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Archéologie et praxis du conte occitan
Archéologie du conte occitan

Les versions occitanes de T301A au regard de traditions exogènes : entre universaux, tamis culturels et effets structuraux inducteurs

Étude comparative du conte : entre structuralisme et sémiotique, apport et critique des approches contrastives
Jean-Léo Léonard et Laurent Alibert

Texte intégral

Introduction

1Nous allons ici comparer une série de contes tirés de différentes cultures européennes ayant pour point commun une base structurelle, celle du conte-type 301A, et des différences, avec des évolutions respectives notables qui leur sont propres. Nous chercherons à élucider ces convergences aussi bien que ces contrastes : par exemple, pourquoi une légende maya partageant un certain nombre de points communs avec ce conte-type se recoupe avec un assez grand nombre de motifs ou de traits narratifs avec une version caucasienne particulière (ossète, en l’occurrence). En quoi des schèmes heuristiques comme la tripartition dumézilienne sont-ils probants, de manière centrale ou, au contraire, périphérique ? Comment distinguer les structures convergentes plausibles de simples phénomènes de contact ou adstrats, en dépit des apparences — par exemple, la projection que l’on peut faire sur le degré « d’isolement » ou au contraire de « perméabilité » d’une aire culturelle ? Dans quelle mesure la gamme de fonctions narratives, par définition non finie, en tant que structures élémentaires (cf. infra, fonctions F1 à F20 en [1]) n’a pas une forte incidence en termes d’effets structuraux inducteurs ? On mettra à l’épreuve ici par deux méthodes distinctes — l’une structurale, l’autre issue de la sémiotique greimassienne — d’observer en quoi la mise en « dialogue » de ces textes issus de traditions orales distinctes ne peut que transcender une lecture uniquement orientée par des approches pré-définies globalement contradictoires (c’est-à-dire l’attention portée à ce qui tient des « universaux », ce qui tient des spécificités culturelles respectives, et ce qui pourrait tenir d’emprunts potentiels). Ces approches doivent rester dynamiques et respectivement stimulantes, sans quoi la complexité inhérente à l’étude comparative d’objets narratifs issus de traditions orales diverses serait inéluctablement vouée à disparaître sous un rouleau-compresseur théorique simplificateur.

Une approche structurale du corpus

2Cette approche vise, dans l’étude du corpus, à emprunter des méthodes d’analyse à plusieurs écoles dites (à tort ou à raison) structuralistes, comme l’approche trifonctionnelle de G. Dumézil, la typologie Aarne-Thompson, voire à certains égards, la morphologie du conte telle que l’envisage la tradition proppienne. La comparaison de l’ensemble des motifs narratifs méso-américains avec les contes européens étudiés — occitan, russe et ossète — peut permettre une étude synoptique riche d’enseignement comme en témoignent une série de tableaux suivants les descriptifs respectifs infra.

3Commençons par un rappel des fonctions, en tant que sphères d’action, selon la transposition et la hiérarchisation de leur inventaire, d’après Greimas (1968-1986, 194).

(1) Fonctions narratives de Propp, couplées (ou corrélées) selon Greimas (ibidem)
F1 : absence
F2 : prohibition vs violation
F3 : enquête vs soumission
F4 : déception vs soumission
F5 : traîtrise vs manque
F6 : mandement vs décision du héros
F7 : départ
F8 : assignation d’une épreuve vs affrontement de l’épreuve
F9 : réception de l’adjuvant
F10 : transfert spatial
F11 : combat vs victoire
F12 : marque
F13 : liquidation du manque
F14 : retour
F15 : persécution vs délivrance
F16 : arrivée incognito
F17 : assignation d’une tâche vs réussite
F18 : reconnaissance
F19 : révélation du traitre vs révélation du héros
F20 : punition vs mariage.

4Ces fonctions vont nous permettre de baliser les parcours narratifs des différentes versions. Elles ont ceci d’utile, outre leur rôle de jalons donnant sa cohésion aux différentes narrations, qu’elles participent de l’ars combinatoria qui sera évoqué quand il s’agira d’étendre hors de l’Europe et du Caucase notre champ de comparaison, en tant qu’éléments déclencheurs, qui peuvent suivre leur logique propre, écartant un récit de sa matrice mythologique initiale — pour autant qu’on la postule — ce qui reste optionnel pour l’analyste.

5Dans la version cévenole (recueillie par P. Fesquet et publiée dans la Revue des langues romanes en 1884, t. 11), un homme a trois fils et un poirier d’abondance régulièrement volé. Ses fils aîné et cadet se rendent sur place, mais chacun à son tour fuit apeuré par bruit de la bête approchant ; le benjamin se met aux aguets avec une arquebuse et s’oppose à un adversaire qui s’avère être une ogresse montée dans l’arbre pour y voler des poires. Le récit se déroule ensuite avec une poursuite de l’intruse par les trois frères, la descente dans une grotte avec une corde, le combat du benjamin contre l’ogresse (devenue ogre) et une multitude d’autres ogres (prolifération de l’opposant). Il s’ensuit une victoire à l’aide d’une lancette d’or. Après avoir récupéré les poires, le benjamin fait la découverte d’un palais où il emmènera vivre son père — le destinataire de l’épreuve complexe, qui va du débusquage de l’intrus jusqu’à la mise en retraite en lieu sûr du géniteur — motif relativement universel.

6Dans la version audoise (recueillie en 1955 par André Lagarde), un roi (le destinataire) a trois fils et un arbre portant des pommes d’argent (l’objet de valeur, à forte charge symbolique). Il s’en fait voler une, envoie son aîné surveiller le jardin (épreuve), à minuit, il s’endort (manquement au contrat performatif, qui va contrarier la réalisation de l’épreuve, et enclencher une série de tentatives impliquant toute la fratrie), une autre pomme est volée (réitération du faire intrusif de l’opposant, le voleur). Il en va de même avec le second frère (itérativité classique de cette phase narrative de l’épreuve). Enfin, quand le benjamin prend son tour de garde, il voit un grand oiseau d’or, le blesse d’une flèche et récupère une plume d’or tombée. Les deux aînés partent chacun leur tour à la recherche de l’oiseau d’or, mais échouent dans leur quête. Le troisième frère, grâce aux conseils d’un renard qui parle (adjuvant animal) passe par une nouvelle série d’épreuves (empruntée au conte T313 La montanha negra) et libère l’oiseau d’or qui reprend sa forme originelle de princesse. Il la ramène à son père et hérite par ce fait du royaume.

Conte cévenol (T301A et 301B)

Uno fes avié’n òme paire de tres efons. Aquel ome avié din soun ort un perié que fazié cad’an de peros à balafi, mes jamai poudié pas las tasta : coucon las prenié.

7Le motif de la garde de l’arbre par les trois fils est également maintenu, mais l’être qui vole les poires est ici un monstre emprunté à 301B, conte-type de Joan de l’Ors : il apparaît ici comme une synthèse du diable et de l’ours, père de Joan (effet de condensation narrative). Et on retrouve en effet ensuite un schéma tiré de 301B : l’ogre pourchassé par les trois frères s’enfuit. Et il s’avère vivre dans une grotte fermée par una lausa (un grand rocher).

8Le parallèle avec Jean de l’Ours se prolonge : la descente des trois frères et la réussite du plus jeune dans la grotte de l’ogre reprend le schéma de la catabase de Jean de l’Ours dans le trou du Diable où sa descente est elle aussi précédée de celles malheureuses de ses deux compagnons. Même étape de la descente avec une corde, même abandon du héros par les deux autres, même nécessité d’un artefact magique (à la canne de Jean fait ici écho la lancette d’or offerte par la fée), même principe électif au final : à la princesse (ou aux princesses) de Jean de l’ours fait écho ici l’apparition d’un « mirabèl palai roudat de jardis e plé de doumèges, de chavals, de carris ». Mais le héros refuse ce symbole de royauté et retourne chez son père comme Jean de l’Ours repart chez sa mère dans diverses versions. En définitive, les poires sont oubliées par le conteur — détail qui compte, car il peut être indice d’une dimension exogène et d’un caractère emprunté du conte dans le répertoire du conteur-énonciateur ou de la localité où est attestée la version.

Conte audois (T301A occitan)

9Bien que plus récente, la version intitulée L’ausèlh d’òr conserve beaucoup plus d’éléments archaïques : présence de l’arbre à garder (F6 : mandement) ; les fruits en sont des pommes (« pomas d’argent ») — objets de valeur — ; le père (destinataire) est un roi. Enfin, et c’est le point le plus important, le voleur (opposant) est bel et bien une femme-oiseau (figure ambivalente humain-animal, connotée en genre et en verticalité).

