1Écrire ou décrire l’émotion dans l’œuvre littéraire, c’est livrer au lecteur la preuve de l’affinité entre la création artistique, d’usage collectif, et l’expérience individuelle, du créateur aussi bien que du lecteur. La poésie lyrique médiévale, d’une part, revendique cette ambition à travers la relation directe qu’elle établit entre un je et son message. De l’autre, il n’en demeure pas moins que le destinataire de l’énoncé est, dans le roman courtois, confronté à un contenu constamment filtré, à la fois par les techniques d’énonciation propres au récit et par le regard souvent externe du narrateur. Le roman interpose en effet entre les différents niveaux de communication un ensemble d’éléments relevant de l’information, du jugement, de la trajectoire narrative, qui forcent la narration à rendre son message explicite et/ou polarisé. La poésie lyrique, cependant, qui feint de s’expliquer par elle-même, comporte un exercice de constante interprétation, destiné à enrichir l’imaginaire émotionnel du lecteur ou à s’aplatir face à son éventail de connaissances.
- 1 Sans renvoyer au rapport étymologique entre le lemme latin et les formes romanes, le substantif ga (...)
2L’expression des émotions constitue ainsi un champ d’analyse délicat, au sein duquel nous évaluerons le poids des divergences formelles et substantielles de deux traditions littéraires courtoises, d’oc et d’oïl, face à la manifestation de l’une des composantes structurales du discours amoureux. À partir d’un examen stylistique des compositions de Bernart de Ventadorn et du Roman d’Énéas, cette analyse propose de déterminer les modalités d’apparition, les fonctions et les contextes possibles de l’expression du gaudium1.
- 2 Voir à ce propos les réflexions de Segre (1993, 27-28) : « C’è una semplificazione forse eccessiva (...)
- 3 Pour la notion d’actualisation, voir Bally 1932.
3Retenu pour son rôle de médiation entre l’époque d’apparition et le moment de fixation d’un paradigme expressif, le corpus déploie deux voies parallèles de la représentation du paroxysme amoureux et profane en langue romane. Nous verrons que les déclinaisons du gaudium analysées ici sont proches, bien qu’elles ne puissent être assimilées. À l’instar d’autres manifestations du discours amoureux, certains caractères primordiaux révèlent en effet une recherche rhétorique et une expérimentation sémantique2 qui occasionnent, au cours de cette époque, des actualisations3 divergentes de concepts clés dans le Nord et le Sud de la France.
4La présence du gaudium dans les poèmes de Bernart de Ventadorn est constante et complexe. Chez ce troubadour, elle relève d’une accumulation de connotations visant à motiver l’emploi et à expliquer son sens et sa fonction. Parce qu’ils résultent de la synthèse des élans littéraires et culturels précédents, les éléments composant le discours amoureux sont hautement codifiés chez ce poète. Comme le remarque Beltrami (1990, 37), son « canzoniere rappresenta, con singolare efficacia poetica, una casistica completa dell’amore in un ambiente esclusivo, colto e raffinato », ce qui lui attribue le rôle de « vero fondatore, sulla base delle esperienze già consumate, delle forme poetiche della fin’amor ».
- 4 Comme c’est le cas, notamment, dans l’évocation topique de la transformation imaginée de la saison (...)
- 5 Il s’agit des formes soulignées dans le texte cité : « me » : v. 2, 4, 5 ; « eu » : v. 7.
5Ce déploiement, aussi diversifié que complet, de la phénoménologie amoureuse, apparaît précisément à travers la représentation du joi dans cette chanson fondamentale qu’est Ara no vei luzir solelh (BdT 70,7, Appel 1915, 38-46). Le poème développe une configuration euphorique du discours amoureux, visible dans l’orientation verticale et positive du chant exprimée à travers la métaphore solaire (v. 1 : « luzir solelh ») qui permet de représenter, sous forme antiphrastique (v. 2 : « me son escurzit li rai »), la transformation progressive de l’amant. Dans cette première cobla, le poète ne s’exprime pas depuis une situation externe améliorée par son état intérieur4, mais depuis un état intérieur qui se nourrit de façon autarcique (v. 4 : « clardatz me solelha » ; v. 5 : « el cor me raya ») à travers une dynamique progressive d’amendement (v. 7 : « eu melhur enans que sordei »). En ce sens, la présence récurrente des pronoms personnels de P15 montre qu’une métamorphose intime est en cours et qu’elle n’est pas sensorielle, mais émotionnelle. À partir de la troisième cobla, le poète expose le risque de tomber dans le piège de la « mauvaza gens » (v. 22) qui, par leurs conseils (v. 17), provoque la déchéance de la fin’amor (v. 21). Cet avertissement permet d’introduire dans le poème le thème de la jalousie et des adversaires d’un joi possédé par l’individu-poète :
D’aquestz mi rancur e·m corelh
qu’ira me fan, dol et esglai
e pesa lor del joi qu’eu ai.
