1Étymologiquement la tradition est un mode de transmission de la propriété, allégé de tout formalisme. Elle signifiera, par extension, l’ensemble des informations de nature sociale et culturelle conservées dans la mémoire populaire puis spontanément transmises, notamment par la parole ou par l’exemple. Elle est donc à la fois acte et objet, ce qui est transmis et la façon de le transmettre, comme la parole est à la fois un élément de langage et le langage lui-même.
2L’œuvre de Georges Gros illustre parfaitement cette polysémie. Dans la plupart de ses contes, le lecteur découvre une histoire qui le renvoie à une légende ou à un mythe. La tradition est alors source d’inspiration. Mais le récit, tel que l’auteur souhaite qu’on le lise, implique une proximité qui relève de l’oralité de son écriture. Car Georges Gros est avant tout un conteur, qui ne fait pas de différence entre celui qui le lit et celui qui l’écoute. L’oralité devient ainsi un idéal d’écriture.
3Sans doute est-il nécessaire, pour commencer, de proposer une définition complète, en l’occurrence empruntée à un article de la revue Sciences humaines :
Au sens le plus large, la tradition orale est l’ensemble des expressions orales d’une culture, s’appliquant aux interactions sociales fondamentales, normées par la société dans leur forme et leur usage : salutations, formes parlées des langues techniques et des métiers, rhétoriques juridiques, paroles rituelles ou ludiques, et créations esthétiques dont certaines correspondent à des genres qui nous sont familiers tels que chansons, contes, berceuses […].
La « littérature orale » est une partie de cette tradition. On la définit souvent comme un ensemble de genres, en privilégiant les contenus et leurs formes plutôt que le canal (voix) et les processus (mémorisation et transmission) : mythes, proverbes, épopées, cantilènes, légendes, formules gnomiques, prophéties, listes et inventaires généalogiques, cours d’amour, devises, maximes, devinettes, fables, prophéties […]. (Monod-Bequelin 2005, 25)
4Le lecteur rencontre cette tradition orale, sous de multiples espèces, dans la plupart des histoires que Georges Gros lui raconte.
- 1 Le battoir perdu.
- 2 La Racamiaule : gardienne des eaux noires où la nuit va se cacher dès que l’aube arrive. Carafoli (...)
5Dès le tout premier conte, Lo bacèu perdut1, il découvre la cohorte des créatures fantastiques et inquiétantes enseignées aux enfants qu’on voulait tenir éloignés du danger : la Racamiaula, « gardiana deis aigas negras que la nuèch se i vai escondre tre que l’auba arriva » ; Carafòli, « gardian dei banhs antics que, la nuèch, totei leis estatuas de pèira dau jardin de la Fònt se i van trempar » ; la Baragònha, « gardiana deis aigas verdas que se i recampan lei causas perdudas2 », et la plus célèbre, la Romèca, la terrible habitante des puits, que l’auteur présente ainsi :
- 3 Quand le petit Georges vit la Roumèque, ses cheveux se dressèrent sur son crâne tant elle était af (...)
Lo Jòrgeon, quand te veguèt la Romèca, sei pèus se quilhèron drechts sus son cap de tant qu’èra afrosa coma trenta sièis mila pesolhs : ges de tèsta, pas que de patassas peludas e negrassas3… (Gros 2019, 16)
6Jean Pierre Piniès atteste ces figures, directement issues de l’imaginaire collectif occitan. Il en donne cependant une autre définition et leur prête d’autres prérogatives : la Raca Miaula (ou Raca-Miau) serait la version nîmoise de la Romèca, habitant comme elle les gouffres et les puits, et la Baragònha une bête noire d’apocalypse qui se jette, la nuit, sur les voyageurs attardés (Piniès 1984, 111).
- 4 Le garbin est le vent du sud-ouest, le suroît ; l’eisseròc est le sirocco ; lo gregau est le vent (...)