10L’aîné, puis le second partent en chasse de l’oiseau, mais n’écoutent pas les conseils d’un renard (F4 : insoumission) et rentrent piteusement chez leur père (F14 : retour, mais sanctionné par l’échec). Le cadet écoute toute une série de conseils du renard (F9 : réception de l’adjuvant). Le héros du conte audois de L’auselh d’or fera sienne une femme (oiseau) associée à un château, et c’est grâce à elle, que son père en fera son héritier, contre la logique du droit d’aînesse (« – Mon filh, es estat avisat, te fau l’eiretier del reialme »), en inversant l’ordre socialement légitime du destinateur et du destinataire de l’héritage.

11La conclusion du conte ne suppose qu’indirectement le lien entre la princesse et l’oiseau :

Arribat al castèlh del rei, pren una pigassa, truca sus la gàbia que vòla en bocins e davant el s’adreita una princessa pus polida qu’una flor de mai. Paire, vos pòrti pas l’ausèlh d’òr mès quicòm de pus preciós encara.

12Ceci est probablement dû à l’interférence du conte-type T313. Si, pour le conte cévenol il est permis d’en douter, le tableau 1 confirme l’interférence entre types narratifs : la triplication d’épreuves réussies grâce à l’adjudant merveilleux via ses conseils et associées à la trace d’une fuite du héros est vraisemblablement inspirée de la dernière partie du T313 — voir par exemple la version qu’en donne A. Lagarde dans Tres Castels del Diable. La question du « pourquoi » n’est pas d’une importance capitale : les contes merveilleux passent des contes simples aux contes complexes en se développant par imbrications successives de manière cumulative, comme le montrent les deux dossiers mis en regard dans le tableau 1 ci-dessous (voir la typologie de Paulme 1975 pour le conte africain, avec les types en spirale, en miroir, en sablier, etc.).

13La comparaison des deux contes à partir du modèle de base commun (conte type 301A) peut se résumer comme dans le tableau 1 :

Tableau 1. Conte type 301A : versions cévenole et audoise

Conte 301A

Version cévenole
Pelen, Jean-Noël, 1994, Le Conte populaire en Cévennes, Payot, p. 96-103 [reprenant P. Fesquet « Monographie du sous-dialecte languedocien du canton de La Salle-Saint-Pierre (Gard) », in Revue des langues romanes, 1884, t. 11 p. 73-6].

Version audoise
Lagarda, Andriu, 2014, « L’auselh d’òr », in Le secret de las bèstias, Letras d’òc, p. 135-6, conté par Fifi Carbonneau, à Rivel en 1955.

Motif de l’arbre aux fruits d’or

arbre abondant

arbre aux fruits merveilleux

Présentation du vol

vol récurrent (ritualisé)

vol unique, qui lance la diégèse

Être commettant le forfait

ogre ou ogresse (sans doute tiré de la figure diabolique de 301B, l’arbre remplaçant la figure du puits ou du trou ; l’axialité demeurant dans les deux cas)

oiseau d’or

Héros

benjamin de trois frères

Idem, mais issu d’une famille royale (valeur d’élection plus marquée ; rehaussant le caractère sacré du jardin)

Combat contre le sommeil

absent

présent

Arme du héros

arquebuse (non utilisées)

arc

Blessure de l’être merveilleux

absente

présente

Déroulement des aventures

modèle du conte 301B
(Joan de l’ors) partiellement inversé

modèle tiré du conte 313 (La montanha negra) : un adjuvant merveilleux (un renard) donne une série de conseils que le héros suit ; traces d’une fuite (ici hors contexte)

Aspect vertical (dimension de catabase) des aventures

présente (comme 301B)

absente (comme 313)

Dimension mélusinienne de l’être ayant commis le forfait

absente

présente

Union finale du héros avec le voleur

absente

présente

Conclusion

refus de récompense (château et biens), « oubli » de la fonction des poires, retour auprès du père

acceptation de la récompense : héritier du trône paternel malgré le droit d’aînesse

Le conte russe

14Le vieux tsar du nom de Vyslav Andronovich avait trois fils : Dmitry, Vasily et Ivan. Au jardin du palais royal, se trouve un arbre avec des pommes d’or sur les branches. Un jour, le roi remarqua que quelqu’un volait des pommes et ordonna à ses fils de surveiller l’arbre afin de débusquer l’intrus. Les princes plus âgés s’endormirent et ne virent rien. Ivan ne ferma les yeux qu’à minuit et découvrit que l’Oiseau de feu volait les pommes. Essayant de l’attraper, le prince ne parvint à lui retirer qu’une plume, qui brille dans l’obscurité comme une torche. Mais la fonction de cet adjuvant potentiel (la plume lumineuse s’arrête là — aporie d’un adjuvant, pouvant être indice de caractère hétérogène du conte, et du statut d’adstrat du motif.

15Le roi demande qu’on lui trouve l’Oiseau (F6 : mandement). Les princes partent à sa recherche, leurs chemins se séparent. Ivan Tsarévitch choisit la route sur laquelle le vagabond, comme le dit une pierre (F9 : réception de l’adjuvant), « restera en vie, mais perdra son cheval ». La prédiction se réalise : le lendemain matin après le repos, Ivan ne découvre que les os rongés de son cheval.

16Après une longue errance, Ivan Tsarévitch rencontre un loup gris parlant qui, en apprenant le chagrin du jeune homme, admet qu’il a mangé le cheval et s’offre à Ivan comme cheval et aide à la recherche de l’oiseau de feu. Le loup et Ivan se lancent dans un voyage lointain et dangereux. Mais, grâce au loup gris, Ivan Tsarévitch réussit à obtenir l’Oiseau de feu et à voler Elena la Belle. Les frères d’Ivan tentent de lui enlever sa récompense (F5 : traîtrise), mais le loup sauve le prince, il rentre chez lui vivant et épouse Elena la Belle (F14 : retour et F19 : révélation du héros + F20 : mariage).

17C’est de la version audoise que se rapproche le plus le conte russe, qui tient autant du T301A, du moins pour sa première partie, que du T550 auquel il est associé dans Arne-Thompson. La schématisation de leur comparaison montre des éléments archaïques plus notable dans la construction du conte russe comme le suggère le tableau ci-dessous :

Tableau 2. Conte type 301A : version occitane audoise vs version russe

Conte 301A

Version audoise
(pour référence, cf. tableau 1.)

Version russe
Narodnye russkie skazki afanasjeva, (1984, éd. Akademia Nauk SSSR, tome 1, p. 331-344)

Motif de l’arbre aux fruits d’or

arbre aux fruits merveilleux (poires d’argent)

arbre aux pommes d’or

Présentation du vol

vol unique, qui lance la diégèse

idem

être commettant le forfait

oiseau d’or

oiseau de feu

Héros

issu d’une famille royale (valeur d’élection plus marquée ; rehaussant le caractère sacré du jardin)

idem

Combat contre le sommeil

présent

présent

Arme du héros

arc

arc

Blessure de l’être merveilleux

présente

absente

Déroulement des aventures

modèle tiré du conte 313 (La montanha negra) : un adjuvant merveilleux (un renard) donne une série de conseils que le héros suit ; traces d’une fuite (ici hors contexte)

Noter la structure tripartite des épreuves
Ivan passe le test de trois épreuves dont la symbolique est probablement d’ordre trifonctionnelle : oiseau de feu (1re fonction, ou fonction I, du sacré)/la belle Elena (3e fonction, ou fonction III, de la société)/le cheval à la crinière d’or (2e fonction, ou fonction II, du pouvoir).