E pois chascus s’en corelha
de l’autrui joi ni s’esglaya,
ja eu melhor dreih no·n aya,
c’ab sol deport venz’ e guerrei
cel qui plus fort me guerreya. (v. 25-32)
6Ce discours constitue la suite logique des deux premières strophes. La présence du joi semble ici soumise à l’image du conflit entre le monde extérieur et la condition amoureuse du poète : des observateurs malveillants regrettent (« pesa lor ») le joi de l’amant (extra et intra), mais ce dernier préfère détourner son attention. L’hostilité de ses opposants ne l’affecte pas, au vu de son droit (« dreih ») à lutter (« venz’ e guerrei ») uniquement contre « cel » qui l’assaille avec plus de force (intra). L’amant alimente ainsi un combat intérieur bénéfique qui le conduira, dans les coblas suivantes, à prier la dame et à implorer sa « merce » (mot-clé de la conclusion de ce poème, aux v. 51, 54, 55, 56).
- 6 L’emploi de l’image topique de l’amour comme guerre a été remarqué par Mancini 2003, 144, note aux (...)
- 7 Sur la correspondance entre l’espoir de l’amant et la constance du joi (même si le terme employé i (...)
- 8 V. 46-48 : « Deus ! s’er ja c’om me retraya / (“a ! cal vos vi e cal vos vei !”) / per benanansa q (...)
- 9 Le terme est ainsi traduit par les éditeurs ; voir Appel 1915 : « Gott, wird es je geschehen, daß (...)
7Dans les coblas 5 et 6, l’amant semble ignorer l’ingérence des mauvaises influences en restant concentré, une fois de plus, sur les forces en jeu dans sa guerre intérieure, celle qu’il mène pour la « domna » et avec le « joi6 ». Comment espère-t-il tirer parti de ces supplications ? La réponse se trouve dans l’espoir (v. 36 : « bos respeihz7 ») que nourrit le poète de regagner la paix dans l’angoisse (v. 37). L’atmosphère opalescente de la cobla, où la rêverie défaitiste se mêle au désir d’éloignement d’un objet uniquement présent dans l’abstrait, s’éclaircit dans les deux derniers vers, lorsque l’amant réalise qu’il peut goûter le simple désir (v. 40 : « pro n’ai de sola l’enveya ! »). Cette prise de conscience aboutit dans la cobla suivante à la sculpture de ce désir, qui prend une forme plus concrète dans l’imagination du poète, en tant que possibilité d’obtenir l’amour et le corps de sa dame (v. 41 : « que·m do s’amor ni·m bai »). De ce changement de situation découle la conquête de la « benanansa » (v. 48)8, du « bonheur9 ».
- 10 La duplicité qui est ici développée ne sera pas retenue de façon homogène dans la phénoménologie a (...)
- 11 En ce sens, il est nécessaire de nuancer la perspective anti-sociologique avancée par Topsfield (1 (...)
8Une distinction théorique apparaît à ce stade : d’une part, le concept de joi que mobilise le poème renvoie à l’énergie dont le désir est nourri, soit à un élément sensible et presque concret qui intervient dans le rapport avec les autres. D’autre part, la projection abstraite de la réalisation amène vers l’avènement d’un autre type de gain émotionnel dû, celui-ci, à la satisfaction du désir — qui est une autre forme de joie10. Il importe également de souligner qu’à travers ce schéma, le discours amoureux de Bernart de Ventadorn en vient à concilier deux thèmes fondamentaux : l’exigence du joi pour l’individu et la relation que le joi, s’étant manifesté, doit entretenir avec la société. Cette déclinaison du gaudium permet d’en saisir la nature problématique, à savoir le fait que, lorsque le joi de l’amant devient « l’autrui joi » (v. 22) — c’est-à-dire lorsqu’il est vu de l’extérieur —, il se change en une source possible de conflits ou de contradictions11.