7On voit déjà que la tradition varie d’une contrée ou d’une époque à l’autre et que, dans ce matériau aussi riche que mouvant, le conteur peut s’approprier tel ou tel être fantastique et le plier à sa fantaisie. Il n’est donc pas utile de dresser l’inventaire des créatures qui peuplent les contes de Georges Gros. Qu’il nous suffise d’en citer encore quelques-unes, parmi les plus originales. Ainsi toute une mythologie des vents et des sources : le Maître des Vents et ses enfants, Garbin, Eisseròc, Gregau4, personnifiés sous la forme de trois cavaliers, un brun, un noir et un blanc (Gros 2009, 13) ; les dieux et déesses des eaux cachées de la garrigue, qui alimentent la Fontaine de Nîmes (Gros 1997b, 11, 23) ; l’étoile Maguelonne (Gros 1985, 25) ; la Margafòni, déesse des clapiers et des bories, qui aide à retrouver les choses perdues (Gros 1985, 124).
- 5 François Traucat (1550-1600) est un jardinier nîmois qui fut à l’origine du développement intensif (...)
- 6 Saint-Roch, franciscain serait né à Montpellier vers 1350 et mort à Voghera (Italie) en 1378. Il e (...)
- 7 Récemment publié in Revue des langues romanes, tome CXXVI, année 2022, n° 1, p. 165-161 en ligne h (...)
8À ces personnages singuliers s’ajoutent les créatures génériques qui hantent classiquement les histoires merveilleuses : sorcières et sorciers, fées, fantômes, diables, farfadets — dont Jean-Pierre Piniès nous donne la liste (Piniès 1984, 78), ainsi que des figures mi-légendaires, mi-historiques, comme François Traucat5 (Gros 1997b, 43) ou Saint-Roch de Montpellier6 (Gros 1997b, 33), qui, elles aussi, ont trouvé leur place dans la tradition. S’y mêlent parfois des divinités ou mages africains, comme Tianaba, python mythique, protecteur du bétail (Bimbircocac7, Còntes de la Feria, inédit).
9C’est à cette même tradition que Georges Gros emprunte son bestiaire et son herbier magique. L’imagination populaire attribue à beaucoup de bêtes des facultés inattendues : la chouette, le corbeau, la salamandre portent malheur ; le chien a le sentiment de la mort imminente ; le chat, surtout s’il est noir, se fait complice du sorcier ; la chauve-souris est une mouche de l’enfer ; au contraire, le crapaud purifie l’air et chasse la maladie, le lézard prend toujours le parti de l’homme et l’avise du danger… (Piniès 1984, 14).
10Le conteur les met en scène dans beaucoup de récits, parmi d’autres animaux à qui il confère d’autres pouvoirs : un lion de pierre (Gros 2019, 73) ; un taureau géant, brun et noir, aux yeux rouges (Gros 2019, 18) ; des aigles d’or, d’argent et d’airain veillant aux portes de Jupiter (Gros 2009, 41), sans oublier les plus infimes, d’ordinaire dédaignés : grillons, fourmis, cafards, jusqu’au scarabée stercoraire (Gros 1985, 53). À toutes ces créatures il prête des sentiments humains, selon sa fantaisie, les dote de la parole et les élève ainsi à la dimension d’un personnage.
11Il arrive que les plantes jouent, dans la fiction, un rôle complémentaire — parfois même comparable — à celui des personnages et des animaux. Selon la croyance populaire, la plupart d’entre elles possèdent des pouvoirs magiques : en cas d’orage on doit s’abriter sous l’aubépine ; le buis et toutes les herbes de la Saint Jean portent chance et le néflier chasse les sortilèges… S’y ajoutent parfois des vertus médicales plus ou moins attestées : le gui est l’antidote du venin ; la rue, abortive, soigne aussi les yeux… (Piniès, 119-160).
- 8 L’iris [ou le glaïeul] noir.
12Georges Gros sait tout cela et s’en sert pour illustrer son récit. Dans La lirga negra8, il présente ainsi un vieux chemineau de garrigue :
- 9 On disait qu’il était un peu sorcier, un peu rebouteux et qu’il savait tous les secrets des herbes (...)
