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Notes
Frédéric Mistral, Discours sur l’Illusion, prononcé en 1880 à Roquefavour.
Tous les vers seront cités d’après le texte de l’édition Dufournet (2008).
Cette fête, bien que champêtre, n’a évidemment rien de rustique ni de « naturel ». La nature dans laquelle les membres de la cour se divertissent relève, et le texte y insiste, d’un décor savamment mis en scène par de zélés serviteurs, bâti à coups de tentes, de jonchées de tapis et de coussins soigneusement disposés. Il s’agit d’un simple déplacement du décor aulique, une illusion de nature, un effet d’art, qui la rend encore plus delitable que l’originale. On peut se demander si ce que l’empereur fait construire ne serait pas un paysage littéraire, celui des reverdies des chansons de troubadours et de trouvères, et l’on peut avoir l’impression que l’auteur s’amuse ici à nous montrer des personnages jouant à l’autre Roman de la Rose, dans une recréation récréative des murailles du Jardin de Déduit en tissu de soie, si l’on admet l’antériorité de ce roman allégorique. En ce sens, la fête champêtre pourrait avoir pour fonction de nous introduire au thème de l’illusion savamment orchestrée, et des plaisirs qu’elle procure. Sur les problèmes de datation du roman, et notamment l’hypothèse que l’expression « cestui Romans de la Rose » du vers 11, au début du roman de Jean Renart, puisse renvoyer à l’œuvre de Guillaume de Lorris, voir Sylvie Lefèvre (2015).
Pour une autre approche de cet épisode, voir Laurent (2016), qui insiste davantage sur l’idée d’une remise en question, notamment par le parallèle établi structurellement entre la partie de plaisir et la partie de chasse, des idéaux éthérés de l’amour courtois, révélant une réalité peut-être moins rose des estors amoureux, dans la continuité des critiques soulignant le gris de la vie, qui percerait constamment derrière le monde idéalisé présenté dans le roman.
C’est l’expression volontairement anachronique employée par Accarie (1983, 26). Chareyron (2005) parle de son côté d’« opérette » et Halba (2020) compare les insertions musicales de Jean Renart aux chansons dont Alain Resnais émaille son film On connaît la chanson.
Le roman insère d’ailleurs la première cobla de la canso de Jaufré Rudel, Lanquan li jorn son lonc en mai, BdT 262,02, (150, v. 1301-1307), lorsque Nicole accompagné de Guillaume et de ses hommes font le trajet du plessis de Dole à la cour de l’empereur.
Ce qui rejoint l’affirmation de Roubaud (1986, 169) selon laquelle « joie en français, sauf chez quelques mystiques, est devenu ombre de joi ». Sur la notion de joi, voir en particulier p. 165-169. Notons que l’utilisation du poitevin « goi » dans la chanson insérée dans notre roman pour dire le joi occitan est un argument en faveur de l’explication de l’étrangeté linguistique de ce terme mystérieux par une évolution de gaudium en joi par l’intermédiaire du dialecte poitevin, hypothèse qui a les faveurs de J. Roubaud, même si l’étymologie séduisante, mais peut-être moins convaincante en toute rigueur, depuis jocum ou joculum, petit jeu, proposée par Camproux (1965) serait bien en accord avec notre propos.
Je reprends ici les termes de la tornada de Raimon de Miraval citée par Roubaud (1986, 169).
« Exaltation des corps et vertige des cœurs », selon l’expression employée par Mussou (2017) dans le texte qu’elle consacre à la notion de joi.
Écart symbolisé peut-être aussi par ces quelques pas que la reine reproche cruellement à Lancelot de ne pas avoir franchi avec assez d’abandon, et qu’elle lui renvoie en miroir par son retrait. La fusion unificatrice recherchée dans l’amour de la dame suppose d’affronter la peur de la mort, la peur de la dilution totale du moi sans hésitation.