9L’importance de ce concept est démontrée par sa présence dans un autre contexte significatif. Dans La dousa votz ai auzida (BdT 70,23 : voir Appel 1915, 134-139), l’amant se perçoit comme dépourvu d’espoir et de hardiesse (coblas 1-3) après la trahison de sa dame (cobla 4) qui a ignoré la loyauté du poète, bien qu’il soit son fidèle serviteur (cobla 5). Ce dernier décide donc d’abandonner sa condition de soumission (cobla 6) en révélant que la cause de sa séparation avec la dame sont les mensonges des diffamateurs (cobla 7). La chanson met ainsi en scène une situation dans laquelle le poète, ne disposant plus d’un joi propre, cherche le joi ailleurs, voire cherche le joi des autres — qui apparaît alors comme une source de survie :
La dousa votz ai auzida
del rosinholet sauvatge,
et es m’ins el cor salhida
si que tot lo cosirer
e·ls mals traihz qu’amors me dona,
m’adousa e m’asazona ;
et auria·m be mester
l’autrui jois al meu damnatge. (v. 1-8)
- 12 Voir à ce propos la réflexion de Margoni (1965, 126) : « La posizione di superiorità del termine f (...)
10La nature environnante ne permet pas seulement d’apaiser les peines amoureuses. Elle transpose, à travers son emploi métaphorique, la faculté de transférer le joi de l’univers extérieur vers l’individu ; son acquisition indirecte permet ainsi de déformer les contours de la réalité émotionnelle, façonnée auparavant par l’état dysphorique de l’amant. La métaphore aviaire peut dès lors révéler sa fonction potentielle : le joi extérieur permet de faire basculer l’émotion, en transformant par osmose le bonheur d’autrui en joie personnelle. Cet « autrui jois » (v. 8) qui apparaît dès la première cobla se présente donc comme un élément clé : parmi ses nombreuses manifestations, cette expression particulière du joi exploite la mobilité entre le gaudium à acquérir et le gaudium possédé. C’est précisément dans l’espace entre ces deux joies que se situe l’ambition du poète : afin d’alimenter le chant et l’espoir d’amour, il absorbe le joi de l’extérieur en guise de thérapie12.
11Cette manifestation du joi n’est pas marginale chez Bernart de Ventadorn, puisqu’elle convoque un noyau stylistique et sémantique novateur, qui deviendra classique pour les troubadours des générations postérieures ; néanmoins elle est loin d’être prédominante, comme nous le verrons par la suite.
12Dans une autre pièce d’extrême importance, la chanson Ab joi mou lo vers e·l comens (BdT 70,01, Appel 1915, 1-10), l’attention du poète se focalise avant tout sur l’action des « mals vezis » (v. 34), ces « proches méchants » qui se transforment en médisants car ils sont les témoins oculaires de l’amour. Le poème se termine par l’exaltation de la beauté qui blesse l’amant tout en le guérissant (strophes 6 et 7), à travers l’image ambiguë de la lance de Pelée. À côté du topos et du trope mythologique apparaît l’une des plus claires exaltations du rôle du joi, pivot autour duquel se construit la composition. Dès la première strophe, le poète étire le « vers » (v. 1) le long d’une chronologique émotionnelle, ce qui lui permet de revendiquer sa volonté de cohérence entre le début et la fin de sa composition :
Ab joi mou lo vers e·l comens,
et ab joi reman e fenis ;
e sol que bona fos la fis,
bos tenh qu’er lo comensamens.
per la bona comensansa
mi ve jois et alegransa ;
e per so dei la bona fi grazir,
car totz bos faihz vei lauzar al fenir. (v. 1-8)
- 13 Cropp (1975, 349) : « Ne dépendant plus uniquement de la présence de la dame et des faveurs qu’ell (...)