Se disiá qu’èra un pauc fachinier, un pauc adobaire e que saviá tótei lei secrets deis èrbas : tant lei bons coma lei marrits. Saviá la flor dau Bon Dieu, l’èrba de Sant Joan e la de Sant Ròc que ié dison tanben èrba de nieira, lo crebassac qu’es l’oblat dau diable, lo bèc de passeron, l’èrba terribla. Coneissiá leis èrbas qu’aparan dau fuòc, dei vermes, dau mau roge, l’èrba deis alausetas e la deis amorós… que save ieu9. (Leis espinhas de la garriga negra, inédit)
- 10 La révolte des poireaux de vigne.
- 11 Narcissou des aubes.
13Dans La revòlta dei pòrris de vinha10 (Gros 2019, 42) ou dans Narcisson deis aubas11 (Gros 1985, 11), c’est la plante elle-même qui est au cœur de l’intrigue.
14Mythes, légendes, bestiaire fantastique, herbier magique, tout ce savoir dont il joue, à l’évidence avec gourmandise, où le puise-t-il ? Sans doute est-il un lecteur passionné, éclectique. On le comprend aux épigraphes qu’il dédie à Federico García Lorca, Pablo Neruda, Antonio Machado, James Joyce, Pèire Cardenal, Jaufré Rudèl, Jacques Prévert, Paul Éluard ou encore Yambo Ouologuen, poète malien. Se réjouissant d’une réédition le Las Castanhadas, de La Fare Alais, par Jòrdi Peladan, en 2001, il écrit :
- 12 Il n’est guère besoin de vous expliquer la joie qui fut la mienne quand, « conteur d’aujourd’hui » (...)
Es gaire de besonh de vos desvolopar la gaug que fuguèt mieuna quand, « contaire de uèi », coma me dis lo Jòrgi, i trobère amb susprisa tótei lei […] fantastics de mon enfança nimesenca : Gripets, Bauma de las Fadas e, de segur, Romèca, autorn d’aquel Gardon tan present tanben dins meis originas familialas12.
(« A prepaus de Castanhadas, tòme 2 », Traucs, inédit)
15Une note intitulée « Flòra roquetiana : lo trescalan » révèle son appétit de connaissances botaniques :
- 13 Dans Prosas (Verd Paradís II) le Frère Beneset explique au petit Frère Sylvestre la longue liste d (...)
Dins Prosas (Verd Paradís II), lo Fraire Beneset explica au pichòt Fraire Sauvèstre la tieira longa dei plantas que tènon lo signe coma sacrat de son poder… Ensage de lei tornar trobar dins lo Tresaur de Mistral, aponde son nom francés, son poder e seis autres noms13. (Traucs, inédit)
- 14 Bigot 1998.
- 15 Michel 1993.
- 16 Lo cropatàs e lo rainard — Der Rabe und der Fuchs, Traucs, inédit.
- 17 La bauma dei fadas — La grottes aux fées, Traucs, inédit.
- 18 Leis aubespins de Prost, Traucs, inédit.
- 19 Lo jorn de la Mala Pèsta (Còntes de la Fònt de Nimes, 33).
16Mais pour féru qu’il soit de tradition et de littérature, on ne saurait le voir comme un ethnologue, un collecteur de contes, ni même un philologue. Il n’y a dans sa bibliographie que quelques exemples d’emprunts complets ou significatifs : les traductions en français d’un recueil de poésies d’Antoine Bigot14 et du poème burlesque L’enbarras de la Fieiro de Beaucaire15 ; la traduction en occitan d’une fable de Lessing16, d’un récit de G. Queyrel17 et d’un bref extrait du roman de Marcel Proust, Du côté de chez Swann18 ; enfin un conte directement inspiré d’une chronique de Léon Ménard19.
17On l’aura compris, c’est ailleurs et c’est autrement qu’il trouve le matériau de sa fiction.
