1Costanzo Di Girolamo est décédé le matin du 13 octobre 2022, des suites d’une maladie foudroyante.
2Nous avons eu le privilège de travailler à ses côtés pendant plus de vingt ans, depuis que, encore étudiants, il nous a impliqués dans les projets alors naissants du RIALC (Repertorio informatizzato dell’antica letteratura catalana, www.rialc.unina.it, 1999) et du RIALTO (Repertorio informatizzato dell’antica letteratura trobadorica e occitana, www.rialto.unina.it, 2001).
3Le RIALC a rendu accessible à la lecture et à la recherche lexicale tout le corpus de la poésie catalane, des textes les plus connus aux textes les moins connus, afin de faire connaître une tradition poétique qui n’avait pas encore reçu l’attention qu’elle méritait, avec la certitude qu’une connaissance plus approfondie de la culture littéraire catalane de la fin du Moyen Âge, ouverte sur l’Italie et la France et consciente de ses racines occitanes, constituerait également une base indispensable pour bien comprendre les premiers siècles de la littérature castillane.
4Le RIALTO, auquel il a travaillé jusqu’à la fin de sa vie, a constitué une véritable révolution dans les études occitanes. Il se présente comme une bibliothèque numérique englobant progressivement le corpus des troubadours, dans des éditions révisées ou, comme c’est de plus en plus le cas, dans des éditions produites spécialement pour le site.
5En quelques années, ce répertoire est devenu la référence bibliographique pour l’édition et la diffusion des résultats de la recherche à travers des partenariats avec un grand nombre de projets en cours dans ce domaine : Troubadours, trouvères and the crusades de l’Université de Warwick, L’Italia dei trovatori, ainsi que le tout dernier le Corpus dell’antico occitano, qui rassemble les transcriptions diplomatiques et interprétatives des chansonniers occitans.
6Ces deux grands répertoires sont parmi les legs les plus importants de Costanzo Di Girolamo à la communauté scientifique — qui a pu compter sur ces outils pionniers et novateurs, en contribuant à son tour à leur constante mise à jour. L’un des aspects les plus significatifs de la personnalité de Costanzo Di Girolamo était en effet d’impliquer dans ses projets des chercheurs de tous âges et de tous horizons. Les études occitanes ont, grâce à lui, franchi la frontière des humanités numériques avec un plus vaste partage des connaissances.
7À ce propos, on lui doit également la création en 2008 de la première revue scientifique en ligne et en libre accès (DOAJ) consacrée à l’interprétation des poèmes troubadours, Lecturae tropatorum (www.lt.unina.it), qui en est aujourd’hui à sa 15e année de parution.
8Si l’on revient au tout début de sa carrière scientifique on s’aperçoit que Costanzo Di Girolamo s’est initié tout d’abord aux études de théorie littéraire, auxquelles il s’est consacré pendant ses années américaines. Dans cette période d’effervescence culturelle, ses études théoriques l’ont conduit à la publication de volumes tels que Critica della letterarietà (Milan, 1978) et à des collaborations fructueuses, en premier lieu avec Franco Brioschi, qui ont bien marqué les esprits sur la manière d’appréhender la littérature elle-même. Dans l’article paru un mois après sa mort dans le supplément littéraire de Il Sole 24 Ore (13 novembre 2022, IV), Alfonso Berardinelli écrit :
Le problème de ces années-là était que l’idée de littérarité avait presque annihilé la réalité de la littérature. La théorie façonnait la production littéraire et il semblait que les auteurs écrivaient pour mettre en pratique ce que les théoriciens affirmaient. Dans ce pamphlet anti-théorique, Di Girolamo réfute avec une brillante clarté intellectuelle et stylistique le célèbre schéma dans lequel Roman Jakobson répertoriait les facteurs de communication et les fonctions correspondantes du langage.