13Une « bona comensansa » est aussi importante qu’une « bona fi[s] » (v. 7 ; voir aussi v. 3) puisque toute démarche, dans l’expression poétique aussi bien que dans l’action amoureuse, doit être accomplie sous la protection du joi. Le poète montre, par le biais de cet encouragement, que l’amant ne peut que tirer profit de la présence constante du joi. Il s’agit d’un gain réciproque : si l’amant persévère du début à la fin dans sa fidélité à l’égard du joi, le joi, à son tour, préservera les actions de l’amant. La constance du joi, en effet, semble provenir d’un effort (v. 7 : « dei […] grazir ») consistant à faire prédominer un état euphorique dans l’expression amoureuse et dans la projection de ce sentiment13.
- 14 V. 10-12 : « […] meravilh’ es com o sofris / car no dic e non esbrüis / per cui sui tan gais e jan (...)
- 15 V. 37-40 : « […] per qu’eu prec, n’aya membransa / la bel’, en cui ai fiansa, / que no·s chamje pe (...)
14Cette persévérance n’est pas sans implications secondaires puisqu’elle peut attribuer au joi une suprématie dangereuse. Le poète affronte ce problème, qui semble constituer le point d’accroche avec la suite du poème — dans laquelle nous retrouvons les idées liées aux risques provenant de l’extériorisation de cette émotion. Dans la deuxième strophe, le poète, qui se représente pourtant « gais e jauzens » (v. 12), déclare devoir « tolérer » le joi14 pour les excès qu’il peut impliquer, et se risque de ce fait à anéantir ses efforts pour garder la discrétion dans le rapport amoureux. De là découle la nécessité d’insister sur le but bénéfique du secret : ce principe est d’emblée appliqué à la dissimulation de la joie à travers le mensonge (dans la cobla 3, v. 18-19 : « nulhs om mo joi no·m enquis, / qu’eu volonters no l’en mentis »), afin de piéger — pour ne pas être piégé — le public malveillant de la séduction amoureuse (cobla 4). L’amant, enfin, exprime son espoir malgré la peur15.
15Au-delà des dangers liés à la manifestation du joi, nous remarquons donc un phénomène intéressant qui se joue également sur le plan diachronique. Cette transformation apparaîtra en effet cruciale, non seulement pour l’éventail des connotations du gaudium chez Bernart de Ventadorn, mais en général pour la conception du discours amoureux et pour son enrichissement sémantique. Le joi commence à ce moment à être représenté comme une thérapie amoureuse, ce qui s’accorde, comme nous l’avons vu, avec la dynamique générale — verticale et euphorique — qui prédomine dans le chansonnier de ce troubadour. Élevé au rang de thérapie, le joi peut dissoudre l’empoisonnement amoureux, considéré comme l’une des sources possibles du désespoir du poète, voire comme l’une des causes de l’anéantissement de sa vis littéraire ou de son existence en tant qu’être sentimental.
16Ce type de représentation caractérise la chanson A ! tantas bonas chansos (BdT 70,08, Appel 1915, 47-54). Le poème met en scène le désespoir provoqué par le manque de réciprocité dans le rapport avec la dame (strophe 1), la nature inexorable de l’amour ressenti (strophe 2), mais aussi la légitimité de ce sentiment à l’égard d’un être parfait, qui justifie — de par son existence même — les souffrances endurées et garantit la récompense de l’attente (strophes 4 et 5). La phase de bouleversement, pendant laquelle le chagrin se convertit en « joya », se trouve à la strophe 3 :
Mas era sui tan joyos
que no·m sove del maltraih.
d’ira e d’esmai m’a traih
ab sos bels olhs amoros,
de que·m poizon’ e·m fachura,
cilh que m’a joya renduda,
c’anc pois qu’eu l’agui veguda,
non agui sen ni mezura.
(v. 17-24)
- 16 À propos de ces vers et sur le sens de joi dans ce contexte, voir Akehurst (1973, 144) : « Les poè (...)
- 17 Sur la présence, dans ces vers, du verbe poizonar, sur sa diffusion (très limitée dans l’aire d’oc (...)