Orientation verticale (dimension de catabase) des aventures

absente (comme 313)

absente

Dimension mélusinienne de l’être ayant commis le forfait

présente

disloquée : elle apparaît en négatif dans la présence séparée de l’oiseau de feu et de la conquête féminine

Union finale du héros avec le voleur

présente

non (à cause de la dislocation du motif mélusinien)

Conclusion

acceptation de la récompense : héritier du trône paternel malgré le droit d’aînesse

Idem dans certaines variantes : toutes ne rappellent pas ce motif, mais son élection héroïque et l’assassinat d’Ivan par ses frères et sa résurrection plaident fortement en faveur d’une lecture dans ce sens

Une version ossète

18Un vieux narte Uærhæg, avait deux fils jumeaux Æhsar et Æhsærtæg qui grandissaient très vite et étaient « des enfants terribles ». Ils furent appelés à garder l’arbre des Nartes (épreuve du premier degré, ou mandement), dont les pommes d’or guérissaient de toute blessure ou maladie, mais chaque nuit une pomme était volée malgré les gardes des Nartes. L’échec des gardes engendrait une décapitation rituelle : vint le tour de garde des jumeaux, et pendant que son frère dormait, Æhsærtæg blessa l’une des trois colombes venues dans l’arbre avant de s’envoler. Les deux frères suivirent les gouttes de sang jusqu’à la mer. Æhsærtæg dit à son frère de monter la garde jusqu’à son retour puis plongea au fond de la mer, arriva au château de nacre des Donbettyrtæ y trouva 7 frères et 3 sœurs dont l’une, la Belle Dzerassæ, était blessé et la rétablit avec les gouttes de sang qu’il avait récupéré sous l’arbre (épreuve du second degré). Ils se marièrent et puis remontèrent sur le rivage du pays des Nartes (sanction en tant que succès). La cabane d’Æhsar était vide, celui-ci était parti chasser. Alors Æhsærtæg y laissa sa femme et partit à la recherche de son frère. Celui-ci revint en premier, comprit qu’il avait affaire à la femme de son frère (qui, elle, le prit pour son mari) et le soir se coucha en plaçant son épée entre lui et la femme. Lorsqu’Æhsærtæg revint il crut que son frère l’avait trompé et le tua dans son sommeil (F4 : (auto)déception, déclassant le héros en tant qu’anti-sujet). Sa femme lui dit ce qu’il en était, si bien qu’il se jeta sur sa propre épée (F20 : punition, au lieu de mariage, et sanction, en tant qu’expiation d’une faute). Dzerassæ, enceinte et veuve monta sur la colline des Nartes et, bien qu’étrangère fut acceptée dans le village — forme transposée de F14 : retour). Elle allait donner naissance à la lignée des plus grands héros Nartes (valeur étiologique, par conséquent). On voit ici une intéressante succession de fonctions inversées et remaniées, puisque le héros en tant que sujet de faire, bien qu’ayant accompli la F17 (réussite, succès dans l’accomplissement de l’épreuve) se retrouve déclassé, par une méprise qui le conduit à tuer son frère et à se suicider en geste d’expiation de sa faute, si bien que sa femme devient le destinataire principal de l’épreuve, et revient seule au royaume du héros déchu, pour donner naissance à une dynastie fondatrice. Cette légende présente donc une structure très complexe, fondée sur des inversions et des transferts de rôle (ou d’actance) particulièrement intriqués.

19Une fouille faite par l’historien et archéologue Vladimir Kouznetzov en 1957 sur le site de Zmeiskaia — non loin du village d’Elkhotovo, Ossétie du Nord — dans la tombe no 14 d’une nécropole alaine s’avère importante pour l’étude de ce conte. Parmi les nombreuses découvertes de cette tombe (xie-xiie s.) celle qui nous intéresse ici plonge dans un passé plus ancien que l’époque alaine : il s’agit d’un tissu appartenant à un Alain de haut rang, tissu où est brodée en fils doré la légende représentant deux oiseaux (contre un seul dans les versions collectées) sur un arbre aux fruits d’or.

20Il s’agit probablement du vol de la pomme des Nartes (narty fætk’wy), mythe fondateur de l’épopée narte, ce qui approfondit encore davantage l’enracinement de ce motif narratif, en qualité de mythème — la légende remontant sans doute à la strate scythique, elle devait déjà appartenir à un fonds très ancien pour les Alains de cette période. On a peut-être une représentation plus précise encore de cette femme-oiseau, Dzerassæ, dans un second fragment de tissu trouvé dans cette même tombe du site de Zmeiskaia. L’oiseau n’est plus sur l’arbre mais fuit avec une branche à laquelle sont suspendus trois fruits. En effet, cette représentation qui est conservée au Musée d’histoire nationale d’Ossétie du Nord semble rappeler le motif de Dzerassæ fuyant avec la pomme des Nartes. Ici l’oiseau emporte une branche avec trois pommes et non pas la pomme des Nartes seule, mais le fait que la légende ossète décrive la pomme des Nartes comme une pomme d’or (syg’zærin fætk’uwy, NK, p. 29) trouve un écho dans l’or choisi pour représenter la scène.

21Le conte ossète possède en commun avec une légende maya une structure complexe qui fut d’abord soulignée par A. L. Barkova, dans un article intitulé « O nekotorykh neobytchnykh paraleliakh k osetinskomu nartskomu eposu » (2007). Trop vaste pour tenir des « universaux », cette narration ne peut non plus se rapporter à une histoire commune récente, ou bien il faudrait considérer que cette structure complexe est antérieure au passage du détroit de Bering par les populations du continent eurasiatique — ce qui s’avère très éloigné de notre horizon de recherche.

22La comparaison du conte ossète et de la version maya du Popol Vuh ressort facilement d’une présentation syncrétique. Elle pose question. Mais quel niveau d’explication est ici requis ? Voyons ce que peut nous suggérer une extension du domaine de comparaison, en mettant en regard les motifs d’une version ossète et d’un fragment bien connu du Popul Vuh, en domaine maya.

Tableau 3. Aux lisières du conte-type 301A : motifs ossète vs motifs mayas

Conte ossète
(Narty Kaddžytæ, 1946, (réed. 1995), Vladikavkaz, p. 27-44 ; L’épopée caucasienne des Nartes, p. 53-65)

Conte maya tiré du Popol Vuh
(Popol Vuh (lit. Libro del consejo) Antiguas historias de los mayas k’ichee’s de Guatemala, (Saravia & Guarchaj, 1996 : 56-69). Voir aussi Faurie (1991 : 47-63).

Les jumeaux (Æhsar et Æhsærtæg) gardant l’arbre du jardin sacré dérangent les autres Nartes par leurs jeux turbulents. Coutume de décapiter ceux qui échouent à garder l’arbre des Nartes.
Æhsærtæg blesse et poursuit l’oiseau voleur et parvient sous la mer dans un palais de cristal.
L’oiseau voleur s’avère être une femme, Dzerassæ, issue du lignage du Dieu des eaux Donbettyr. Æhsærtæg épouse Dzerassæ puis quitte l’océan pour retrouver les Nartes. Enceinte d’Æhsærtæg, un contexte tragique voit la mort des jumeaux.
Arrivée sur terre au village des Nartes, elle raconte son histoire et est acceptée par son beau-père (Wærhæg) et les Nartes. Elle engendre jumeaux Uruzmæg et Xæmyts > origine de la lignée héroïque des Æhsærtægkatæ (« enfants d’ Æhsærtæg »)
Morte, elle sera fécondée dans sa tombe par Wastyrdji > Naissance de Satana, la plus belle, intelligente et presciente des Nartes. (Elle sera plus tard l’épouse de son demi-frère Uryzmæg)

Jun-Jun Ajpu et Vukub-Jun Axpu, fils du Créateur, jumeaux, dérangent le séjour des morts (Xibalba) par leurs jeux turbulents. Les seigneurs de Xibalba vainquent les jumeaux au jeu de balle et les tuent. Ils décapitent Jun-Jun Ajpu et attachent sa tête à un arbre.
Une princesse de Xibalba, Xkik, récupère le crâne du mort dont elle sera fécondée.
Elle monte au monde des vivants, raconte son histoire et la mort des jumeaux.
Elle est acceptée par le créateur
et engendrera 2 jumeaux, Jun-Axpu et Xbalanka > origine de la lignée héroïque dite « des enfants de Jun-Jun Ajpu et Vukub-Jun Ajpu », (même s’il n’y a qu’un seul crâne à l’origine de la fécondation)

En italiques = motif de décapitation + (verticalité) ascension puis intégration de l’altérité féminine par la communauté ou le Créateur. Souligné = une princesse d’une culture exogène, motif d’une fécondation associée à la mort.

23Nous ne prendrons pas le risque de parler de deux « versions » de la même narration : tout au plus de motifs narratifs à comparer. A. L. Barkova, avec moins d’hésitation, décrit ainsi la lecture synoptique des deux narrations :

  • 1  Barkova 2007. Nous ne faisons que citer ce propos, tout en maintenant une distance avec sa teneur (...)

24Donc, nous avons devant nous deux paires de jumeaux, et les plus anciens avec presque les mêmes noms (Hun-Hun-Ahpu et Vukub-Hun-Ahpu, Akhsar et Akhsartag) ; la mère est la fille du chef du monde inférieur, pour donner naissance à des fils, elle monte dans le monde du milieu ; les fils sont nés après la mort du (des) père(s) ; de plus, les légendes indiennes [quiché] et ossètes sont en fait la préhistoire des personnages principaux de l’épopée de chaque nation. Nous oserions suggérer que ces deux légendes bien que secondaires sont au cœur des épopées ossètes et indiennes, et forment une sorte d’étiologie de l’intrigue (notre traduction1).