18Lui-même admet qu’il ne s’oblige pas à des recherches préalables, ni ne se cantonne à une légende ou à un mythe précis. Dans un intéressant petit ouvrage, écrit avec l’anthropologue Jean-Marie Marconot, il évoque simplement les histoires que les grands-pères et les grands-mères de son enfance lui contaient (en s’efforçant peut-être d’employer le français) :
Tout un entourage de mamets me gardait dans ses grandes robes noires, à l’ombre de ses coiffes de paille, dans les années vingt encore. Des fragments de langue donnaient à leurs propos citadins un air mystérieux venu de leur campagne d’origine : Roumèque, Baragogne, Carafoli… créatures fantastiques qui éloignaient les petits du danger. (Gros 2001, 19)
19Acceptons alors l’idée complice qu’il s’approvisionne chez « ma grand la bòrnia20 » plutôt que dans les bibliothèques ou aux archives départementales du Gard, et que son rapport avec la tradition orale passe davantage par l’écoute et l’imagination que par la lecture et l’étude.
20Il s’en explique de manière plus sérieuse en se référant, dans le même ouvrage (op. cit., 38) à un passage du Phèdre de Platon, où Phèdre demande à Socrate son opinion sur l’authenticité du mythe de l’enlèvement de la nymphe Orithye par Borée. Socrate lui répond que l’approfondissement des mythes en vue de leur validation ou de leur rectification lui semble un vain sujet d’études, et il ajoute :
C’est pourquoi je laisse de côté toutes ces histoires et je m’en rapporte là-dessus à la croyance commune ; et, comme je l’ai dit tout à l’heure, au lieu d’examiner ces phénomènes, je m’examine moi-même. (Platon, 215)
21Georges Gros s’appuie ainsi sur l’opinion de Socrate pour consolider en quelque sorte ce qu’il écrit quelques lignes avant, quand il évoque son plaisir de raconter :
C’est alors que je ne pense plus aux raisons, aux doutes, aux difficultés du conteur et que j’oublie les œuvres admirables de Caillois, Hagège, Barthes, les trente et une fonctions du conte de Propp, les enquêtes de Pelenc, Fabre-Lacroix […]. Je ne suis plus qu’un homme d’ici qui parle aux gens d’ici des choses d’ici, et quelquefois d’ailleurs, bien loin. (Gros 2001, 37)
22Sans doute veut-il signifier ainsi qu’il n’étudie pas la tradition pour lui emprunter le sujet de ses contes, mais qu’il s’inspire du merveilleux, du mystère, de la poésie qu’il y trouve pour inventer ses propres histoires. Ce rapport particulier avec elle, il le souligne et il l’assume à plusieurs reprises :
Conter des histoires aux petits enfants, je l’ai toujours vu faire par ma mère à mes propres filles. Ce dont je me suis aperçu, sans trop m’y arrêter, c’est que ma mère, au lieu de répéter des contes archi-connus en inventait… que j’ai malheureusement oubliés. Leur particularité est qu’elle les animait avec des personnages ou des lieux connus de son quartier, personnages réels ou fictifs.
Devenu grand-père à mon tour […] j’ai fait comme ma mère […] Ce qui devait arriver arriva : êtres fantastiques, maisons et quartier d’enfance, incantations en oc, personnages familiers remontèrent de mon passé sans se faire prier. Quand pressé de questions plus tard, çà et là, j’ai découvert le sens de ce que je transmettais, je fus moi-même surpris de l’héritage. (Gros 2001, 17)
23Plus loin, évoquant l’œuvre de Pierre-Jakez Hélias, il poursuit :
Il ne s’agit plus là de simple répétition, réactivation d’un patrimoine : travail de manteneire, mainteneur comme on dit. Mais de mise en branle de l’imagination : écoute, regarde et… dis […]. Si les éléments et les structures du conte sont là, sous nos pieds, c’est pour que nous leur redonnions vie, et non pour que nous les figions dans le culte du passé. (Gros, 2001, 52)
24S’établirait donc, au sein de ses contes, une continuité « entre les origines et l’actuel, le transmis et ce qui évolue ». Il conclut :
Et nous, conteurs méditerranéens, héritiers, même sans le savoir de tant de présents solaires, nocturnes, marins ou minéraux, vient un moment où nous en découvrons la présence en nous-mêmes. (Gros, 2001, 53)
25Pour revenir à notre point de départ, c’est-à-dire à l’enlèvement d’Orithye, on peut penser qu’il aurait préféré donner de cette histoire une version mieux à même d’émouvoir son lecteur — qui n’est ni mythologue ni ethnologue — en lui présentant une Orithye contemporaine, aussi nîmoise que celle peinte par Rubens au xviie siècle était hollandaise21. C’est en tout cas ce qu’il paraît confirmer :
Qui croirait alors que le conte, même merveilleux et fantastique, est sans lien avec la vie de tous les jours ? (Gros 2001, 42)
26Ce besoin récurrent, constant même, de marier le mythe ou la légende à la vie quotidienne va le conduire vers d’autres sources d’inspiration — qui cependant ne se substitueront jamais, ou quasiment jamais, à la tradition orale et à ce qu’elle contient de mystère et de poésie, mais qui lui sont complémentaires et se confondent avec elle au sein du conte. Elles tiennent classiquement aux lieux et au temps du récit.