17Le regard de la dame a provoqué l’amnésie du poète, lui permettant d’oublier sa souffrance et donc de régresser à un état initial, caractérisé par l’absence de l’amour. Elle lui a rendu sa « joya » (v. 22) : l’emploi de cette forme féminine se révèle emblématique, car elle signale un état qui préexiste aux peines amoureuses, mais qui peut être rétabli par la dame elle-même. Par ailleurs, il est notable que le thème de la guérison16 se mêle à l’image du poison17, les deux composantes étant liées à un processus de réparation sentimentale, voire de d’émancipation amoureuse : la « joya » serait donc proche du joi — car elle dépend toujours de l’action de la dame — mais elle ne lui est pas assimilable. Il s’agit d’une forme de joie à la fois plus commune et humaine, qui n’est pas liée à l’euphorie aveuglante causée par l’amour.
- 18 Un phénomène analogue a été relevé, dans Molt jauzens me prenc en amar (BdT 183,08), par Lefèvre ( (...)
- 19 Dans Amors, e que·us es veyaire ? : « […] eu nul joi non esper » (BdT 70,4 ; Appel 1915, 20-26, v. (...)
- 20 Dans Chantars no pot gaire valer : « Lo vers es fis e naturaus / e bos celui qui be l’enten ; / e (...)
18Cette manifestation du joi pourrait s’avérer fondamentale, comme le prouve l’existence d’une image comparable dans la chanson Non es meravelha s’eu chan (BdT 70,31, Appel 1915, 186-193). Dans l’alternance entre les plaies (v. 25 : « me fer ») et le plaisir de l’amour (v. 26 : « dousa sabor »), l’amant déclare sa capacité à mourir puis à renaître « de joi » (v. 28) : le joi intervient pour provoquer cette renaissance ; il aide l’amant en tant que soutien, moyen et aboutissement de la palingénésie amoureuse et poétique. Une telle interprétation du joi, en tant que force thérapeutique qui accompagne l’amant dans le temps et dans l’espace, laisse entrevoir des nuances d’ordre mystique18, comme le démontrent notamment les contextes où le joi est relié aux concepts d’espoir19 et d’attente20.
- 21 Variante signalée par Camproux (1965, 123-126).
19Par le choix de ces termes, le poète représente l’extension du joi dans le futur, ce qui induit la promesse d’un chant éternel. Mais la diachronie permet aussi au joi d’occuper une place dans la mémoire. De ce fait, il ne reconduit pas seulement son lien au passé de l’amant ; il s’approprie aussi l’étape qui précède la création poétique, en en devenant le proto-texte. C’est le cas dans Can la frej’ aura venta (BdT 70,37, Appel 1915, 212-217), où le poète affirme avoir disposé dans le passé, et disposer encore de la joie (ici « jai21 ») ; il en fait étalage, sans modestie, dans l’espoir que d’autres « âmes chrétiennes » ressentent cette même émotion :
Tot’ arma crestiana
volgra, agues tal jai
com eu agui et ai,
car sol d’aitan se vana. (v. 57-60)
- 22 Nous signalons à ce propos un passage des Confessions (X, 30-31) : Numquid sicut meminimus gaudium (...)
20Le joi s’ancre dans la mémoire de l’amant, même si ce souvenir n’est pas lié à son expérience. Il s’agit d’une modalité de mise en scène qui n’est pas étrangère au discours théologique et mystique. Comme chez Augustin, gaudium et memoria se retrouvent étroitement liées dans l’imaginaire et dans l’éventail cognitif de l’amant/fidèle22.
21La joie est un concept dominant dans l’économie émotionnelle de l’Énéas (Salverda de Grave 1925), bien que son expression soit liée à un ensemble composite d’éléments lexicaux. Pour comprendre son emploi, il importe également de souligner que le gaudium existe dans des contextes plus variés que les seules conditions d’apparition exploitées par le corpus du troubadour limousin.
