d’une mère de toutes les langues qui serait, après le latin classique, le creuset des parlers romans. Ce mythe constitutif s’établit sur le lien indissociable entre les idées fantasmatiques de la langue originelle et de la pureté. Elles se nouent en ce siècle à une conjonction d’éternité qui place la langue dans un au-delà mythique. Sur ce point, la dénomination rejoint ce fantasme et constitue le second exemple d’une nouvelle voie analytique qui se fait jour en fonction du travail fondateur de Christophe Imbert. Cette langue romane unique et originelle n’existe en tant que mythe que parce que son existence est relayée par des structures psychiques individuelles ou collectives. Certes, nous avons conscience que ce propos peut engendrer des controverses et des polémiques, mais la psychanalyse est ici d’un apport précieux. L’exemple des fèsto vierginenco est révélateur : on pourrait croire que ces manifestations qui illustrent et magnifient les vertus virginales des beautés provençales de la chato sont éloignées du mythe de la Romania, mais nous pensons au contraire qu’elles en constituent un pendant, un complément, se référant tous deux — le mythe et les fèsto — à l’idée centrale de la pureté, qu’elle soit linguistique ou sexuelle. L’idée de la langue unique, pure, s’explique dans son origine comme une illustration de la pureté que l’on retrouve dans d’autres propositions, comme s’il existait au préalable un fantasme originel se déclinant en plusieurs cheminements. La question essentielle serait alors celle des modalités d’un tel chemin, comment le mythe se noue aux initiatives collectives et individuelles ; on connaît les réponses junguiennes, mais l’apport freudien est également important, car il nous permet justement de faire le lien entre le collectif et la singularité de l’Être. Pour que tout cela puisse être mis en perspective, il était nécessaire que les faits soient montrés, analysés, car on ne saurait gloser sur ce qui n’a pas été au préalable observé et étudié. En ce sens, l’ouvrage de Christophe Imbert permet de poursuivre, dans d’autres domaines et en empruntant des voies différentes, ce qui est à la source même de ce mythe et les différentes facettes que le fantasme de pureté peut prendre, comme s’il s’agissait de décliner en plusieurs figures ce qui découle d’une même origine.
6On aura compris que nous ne saurions contester à Christophe Imbert de ne pas avoir suivi ces routes. Il aurait été impossible qu’elles fussent empruntées au risque de déstructurer l’ensemble d’une démonstration savante et bien organisée. En outre, il est toujours difficile, pour ne pas dire impossible, de cumuler plusieurs approches méthodologiques, et les perspectives comparatistes de Christophe Imbert se suffisent à elles-mêmes. Elles donnent ici des résultats scientifiquement remarquables et qui induisent d’autres réflexions. Que demander de plus à un ouvrage scientifique que d’établir des faits, de les analyser et, indirectement, d’ouvrir d’autres portes ? Le livre que Christophe Imbert consacre à cet « Empire du soleil » est à cet égard exemplaire. Souhaitons qu’il devienne un classique, une référence indispensable pour nos lectures et nos travaux.