Cette nuit d’amour au royaume de Gorre, entre Éros, Thanatos et Hypnos, semble en effet une belle illustration de l’expérience ambiguë du joi, donnée comme réelle tout en présentant les signes les plus évidents de son irréalité, et superposant le plus corporel et le plus spirituel, souffrance et plaisir, jouissance et fantasme de jouissance. Accarie (1993) développe ces contradictions essentielles, en soulignant le caractère potentiellement onirique de la scène.
Sur la rencontre différée jusqu’au dénouement de Liénor et Conrad, voir Babbi (2011).
Pour une étude de la narrativisation du joi chez un autre auteur s’inspirant du merveilleux breton, voir la contribution à propos des lais de Marie de France de M. Mikhaïlova (2019).
Il ne s’agit pas, bien entendu, de croire au « réalisme » de ce roman parfaitement invraisemblable. Il s’agit d’effets de réel, le roman ne cherchant pas à imiter le réel, ou plutôt se servant paradoxalement du contraste créé par ces effets de réel pour construire et pointer du doigt l’illusion. Sur les rapports complexes entre réalité et fiction, entre le gris de la vie et le rose des belles lettres, voir Zink (1979).
Ce parallèle entre le soin accordé au vêtement et à l’art de la conversation est rappelé par Roussel (1994) dans sa revue des manuels de savoir-vivre au Moyen Âge. Ce qui concerne l’art de la conversation courtoise est évoqué p. 49 sq. L’auteur rappelle que « mener une conversation courtoise ne demande pas seulement des qualités d’élocution, un souci de la distinction dans le propos, un sens aigu de la repartie, mais aussi de la bonne humeur, un indéfectible enjouement », (53). On trouvera davantage de détails sur l’importance du rire, de la plaisanterie maîtrisée, de l’enjouement dans l’art de la conversation courtoise dans l’article de Peter Van Moos sur le Speculum virtutum d’Engelbert (Van Moos, 2012).
Cf. v. 3143, à propos du sénéchal, qui comprend la plaisanterie de l’empereur : « cil avoit bien ses moz apris ».
À propos de l’influence de ces catégories distinguées par la rhétorique antique (Frontin, Valère Maxime, Macrobe) sur les dicta ou apophtegmes recueillis par Jean de Salisbury dans son Policraticus comme exemples de reparties ingénieuses, voir Van Moos (2012, 105-107).
Encore que la plaisanterie de Jouglet puisse sembler étrange. Pourquoi attribuer à Guillaume le « cor » de l’empereur ? Pourquoi l’exclure de la possession de son « cuer » ? Mais la bizarrerie de cette distinction en apparence peu motivée ne peut-elle s’expliquer par une métaphore latente attachée au cuer, bien avant celles qui seront monnaie courante chez les poètes du xixe siècle ? Certes, Guillaume n’est « mie si covoiteus »… L’expression « gars provez » employée par Conrad pour qualifier son ménestrel semble alors encore plus adaptée. Le cœur, siège de la vie, réceptacle des passions, organe noble par excellence, est aussi selon les théories médicales médiévales le lieu physique où s’origine le sperme, comme le rappelle Ribémont (1991). La plaisanterie de Jouglet, derrière l’apparence courtoise et banale que lui donne l’emploi de l’image convenue du don du cœur à la femme aimée et la reprise du doublet traditionnel cor/cuer est peut-être bien plus grivoise qu’il n’y paraît. Bien des allusions érotiques transparentes pour l’auditeur contemporain de Jean Renart, familier des ambiguïtés de la lyrique courtoise, le sont peut-être moins pour le lecteur contemporain. N’avons-nous pas d’ailleurs tendance à gommer la valeur érotique de la métonymie de la rose, que Jean de Meung soulignera, cette rose profondément incrustée dans la chair de la dame chez Jean Renart ? Si l’on rend à la métonymie toute sa puissance érotique, les vers dans lesquels la mère de Liénor décrit en long et en large la rose de sa fille au sénéchal (v. 3368-3369) rendent un son bien différent. Après tout, la vision de la rose est explicitement associée dans le texte au dépucelage de Liénor : « Tant li a par parole encerchié / qu’il li a dit par son outrage / qu’il a eü son pucelage ; / Et pour ce que croire l’en puisse / de la rose desor la cuisse / Li a dit mout veraie ensaigne » (v. 3584-9). Le texte de Jean Renart est peut-être plus audacieux qu’il n’y paraît. Payen (1973, 493) en avait déjà noté la « sensualité contenue ». La subtilité du texte tient précisément dans le fait que la rose peut à la fois pointer vers le plus matériel, et renvoyer au plus immatériel, simple mot, nomen nudum, rose évoquée par tous mais que personne ne voit. Sur la « timidité audacieuse » des troubadours, voir Zink (2018).
