- 1 À cause de la musique de fond que faisaient les joueurs de vièle et des voix de tant de conteurs, (...)
Per la rumor dels viuladors
E per brug d’aitans comtadors
Hac gran murmuri per la sala
Flamenca, v. 707-91
- 2 On note cependant chez N. Belmont (Belmont et Privat, 2007) un infléchissement de ton dans un arti (...)
1Nous nous proposerons d’étudier ici le conte dans un sens large, ce qui semblera peut-être génériquement flou aux yeux de certains spécialistes de ce domaine ayant une approche distincte. Certains chercheurs comme André Jolles en Allemagne (1972 [1930]) ou Nicole Belmont en France (1999) insistent sur la frontière générique entre tradition orale et littérature du merveilleux qui, au-delà des contacts de surface, leur apparaissent comme deux blocs globalement antithétiques2.
2Certes, les deux phénomènes se distinguent nettement et l’expression « littérature orale » est intrinsèquement contradictoire, mais ce que doit la littérature médiévale épique ou romanesque à la tradition orale est si vaste et affecte de manière si patente la forme de l’écrit elle-même qu’on comprend vite combien cette frontière est poreuse, y compris structurellement.
3L’approche qu’avaient les auteurs médiévaux (qu’on songe à Saxo Grammaticus ou aux premiers romanciers arthuriens) de la tradition orale étaient si radicalement différente de celles d’adaptateurs postérieurs (tels que Perrault ou les frères Grimm) qu’il est hasardeux de considérer le fait littéraire vis-à-vis du conte dans une théorie généralisante ne distinguant pas ces époques.
4Par ailleurs, malgré l’extrême richesse des apports de sa thèse, nous ne partageons pas entièrement la théorie développée par Francis Dubost [1991] d’un fantastique médiéval qui s’accaparerait à peu près toutes les scènes d’une puissante étrangeté poétique de la littérature du Moyen Âge (rien que chez Chrétien de Troyes, la scène du château du Graal, la rencontre de Calogrenant et du Vilain dans Le Chevalier au Lion, la terre gaste, tout semble s’y rattacher). Que reste-t-il, de fait, au merveilleux s’il n’est plus qu’un dérèglement de l’ordre du monde naturel, systématiquement dans l’inconscience de l’altérité ? Nous suivons davantage la lecture tolkienienne qui rattache encore au merveilleux des monuments d’étrangeté de la littérature médiévale comme Beowulf ou Sir Gawain and the Green Knight dont les passages de surnaturel seraient de toute évidence rattachés au fantastique par Dubost. L’étrangeté associée aux figures de l’altérité radicale, et la conscience de celle-ci ne sont pas, nous semble-t-il, une prérogative du fantastique.
- 3 Dans ce royaume [celui des contes de fées], un homme peut peut-être s’estimer heureux de s’être ég (...)
In that realm [i.e. of fairy-stories] a man may, perhaps, count himself fortunate to have wandered, but its very richness and strangeness tie the tongue of a traveller who would report them. And while he is there it is dangerous for him to ask too many questions, lest the gates should be shut and the keys be lost3.
(J.R.R. Tolkien, 1983 [1939], 109).
- 4 Lire à ce propos le texte de Matthieu Boyd (2014, p. 80-83) accompagnant la réédition de l’article (...)
5Nous avons choisi le titre Ombres du conte dans la littérature narrative occitane médiévale pour deux raisons : tout d’abord afin de marquer métaphoriquement qu’on trouve des éléments ou des traces du conte — cette création insaisissable — sur la matérialité du texte écrit médiéval, mais aussi pour souligner la relation particulière qui se noue entre tradition orale et texte au Moyen Âge dans l’espace d’oc, même si l’on n’a pas ici une spécificité occitane mais plutôt un trait civilisationnel beaucoup plus vaste et transculturel. En ce qui concerne les rapports entre la tradition orale narrative et le monde de cour, l’arrivée de la matière de Bretagne en terre d’oc est d’une nature plus complexe que ce que suggérait Pierre Gallais en 1967 dans son article Bleheri, la cour de Poitiers, et la diffusion des récits arthuriens sur le continent (Gallais 1967, 47-79). La présence du barde gallois à la cour de Poitiers par laquelle on a cherché à expliquer la présence de la scène du Graal chez Rigaut de Barbezieux avant l’écriture du Conte du Graal de Chrétien de Troyes n’est plus aujourd’hui4 l’argument central d’une relation propre entre une cour d’oc et la tradition orale de la matière de Bretagne. P. Gallais a davantage raison lorsqu’il s’en réfère à Wace d’une manière plus générale :
[l]orsque le Normand Wace traduit le livre de Geoffrey [de Montmouth, Historia regum Britanniae], il indique clairement que des contes oraux couraient de son temps sur Arthur et les héros de la table ronde. (Gallais 1967, 48)
6Ce qui signifie que, selon le poète de Caen, des contes de cette matière circulaient alors déjà sur le continent.
- 5 Êtres aquatiques dont l’étymologie s’associe au latin lamyrus, désignant une sorte de poisson et q (...)