25Le conte ossète trouve d’autres parallèles dans la tradition maya, notamment dans la tradition orale maya tzeltale (ou tseltale : les deux graphies sont en vigueur) de l’État du Chiapas, au sud du Mexique, telle que la rapporte Monod-Becquelin :

Tableau 4. Aux lisières du Conte type 301A : motifs ossète vs motifs mayas

Légende narte des fils de Wærhæg (Narty Kaddjytæ, 1946 : 27-34) Traduit par G. Dumézil (Le livre des Héros, légendes sur les nartes, 1965)

La légende des deux frères (ou de Soleil bleu et le cadet) SLOCUM, M. 1965 : 8-18. Texte publié en tzeltal et anglais. Mexique, Chiapas, village de Bachajon, Tseltal Cité d’après Monod-Becquelin (1980). NB : ce conte relève du dossier Te Xute, dont nous avons signalé plus haut sinon son appartenance ou affiliation au Popol Vuh, du moins sa convergence.

Un homme avait deux fils qui s’appelaient « courageux » et « plus que courageux ». Les Nartes subissaient leurs jeux turbulents.
Ils durent aller garder un arbre dont on volait — un oiseau — chaque jour les fruits guérisseurs et qui était gardé par des jeunes nartes dont l’échec signifiait la décapitation. « Plus que courageux » blessa l’oiseau puis plongea dans le Royaume aquatique retrouva la voleuse (l’oiseau devenu femme du Royaume aquatique), l’épousa. Pour un quiproquo les deux frères s’entretuent pour la femme. Enceinte (dans la plupart des versions) de « Plus que courageux » (le cadet), elle vint au village des Nartes, où elle fut acceptée et donna naissance à jumeaux, premiers de la lignée des grands héros Nartes.

Une femme avait deux fils qui s’appelaient « Soleil bleu » et « le cadet ».
Chaque jour ils partaient travailler et Soleil bleu tuait son frère. Mais les guêpes et les abeilles recollaient le corps du cadet qui ne mourait jamais.
Un jour, ils partirent recueillir du miel. Soleil bleu, qui était dans l’arbre, gardait le miel et jetait la cire à son frère.
Celui-ci coupa l’arbre et du corps de Soleil bleu surgirent les animaux qui existent de nos jours.

26Les points de convergence globaux sont les suivants :

  1. Jumeaux grandissent et s’adonnent à des jeux turbulents.

  2. Ils sont associés à un arbre, dans les deux cas, lié à la décapitation.

  3. L’un des jumeaux (conte ossète) ou les deux (conte quiché) descendent dans l’inframonde.

  4. L’un des jumeaux s’unira (postmortem pour le conte quiché) à une princesse de l’inframonde.

  5. Cela donnera naissance à jumeaux.

  6. Les jumeaux seront à l’origine de la lignée héroïque des épopées respectives.

  7. Dans les deux cas il est question d’une fécondation postmortem (par naissance de la demi-sœur des jumeaux chez les ossètes).

27Les questions que l’on peut se poser et les observations que l’on peut suggérer dans la relation du conte ossète et de la version tseltale du Soleil bleu sont les suivantes, décrites en (2) :

28Questions et remarques sur le dossier comparatif ossète vs maya tseltal :

  1. En montant dans l’arbre est-ce que Soleil bleu ne prend pas un rôle antérieurement dévolu à un voleur comparable à la femme-oiseau du conte ossète ?

  2. Aspectualité (par itérativité) : dans le conte ossète, il renvoie à un devoir ritualisé dangereux (amenant à une décapitation), dans le conte tseltal il renvoie à un meurtre ritualisé. Dans les deux cas, il faut sortir de cette situation. Dans les deux cas on sort de cette situation par un autre meurtre dans les deux cas fratricides (double meurtre, ou meurtre « réfléchi » dans la version ossète).

  3. Les deux contes s’achèvent par une postérité fondatrice, mais pas dans les mêmes conditions : elle vient directement du meurtre dans le conte tseltal, alors qu’elle est une conséquence indirecte du double meurtre fratricide dans le conte ossète.

  4. La différence la plus substantielle se situe dans la place et le rôle de l’arbre originel, à protéger rituellement, et directement associé à la guérison chez les ossètes, alors qu’il n’apparaît dans le conte tseltal qu’en conclusion, totalement dissocié du rite de protection et des sources de guérison chez les Tseltals (où il est couplé et associé à l’acte fratricide, de loin analogue au motif fratricide dans le mythème ossète).

29Ces considérations nous encouragent à explorer plus avant le corpus narratif maya associé aux récits attestés dans le Popol Vuh. Dans ce registre, le conte du Soleil et de la lune dans ses versions tseltales (maya occidental, Chiapas), pourrait s’avérer particulièrement heuristique, comme nous allons le voir dans la section suivante.

Sur les variantes du mythe du Soleil et de la Lune (ou des deux Soleils) collectées par A. Monod-Becquelin

30Aurore Monod-Becquelin a collecté des variantes de ce mythe solaire dont on rapportera ici deux versions (tableau 5). On notera d’emblée que la variante 1 est plus conservatrice que la variante 2 par divers aspects : sa cohérence (Lune et Soleil plutôt que deux Soleils), sa connaissance du début (les deux personnages sont engagés dans un faire agraire : « travailler leur milpa ») d’opposant (Lapin et oiseau, absents de la variante 2) et de la fin de l’histoire (absente dans la variante 2, le narrateur déclare l’avoir oubliée).

Tableau 5. Le mythème méso-américain du Soleil et de la Lune, versions tseltales

Mythe tseltal du soleil et de la lune
variante 1 :

Le meurtre du Soleil par son frère Lune et l’origine des cochons sauvages

Mythe tseltal du soleil e de la lune
variante 2 :

Le meurtre du Soleil par son frère Lune et l’origine des poissons

Il y avait trois feux [2 Lunes et 1 soleil]. Lune et Soleil allèrent travailler leur milpa mais un lapin et un oiseau firent repousser le travail défriché par Lune et Soleil. Lune les punit [geste de punition étiologique]. Soleil était l’aîné, Lune le Cadet. Ils voient un arbre avec miel et abeilles.
Soleil monta en haut de cet arbre pour faire tomber le miel.
Lune, en démiurge, façonne des petits animaux à partir de la cire tombée, qui détruisent la base de l’arbre, lequel tombe avec Soleil. Ils se transforment respectivement en cochons domestiques et sauvages [mort symbolique et origine étiologique de la naissance des cochons]. À son retour on interroge Lune sur l’absence de son aîné puis, sans attendre de réponse, on explique qu’en frappant sur une pirogue « ton frère aîné va sortir ». Ce sont les cochons [domestiques et sauvages] qui en sortent (étiologie).

Il y avait deux soleils autrefois.
L’un comme l’autre (« nos pères sacrés ») avait mal aux pieds. L’un dit : « allons manger du miel ! ». L’un dit qu’il ne peut plus marcher et l’autre lui répond qu’il abattra un arbre en promettant de lui en donner (du miel).
D’en haut, il mange et puis dit à l’autre d’ouvrir la bouche mais ne lui envoie que de la cire. L’autre proteste. Il entoure l’arbre de cire. La cire se transforme en agoutis qui coupèrent les racines de l’arbre. En mourant, les entrailles du Soleil (l’aîné ? ce n’est pas précisé) se répandent et créent les poissons et ses animaux. L’autre rentre à la maison, mais le conteur a oublié la suite.

31Point notable vis-à-vis du conte de Soleil Bleu : ces deux variantes ne donnent pas de contexte généalogique : dans le premier cas, il y avait trois feux, deux lunes et un soleil, dans le second il y avait deux soleils mais ni dans l’un ni dans l’autre il n’est donné de géniteur(s) aux héros contrairement au conte de Soleil bleu et au conte ossète.

32La présence d’opposants aux jumeaux dans la variante 1 pourrait être un trait archaïque, puisqu’il est question, en plus du lapin d’un oiseau, qui pourrait faire écho à l’oiseau d’or du conte ossète. Mais dans le mythe tseltal le rôle de l’oiseau est limité et c’est surtout pour expliquer l’origine d’un type d’oiseau qu’il est présent dans le mythe — son rôle narratif étant minime. On notera que ces deux variantes conservent une dimension magique de la cire qui a disparu du conte de Soleil Bleu.