9Après cette phase, Di Girolamo revint rarement, voire pas du tout, sur les questions de théorie de la littérature. Dans l’un de ses essais (« La filologia dopo la teoria », in Il testo e l’opera. Studi in ricordo di Franco Brioschi, Milan, 2015), il explique le détachement par rapport à la théorie de la littérature et la nécessité d’un retour à la philologie :
Je me demande s’il ne serait pas absolument plus sage de renoncer à la théorie, c’est-à-dire à une grille fabriquée de manière déductive ou inductive à superposer aux textes. Sans la structure rigide et pesante d’une théorie, nous aurions une marge de manœuvre bien plus ample et nous pourrions ainsi admettre, par exemple, qu’une œuvre littéraire ne veuille transmettre aucun message, qu’elle se consume merveilleusement comme un feu d’artifice, tout en restant un chef-d’œuvre ; qu’une autre, en revanche, ne vive et ne survive qu’à condition que l’auteur parvienne, même après des siècles, à nous communiquer ses idées, ne serait-ce que de manière vibrante et polémique […]. C’est en effet la philologie, avec sa ductilité, qui nous fait comprendre que le monde, et la littérature — qui en fait partie intégrante — est varié, complexe, imprévisible, riche en émotions, et que tout ne se plie pas à une règle unique ; elle nous fait comprendre en outre, que l’histoire est susceptible d’entrer dans la littérature sans que le théoricien puisse construire des digues pour l’en empêcher. (39-40)
10C’est bien la philologie qui va être au cœur du travail de Di Girolamo, et plus précisément la philologie « interprétative », comme l’indique le titre du volume qui rassemble les essais les plus significatifs de plus de cinquante années de recherche (Rome, 2019). Selon Di Girolamo, dans la tradition des études littéraires, l’acuité et la rigueur de certaines pratiques fondamentales n’ont pas, le plus souvent, été accompagnées d’un engagement équivalent pour l’exégèse ou même d’un quelconque véritable intérêt pour l’interprétation qui seule est susceptible de réduire ou d’annuler l’écart — pas seulement linguistique — qui nous sépare des œuvres du passé. En effet, la philologie que nous pouvons appeler « interprétative » ne s’applique pas seulement à des endroits précis des textes, elle n’est pas seulement au service du commentaire, mais peut et doit se tourner — d’une manière différente de celle de la critique « intuitive » ou même d’autres branches de la philologie elle-même —, vers la compréhension des œuvres, des genres, des motifs, voire des formes, tout en contribuant, le cas échéant, à la mise au point du texte ; enfin, elle doit inclure dans son étude les habitudes interprétatives des communautés littéraires auxquelles appartiennent les auteurs, qui seront à leur tour l’objet de l’interprétation (XI-XII).
11Cette entreprise exégétique représente ainsi l’alpha et l’oméga de la philologie : Di Girolamo l’a appliquée surtout à la poésie médiévale occitane, son sujet de recherche principal. Ses premiers travaux, publiés dans des revues au début des années 1980, ont convergé vers le célèbre volume I trovatori (Turin, 1989), qui constitue encore aujourd’hui une introduction originale et inégalée à la production lyrique du Midi français. Conçu à la fois comme un essai approfondi et comme un instrument didactique, le livre atteint un équilibre parfait entre érudition et vulgarisation, ce qui a toujours caractérisé la personnalité et le magistère de son auteur. Maintes fois réédité et traduit en catalan (València, 1994), I trovatori a récemment fait l’objet d’une nouvelle édition (Turin, 2021) à laquelle s’ajoute un brillant essai consacré à la (re)découverte de la poésie occitane à l’époque moderne et contemporaine. Dans l’étude des troubadours, Di Girolamo a toujours privilégié l’interprétation des textes, des vers uniques ou des leçons isolées, conformément à l’hypothèse mentionnée ci-dessus. Ainsi, l’œuvre d’auteurs tels que Raimbaut d’Aurenga, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel — pour n’en citer que quelques-uns — a été soumise par lui à une lecture critique très approfondie afin d’en dissiper les zones d’ombre, sans jamais négliger les outils de la science du texte et de la linguistique ni le partage d’un arrière-plan culturel pan-roman.
12En cela, Di Girolamo fut un parfait héritier de la tradition philologique romane, qui, du moins en Italie, continue d’être aussi et surtout une étude comparative des diverses littératures médiévales qui partagent une origine latine commune. En plus de l’interprétation des loci critici des troubadours, il s’est attaqué à la définition de certains genres et sous-genres de leur poésie, tels que le salut d’amour, le chant de désamour, les chants de pénitence, l’aube et les prières formelles, en les replaçant toujours dans un contexte pan-roman. Il n’a pas voulu s’essayer, sauf occasionnellement — pensons notamment à l’Alba de Giraut de Borneil — à faire de l’édition critique des troubadours, bien qu’il ait exprimé sa conception de la science du texte à travers le répertoire qu’il dirigeait : le RIALTO. Dans ses intentions, ce répertoire devait constituer le premier pas vers la création d’un corpus complet de poésie occitane médiévale, destiné au spécialiste comme au lecteur cultivé et publié dans des éditions philologiquement irréprochables mais sans excès d’érudition, l’excès de technicité pouvant constituer une limite pour la diffusion d’un patrimoine littéraire si précieux et si fondateur pour l’Europe moderne.