7Si nous n’avons pas accès à la tradition orale occitane du Moyen Âge, nous savons qu’elle existait et qu’elle ne se limitait pas à la « performance » des textes des troubadours pour diverses raisons : tout d’abord, les contes populaires recueillis aux xixe et xxe siècles ne peuvent que plonger leur racine dans une transmission ancestrale comme c’est le cas dans les autres cultures et par ailleurs, la matière très largement narrative interprétée par les jongleurs aux vers 596-709 du roman de Flamenca corrobore une tradition de ce type en milieu de cour ; ensuite, les textes médiévaux nous apportent eux-mêmes des témoignages : au xiie siècle, l’histoire d’Henno aux grandes dents rapportée par Gautier Map dans De nugis curialum est un premier témoignage textuel d’histoire mélusinienne en milieu roman ; en terre occitanophone, Gervais de Tilbury rapporte pour sa part, dans un texte intitulé De lamis et dracis et phantasis, des légendes d’un genre similaire concernant des êtres appartenant à l’Autre Monde aquatique — lamies5 et dracs dans la région d’Arles. Ces derniers êtres demeurent encore, au centre de contes voire de cycles de contes en Rouergue, Tarn, Cévennes ou Provence en plein xxe siècle.
8Après un point définitionnel où émergent les spécificités de la notion de conte, nous évoquerons une illustration des relations entre tradition narrative orale et écrite dans l’espace occitan à travers l’exemple des lais dans des passages des deux grandes novas que constituent le roman de Jaufré et celui de Flamenca. On s’attachera ensuite à évoquer le cas particulier de la fortune médiévale en langue d’oc d’un conte très célèbre, celui La Belle au bois dormant (conte T410) pour lequel la tradition écrite a largement marginalisé la tradition orale. La troisième partie sera consacrée à l’étude d’un conte légendaire présent dans La Vida de Sant Honorat de Raymond Féraud en nous inspirant des travaux de Bernard Sergent. La dernière partie, enfin, s’enquerra de quelques « autres ombres » qui survivent dans des œuvres narratives d’oc.
- 6 Cette dichotomie si chère à N. Belmont vole en éclat dans les pages classiques de l’Essai de poéti (...)
9La distinction classique entre d’une part la tradition orale fondée sur une structure narrative contrainte et une réalisation mouvante, toujours renouvelée et, d’autre part, la littérature écrite supposant au contraire une structure narrative libre et une réalisation définitive, si fonctionnelle soit-elle, vient séparer radicalement le conte de la narrativité littéraire. Dans le cadre médiéval, cela doit être pour le moins nuancé6. Ainsi, le statut du texte manuscrit invite intrinsèquement à la variation, désirée ou non, par le travail des copistes. Dans le domaine littéraire (en laissant en dehors du propos des textes tels que les canons religieux), le caractère définitif d’un texte est en effet une conception naissant avec l’imprimé.
- 7 En cela, notre approche est clairement opposée à celle de Josiane Bru ou de Nicole Belmont. Cette (...)
10Un point important, le terme de conte renvoie d’abord au Moyen Âge (et même en partie jusqu’à la Renaissance) à un « récit de choses vraies » pour reprendre le terme de Wace dans la première moitié du xiie siècle. La mentalité des xviie et xviiie siècles s’offusquera de cette incohérence — présenter des événements merveilleux comme vrais étant un mensonge, le terme de conte pourra prendre une teinte péjorative. Cependant, c’est bien comme « histoire vraie » que sont d’abord envisagés les contes, et ce même si l’on se trouve dans l’espace narratif coupé de l’énonciation. Même coupé de l’énonciation, le conte se présente comme un in illo tempore qui renvoie à une période, certes inaccessible, mais dont la vérité (qui n’est pas nécessairement la réalité) doit être admise pour que le merveilleux puisse opérer. On peut étendre au domaine du conte ce que dit Mircea Eliade du mythe et du récit légendaire7 : la coupure radicale entre deux types d’époques, celle du temps historique de l’énonciateur et celle de l’in illo tempore du conte vise à faire de celui-ci un espace sacré qui fait sens en soi, autant que l’œuvre narrative d’imagination médiévale comporte une senefiance dans le domaine d’oïl (chez Chrétien de Troyes) ou un sen en domaine d’oc (mentionné par exemple dans l’incipit du roman de Jaufré).
11Le conte n’a plus l’ambition du mythe, mais il en conserve certains aspects : s’il ne demande plus, contrairement au mythe, d’adhérer à la croyance qu’une vérité à dimension cosmogonique ou étiologique lui soit associée, il y a bien cependant la nécessité d’une « suspension volontaire de l’incrédulité » chez le lecteur (pour reprendre l’expression du poète anglais Samuel Coleridge). Même si la dimension explicative du monde (sens étiologique) n’apparaît pas ou n’apparaît qu’amoindrie dans le conte, cette rupture des plans de l’énonciation et de la narration se retrouve dans une écrasante majorité des cas pour lui donner une valeur intrinsèque, une vérité hors du temporel et donc en dépit de la réalité du monde de l’énonciation, mais pas sans relation avec elle.