33Dans le Popol Vuh, l’arbre est un arbre de mort, véritable figure, ou plutôt antifigure par rapport au conte ossète, où l’arbre est symbole de vie et de guérison. Les versions modernes de tradition tseltale semblent impliquer les deux aspects, par ambivalence : l’arbre sera lié à la mort de Soleil, mais il est aussi lié au miel, substance de force vitale (particulièrement dans la variante 2 des contes collectés par Aurore Monod-Becquelin).

Comparaison avec les versions occitanes de T301A

34Afin d’affiner et approfondir le regard panoramique sur le conte revenons aux versions occitanes évoquées en début d’article, le seul point sur lequel la version cévenole s’avère plus respectueuse du caractère mythique du conte est le caractère presque rituellement réitéré du vol : « jammai poudié pas las tasta : coucon las prenié. », nous dit la conteuse cévenole, tandis que la tradition que suit la conteuse audoise a évincé le caractère rituel du vol en en faisant un événement unique : « Achí qu’un maitin le jardinièr i venguèc dire : « Majestat, ne manca una ».

35Si le conte cévenol mentionne une arquebuse, même le puîné n’en fait pas usage, tandis que le conte audois, lui, décrit le motif classique de l’endormissement des deux aînés lors de leur tour de garde avant de voir le plus jeune blesser l’oiseau voleur d’une flèche. Ayant récupéré une plume d’or.

36On ne note pas d’oppression ni de tentative de meurtre des frères, mais une opposition marquée : la version cévenole marque les moqueries des deux aînés (Mai pòu que n’autres, diguèrou sous fraires en si trufan, e de segu lou bajanèl n’pas res vis) ; la version audoise décrit, par l’intermédiaire de l’écoute des conseils du renard, l’élection du benjamin. Dans de nombreuses variantes de 301B, Jean de l’Ours apparaît orphelin de père. Il y a aussi une tentative de meurtre de Jean de l’Ours par ses deux compagnons de route dans 301B. Le conte Te Xute (litt. « Le petit », pour le benjamin) semble pouvoir faire office de pont éclairant la relation entre 301A et B : dans une version plus « archaïque » de type européen, les compagnons de route de Jean de l’Ours pourraient fort bien être ses frères.

37Jean de l’Ours se vengeant des deux compères ou (faux-)frères (parfois nommés vira-palets et trenca montanha ; les noms varient) — qui l’ont abandonné le lâchant dans le trou du Diable — en les tuant. Pas de ruche ni de miel (ni d’arbre) dans le stratagème de Jean de l’Ours, même s’il est ontologiquement associé à celles-ci : il est l’homme-ours dont le parallèle anglais est le héros Beowulf (littéralement le « loup des abeilles »). Pas de rite agraire non plus, côté européen dans ce conte (ne serait-ce pas le signe de la déconnection des contes occitans d’un espace d’échanges sémantiques abondant entre la tradition orale et le monde dans lequel elle est exprimée ?). Pas de compétence magique non médiée, autonome comme celle du benjamin du conte tseltal, mais simplement l’intelligence de l’obéissance du héros (son écoute des conseils du renard, correspondant à un bon maniement de F6 — le mandement). Dans le conte-type 301B (ainsi que dans la version cévenole 301A) la situation peut être même envisagée comme une inversion de l’action du Te Xute tseltal fratricide en amont : ce sont les compagnons (ou frères) du héros qui le précipitent dans l’abîme pour le tuer (F5 : traîtrise). En revanche, le petit frère tseltal, Te Xute, ne fait jamais, par ce geste, que se délivrer de la persécution que ses frères lui font subir (F15 : persécution vs délivrance). Nous voyons ainsi fonctionner à plein rendement les jeux de convergence, divergence, de transfert, condensation ou inversion des vingt fonctions élémentaires de la narration selon le modèle Propp-Greimas (en réalité, des corrélats élémentaires de la narration, tout comme Levi-Strauss parlait des structures élémentaires de la parenté). La prochaine section va nous permettre de travailler davantage sur cette dialectique entre universaux, tamis culturels et effets structuraux inducteurs. Le prisme maya (tseltal) va se révéler heuristique, de ce point de vue.

Une approche sémiotique du corpus

38Un premier jalon sera analytique : la sémiotique greimassienne, ou sémiotique de l’École de Paris, et son formalisme (Greimas, 1976, 1983, 1986 ; Hénault 2012, 1992 ; Greimas & Fontanille, 1991 ; Greimas & Courtés 1979). De ce point de vue, le maître-mot sera l’ars combinatoria, ou l’art de la composition narrative à la quête des similitudes héritées, ainsi que l’art verbal et la praxis rituelle comme clé explicative permettant de discerner des différences de fond là où semblent se profiler des ressemblances de surface. Ce mode opératoire n’empêche pas de faire apparaître des traits communs, entre des traditions narratives aussi éloignées que les traditions occitanes ou ossète et la tradition maya, par exemple, ou méso-américaine au sens large, mais davantage selon une dynamique de combinatoire de motifs universellement disponibles.

39Un deuxième jalon sera herméneutique : la vision de l’essayiste mexicain Carlos Montemayor, dont l’essai Arte y trama del cuento indigena (1998) propose une synthèse originale sur la dynamique du contact de structures narratives dans cette région du monde, que l’on pourrait croire anciennement « isolée », durant la période précolombienne et les époques qui ont succédé jusqu’aux indépendances du Mexique et des pays d’Amérique centrale (l’État du Chiapas, où est parlé le tseltal, faisait partie de la grande Capitainerie du Guatemala, avant l’indépendance du Mexique, en 1821). En réalité, il n’en est rien.

40Le modèle de Montemayor se fonde sur :

  1. l’ars compositoria, ou art de la composition des motifs, dont l’agencement exact et scrupuleux fonde le « bien conter » mais aussi la mémoire, en confortant la mnésis aussi bien rituelle, ethnique que narrative

  2. l’art verbal, ou ce que Dinguirard (1976) appellerait l’ethnopratique linguistique (affinage, stylistique et rhétorique endogène) par exemple, en domaine maya, le parallélisme et les listes testimoniales.

  3. la praxis rituelle, ou art de la composition et du maniement des rites visant à contrôler les éléments naturels et les cycles agraires (Montemayor 1998 : 7-12).

41Le pendant en termes d’analyse sémiotique est pour (1) la trame des parcours narratifs (PN), (2) la compétence (le savoir faire ou agir et le savoir être : compétence programmatique et adaptative de l’acteur, mais aussi compétence modale) et performance (l’agir pragmatique, la réalisation et actualisation du savoir, du pouvoir et du faire de l’acteur, là encore, relevant de la modalité — une modalité en action), (3) la factitivité (faire-faire et faire-être) ou la causativité, avec comme visée pragmatique, l’éducation (des destinataires), à titre illocutoire, et le travail agraire et cérémonial, à titre performatif.

42Dans le cas d’une zone comme l’aire méso-américaine, la miscégénation est un facteur incontournable. Alors que cette région du monde a connu, à époque dite « pré-colombienne », un développement en nombre de points comparables à ceux de l’Europe avant la « Conquête » par les puissances européennes occidentales (Espagne principalement, mais Angleterre aussi, dans une moindre mesure), sa perméabilité aux traditions narratives européennes a été si grande que Franz Boas, dès 1912, avait péremptoirement jugé que l’acculturation aux motifs narratifs européens en faisait une aire de peu d’intérêt pour la connaissance des spécificités amérindiennes — même si les langues amérindiennes se sont maintenues bien mieux au Mexique et au Guatemala que dans les pays d’Amérique du Nord.

43Peñalosa (1996) décrit bien comment les traditions narratives aussi bien européennes, hispaniques, qu’afro-caribéennes, ont pu se diffuser dans cette aire-charnière entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud : l’ouverture aux échanges avec l’Europe à travers l’espace maritime et littoral caribéen, l’intensité des itinéraires de marchands à travers des voies terrestres et maritimes à époque coloniale. Une véritable fusion des deux hémisphères s’en est suivie, notable à travers la récurrence de motifs et de contes-types, par exemple les péripéties du Lapin et du Coyote (emprunté à la tradition afro-caribéenne). Le conte-type 175 par exemple, du lapin englué dans un mannequin de cire, qui ne fait qu’empirer son cas en tentant de s’en détacher et en le frappant, est attesté aussi bien dans la tradition orale maya que mazatèque (oto-mangue), tout comme il est abondamment attesté dans les créoles de la zone caraïbe. Le conte 313 de la fille (du diable) qui aide le jeune héros à fuir, après l’avoir vu tenter d’accomplir les travaux imposés par son père diabolique, en s’aidant d’objets divers se changeant en animaux, personnes ou objets, fortement implanté en Europe, se racontait aussi bien dans l’Allier qu’en pays ixil, k’iche’, mopan et yukatek, q’anjob’alan, poqom, q’eqchi’ ou tseltalan (Peñalosa, 1996 : 60).