Même la discrète Liénor, tout à la joie du splendide sceau en or gravé d’un roi à cheval que son frère lui a donné, se risque à une petite plaisanterie : « or doi mout estre lie quant j’ai un roi de ma mesnie » (v. 1007-1008). Le texte précise au vers suivant : « Mis sire Guillaume s’en rit ». La plaisanterie semble d’ailleurs si charmante aux oreilles de son frère qu’il prend soin de la répéter à l’empereur : « ma suer m’en dona cest fermal / et ge li donai cest seël. / Si me dit, en riant trop bel : / Biau doz frere, or sui ge mot lie / quand j’ai un roi de ma mesnie » (v. 3676-80).
Si, comme le rappelle Claude Roussel (1994, 11), le terme « facetus » tend à devenir au Moyen Âge, sous la forme « facet », l’équivalent de « bien élevé », « courtois », synonyme d’« urbanus » et de « curialis », il peut aussi conserver son sème de « rieur », « plaisantin », que l’on retrouve dans le substantif « facetel » (« raillerie »). Sur l’idéal du rex facetus, le lien entre rire, joie, ingéniosité dans l’art de la conversation courtoise, voir Montaner Frutos (2007).
Nul doute que Nicole, « qui ne fut pas mois » (v. 1104), qui n’est « pas toz a apprendre » (v. 943), qui « ot esté en autre yver » (v. 1067), messager expérimenté dont le texte a pris soin de souligner la parfaite civilité, comprend parfaitement le jeu de Guillaume. Un échange similaire a déjà eu lieu aux vers 1038 sq., où Nicole, pour répondre à l’exagération par Guillaume des défauts de sa table de pauvre vavasseur avait symétriquement renchéri en exagérant ceux de la table impériale, mentionnant de vieux pâtés moisis, et autres venaisons putrides.
On retrouve ici la définition de l’homo urbanus selon le modèle antique : « Sera urbain l’homme qui abondera en attaques et répliques bien tournées, et qui, dans les conversations, les banquets, et pareillement les assemblées, bref, en toutes circonstances, parlera de manière à susciter le rire de façon adaptée », définition de Domitius Martius sur l’opinion de Caton, reprise par Quintilien dans son Institution Oratoire, VI, 3, 105 et citée par Guérin (2011, 259). Le texte latin est le suivant : « Urbanus homo erti cujus multa bene dicta responsaque erunt, et qui in sermonibus circulis conviviis, itam in contionibus, omni denique loco ridicule commodeque dicet ». L’urbanitas est ainsi associée au risum movere, mais il s’agit d’un rire où la venustas tempère toujours les reparties comiques.
On pourrait multiplier à l’envi les scènes de ce genre. Guillaume affirme ainsi à l’empereur qui lui a fait porter cinq cents livres qu’il s’est bien acquitté de son don de joyeux avènement (« bien avez hui paié vostre ense », v. 1908). Conrad s’amuse de l’habileté de Jouglet à dérober littéralement tous ceux qui passent à sa portée : « Mout avez tot trové un fol, / fet l’empereres, biaus amis. / Cil est fors de sa robe mis ! » (v. 1916 sq.), qui lui répond sur le même ton. Il reproche au sénéchal, comme il l’avait fait pour Jouglet, de l’avoir déserté et le brocarde à loisir : « Mout i a paroles retretes / l’emperere entre gieus et ris » (v. 3140-3141), et celui-ci, qui n’est pas sot mais « avoit bien ses moz apris », « ne s’en fet se rire non » (v. 3142-3143).