12Qu’est-ce qu’un conte ? Les vidas (ou même les razos) de certains troubadours — parmi les plus célèbres d’entre elles, celles de Jaufré Rudel ou Guilhem de Cabestanh — constituent à certains égards des contes à part entière : leur ressort narratif tient sur un motif marquant. Pour le cas de Guilhem de Cabestanh, il s’agit d’un motif légendaire (le cœur mangé) déjà attesté dans de nombreuses traditions de contes, tandis que pour Jaufré Rudèl, au regard de sa réception médiévale, on peut se demander si on n’a pas plutôt affaire à la naissance d’une légende.
13Autre point important, sur le plan étymologique, on doit remarquer que le terme de conteur apparait dès le début — dans l’espace d’oïl cunteür et d’oc comtador, contaire — comme le substantif désignant une personne qui dit ou écrit un conte. La notion d’écriture du conte est donc bien plus ancienne que la mode précieuse de la fin du xviie siècle. Il y a ainsi bien conte oral et conte écrit. La relation est complexe : elle peut être celle d’une tradition écrite intervenue pour « sauver » une tradition orale comme c’est le cas des lais bretons, qui devient un genre écrit s’associant par mimétisme à un genre oral, en s’emparant probablement du nom (gallois llais, irlandais, laid = chant des oiseaux ; chanson, poème) malgré les apports courtois. Tradition certes limitée à Marie de France et quelques anonymes en ancien français et moyen anglais et dont la volonté revendiquée était, comme souvent, sauver de l’oubli une tradition orale. Marie de France écrit, dit-elle, pur remembrance (« afin que l’on se souvienne »). Or, qu’est-ce qu’un lai sinon un conte merveilleux en vers ? Le fabliau (ce « conte à rire en vers » pour reprendre l’expression de Joseph Bédier) est, lui, l’assez exact pendant écrit de ce que les folkloristes appelleront les « contes licencieux ». On a donc bien, au Moyen Âge une taxinomie correspondant, « pour la tradition écrite », aux catégories que forgeront les folkloristes de nombreux siècles plus tard pour envisager l’étude de la classification des types de conte de la tradition orale. Et ce n’est pas un hasard.
14Mais la relation n’est pas que celle de l’imitation par l’écrit : cela n’empêche aucunement ces lais écrits d’influencer en retour la tradition orale.
15En effet, au xiiie siècle, le roman de Jaufré mentionne des traditions narratives orales reprenant en occitan les lais bretons. On peut supposer que le jongleur évoqué par la narration interprète un lai inspiré par la version qu’en donne Marie de France. Il va jusqu’à reprendre le titre qu’elle met en exergue, et sur lequel elle insiste même dans l’incipit : Un lai en firent li Bretun : des Dous Amanz reçut le nun (Marie de France 1900, 113).
- 8 Sur le pont se tenait un chevalier qui venait de demander à un jongleur de lui chanter le « lai de (...)
Ez ac el pont un cavalier
Que fasia a un juglar
Lo lais de Dos amans cantar,
Ez era paire dels donzels8.
(Jaufré, v. 4458-61)
16Ce chevalier, le personnage d’Augier est, dans le roman de Jaufré, un parfait représentant de la classe aristocratique et la narration insiste ici sur sa condition d’homme cultivé. Ce contexte invite encore davantage à y voir une porosité générique : connaissant probablement la version écrite de Marie de France, le chevalier demande au jongleur — homme parfaitement au fait, de par son métier des traditions écrite et orale — de chanter ce lai. Nous ne pouvons pas savoir s’il lui demande d’interpréter une version mise à l’écrit ou une version orale, mais cela n’empêche pas ce passage d’être un témoignage de la porosité générique entre ces deux traditions : en effet, dans une logique jaussienne, si l’on pose l’importance de la réception dans le phénomène de création, un auditeur ayant connaissance d’une version écrite influence par sa simple demande, l’idée que le jongleur se fera du lai — c’est-à-dire du conte — qu’il va devoir interpréter. Car l’interprète est toujours conscient de l’attente de son auditoire et ne peut en aucun cas y être totalement imperméable.
17Le lai n’est pas non plus absent du roman de Flamenca. Et la liste même des lais cités invite à lire la tradition au-delà de la seule Marie de France :
- 9 Celui qui connaissait un nouvel air de vièle, une chanson, un descort ou un lai, se mettait en ava (...)
Qui saup novella violadura
Ni canzo ni descort ni lais,
Al plus que poc avan si trais.
L’uns viola <.l> lais del Cabrefoil,
E l’autre cel de Tintagoil ;
L’us cantet cel dels Fins Amanz,
E l’autre cel que fes Ivans9.
(v. 596-602)
18Si le Lais del Cabrefoil est transparent, celui des Fins Amanz montre déjà une altération du titre, tandis que celui associé à Tintagel présuppose un lai autour de Tristan autre que le seul que lui consacre Marie. Même s’il suggère un cadre littéraire associé à Chrétien de Troyes, le lai que fes Ivans n’est pas davantage connu et montre lui-aussi une autre source, une autre tradition qui n’est pas forcément que littéraire.