- 22 Les contes de la Placette et du Cours Neuf, Contes de la Planette et de la Plaine, Contes de la Fo (...)
27Georges Gros est un auteur d’ici et d’ailleurs. Son enracinement nîmois lui paraît fondamental. On s’en convainc déjà en lisant le titre de ses recueils : Lei còntes de la Placeta e dau Cors Nòu, Còntes de la Planeta e dau Planàs, Còntes de la Fònt de Nimes, Còntes de la garriga nauta, Ai ribas de la mar bèla22. Il nous le confirme ainsi :
Existe-t-il un créateur de fiction aux souliers de vent tel qu’il refuse tout lieu ? Joyce hante Dublin et Proust Guermantes, même si le nom est bâti de sonorités inventées. (Gros 2001, 58)
28Mais il faut, en contrepoint, souligner son souci d’universalité, qui lui épargne le statut d’écrivain régional. En épigraphe du troisième chapitre de l’ouvrage précité, il cite une phrase significative de Pablo Neruda :
Plus nous nous enfoncerons dans notre sol et plus nous nous renouvellerons et plus nous serons locaux et plus nous risquerons de nous hisser au niveau de l’universel. — Pablo Neruda, Je suis né pour naître. (Gros 2001, 25)
- 23 Contes de la haute garrigue.
- 24 L’autre Arlésienne.
- 25 Le mannequin blanc, Font blanche, Font noire.
29C’est aussi un auteur de son temps et de tous les temps. Il nous transporte volontiers dans un passé fantasmagorique, difficile à dater, comme dans le recueil Contes de la garriga nauta23, mais ses histoires touchent souvent à des préoccupations actuelles. Bimbircocac, par exemple, combine tradition orale africaine et drame humain contemporain de l’émigration subie (Còntes de la Feria, inédit) ; L’autra Arlatenca24 met en scène une allégorie moderne de la Mort pendant la Feria de Nîmes — où la Mort n’est pas le squelette tenant la faux, mais une jeune fille pâle aux longs cheveux noirs, vêtue d’une robe blanche, qui conduit une grande limousine noire, « comme celle des matadors » (Gros 1997a, 59). Les contes écrits pour les enfants du Lycée de La Camargue : La Monaca blanca, Fònt blanca, Fònt negra25 (Gros 1997a, 33, 61, 69), sont eux aussi « ancrés dans l’actuel ». Ils y découvrent « l’étrange et la magie du quotidien » (Gros 2001, 35).
- 26 Elle danserait sur l’eau (Contes de la Fontaine de Nîmes).
- 27 Le miroir de la source sacrée.
30Parfois le temps s’accélère, ou s’anéantit. Dançariá sus l’aiga (Còntes de la Fònt de Nimes26, 23) commence dans l’antiquité et s’achève lors des fêtes du bimillénaire ; dans Lo miralhet de la Fònt Sagrada27 (op. cit., 107) l’histoire se déroule au xxe siècle, mais elle trouve son dénouement dans un objet enfoui depuis la nuit des temps sous intemporelle Fontaine de Nîmes.