22Présenté comme le résultat d’un acte charnel et néfaste, le gaudium intervient pour la première fois, dans l’Énéas, après la réalisation de l’amour entre Énéas et Didon. La nature coupable du rapport qu’entretiennent la reine et le héros est explicitement révélée par l’auteur lorsqu’il décrit la disponibilité de Didon à l’égard d’Énéas (v. 1524-1525 : « ne la raïne ne s’estorce, / tot li consent sa volenté »), et qu’il désigne cette union extra-conjugale comme une source de déshonneur pour la dame (v. 1528-1529 : « onc mes puis la mort son seinor / ne fist la dame nul hontage »). Mais ce n’est qu’avec la manifestation de cet amour qu’apparaissent les implications destructrices du gaudium, c’est-à-dire au moment où la réalisation charnelle fait entrer le couple dans l’univers collectif :
Or est descoverte l’amor […]
Il s’en retornent a Cartage.
Al demeine joie molt grant,
nel cela mes ne tant ne quant,
molt s’en faisoit lie et joiose ;
ele disoit qu’ele ert s’espose,
ensi covroit sa felenie ;
ne li chalt mes que que l’an die.
(v. 1527 ; v. 1530-1536)
- 23 Parallèlement, du côté de la poésie lyrique en langue d’oïl, « l’emploi de joie n’évoque de façon (...)
- 24 Sur la présence du gaudium déplacé de la reine, déjà présent dans l’hypotexte virgilien, voir la r (...)
23L’attention de la critique s’est justement concentrée sur l’exploration des fondements classiques de cette représentation amoureuse. Dans cette perspective, le rôle fondateur de cet épisode et de l’exemplum négatif qu’il recèle est associé à la manifestation d’une joie dénaturée, c’est-à-dire d’un gaudium amoureux qui apparaît après la réalisation amoureuse, mais dans des conditions socialement inopportunes23. La « joie molt grant » (v. 1531) ne peut pas être le symbole de l’union bénéfique, puisque le cadre de son apparition est complètement bouleversé24.
24La représentation de la passion néfaste et de la fureur érotique de Didon25 est étroitement liée à la mise en scène du contre-exemple positif que forme le couple Énéas-Lavine. En effet, l’auteur implique le concept de gaudium dans la représentation de la naissance de l’amour chez Lavine dans un seul et unique cas :
La nuit ot po de son delit,
trait ses chevous, bat sa petrine […]
Quant li tressailloient li oil,
qui toz tens erent an remoil,
donc li ert vis qu’il la tenoit ;
de la joie qu’ele an avoit
tornot soi an cele freor,
si acolot son covertor ;
et quant el se reporpansot
qu’il n’i ert pas, si se pasmot. (v. 8406-8418)
- 26 Sur l’intervention divine dans les romans d’Antiquité, voir Punzi (2003, 52-56).
25La veille nocturne de Lavine, qui caractérise la phase avancée de son furor, est marquée par une hallucination euphorique, où elle se voit enfin dans les bras de son ami. Cette « joie » éphémère (v. 8414) est clairement liée à un parcours de réalisation amoureuse impliquant la dimension charnelle. Cette image semble une fois de plus (comme dans le cas du couple Didon-Énéas) condamnée en tant que péché, puisqu’un tel accomplissement outrepasse le rôle que cette union providentielle doit tenir dans l’histoire26. De ce fait, la « joie qu’ele an avoit » (v. 8414) n’est que le fruit d’une illusion, d’un rêve induit par un désir insensé et condamnable.
- 27 Sur la réalisation charnelle, considérée comme une étape nécessaire de l’évolution du discours amo (...)
- 28 Sur l’implication du contenu moral et sur l’application du principe de moralisation dans l’Énéas, (...)
- 29 Voir Tagliani (2013, 141-142). Sur la figure du fondateur, voir Marchello-Nizia 1985.
26La frénésie passionnelle de Lavine, en effet, est vouée à s’atténuer dans les bornes de l’union conjugale27. Ainsi, le rôle édifiant s’imprime par compensation dans l’horizon interprétatif du lecteur28. L’auteur, en dispensant des instruments au fil du récit, ne révèle que subtilement la portée de l’exaltation amoureuse de l’union entre le Troyen et la future reine « d’Itaire » (v. 10108), qui dépend intrinsèquement de l’acquisition des nouveaux territoires et de l’acte de fondation dynastique29.
- 30 Voir D’Agostino (2013, 99-104).