Et supposent celui de leurs destinataires.
Sur le lien entre revendication du plaisir littéraire et éthique aristocratique, voir Dupraz Rochas (2010 et 2014).
Ainsi les deux plus longues incises lyriques, la chanson attribuée à Gautier de Saguies et la laisse prétendument issue du Gerbert de Metz, sont sans doute des pastiches, des créations originales de Jean Renart, qui, comme en avertissait le prologue, a si bien réussi son pari que son texte en est venu à fonctionner comme sa propre caution. Cf. Arseneau (2010). Zink (1979) avait relevé cette possibilité il y a longtemps, tout comme Dragonetti (1987), en particulier à propos de la laisse de Gérard de Metz (op. cit., 154).
Voir Stanesco (1984a).
Pour Félix Lecoy (1961, 397-399), la description du beau chevalier de Champagne et de la dame de la marche du Perthois ferait écho aux personnages du Lai de l’ombre. Joseph Bédier, dans son édition de 1913, avait déjà rapproché la mention du Perthois de celle du Partois au v. 57 du Lai, comme le rappelle Sylvie Lefèvre (2015, 285). L’hypothèse est d’autant plus séduisante que Jean Renart semble se plaire à ces renvois intertextuels, le Lai de l’ombre faisant lui-même allusion au roman de L’Escoufle, et le Roman de la Rose faisant peut-être lui-même allusion à L’Escoufle au vers 5415. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas tant la beauté présumée de la dame du Perthois que l’art avec lequel Jouglet, « qui n’aprist pas hui si a descrire » (v. 711), la re/crée qui transporte le jeune empereur et le caractère fictif de ces deux portraits est malicieusement pointé du doigt par la référence — censée garantir la vérité du conte — au bacheler qui aurait raconté cette histoire à Jouglet, « qui de la vint / ou ce ot esté » (v. 659-660). Il semble difficile de faire plus vague et de souligner davantage l’invention, tout en faisant mine de vouloir s’en garder.
V. Obry (2015) souligne la subtilité de ce passage et l’importance de ce verbe rembellir par lequel Conrad semble demander à Jouglet de laisser libre cours à son talent de conteur. Il ne s’agit visiblement pas pour l’empereur de demander un compte rendu fidèle ou un portrait réaliste de la jeune fille, mais de se laisser porter par cette belle fiction d’une héroïne de conte advenue à l’existence que lui propose Jouglet. Comme le remarque Vanessa Obry, en incitant Jouglet à « embellir » la demoiselle, l’empereur confirme que l’héroïne émane de la parole du jongleur. Liénor est bien et avant tout « un être de mots », et la séduction amoureuse est d’emblée associée à la séduction littéraire, l’écart géographique de l’amour de loin trouvant un écho dans l’écart entre réalité et fiction, ou idéal. Toute la subtilité de Jean Renart consiste à faire mine qu’il serait possible de combler cet écart, de satisfaire le désir de coïncidence, tout en suggérant que cette possibilité n’est qu’une illusion — mais ô combien délicieuse — de plus.