19L’art de conter au Moyen Âge est décrit longuement dans le roman de Flamenca (aux vers 596 et suivants) où le narrateur évoque le déroulement des activités culturelles d’une fête de cour. Si les danses, jongles et acrobaties y sont évoqués en quatre vers, plus de cent vers sont consacrés à décrire l’ensemble des œuvres contées lors des festivités. On y remarque que le registre des jongleurs était particulièrement vaste : quatre lais (deux connus dans le répertoire de Marie de France et deux liés à la légende arthurienne) une vingtaine de mythes ou légendes classiques (principalement grecques, mais aussi latines et bibliques) ; la matière de Bretagne est présente en quantité presque comparable (seize histoires) ; on trouve l’évocation de trois chansons de geste et enfin, un vers du troubadour Marcabru (sans qu’il soit précisé de quel vers ou cançon il s’agit) étonnamment suivi du mythe de Dédale et d’Icare.
20Que l’auteur ait pu ajouter des références classiques qui sont les siennes, ne change rien au fait fondamental de cette énumération : dans les cours médiévales, la performance du jongleur ne séparait pas nécessairement tradition classique et tradition vernaculaire, poésie lyrique de composition personnelle et poésie narrative issue d’un corpus légendaire « folklorique », mais également tradition strictement orale et performance orale de texte écrit ; cette souplesse thématique, générique et stylistique est d’ailleurs accentuée avec la clôture de la liste par l’évocation conjointe de Marcabru et de la légende d’Icare.
21Il existait probablement alors une culture orale parallèle, strictement populaire et qui ne se rattachait pas à la vie de cour, mais la culture de cour elle-même restait — malgré l’écriture et l’émergence de la notion d’auctoritas — liée au principe de base de toute tradition orale : l’importance centrale donnée à l’interprétation et à la performance dans le traitement de canevas légendaire connus. Interprétation d’abord stylistique : l’auteur d’une œuvre de fiction ou d’un poème comme le conteur est attendu surtout dans son traitement d’un motif préétabli : motif narratif pour l’auteur de fiction qui doit se débrouiller à certains égards comme un conteur de la tradition orale pour en renouveler l’intérêt (pour la matière de Bretagne, par exemple, les attentes peuvent être l’attitude d’Arthur au banquet, du Sénéchal Queu avec les chevaliers, de Gauvain avec les demoiselles..).
- 10 Une dame de noble allure / m’a donné un ordre de prix : de lui rimer une nouvelle toute légère, / s (...)
22Une version de la Belle au bois dormant qui est attestée par un texte occitan au xive siècle pourrait a priori faire figure de témoignage le plus magistral de cette présence de la tradition orale au sein de la littérature d’oc médiévale. La novas (mais ici nommée faula, « fable ») de plus de 800 vers, Frayre de Joy e Sor de Plaser, réinvestit ce conte en l’ancrant d’une part dans le fait littéraire (par l’intervention d’un magicien qui n’est autre que Virgile et peut-être par sa connaissance du Perceforest, qui contient une variante contemporaine en langue d’oïl). Concernant le style de l’œuvre, les vers 7-13 montre une intention d’oralité : Car una dona ab cors gen, / M’a fayt de prets un mandament, / Qu’una faula tot prim li rim, / Sens cara rima e mot prim10 ; ici le fait que l’écriture doive rester circonscrite dans un style simple et accessible suggère une volonté de proximité avec l’oral en termes de registre de langue, et pourquoi pas, par extension, une possibilité de réinvestissement par l’oralité du texte mis à l’écrit.
- 11 Il y a, bien sûr des cas de fécondation post-mortem dans diverses traditions orales (par exemple, (...)
23Et pourtant ce texte n’est pas le meilleur pour notre propos, car le conte de la Belle au bois dormant est en soi, si l’on veut évoquer la tradition orale, un mauvais exemple. On l’y associe surtout à cause de Perrault mais il s’agit d’un type de conte qui, tout en ayant la structure et le fonctionnement d’un conte merveilleux de la tradition orale semble avoir entretenu un rapport beaucoup plus étroit à l’écriture au point de devenir sans doute plus un conte de tradition écrite que le contraire. Frayre de Joy e Sor de Plaser mêle des poncifs issus de la nouvelle courtoise (la présence d’un oiseau doué de parole, éloquent et diplomate intermédiaire rappelant Las Novas del papagay) et des motifs grivois plus proches de la littérature de fabliau : c’est non un baiser mais la virginité de sor de Plaser qui est volée pendant son sommeil, entraînant une scandaleuse fécondation post mortem. On est de toute évidence ici devant un jeu d’abord littéraire et intertextuel11.
24Ce conte, voué à une grande fortune, inaugure donc un net détachement vis-à-vis de la tradition orale car les versions de Perrault, Grimm et de leurs successeurs s’insèrent dans la tradition écrite des Perceforest et Frayre de Joy e Sor de Plaser. Pourtant, une tradition antérieure orale de T410 ou de ces éléments centraux existait indubitablement dès l’Antiquité (mythe de Thalia) et au Moyen Âge (lai d’Eliduc de Marie de France). L’histoire qui en est le plus ancien prototype (parfois en motifs négatifs) est connue sous le nom de Tale of the Doomed Prince et fut mise à l’écrit (mais laissé inachevé) dans le Grand Papyrus Harris écrit sous Ramsès IV (-1153/-1146 av. J.-C).