- 31 La description et l’amplification narrative de la maladie amoureuse se présentent dans le premier (...)
27En plus de cette fonction diégétique et morale, l’auteur de l’Énéas applique au personnage de Lavine un schéma expressif très articulé, qui réinterprète une partie du discours amoureux ovidien30, surtout dans la mise en scène de la maladie d’amour. Le déploiement de ce topos — qui, grâce à l’amplificatio, occupe une place prépondérante dans l’œuvre31 — permet à l’auteur de développer l’idée que le sentiment amoureux s’insinue dans l’âme humaine à travers l’enchaînement et l’opposition entre le bien et le mal : le malheur, la souffrance et la maladie sont toujours suivis de la guérison. Et, dans les meilleurs scénarios, c’est la maladie qui renferme en elle son remède. Cela constitue le cœur du dialogue entre Lavine, encore novice et craintive en matière amoureuse, et sa mère. En lui expliquant les rudiments de cette doctrine, la reine apprend à sa fille que toute peine se transforme en bonheur :
Ris et joie vient de plorer,
grant deport vienent de pasmer,
baisier vienent de baaillier,
anbracemenz vient de veillier,
grant leece vient de sospir,
fresche color vient de palir.
(v. 7961-7966)
28La reine ne laisse aucun doute à sa fille quant au fait que l’amour n’existe pas sans souffrance. Cette idée semble avoir profondément marqué le discours amoureux littéraire des décennies suivantes, dans lequel domine la notion de maladie dans la description des étapes qui suivent l’innamoramento. Le caractère dysphorique de ce topos a sûrement impliqué la subordination de la « joie » (v. 7961) au chagrin, indissociables dans ce contexte. Il faut remarquer, de surcroît, que dans cette occurrence la joie n’est pas vouée à décrire une situation diégétique, mais qu’elle prend place au sein d’un exposé doctrinal : elle ne peint pas une réalité, mais explique une théorie. Ici, la « joie » est strictement liée à l’hilarité (« ris »), comme dans les vers où Lavine déclare ne désirer que l’amour d’Énéas, malgré les souffrances que cet amour lui a déjà fait endurer :
[…] joie an avrai et ris et geu ;
n’en ai eü dolor mortal,
ne me rende tot par igal
le bien aprés et la dolçor ;
molt me plaira al chief del tor. (v. 8322-8326)
- 32 Voir aussi les v. 8185-8189 : « Amors, molt sai bien ma leçon ; / or ne m’as leü se mal non, / del (...)
- 33 Sur l’opposition entre l’Énéas et les poètes anciens, voir la réflexion de Laurie (1969, 284) : « (...)
29Le « bien » (ou « bon »), ainsi que l’idée de plaisir (qui prévaut, significativement, dans la représentation des bénéfices suivant les souffrances32), se substituent aux concepts liés au gaudium dans ce paradigme de discours amoureux. Ce phénomène révèle explicitement que l’auteur du roman ne vise pas la célébration de la réalisation amoureuse, ni l’attente de son accomplissement, mais la mise en avant du but essentiellement constructif et éducatif de l’apprentissage amoureux, qui n’a donc pas besoin d’être alimenté par la joie, ni par l’espoir d’atteindre cette dernière. Contrairement à la phénoménologie ovidienne33, l’apogée sentimental dans l’Énéas n’a pas de rapport avec la réalisation charnelle et ne demande pas, dans le cas des amants malheureux, des thérapies pour soigner les blessures. L’Énéas dépasse l’opposition dialectique entre, d’un côté, la pédagogie érotique et la technique de séduction (Ars), et, de l’autre, la guérison de l’amour (Remedia). L’absence d’une « joie » pure, en ce sens, ne peut pas être interprétée comme une caractéristique rhétorique ou comme le fruit d’un choix formel : elle apparaît comme le résultat d’un système intellectuel et culturel constitué, convoqué pour participer à un dispositif moral et culturel qui s’exprime en matière amoureuse mais qui semble étranger aux implications émotionnelles et aux expériences individuelles de l’amour.