31Quoiqu’il pratique la plupart des genres littéraires, Georges Gros se veut avant tout conteur, homme de la parole :
Pour ne pas trop embrouiller les choses admettons qu’en disant « conteur », actuellement, nous pensons à la fois à « conteur et raconteur ». Que ce soit dans les veillées « occitanes » […], que ce soit dans les interventions à la radio ou à la télévision, nous rencontrons des « raconteurs » d’histoires, « vécues » ou non : Chabrol, Bellemare… parfois chroniqueurs : Bombard, Alain Decaux, hommes de la communication orale. Ils s’adressent à un public d’adultes et font passer connaissance, idées, sentiments. Ils sont des pages parlantes. (Gros 2001, 22).
32Plus loin il invoque le « griot d’Afrique Noire » (op. cit., 29), à la fois dépositaire de la tradition orale et spécialiste en art oratoire.
33C’est en s’inspirant de cet exemple qu’en 1985 il a fondé « La Voile et l’Ancre », une équipe de conteurs qui se produisait dans diverses manifestations culturelles ou festives. Il qualifie cette activité de « passeur de paroles » et l’évoque ainsi :
Cela se réalisera, durant plusieurs années, lorsque les conteurs de la Voile et l’Ancre, sous l’égide de la Bibliothèque Départementale Pédagogique et d’Éducation Populaire, mirent en place […] des stages où découverte et création étaient liées. Ils accueillirent des centaines d’écoliers du Gard. En parcourant les sentiers des bois, en explorant les grottes, tous s’approprièrent les lieux, en écoutant les conteurs, mais aussi en inventant avec eux de nouveaux contes enrichis des éléments glanés dans ce pays […] à mi-chemin de la mer et des Cévennes. (Gros 2001, 61)
34Pour autant, il demeure persuadé que le conte est aussi un genre littéraire :
Pour le commun des mortels, un conte est pourtant une histoire dite avant tout. Mais comment oublier la montagne de contes qui une fois recueillis sont écrits et de populaires deviennent littéraires, signés de noms illustres […]. (Gros 2001, 22)
35Il s’agit alors de concilier oralité et littérature — gageure que d’autres écrivains ont soutenue, toujours dans le but de provoquer l’émotion du lecteur. On peut, sans trop s’avancer, dire que Georges Gros y réussit. Comment ?
36Lorsque celui qui raconte se trouve parmi ceux qui l’écoutent, la question ne se pose pas. L’art est alors celui du griot : présence physique, attitude, phrasé, rythme, vocabulaire de l’expression orale, qui permettent de transmettre un savoir ou de narrer une histoire, quand l’écriture n’existe pas. Or il n’est pas rare que Georges Gros réussisse à créer une situation comparable par l’écriture, lorsque celui qui lit est, avec le narrateur, dans le même rapport que celui qui l’écoute.
37Les procédés qu’il utilise pour y parvenir sont difficiles à remarquer tant ils viennent naturellement dans le récit et dans la phrase. Ils relèvent pourtant de domaines connus : stylistique et narratologie.
38Outre qu’il emploie volontiers le style direct, laissant ainsi la parole à ses personnages, Georges Gros utilise dans son écrit certaines expressions déictiques et certaines particularités linguistiques de l’oral, pour placer celui qui raconte et celui qui lit dans une situation partagée, comme s’il s’agissait d’interlocuteurs.
39Il fait, par exemple, un usage particulier du pronom démonstratif neutre aquò, qui renvoie à un geste ou une forme que, faute de référent dans le texte ou faute de pouvoir s’appuyer sur l’expression corporelle du conteur, le lecteur doit impérativement imaginer :
- 28 « Quand Tiénou leva la main pour se parer du grand soleil, le petit homme […] lui fit un signe, co (...)