Comme si la mention de la fatigue de l’empereur, qui a du mal à rester éveillé, ne suffisait pas, Jean Renart prend soin d’indiquer que Jouglet et Conrad quittent le droit chemin pour s’en aller divaguer : « En riant par le frein le prist, / s’issent fors del chemin andui » (v. 649-650). Chemins de traverse, écarts et obliquité / oblicité caractéristiques de l’esthétique de Jean Renart. Ce vagabondage en état hypovigile, desverie propice à la rêverie, et qui produit le deduit, n’est pas sans évoquer celui de Guilhem IX d’Aquitaine, trouvant son vers de dreit nient « en durmant sus un chivaus ». Sur les liens entre resverie, desverie, écart et dévoiement dans la dorveille et ses rapports avec la création littéraire, voir Stanesco (1984b). L’empereur, qui s’est levé tôt, a chevauché sous la chaleur du soleil, mentionne sa grande fatigue : « J’ai hui / certes, eü mout grant someil. » (v. 651-652), et demande à Jouglet de le tenir éveillé par son conte. Someil et esveil (v. 652-653) se font écho à la rime, l’empereur se trouvant ainsi « entre sommeillant et esveillé », pour reprendre l’expression utilisée par Jean Meschinot dans ses Lunettes des Princes, auquel Michel Stanesco (1984b) emprunte le titre de son article [Le texte de Jean Meschinot est cité par Jacqueline Cerquiglini-Toulet (2019, 47)]. Le conte de Jouglet qui permet certes à l’empereur de ne pas sombrer dans le sommeil, a pour fonction de le divertir, de le desanuier, pour employer un terme médiéval, mais il a en même temps pour effet paradoxal de le faire plonger dans la fiction, de brouiller les frontières entre réalité et fiction, et de lui faire croire que ce que racontent les contes est possible et qu’il pourra, « en [son] regne » (v. 738), trouver une dame aussi parfaite que celle du récit de Jouglet, une héroïne de roman advenue à la réalité.
Liénor n’est certes pas la dame du Voir Dit de Guillaume de Machaut, mais elle charme et envoûte peut-être avant tout par sa voix. Dans ce roman où les lacs amoureux sont avant tout des lacs rhétoriques, le personnage de Liénor se distingue par sa capacité à littéralement enchanter ceux qui la rencontrent, que ce soit Nicole, dont le compte rendu insiste, avant même de décrire la beauté de la jeune fille, sur le pouvoir de sa voix (il l’a ouïe, dit-il à l’empereur, au vers 1410, quand on attendrait plutôt une confirmation visuelle de ce qui avait été annoncé par Jouglet à Conrad), les habitants de Mayence (« et sachiez, cil cui ele arresne / dient por voir qu’el a vois d’angre », v. 4537-8), ou encore les seigneurs de la cour, où, splendide mendax, elle convainc, par sa maîtrise parfaite de la rhétorique (v. 4768-73), que le mensonge est vérité, ou que sa fausseté même est garante d’une autre vérité.
Ou, comme le dit plus poétiquement Blanchot (1955, 318) : « L’artiste n’appartient pas à la vérité, parce que l’œuvre est elle-même ce qui échappe au mouvement du vrai, que toujours, par quelque côté, elle le révoque, se dérobe à la signification, désignant cette région où rien ne demeure, où ce qui a eu lieu n’a cependant pas eu lieu, où ce qui recommence n’a encore jamais commencé, lieu de l’indécision la plus dangereuse, de la confusion d’où rien ne surgit ».
Cf. pour Jean Renart les analyses de Virdis (2001) dans la partie intitulée « La Rose di Jean Renart : “tot son estre, […] et son covine” », consacrée à cet auteur, (notamment 215-216) : « Chi dunque si aspetta di trovare una soluzione nello spessore della parola, poiché tutto il testo del romanzo è una macchina costruita appositamente per generare un’aspettativa di senso, almeno a partire da quello che è certamente il più ambiguo dei passi, quello centrale relativo alla messa in campo del segreto della rose, chi si aspetta insomma di trovare il disvelamento di un segreto custodito nella e dalla parola rimane così deluso, deluso da questa parola sfrangiata, rimandata e riflessa, manipolata e portata in continuo e mutuo rimbalzo ».
Vida de Guilhem IX de Poitiers, transcription par Michel Zink (2013, 33).
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