13L’érudition doit ainsi être présente mais elle ne doit pas se voir, elle ne doit pas être ostentatoire, elle ne doit pas effrayer comme une barrière hostile (I trovatori, 262-263).
14La conscience que les troubadours sont « les pères de la tradition littéraire européenne » (interview sur Letture.org, 2021) a incité Di Girolamo à retracer leur influence indélébile dans d’autres canons lyriques, tels que le catalan et celui des premiers italiens. Son intérêt pour Ausiàs March se manifeste déjà dans son mémoire de fin d’études (1970), qui porte précisément sur la langue du poète catalan par rapport à celle des troubadours. Il consacrera par la suite de nombreuses études à l’auteur, alors encore peu connu et étudié dans le circuit académique, ce qui contribuera de manière décisive à sa redécouverte et à sa contextualisation critique correcte. Di Girolamo est également l’auteur de la première traduction italienne, accompagnée d’un commentaire détaillé, d’une sélection de textes du poète valencien (Pagine del Canzoniere, Milano-Trento, 1998). L’étude de la poésie catalane médiévale, souvent en relation avec le modèle occitan, produira d’autres travaux importants, parmi lesquels on ne peut pas ne pas mentionner celui qui a été publié dans cette même revue (« La versification catalane médiévale entre innovation et conservation de ses modèles occitans », RLaR 107, 2003, 41-74), où sont illustrés la continuité et les changements de certaines structures formelles dans le passage de la tradition occitane à la tradition catalane. La translatio tropatorica justifie également l’approche de Di Girolamo dans la production des Siciliani, dont il a dirigé la première édition critique commentée (Milan, 2008) avec Roberto Antonelli et Rosario Coluccia. Les autres essais de ce domaine, dont beaucoup portent sur la métrique, entretiennent un dialogue constant avec la matrice occitane de la poésie italienne ancienne et pas seulement : il suffit de penser à une étude qui retrace un fragment troubadouresque dans le vers d’un célèbre sonnet d’Ugo Foscolo (« Ove il mio corpo fanciulletto giacque », Lingua e stile, 49, 2014).
15Nous avons déjà cité quelques-unes des études métriques de Di Girolamo : la métrique constitue, avec la critique littéraire, un des premiers domaines de recherche de l’auteur. Son premier volume, Teoria e prassi della versificazione (Bologne, 1976), remet en question certains fondements de la théorie de la versification en en proposant de nouveaux, et rassemble quelques études de cas tirées de la poésie romane médiévale et moderne. Les autres études importantes sont Elementi di versificazione provenzale (Naples, 1979), qui reste l’un des rares ouvrages complets sur les formes de la poésie troubadouresque, et le récent Manualetto di metrica italiana (Rome, 2021), remarquable pour son approche comparative et, une fois de plus, pour sa valorisation de l’origine gallo-romane de la versification italienne. Comme l’indique l’auteur dans l’introduction, la métrique est « une composante fondamentale du patrimoine littéraire et son contrôle par le lecteur est indispensable à l’interprétation des textes (11).
16Tous les aspects de la production scientifique de Di Girolamo renvoient donc au texte, au-delà des modèles théoriques encombrants qui sont susceptibles d’en orienter le sens. Ceci est également évident dans sa pratique didactique : chaque leçon inaugurale de son cours de philologie romane commençait par la lecture directe de la vida du premier troubadour, Guillaume IX d’Aquitaine, par un étudiant choisi au hasard, n’ayant aucune connaissance préalable de la prononciation ou de la linguistique occitane.
17Cette habitude, au-delà d’un premier moment de surprise et d’hésitation, permettait à toute la nouvelle promotion d’entrer immédiatement en contact avec la poésie et l’univers des troubadours.
18Les innombrables déclarations d’affection et d’estime d’amis, de collègues et d’anciens étudiants témoignent de la dette que chacun d’entre nous, à sa manière et en fonction de sa propre expérience, a contractée envers lui. Générosité, ironie, méthode, rigueur, clarté d’expression : tels sont les mots prononcés par des générations d’étudiants et de chercheurs pour parler de Costanzo Di Girolamo. Pour notre part, nous nous engagerons sans discontinuer dans la poursuite des projets auxquels Dino — comme tout le monde l’appelait — croyait, et nous avec lui.