30Si l’objectif de l’auteur n’est pas, comme nous le disions, l’exaltation de l’amour en soi, c’est parce que l’amour ne mérite pas d’être célébré au-delà de sa fonction. Les confins de l’amour sont les bornes dans lesquelles les forces divines admettent que cet amour se réalise. Les dieux ont un rôle directif dans les couples que le roman met en scène, et attribuent aux amants un rôle précis dans l’histoire. Ainsi, la réalisation d’une union heureuse entre Lavine et Énéas dépend de la réalisation du destin qui leur est réservé : celui de fonder un nouveau royaume et d’engendrer un nouveau peuple. C’est donc précisément dans la représentation de l’univers extérieur (du futur royaume d’Italie) que le gaudium entre en scène dans le roman :
Li Troïen, quant ce oïrent,
n’est merveille se s’esjoïrent,
car moult avoient desirré
la terre o il erent entré.
Il demenerent molt grant joie […]
(v. 3087-3091)
- 34 Nous signalons d’autres occurrences représentatives : « Quant Eneas, son pere, l’ot, / dedenz son (...)
31Ce type de joie, qui apparaît souvent dans les contextes où la destinée des deux amants se joint à la réalisation des présages divins sur la fondation dynastique, se greffe à l’idée de salut collectif34. Dans ce cas aussi, l’Énéas pourrait avoir contribué à la création d’un modèle littéraire lié à la représentation d’un gaudium commun. Certains caractères de cette joie partagée seront en effet reproduits, une dizaine d’année plus tard, dans l’image fondamentale de la Joie de la Cour dans l’Erec et Enide. La combinaison entre la portée symbolique et l’exactitude cryptique que présente cet épisode laisse aisément postuler que ce type d’image existait déjà dans la tradition et qu’elle pouvait, donc, avoir subi un processus de synthèse et de codification dans une œuvre ultérieure.
32Cet excursus nous a permis de mettre en lumière non seulement deux aspects complémentaires, la thérapie et le péché amoureux, développés autour du concept de gaudium, mais aussi les différentes gradations de ce même phénomène lorsqu’il se manifeste. Nous avons, en outre, tenté de démontrer que le discours amoureux ne peut inclure d’images liées au joi ou à la joie sans se heurter au contexte de matérialisation de l’amour mis en scène. Enfin, il est apparu que l’examen du gaudium peut fonctionner comme pivot thématique pour explorer les parcours en partie assimilables, ainsi que les modalités d’évolution divergentes du discours amoureux dans la littérature galloromane à l’époque de sa première codification.
33Les analogies et les dissemblances entre nos deux témoins principaux nous ont permis de recueillir des composantes découlant d’un substrat commun, tandis que les orientations divergentes de l’un et de l’autre renferment la trace des origines hétérogènes de certains éléments fondateurs. L’extrême complexité qui caractérise les notions liées au gaudium chez Bernart de Ventadorn ne traduit pas une évolution définitive de la tradition lyrique, ni une diffusion immédiate et généralisée des couches sémantiques qu’il attribue au joi dans le discours amoureux galloroman. Il est toutefois possible d’analyser, en les relevant, des traitements thématiques communs entre les traditions d’oc et d’oïl, ainsi que des lieux thématiques divergents, caractéristiques da la genèse du discours amoureux. Les analogies qui rapprochent les traditions du Nord et du Midi (dans le roman et dans la poésie lyrique) dans la représentation du gaudium convergent dans l’univers sociologique, puisqu’elles interviennent lorsque le gaudium entre en collision avec les autres (ou avec l’extérieur), en démontrant l’universalité des principes de discrétion et de secret. Un tel prisme peut s’appliquer aux témoins presque contemporains du stade d’apparition (à partir du troisième quart du xiie siècle) des pivots thématiques primordiaux liés à l’expression amoureuse dans la tradition courtoise. En ce sens, il nous a semblé nécessaire de nous attarder sur la phase d’essor d’un discours amoureux déjà bien articulé dans le Nord de la France, qui a précédé l’époque de canonisation des paradigmes classiques à la fois recueillis et codifiés dans les générations suivantes d’auteurs et de poètes. Parmi les romans d’Antiquité, qui s’avèrent de précieux représentants de cette phase, le Roman d’Énéas illustre l’un des parcours possibles de cette évolution.