25Une des aventures du roman médiéval tardif Blandin de Cornouailles reprend le motif de La Belle au bois dormant mais en l’agençant différemment de Frayre de Joy e Sor de plaser (qui lui est probablement contemporain, ce qui peut laisser supposer la connaissance du texte ou de celui de Perceforest). Le traitement du motif central en témoigne — on quitte ici très nettement la logique courtoise de Frayre de Joy e Sor de plaser au profit de la logique chevaleresque :
- 12 Celle que vous demandez / Est ma sœur, s’il vous plaît, / Et elle se trouve à l’intérieur de ce pa (...)
aquella che vos demandas
ma sorre es, si a vos plas,
e e[s] dedins aquel pallais
d’aqui no pot ysir jamais,
car nostre payre l’encantet
en aquels temps che el perdet
tot son contat et mais sa gherra12.
(v. 1321-28)
26Un second passage est plus intéressant encore en ce que l’atmosphère épico-hagiographique enracinée dans la chanson de geste à l’époque des croisades influence jusqu’à la construction des péripéties. La triplication d’épreuves, élément typique du conte, se trouve réinvestie selon l’idéologie de croisade :
- 13 Vous irez, seigneur, à la tour / Et vous trouverez trois grandes portes / À la première vous trouv (...)
A la tor, senhor, vos ires
E tres grans portas trobares :
A la primiera verament
Atrobares un gran serpen
A la segonda un dragon
Che es malvaitz e fort fellon ;
A la terzia, per veritat
Un gran sarraxin encantat13 […]
(v. 1403-10)
27Comme dans un conte, mais pas celui de La Belle au bois dormant, on y retrouve le principe d’un adjuvant animal, l’autour blanc (lo blanc astor, v. 1397) qui lui permet de réveiller la princesse, mais seulement par l’intermédiaire du frère. Cette double mise à distance du héros marque une logique de distanciation vis-à-vis de la version courtoise du conte en substituant l’intervention du frère à tout contact charnel (baiser ou davantage) du héros. On passe d’un merveilleux courtois mais frôlant le grivois de fabliau (sauf dans le ton) au merveilleux chevaleresque.
28Mais la vraie question de ce passage est : pourquoi l’auteur de Blandin de Coronoalha ajoute-t-il ces trois épreuves ? La tonalité « arthurienne » de l’œuvre l’y pousse, et s’oppose au ton courtois de Frayre de Joy e Sor de Plaser, mais à quelle tradition emprunte-t-il ces épreuves ?
29Comme on l’a suggéré plus haut, c’est du côté de l’épico-hagiographique qu’on doit chercher comme nous le montre ce passage de La Vida de Sant Honorat :
- 14 Quand Charles eut conquis la Trappe avec l’ensemble de ses barons où plus de trente mille païens t (...)
Cant Karlles ac conquist la Trapa am son barnaje,
On plus de trenta milia de la malvayza jent
N’auzison Crestian, adonx veraysament
Iyssiron de las Mauras e serpentz e dragons
E intran en las islas devorar los glotons14 […]
(La Vida de Sant Honorat, v. 2095-9)
30Le merveilleux du conte (des serpents et dragons sortant de la bouche de personnages) est ici réinvesti sur un fond d’idéologie de croisade. Il en va de même dans Blandin de Cornoalha, où si rien ne sort de ce genre de la bouche du Sarrazin, ce dernier a droit, juste après ce passage, à une description détaillée tenant de la rhétorique de l’exageratio qui le met sur le même plan que dragons et serpent, peut-être même va-t-il plus loin qu’eux sur l’échelle de l’altérité puisque ces monstres ne sont pas décrits avec une telle précision hyperbolique.
31Il faut par ailleurs noter que, malgré la prédilection occitane pour des œuvres narratives telles que les novas à intrigue courtoise (qu’on pourrait opposer sur le plan thématique au merveilleux des lais féériques anonymes — ceux de Marie de France étant pour leur part d’un statut intermédiaire), des textes narratifs basés sur des schémas de contes existent également : c’est le cas de Blandin de Cornoalha qui n’est que partiellement construit sur le modèle du cycle arthurien. La médiocrité « littéraire » de l’œuvre s’explique peut-être en partie par la visée d’un texte plus enraciné dans la tradition orale que la majorité des œuvres narratives occitanes : c’est ce que suggère tant sa structure que son ton : or, tenter d’écrire une narration à la manière de la tradition orale est, particulièrement pour une histoire assez longue (Blandin fait près de 2 400 vers), voué à l’échec : le dépouillement narratif et l’enchaînement abrupt des actions pose d’autant plus de problèmes qu’on se retrouve avec un agglutinement de schémas proppiens sur une seule trame, ce qui est particulièrement indigeste. Blandin emprunte enfin une technique narrative en vogue au Moyen Âge, l’entrelacement (ou entrebescament en occitan), mais qui n’atteint jamais le naturel qu’il produit dans Le Conte du graal, encore moins l’architecture parfaitement maîtrisée de La Queste del saint Graal.