44Comme dans le conte occitan des fruits d’or, recueilli en Languedoc ou en Ossétie (T 301A), c’est dans une milpa (champ de maïs) que les frères vont se laisser surprendre par le sommeil en tentant de confondre et de neutraliser le maraudeur qui vient voler la nuit (175C : variantes tseltale et tsotsile, v. Peñalosa, p. 56). Le conte de l’homme avalé par un animal (poisson, crocodile ou lézard), qui s’en extirpe en lui crevant la panse (333A) est attesté chez les Huave ou Ikoots (isolat linguistique, en contact ancien avec les aires oto-mangue, mixe et mayas), d’où il a pu être emprunté aux Mayas occidentaux, notamment Tseltals ou Tsotsils — mais il est également attesté chez les Awakatek, les Poqom, les K’iche’ et les Q’eqchi, ainsi que les Yukatek (idem, p. 63).

  • 2  Mais le Popol Vuh dissocie les motifs sur deux contes de jumeaux distincts : si la majeure part de (...)
  • 3  Ce conte est encore si répandu chez les Tseltals que Jean-Léo Léonard en a même recueilli aisément (...)

45En revanche, le conte « El sol y sus hermanos », connu comme Te Xute (Le frère benjamin) chez les Tseltals, est classé T 3411 par Peñalosa (idem, pp. 87-88), parmi les contes endogènes. Une partie de sa trame se retrouve en effet dans le Popol Vuh (Faurie 1991, 47-63)2. C’est ce conte, abondamment attesté chez les Mayas du Mexique et du Guatemala, aisément accessible sous version glosée sur Internet, ainsi que dans diverses sources (notamment Whittaker & Warkentin 1965, 13-45 ; Bermúdez 1999, 63-71, pour la tradition ch’ol, au nord du Chiapas), que nous allons analyser ici. Nous comparerons sa trame à celle du conte-type T 301A et le conte tseltal Te Xute, du benjamin fratricide, espiègle et un peu magicien3, davantage pour faire ressortir les différences profondes, malgré les similitudes apparentes, que pour nous adonner à un comparatisme structural à la recherche d’origines. Selon le point de vue adopté ici, c’est dans la profondeur et l’enracinement endogène des structures, à partir de procédés combinatoires universels, que réside l’intérêt d’une telle comparaison : les mécanismes de conjonction et de disjonction de parcours narratifs en partie analogues méritent l’attention tout autant que la quête d’isomorphies universelles ou héritées. Le recoupement de motifs dans les contes occitans comparés au Popol Vuh tenté dans les cellules du tableau 6 infra montre l’articulation des fonctions élémentaires de Propp-Greimas entre d’une part, le récit du mythème maya tel qu’on le trouve dans le Popol Vuh, et d’autre part, les variantes cévenoles et audoise du conte-type 301A. On peut déceler deux aspects à travers cette comparaison : des combinaisons avec convergences et succession de schémas narratifs plus ou moins routiniers (opération d’inversion de l’amorce narrative par l’abondance plutôt que par la carence soit [F1], suivie d’un vol, soit [F2], associé à une traîtrise [F5], liées à des problèmes ou un conflit de parenté [F11]), et d’autres qui créent des ruptures, comme [F17] dans la séquence narrative des deux frères turbulents dans le Popol Vuh, auxquels les dieux assignent cinq tâches, et qui échouent dès la première (par antifaire, au lieu de faire). À cet endroit dans la chaîne des successivités comparables, les variantes occitanes diffèrent en tout : par les acteurs (ce ne sont pas des dieux qui leur imposent une épreuve), et par l’action qu’ils se reprennent à plusieurs reprises pour l’exécuter (descendre dans un gouffre, dans une dynamique de catabase). Dans quelle mesure ces ruptures sont-elles loin d’être des détails ? Pas seulement le détail qui diffère ponctuellement, mais le détail qui fait s’écrouler le château de carte de la comparaison ? Même l’effet de numération (5 épreuves pour les jumeaux mayas du Popol Vuh, trois reprises pour la descente à la corde dans les contes occitans), d’itération de l’action, relève d’un autre ordre de logique narrative : celui de l’aspectualité. En quoi est-il probant ? On ne saurait lui donner trop de poids.

Tableau 6. Versions occitanes et motifs attestés dans le Popol Vuh

Fonction élémentaire

Conte 301A

Version cévenole

Version audoise

F1 : carence/manque vs abondance

motif de l’arbre aux fruits d’or
transfert : Objet. de valeur Fruits d’or > Miel

arbre abondant

arbre aux fruits merveilleux (poires d’argent)

F2 :
prohibition vs violation

présentation du vol

vol récurrent (ritualisé)

vol unique, qui lance la diégèse

F5 :
Traîtrise vs manque

être commettant le forfait motivant la sanction (meurtre rituel) par rupture de contrat

vol de fruits vs tromperie (vol de part de miel promise : cire au lieu de miel, au cours de la récolte)

ogre ou ogresse

oiseau d’or

F11 :
combat vs victoire (antagonisme de parenté)

héros et figure de la fratrie et des enjeux liés à la parenté, sur l’axe du pouvoir

benjamin de trois frères

Idem, mais issu d’une famille royale (valeur d’élection plus marquée ; rehaussant le caractère sacré du jardin)

F8 :
assignation d’une épreuve vs affrontement de l’épreuve

combat contre le sommeil
Popol Vuh : chambre des ténèbres et rituel propitiatoire frustré par le contrat imposé par les diables.

absent

présent

arme du héros

Arquebuse puis lancette d’or

arc

F11 :
combat vs victoire

blessure ou anéantissement de l’être merveilleux/l’opposant

présente

présente

F17 : assignation d’une tâche vs réussite

déroulement des aventures (Parcours Narratif)
Popol Vuh :
parcours initiatique de 5 épreuves, mais la première suffit à sanctionner l’échec des frères.
Inachèvement de ce parcours dans le Popol Vuh.

modèle du conte 301B
(Joan de l’ors) partiellement inversé avec
catabase
3 tentatives de descente
descente dans un foyer chthonien incandescent.

modèle tiré du conte 313
(La montanha negra) : un adjuvant merveilleux (un renard) donne une série de conseils que le héros suit ; traces d’une fuite (ici hors contexte)

F10 :
Transfert spatial

aspect vertical (dimension de catabase) des aventures

présente (comme 301B)

absente (comme 313)

dimension mélusinienne de l’être ayant commis le forfait

absente

présente

F20 :
Punition vs mariage

union finale du héros avec le voleur/la voleuse
Popol Vuh : croisement avec le mythe marial, puisque la fille du diable s’unit et conçoit de manière « immaculée » avec les mânes d’un des deux frères demi-dieux.

absente

présente

F10’ :
Transfert de destinataire

Résolution, dénouement

abnégation du sujet individuel en faveur d’autrui (un ascendant) ou du sujet social : refus de récompense (château et biens), « oubli » des poires, retour auprès du père (patrilocalité).

acceptation de la récompense (sanction positive) : héritier du trône paternel malgré le droit d’aînesse.
 => résolution du conflit de pouvoir et d’avoir dans la fratrie.

46En quoi consiste F17 pour le Popol Vuh ? Dans la MN1 du segment de ce récit des jumeaux turbulents, les deux enfants jouent au jeu de pelote maya, qui est un secret que convoitent les Seigneurs de Xibalba (ou diables de l’Enfer), et auquel s’adonnent en toute euphorie les deux frères — ce qui perturbe les Seigneurs chthoniens et met à mal leur régime thymique, outre la modalité du non savoir-faire, de la non compétence de ces anti-dieux malins, que la performance des semi-dieux terrestres met en rage. Les Seigneurs veulent à tout prix voir les instruments sacrés de ce jeu secret et convoquent de manière très formelle les deux frères en enfer. Ils envoient à cette fin des Tukurs, ou messagers-Tecolotes.

  • 4  Le romancier d’origine allemande Bruno Traven, qui a su décrire le monde des Indiens mayas du Chia (...)

47Il s’ensuit un simulacre de réunion du conseil des Anciens dès leur arrivée, avec des mannequins, et obligation de s’asseoir sur des sièges incandescents, tout en contrôlant le régime somatique et thymique (stoïcisme des puissants, maniant le pouvoir-faire ; opposition du paraître des Seigneurs malins et du pouvoir-faire exigé des deux frères). S’assoir sur un siège chauffé à blanc était également une épreuve que devait subir tout prétendant à exercer des fonctions de gouvernement dans le monde maya, pour tester son stoïcisme — un rituel d’intronisation, ou F8 (assignation et affrontement d’une épreuve4).