Quand lo Tienon aucèt sa man pèr s’aparar de la sorelhada, l’omenet […] li faguèt un signe, coma aquò, e lo drollet ausiguèt dins lo luènh una votzeta que disiá : « Vène, vène, vène28… ». (Gros 1985, 13)
- 29 Mais, au-dessus de la Foire, il y avait dans le ciel un gros nuage, dodu, ventru, comme ça.
Mai en dessús de la Fièira, i aviá dins lo cèu una gròssa nívol, mofla, ventruda, coma aquò29. (Michèu l’Ardit en avion, Lei camins de Michèu l’Ardit, inédit)
- 30 Attention ! courage ! malheur ! hélas ! hein ! tiens ! tant pis !...
40Souvent il se sert d’autres expressions déictiques, comme les interjections, pour traduire instantanément les émotions de ses personnages, et même celles du narrateur : mèfi ! zo ! ma mia ! pecaire ! è ! tè ! rai30 !… ; ou encore, aux mêmes fins, des énoncés exclamatifs et des apostrophes.
41Tous ces procédés permettent d’exprimer l’attitude affective du locuteur, dont ils contribuent à matérialiser la présence, au moins virtuelle. Y contribuent également les procédés narratifs.
- 31 Autrement dit, celui qui raconte (la voix narrative) n’est pas un personnage de l’histoire, mais u (...)
42D’ordinaire, dans les contes, le narrateur est étranger à l’histoire, dont il connaît tous les éléments et qu’il nous raconte selon l’idée qu’il s’en fait31. Dans une telle instance narrative, il n’y a donc pas de proximité, encore moins de connivence, entre le narrateur et le lecteur. Cependant, un lien peut se nouer lorsque l’un — et même parfois l’autre — s’invite dans la fiction ou s’y voit attribuer un rôle.
- 32 Voir la définition du procédé et les exemples donnés par Yves Reuter (L’analyse du récit, 57).
43Ce procédé narratif, qui porte le nom de métalepse, Georges Gros l’utilise de manière plus ou moins hardie suivant le degré d’empathie qu’il veut introduire dans les rapports entre le narrateur, les personnages, le lecteur, voire l’auteur lui-même32.
44Souvent le narrateur interpelle un personnage de l’histoire.
- 33 L’anglore (le lézard des murailles) bleue.
45Ainsi, dans l’Anglòra Bluia33, le narrateur nous informe que la mamet Pastre a proposé au petit Jòrgeon de l’accompagner au lavoir. Celui-ci accepte d’enthousiasme, grimpe sur la brouette de linge… et voilà que le narrateur exhorte la grand-mère :
- 34 Et allez ! En route mamet Pastre ! Un beau voyage !
E zo ! Fai tirar, mamet Pastre ! Un brave viatge34 ! (Gros 2019, 21)
46Parfois, c’est au lecteur qu’il s’adresse, de diverses manières.
- 35 « Que sais-je ? », « allez savoir ! », « vous savez… », « vas-t-en voir ! », « comment savoir ? », (...)
47On retrouve ici, sous la forme d’incises dans le fil de la narration, les apostrophes et énoncés exclamatifs évoqués à propos de la stylistique : « que save, ieu ? », « anatz saupre ! », « savètz… », « vai-te’n veire ! », « coma o saupre ? », « coma vos dise ieu35 »…
48Ces procédés de style, on l’a vu, traduisent la présence du narrateur, mais ils peuvent aussi, par l’effet du tutoiement et des mots employés, exprimer le besoin d’un rapprochement avec le lecteur :
- 36 Quant au troisième, tu sauras, mon ami, que Laureta, la fée musicienne, a su en avoir pitié.
Per quant al tresen, saupràs, mon amic, que Laureta, la fada musiciana n’aguèt saupre pron pietat36… (Gros 2009, 27)
49D’autres, exclusivement narratologiques, lui confèrent un rôle dans la fiction. Il va expliquer, par exemple, comment il a eu le fin mot de l’histoire qu’il est en train de raconter :
- 37 Maintenant, je peux vous dire, moi, ce que m’a appris le vieux berger du mas des Mates, là-haut su (...)