32Pour revenir au conte T410, malgré une tradition qui sera majoritairement écrite et qui ne va faire que s’accentuer, l’ancrage du motif dans la tradition orale est, nous le disions, indubitable. Il a également existé une tradition en vieux norrois sur un schéma de la Belle au bois dormant, qui se retrouve décrit dans la Sigrdrífumá, une sous-partie de l’Edda poétique (xe s. ; cf. Codex Regius xiiie s.), mais qui est aussi évoqué allusivement dans des textes de l’Edda de Snorri Sturluson et surtout développé ensuite dans la Völsunga saga (datant du xiiie s. et donc antérieure d’un siècle aux deux textes occitans) qui reprend une partie du texte inachevé de la Sigrdrífumá. Voici ce que dit le chapitre XX de la célèbre saga des Völsungs (notre traduction15) :
[…] Sigurd parcourut maintenant de longues distances, et tout le chemin jusqu’à ce qu’il arrive à Hindarfjall, et se dirigea vers le sud jusqu’à la France (« á leið suðr til Frakklands »). Sur la montagne, il vit devant lui une grande lumière, brûlante comme un feu, qui brillait vers le ciel. Mais quand il arriva, il y avait devant lui un bouclier et un écriteau.
Sigurd alla au bouclier et vit qu’un homme dormait là, couché avec toutes ses armes (« Sigurðr gekk í skjaldborgina ok sá, at þar svaf maðr ok lá með öllum hervápnum. »). Il enleva d’abord le casque de sa tête et vit que c’était une femme (« ok sá, at þat var kona »). Elle était dans une armure aussi étroitement attachée à elle que s’il y avait une robe sur sa chair ; alors il la déchira du col vers le bas ; et puis ses manches, et toujours l’épée mordait dessus comme si c’était du tissu. (« Þá reist hann ofan ór höfuðsmátt ok í gegnum niðr ok svá út í gegnum báðar ermar, ok beit sem klæði »).
33Elle se réveille alors et Sigurd qui lui dit « qu’elle dormait depuis longtemps » (« Sigurðr kvað hana helzti lengi sofit hafa »). Elle demanda alors ce qui était si puissant, pour avoir « mordu » son armure « et m’a tiré de mon sommeil ? (« ok brá mínum svefni ») mais comme Brynhildr a un don de prophétie elle ajoute :
« Ou bien est-ce Sigurd Sigmundarson qui viendra ici, celui qui a le casque de Fáfnir et sa mort dans la main ? »
Alors Sigurd répondit : « Celui qui est de la famille Volsung, a fait ce travail, et vous êtes la fille d’un riche roi ( þú ert ríks konungs dóttir ), et la même chose nous a été dite de votre bonté et de votre sagesse ( ok þat sama hefir oss sagt verit frá yðrum vænleik ok vitru). »
34Ainsi, on retrouve le motif d’une princesse endormie réveillée par un héros sinon d’un enchantement, du moins d’un long sommeil peu naturel. Un point digne d’intérêt est la dimension épico-légendaire. Là où Blandin de Cornoalha fait disparaître le motif courtois du baiser au profit d’épreuve chevaleresque, la Völsunga saga voile ce motif derrière une action dont on a bien du mal à se dire qu’elle ne tient pas d’une métaphore guerrière à connotation érotique : l’épée si puissante pour « mordre » ce vêtement d’armure n’est pas sans nous rappeler, à sa manière l’acte non décrit, mais très clair, qui mettra enceinte Sor de Plaser.
35Pas de grossesse pour Brynhildr cependant, et d’ailleurs on doit noter qu’elle n’est pas, dans la saga, la princesse associée au héros (ce sera Gudrún), mais une guerrière sur son chemin. Ce genre de détails montre à l’œuvre une tradition autonome de T410 qui a évolué indépendamment des sources antiques. Et même si les frères Grimm s’inspireront surtout de Perrault pour leur version (Dornröschen), il faut noter que Jacob Grimm connaît parfaitement la légende norroise qu’il cite notamment dans sa Deutsche Mythologie (Grimm 1835-54).
36Concernant les histoires de dracs, comme pour bien d’autres cas de la tradition orale, mais de manière plus claire, la question générique — s’agit-il de légendes ou de contes ? — s’avère finalement assez vaine. Pour prendre une comparaison bergsonienne, nous dirons que si l’homme découpe artificiellement le temps en différentes unités, s’il le catégorise fallacieusement pour pouvoir l’appréhender (et se rassurer), il découpe tout aussi artificiellement la tradition orale en catégories arbitraires : les contes du drac sont autant des légendes que des contes, évolutions et adaptations diverses de mythes anciens.
- 16 [Il arriva que] de la terre de Rhodes surgirent d’énormes serpents, par lesquels plusieurs des hab (...)
37L’ombre projetée du mythe sur un texte, peut parfois être une ombre double : on peut alors reconstruire la genèse structurelle d’un texte à travers deux traditions exogènes qu’un heureux hasard de l’histoire à fait se rencontrer. C’est le cas en Provence : le mythe à l’origine de la destruction des serpents de Lerins par le saint dans la Vida de Sant Honorat de Raymond Féraud au xiiie siècle est en effet à rechercher dans deux origines se superposant admirablement comme l’a montré Bernard Sergent dans son ouvrage Les Dragons, mythologie, rites et légendes. On a là, une réduction partielle du mythe des serpents monstrueux de l’île de Rhodes décrite par l’auteur grec Diodore de Sicile16 qui vient se superposer sur un autre mythe sauroctone, d’origine celto-ligure préexistant dans la région et partageant d’autres traits structurels fermes avec le texte de Féraud (le dragon comme habitant d’une île proche du continent) :
Les Rhodiens ayant fondé de petits établissements dans cette région, il y eut nécessairement des contacts entre eux et les indigènes. La parenté de leur mythe de Phorbâs et de celui, local, du meurtre du dragon s’imposa, tant et si bien que la légende locale fut réadaptée sous l’influence du mythe des serpents de Rhodes. (Sergent, 2018, 186)
- 17 Femme ot espuse mult vaillant / e ki mult faiseit bel semblant. / Il amot li e ele lui ; / d’une c (...)