48Déroulement et attirail de la première et unique épreuve qu’affrontent les deux frères en Enfer : passer une nuit dans la Salle des Ténèbres en s’éclairant d’un bâton d’encens et de cigares rituels, sans que ceux-ci se consument. On assiste à l’évocation des quatre autres salles, avec les figures du Froid, des jaguars, des chauves-souris et des poignards sacrificiels. La « charge rituelle » est donc forte, voire omniprésente, dans le PN du mythe tel que raconté dans le Popol Vuh.

Te Xute tseltal en relation avec le Popol Vuh

49Le conte Te Xute, mentionné plus haut, correspond à un bloc narratif du Popol Vuh, sur les enfants de la princesse Xquic (Saravia 1996 : 76-83). Du point de vue de l’ars combinatoria, ce conte se divise en masses narratives récurrentes, d’une tradition maya à l’autre : première grande masse narrative (MN1) un ou deux frères, nés d’une même mère, mais sans père, oppriment leur petit frère, qu’il(s) tente(nt) de tuer par tous les moyens (dimension thymique du ressentiment). Ce petit frère ne fait que jouer (le faire-ludique), alors qu’ils triment dans les champs pour sustenter la famille (le faire-agraire). Celui-ci s’en sort à chaque fois à l’aide d’un pouvoir non médié (sans artefact magique externe), qui lui est propre, à la différence de la tradition narrative européenne, qui dote ses héros d’objets magiques leur permettant d’échapper à la mort ou de se tirer d’affaire face à un danger létal. Là encore, est-ce seulement un « détail » ?

Connotation de la praxis rituelle agraire dans Te Xute tseltal

L’Alux maya

50Le petit frère du conte tseltal Te Xute décide de se venger de ses frères qui le persécutent (F15 : persécution vs délivrance) en usant d’un stratagème : inviter ses frères à cueillir une ruche pleine de miel dans un grand arbre. Cet « objet de valeur » est d’abord une grande boule de coton, dans une version ch’ol (Whittaker & Warkentin 1965), si bien que la couleur peut-être aussi bien blanche (coton) que dorée (miel). Doit-on en déduire une axiologie (système de valeurs) différente ? Les frères montent dans l’arbre, se gavent de miel et ne laissent à leur frère cadet que des crachats de cire et de miel, dont il va faire des agents de sa délivrance, en enclenchant un rite de l’alux (Montemayor, 54-56), qui est un rite agraire. Le terme alux désigne, en maya yucatèque une petite statuette d’argile imprégnée d’eau et de miel, pour lequel on sacrifie une boisson rituelle, en le plaçant abrité sous une pierre servant d’autel, au centre de la milpa (champ de maïs). Outre la statuette, il faut ajouter un petit chien et une petite houe en argile également, pour accompagner et équiper le fétiche. Le rituel est effectué les mardis et vendredis ; le paysan donne treize fois à boire à la figurine, puis lui oint les lèvres de gouttes de son sang. Il fait de même pour la houe et le petit chien, auxquels il donne treize fois à boire, et qu’il macule de son sang. Mais ce n’est pas tout : la figurine de l’alux, avec sa houe et son chien, est supposée défendre le champ cultivé des intrus et des voleurs (F2 : prohibition et violation, transférée en protection). Si quelqu’un entre par intrusion dans la milpa, il recevra une volée de cailloux mais ne saura pas d’où viennent les coups, de même qu’il entendra aboyer des chiens sans les voir. Quand le paysan a fini de travailler la terre et qu’il a besoin d’ouvrir son champ à la récolte, pour rompre le charme il doit briser la figurine contre une pierre. Pour autant, l’alux n’est pas comparable aux gnomes ou lutins européens : c’est un gardien précolombien des cultures, qui relève d’une autre tradition — autant dire, d’une autre idéologie.

51Or, dans le conte tseltal, le benjamin Te Xute, qui est doté de compétence magique non médiée (le faire-magique autonome : c’est en réalité un petit sorcier), fabrique avec les déchets de cire et de salive de ses frères des agoutis, petits animaux relevant du domaine chthonien, qui vont saper l’arbre à la racine et précipiter ainsi ses frères dans l’abîme (catabase pour un meurtre rituel fratricide), qui se transforment en singes (manipulation transcendantale et cosmogonique). On voit ici opérer un double jeu de métamorphoses : d’une part, le faire magique du benjamin, par des alux faits de cire, de salive et de miel (autant dire, d’argile, de sang et de miel), qui deviennent des taupes rongeuses de racines, d’autre part, la métamorphose des frères en singes après leur mort.

52Deuxième masse narrative (MN2) : en rentrant seul chez sa mère, Te Xute va devoir mentir afin de dissimuler son méfait. Face au désespoir de sa mère (dimension thymique), qui doute qu’il puisse subvenir aux besoins de la famille sans ses frères, il va se mettre à défricher et cultiver le champ de maïs. Mais tous ses efforts seront vains, car ses frères, transformés en une multitude d’animaux, défont chaque nuit ce qu’il a créé de jour. Il tente d’attraper les animaux, et les mutile ou les déforme, sans parvenir à les contrôler — il en résulte des séries étiologiques : le lapin y gagne de grandes oreilles, ou il y perd sa queue, etc. Enfin, il monte au ciel, en inversant la catabase de ses frères ; sa mère le suit, devenant la lune.

53Les parcours narratifs (PN) sont plus ou moins semblables d’une version à l’autre, avec des faire-être et des faire-faire canoniques (inversion nature/culture, homme/animal, etc.) et des structures actantielles (sic, en sémiotique greimassienne) et aspectuelles analogues. À ce titre, du point de vue de la praxis rituelle, la pratique de l’alux enclenche des séries factitives d’une grande richesse.

54Le personnage du frère benjamin est un héros assez différent de ceux des contes européens : c’est un démiurge, une petite boule de puissance, mais aussi une sorte d’apprenti-sorcier, dans la mesure où sa compétence, d’abord ludique, puis magique, ne parvient pas à s’étendre au faire-agraire, qui revient aux humains. Il s’ensuit une contradiction massive entre les compétences surnaturelles de cet acteur ou de ce destinataire de modalités virtuelles et son faire-agraire dans la praxis du monde des humains, qui ne parvient pas à s’actualiser. De source de noises et d’envie dans sa famille humaine, le benjamin turbulent Te Xute, de nature ambivalente, car ni dieu ni humain (il ne sait pas cultiver), va devenir source de vie au firmament (transformation transcendantale, là encore, qui en définitive pourrait bien relever de F14 : le retour, mais retour au firmament, dans les limbes du monde des dieux). La frontière entre le mythe cosmogonique, le conte merveilleux et le récit étiologique est bien plus floue que dans les contes de tradition européenne. L’incidence des rites agraires, dont l’alux semble un indice substantiel, est un vecteur puissant de la narration et de sa performativité, tant éducative pour un public maya qui écoute ce conte, que narrative, dans des proportions qu’on ne retrouve guère dans les contes européens.

Conclusion générale : des taxinomies à complexifier ou à assouplir ?

55Nous venons de voir combien les contes mayas, qu’ils soient de tradition orale contemporaine ou issus du Popol Vuh, sous forme de mythèmes, sont imprégnés de rituels et de ritualité — à tel point qu’ils sont en quasi-relation d’équivalence avec certaines fonctions narratives, comme F2 (prohibition et violation), F8 (assignation et affrontement d’une épreuve), etc. Dans les versions des contes européens ou caucasiens ossètes, et plus spécifiquement dans la tradition orale narrative d’oc, on ne retrouve pas (ou quasiment pas) de rites agraires à la différence des traditions méso-américaines. Pourquoi ? Notre piste est la suivante : l’étude des contes en pays maya (quiché, yucatèque, tseltal) montre, comme dans d’autres zones des cultures méso-américaines, que la typologie classique des traditions orales narratives sur le modèle de E. Meletinski (délimitation franche entre mythe et conte par déritualisation et désacralisation) n’opère pas. Elle opère d’ailleurs déjà fort mal dans les masses narratives (MN) ossètes ou les frontières génériques sont souvent problématiques : la tradition orale y constitue un continuum qui s’est brisé ailleurs en Europe.