Ara, vos pòde dire, ieu, çò que m’aprenguèt lo vièlh pastre de la masada dei Matas, amont sus lo planastèu de Mejanas37… (Gros 2009, 26).
50Pour s’incarner davantage, il arrive même qu’il invite le lecteur dans son cercle familial :
- 38 Mais dans tout ça, les trois Charlots, me direz-vous… ? Eh bien moi, ce qui me tracasse, c’est que (...)
Mai, lei tres Charlòts dins tot aquò, m’anatz dire… ?
E ben ieu, çò que me tafura, es que ma cosina Joana que manca pas dempuèi vint ans que son òme es passat, de l’anar veire au cementèri dau camin d’Avinhon, lo dimenche, me diguèt una causa.
Lei tres Charlòts, lei aviá vist qu’esperavan davant lo portau dau cementèri, au bòrd dau trepador. Coma lei que fan d’estòp, savètz38. (Gros 1997a, 59)
51Se crée ainsi une sorte de familiarité entre le lecteur et le narrateur devenu à son tour quelque peu personnage dans le récit.
- 39 La petite maison aux volets clos.
52Quelquefois, par-dessus l’épaule du narrateur, point la figure de l’auteur lui-même. Cette situation est clairement assumée dans un petit conte inédit intitulé L’ostalon dei contravents barrats39 :
- 40 Et tout à coup, à l’aube du troisième jour, la Péronelle découvrit le secret qui faisait se faner (...)
E tot pèr un còp, a l’auba dau tresen jorn, la Peironèla trobèt lo secret que fasiá passir lei flors. L’avètz benlèu pas devinhat ? Si ? Non ? Alòr avètz pas que d’anar li demandar a la Peironèla. Resta amondaut, dins lo quartier de Castanet, dins la carrièira dei Gabians40. (Còntes ninòis, inédits)
53L’auteur communique ainsi, à la fin du conte, l’adresse véritable de son domicile.
54Enfin, en sens inverse, le narrateur — ou, on l’a vu, l’auteur lui-même — incite parfois le lecteur à entrer à son tour dans le récit, qui reste ouvert. Il l’invite par exemple à faire un effort d’imagination pour percer le mystère, dans une sorte d’exercice d’hypertextualité :
- 41 Dans tout ça il reste quelque chose de mystérieux […] Maintenant, de ce taureau rouge et noir, cer (...)
Demòra quicòm de misteriós dins tot aquò…
[…] Ara, d’aquèu buòu roge e negre, n’i a que te diràn que l’avián oblidat, lei tocaires de vacas, lei nòis que lei menan au masel…
Mai tus… benlèu que dei tresaurs dau Jòrgeon, sas : lo fiu de seda, la pinha, lei broquetas, la dindola, lei doas coetas, la bluia, la verda, tus, te’n sovenes… È 41 ? (Gros 2019, 39)
Ou à visiter le musée de la ville pour mieux se convaincre de ce qu’il lui raconte :
- 42 Allons, je vous vois un peu déçus. La Pleureuse, si vous voulez la voir, vous pouvez toujours alle (...)
Anem, vos vese un pauc decebuts… Se la veiretz pas, la Plorosa, podètz totjorn anar un jorn au musèu de Nimes. I menèron un parelh de sei sòrres. Ara vos pòde pas dire ieu s’aguèron rason. Adieusiatz42. (Gros 2009, 29)
55Les voilà connivents, réunis comme deux interlocuteurs. Alors le lecteur reconnaîtra peut-être, dans le narrateur, ce colporteur d’histoires qu’il a rencontré, un soir, dans la salle des fêtes de son quartier.
56On découvre donc, chez Georges Gros, la tradition orale sous toutes ses dimensions. Il la recueille d’abord, vivante et foisonnante, dans la parole des humbles, puis il la conserve parmi les choses vues, les souvenirs intimes, les choses lues, qui peuplent sa mémoire. Et quand il veut nous la transmettre, c’est encore par la parole, comme il l’a reçue — quitte à gommer la frontière entre le dit et l’écrit.
57C’est à elle qu’on doit la fraîcheur de ses histoires et le charme de sa littérature.