38A-t-on affaire — en amont de l’hagiographe de Saint Honorat — à une tradition orale ou écrite ? Comme la structure du Bisclavret17 de Marie de France se retrouve dans L’auca, un des Contes del Drac de Boudou sans qu’on puisse trouver d’indices probants pour savoir si c’est une tradition rouergate pure ou un emprunt littéraire partiel, ainsi en va-t-il du conte des serpents de Lérins chez Raymond Féraud.
39L’archéologie, nous rappelle B. Sergent, confirme l’expansion rhodienne (déjà notée chez Strabon (Géographies, III, 4) dans la zone celto-ligure. Le texte de Diodore de Sicile existe déjà comme témoignage écrit, mais les traditions orales celto-ligures et rhodiennes ont nécessairement traversé la Provence pour venir croiser d’autres légendes de sauroctones, principalement celles de Saint Véran et de la Tarasque. Observons le texte suivant où voyant le saint, un païen du nom de Lambert, sort son couteau pour lui trancher la gorge et dit :
- 18 « Certes, je vais le tuer ; je vais lui trancher la tête. Et il n’alléguera rien contre notre geste (...)
« Certas, ieu l’auziray ; tayllaray li la testa
Mays non allegara encontra nostra jesta. »
E Verans li respont en auta vouz : « Non sia !
Metam lo en la barca e tenguam dreyta via,
Que li marina es ara suaus e plana !
Portem l’a las serpentz de l’isla Auriana18 ! »
(v. 2082-7)
40Qu’en déduire ? Le réseau des histoires de sauroctones (tueurs de dragons) est fait d’échos non seulement sur le plan temporel (Rhodes et les trad. celto-ligures) mais aussi spatial. En effet, c’est ce que suggère le nom d’un des deux témoins de la victoire du saint sur les serpents de Lerins.
41Pourquoi en effet donner à un témoin particulier de cette scène — malfrat païen mais dont l’opposition au projet de meurtre de Lambert permet la réalisation du miracle — le nom de Vérans sinon pour rappeler l’autre Saint Sauroctone de Provence, celui de Cavaillon, ayant donné son nom au village le plus élevé d’Europe occidentale ?
42Quelles autres spécificités remarquer à notre conte de Saint Honorat ? Tout d’abord des spécificités du merveilleux chrétien. Le mode opératoire de la merveille — la prière du plus grand péril (v. 2197-2213) — est typique de la tradition épique chrétienne et s’insère probablement dans le même fonds syncrétique qu’on peut observer dans la Chanson de Roland d’Oxford par exemple. L’invasion des eaux, tenant sans doute plus de l’intertexte biblique que de la tradition orale, vient se superposer à un merveilleux épique préchrétien sensible chez Diodore de Sicile (victoire de Phorbâs par les armes sur les serpents).
43Avec un autre texte hagiographique, celui de Sainte Énimie (Brunel 1916), on retrouve un autre conte de drac, mais où le dragon est cette fois-ci plus sensiblement marqué dans sa dimension tellurique qu’aquatique. À notre connaissance on ne retrouve pas le schéma de l’histoire opposant Saint Hilaire au dragon dans d’autres traditions orales, mais l’insistance que met le texte à associer le dragon au minéral mérite d’être noté, comme cela l’a été par Gérard Gouiran (Gouiran 2016, 245-56) quoique pour d’autres raisons.
44La mort du dragon dans la Vie de Sainte Énimie ne nous permet pas de retrouver une tradition orale précise qui mériterait une comparaison structurelle détaillée. Mais elle nous réserve d’autres secrets, d’autres échos dans des traditions orales étrangères.
45Comme le note G. Gouiran, l’insistance sur les éboulis et le minéral en général, la surabondance même, tout est dépréciatif dans la description qui est faite aussi bien de la montagne gévaudanaise que des gorges du Tarn (le caractère démoniaque des espaces arides et infertiles est alors classique). Néanmoins, cela n’est pas seulement un trait sociologique qui ne disparaîtra qu’avec le romantisme : l’association du dragon au minéral, aux zone montagneuses et aux éboulis est originellement motivée par la dimension tellurique de ce monstre.
46Un détour de plus du côté de la tradition en vieux norrois n’est pas inutile : dans la Skáldskaparmál, Snorri Sturluson décrit le dragon Fafnir s’installant dans les Hauts plateaux de la Gnitaheid (du vieil islandais Gnitaheiðr ; gnita « éboulis » et –heiðr « étendue de terrain sur les hauteurs d’une montagne »). On notera que la racine gnita fait donc joliment écho à la trabucansa du vers 1236 de Sainte Énimie, comme si les dragons étaient liés non simplement au roc, mais aussi aux chutes rocailleuses. L’association des dragons aux élément chtoniens et minéraux est d’ailleurs renforcée par l’origine de Fafnir : dans le légendaire scandinave, avant d’être un dragon, il est un géant ou un nain c’est-à-dire un être ontologiquement associé au minéral et à la montagne.