56Dès lors, la taxinomie meletinskienne ne semble en effet vraiment fonctionnelle que pour l’espace européen (les exemples des contes russes et occitans pourraient aisément être complétés par d’autres traditions orales des cultures européennes). Car si la tradition orale est en Europe un « palimpseste invisible », on y a bien une stratification assez nette comme l’analyse Meletinski. Cependant, la tradition orale caucasienne (ossète ou non), et plus encore méso-américaine mêlent les niveaux mythiques, légendaires, de contes merveilleux ou licencieux sans que les premiers soient associés à une dimension archaïque et les seconds à une temporalité plus moderne : dans le langage de la tradition orale, ces « niveaux » sont presque toujours envisagés sur le même plan. La quête des « racines profondes » est aussi hasardeuse que celle des « universaux insurpassables ». Dans les deux cas, on risque deux écueils :

  1. la non vérifiabilité (ou non falsifiabilité popperienne, cf. Popper 1934) : les hypothèses ne s’avèrent ni vraies ni fausses. On ne peut rien prouver de manière vraiment convaincante ni définitive,

  2. la circularité. Ces deux apories sont passablement intriquées.

57Qu’est-ce que notre approche comparative ossète/russe/occitan/maya nous permet d’entrevoir, de manière popperienne — c’est-à-dire en se préoccupant en premier lieu des conditions de réfutabilité potentielle ou avérée d’une analyse d’un ensemble complexe d’observables ?

  1. Du point de vue des structures fondamentales ou élémentaires, comme les schémas actantiels, des congruences se détachent, certes, de l’écheveau des styles et des stratégies narratives (ou des Parcours Narratifs locaux), en termes de relations de pouvoir, de désir et de négociation (quête et contrat) et de communication.

  2. Des motifs de ritualité agraire ou idéologique (modalité du pouvoir-faire et du paraître) surnagent de l’exubérance des parcours narratifs.

  3. Les notions de compétence et de performance des sujets de vouloir et de faire et de leurs opposants sont au centre des praxis adoptées par les figures, notamment mythologiques, derrière la gangue de la narration ludique de « contes de fées » ou de « contes pour enfants ».

  4. Cette démotivation sémantique opère selon les règles cognitives ou gnoséologiques définies par Sigmund Freud comme clés d’interprétation du rêve : la condensation, l’inversion et le déplacement.

  5. De ces points de vue, on peut hasarder l’hypothèse heuristique que le CT 301A/B pourrait se décrire comme un récit mythique relatant la quête du feu primordial et l’origine des sociétés humaines par catabase ou par élévation — mais à titre heuristique seulement, dans une posture non péremptoire.

  6. Cette quête s’est réalisée, selon cette narration, par une remise en question des contradictions de pouvoir, de désir et de communication au sein de la fratrie, vis-à-vis du Père, en régime patrilocal. La régénération du Milieu primordial du Sujet social (les sociétés (cf. Meletinski, puis Belmont), et renégocié au sein de cette fratrie ternaire prototypique (l’aîné, le cadet, le benjamin) [contes occitan et russe] ou binaire (jumeaux) [contes ossète et méso-américains] par alliance avec des Dieux ou des Diables (par magnification ou sublimation du groupe exogame fournissant les femmes).

58Une méthode afin d’extraire de la gangue narrative, toujours complexe, les éléments nucléaires par rapport aux éléments périphériques ou stylistiques (de l’ars narratoria) des différentes versions de contes, consiste à procéder comme nous l’avons fait, à partir d’une modélisation greimassienne, en sémiotique narrative, de l’actance, de l’aspectualité (Parcours Narratif) et des modalités de la narration.

59En ciblant les primitives narratives, on voit nettement s’agencer ou se détacher d’un canevas général les principaux procédés expressifs (symbolisme, métaphores, métonymie, euphémismes ou dysphémismes) et les principaux motifs narratifs de mythes élémentaires (ou mythèmes) à vocation explicative (des structures de parenté, ou de la fratrie sous ses formes locales ou modifiées au cours du temps) ou étiologique.

60Ce n’est donc pas un proto-conte qu’il faut chercher à reconstruire, qui se serait au cours des âges disloqué ou démembré, et dont on reconstruirait spéculativement le puzzle, mais des structures sociales et des narrations cosmogoniques (des mythes) — en cela, nous rejoignons l’hypothèse de Dumézil, qui a également inspiré Propp et Greimas, sur la teneur mythologique des « contes merveilleux ».

61Or, de même qu’en sciences, une hypothèse heuristique (comme l’héliocentrisme galiléen) peut faire dévier le cours de la pensée scientifique, l’hypothèse Propp-Greimas des schèmes actantiels et narratifs universaux et de leur application sur la résolution de problèmes et de contradictions concernant les modalités de la parenté (structure des fratries) permet de réaliser une exégèse sinon crédible, du moins heuristique, des motifs congruents entre les versions ossète, occitane et maya du mythe frère benjamin victorieux de toutes les épreuves, qui construit sa compétence en surmontant sa couardise ou son infantilisme (pulsion ludique, insouciance) ainsi que les périls, générateur d’un ordre social ou géopolitique nouveau à partir d’une réforme du contrat social et par alliance exogamique. Il peut aussi être vaincu, sanctionné, décapité et renaître, donnant lieu à une double régénération (du Sujet individuel aussi bien que du Sujet social). Il y a là probablement un noyau dur en termes de PN à la fois universel et continuiste, avec de fortes tendances à la déritualisation ou à la démotivation des rituels agraires et propitiatoires. Le « détour » par ce monument narratif et mythologique précolombien méso-américain (bien que recueilli à époque coloniale) qu’est le Popol Vuh permet de mettre en valeur la trame sous-jacente de ces motifs rituels, qui ont pu œuvrer comme des jalons gnoséologiques et narratifs, avant de se « dégrader » ou de se démotiver, dans les traditions narratives européennes, en termes d’éléments aussi bien combinatoires (structure) que stylistique (forme de l’expression) des modèles narratifs.

62La démotivation enclenche par ailleurs de multiples remotivations : ludiques, pédagogiques, poétiques, et s’accompagne de diverses trouvailles étiologiques, plus ou moins opportunes et improvisées ou improvisables, conférant un caractère rhizomique aux traditions narratives dans diverses régions, au cours du temps, et selon les contraintes sociales et de sociabilités. Sous cette surface, une trame relevant de l’anthropologie culturelle reste visible. La méthode structurale en sémiotique narrative permet, selon nous, d’accéder à ce niveau de l’hologramme diégétique.

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Notes

1  Barkova 2007. Nous ne faisons que citer ce propos, tout en maintenant une distance avec sa teneur essentialiste.

2  Mais le Popol Vuh dissocie les motifs sur deux contes de jumeaux distincts : si la majeure part des motifs de l’aventure des jumeaux dans l’inframonde correspond à celle des jumeaux Jun-Jun Ajpu et Vukub-Jun Axpu, le motif de l’arbre à garder contenant des fruits merveilleux — ici un « grand arbre de nances » (Popol Vuh p. 28) — est rattaché à un couple de jumeaux antérieurs, leurs aïeux : Hunahpu et Ixbalanque. Dans le conte de ces derniers, on retrouve le motif de l’être ailé venant manger les fruits — ici Vucub Caquix joue le rôle de Dzerassæ. On notera que l’épopée narte des Ossètes, comme le Popol Vuh, se distribue sur plusieurs générations de jumeaux (Wyryzmæg et Hæmyts suivent Æhsar et Æhsærtæg).

3  Ce conte est encore si répandu chez les Tseltals que Jean-Léo Léonard en a même recueilli aisément une version très complète en 1999 auprès d’un instituteur bilingue tseltal à San Cristobal de las Casas, qui lui donnait comme titre Te Xute (« le benjamin », « le dernier-né », « le petit ») ; il sert d’archétype sous-jacent aux versions très diversifiées publiées par Monod-Bequelin 2005, qui en donne d’ailleurs aussi une version tsotsile. On trouvera une version tseltal exemplaire dans le recueil de contes Cuentos y relatos indigenas, 1, 1994, México, UNAM/CIHMECH, par Marcos Encino Gomez, d’Oxchuk, p. 97-101.

4  Le romancier d’origine allemande Bruno Traven, qui a su décrire le monde des Indiens mayas du Chiapas comme peu d’observateurs, avec un indéniable talent d’ethnographe, fait une description très détaillée de ce rite dans son essai sur la gouvernance chez les Tseltal (Traven 1931).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Léo Léonard et Laurent Alibert, « Les versions occitanes de T301A au regard de traditions exogènes : entre universaux, tamis culturels et effets structuraux inducteurs »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVII n°1 | 2023, mis en ligne le 01 avril 2023, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/5489 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.5489

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Auteurs

Jean-Léo Léonard

Université Paul Valéry-Montpellier 3, Dipralang, EA 739, F34000, Montpellier, France

Laurent Alibert

Université Paul Valéry-Montpellier 3, RéSO UR 4582 F34000, Montpellier, France/INALCO

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