47Même constat dans le poème épique fondateur de la littérature anglaise écrit entre le viiie et le xe siècle : Beowulf. Ici, le dragon apparaît d’abord avec pour demeure « son tumulus de pierre escarpée » (v. 2213 :« stān-beorh steāpne » ; trad. littérale de Tolkien 2014 : « his steep-stone barrow »). Laissons les dragons à leurs éboulis de pierre et mais ne quittons pas tout de suite Beowulf.
48Du Mythe au roman de Georges Dumézil analyse le phénomène de la « dégradation » (au sens que donne Eleazar Meletinski à ce terme) extrêmement détaillée d’un mythe eddique, celui du dieu Njörðr dans la saga (c’est-à-dire, pour les Scandinaves, un conte plus « historique », un roman) de Hadingus racontée par Saxo Grammaticus dans la Gesta Danorum. Observe-t-on ce phénomène dans l’espace occitan ? À notre connaissance, on ne trouve, dans l’espace occitan, aucun exemple de mythe véritablement détaillé sous la couverture du conte merveilleux.
- 19 Voire la version de Joan de l’ors contée par Émilie Rostit (Tarn) et recueillie par Daniel Loddo ( (...)
49Mais parfois on s’en rapproche… et c’est par le détour de Beowulf qu’on peut le remarquer. Ainsi, dans le conte de Joan de l’Ors se laissent deviner des schémas sinon mythiques du moins légendaires qui rejoignent sur plusieurs points l’initiation guerrière souterraine du poème anglais : l’opposition de Joan à l’être souterrain, qui, dans certaines versions, s’avère ensuite être une vieille femme19, plus difficile encore à vaincre, rappelle les combats contre le géant Grendel puis la mère de celui-ci par le héros des Geats dans le poème anglais.
50L’association du héros à l’ours est un autre point marquant : liée aux éléments de structure narrative commune, l’identité du personnage est un autre point de convergence. En effet, le nom « Beowulf » signifie en vieil anglais « le loup aux abeilles ». Or, lorsque l’on connaît la tradition culturelle des kenningar (ces métaphores périphrastiques expressives pour désigner notamment héros et dieux par leurs activités) propre à la poésie médiévale scandinave mais dont la poésie en vieil anglais fait aussi usage, on comprend que Beowulf, le « loup aux abeilles », même s’il désigne un personnage humain, évoque nécessairement l’ours, ce que la force du héros et son habileté à la nage ne font que confirmer. Comme Jean de l’Ours, Beowulf est un héros tenant à la fois de l’homme et de l’ours, ce qui est aussi le cas (étymologiquement et concernant certains traits) pour le roi Arthur.
51La conclusion qu’on peut tirer de ce bref parcours, c’est qu’il existe plus d’un type de relation entre tradition orale et tradition écrite au Moyen Âge en terre occitanophone : dans un premier type de cas — celui des lais et contes apparentés — on observe un maintien parallèle de traditions orales et écrites et une double influence (orale et écrite) sur les interprètes (jongleurs).
52Un second type de cas est constitué d’une tradition orale, celle du conte T410, « avalée » par la tradition écrite, devenue source majeure mais qui maintient une posture de narration populaire. Cependant, les traitements du motif de la Belle au bois dormant varient grandement en fonction des versions et des publics visés (Frayre de Joy e Sor de Plaser et Blandin de Cornoalha montrent des traitements nettement distincts). On trouve des foyers beaucoup plus folkloriques de T410 hors du domaine occitan, comme en témoigne une série de textes en vieux norrois dont la source est indubitablement indépendante des sources classiques et donc orale.
53Un troisième type de cas, celui de la légende des serpents de Lérins, montre la « collusion » de deux traditions orales se renforçant en une synthèse. On peut y supposer l’impact possible de l’écrit historique (Diodore de Sicile) suivi d’un syncrétisme de traditions orales diverses (rhodienne et celto-ligure) et mise à l’écrit sous l’effet de la christianisation avec la littérature hagiographique.
- 20 Ibid, cf. notamment Première partie, chapitre 2 et 3, Deuxième partie chapitre 1, 2, 3 et 6.
54Un quatrième type de relation existe bien, mais que nous avons délibérément écarté ici, dans la mesure où il a largement été traité dans notre travail de thèse et notre précédent ouvrage (Alibert 2015). Il s’agit du cas de contes oraux très anciens (notamment transmises par les indo-européens) se subdivisant en versions associées à des contextes culturels distincts. On y note, des mises à l’écrit de légendes20 dans trois contextes historiques et géographiques distincts — l’Antiquité grecque (Hérodote), l’espace roman médiéval (roman de Jaufré) et le Caucase contemporain (collecte des contes nartes en Ossétie) — qui permettent d’interroger les différences de traitement de la relation entre tradition orale et écrite selon les contextes respectifs.