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Joi et joie

Entre la thérapie et le péché : enquêtes parallèles sur l’expression de la joie (Bernart de Ventadorn et le Roman d’Énéas)

Between Therapy and Sin: Parallel Investigations into the Expression of Joy (Bernart de Ventadorn and the Roman d'Énéas)
Valeria Russo
p. 359-378

Résumés

À l’aube des traditions littéraires en langue vernaculaire, le discours amoureux galloroman se présente d’emblée comme figé au sein d’un système discursif dont l’expression de la joie représente l’un des vecteurs principaux. Dans les traditions d’oc et d’oïl, cependant, elle apparaît sous des formes qui sont assimilables uniquement dans la projection collective du gaudium, tandis que la manifestation d’un joi (ou d’une joie) intime acquiert des sens et adopte des contextes complètement divergents.

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Texte intégral

1Écrire ou décrire l’émotion dans l’œuvre littéraire, c’est livrer au lecteur la preuve de l’affinité entre la création artistique, d’usage collectif, et l’expérience individuelle, du créateur aussi bien que du lecteur. La poésie lyrique médiévale, d’une part, revendique cette ambition à travers la relation directe qu’elle établit entre un je et son message. De l’autre, il n’en demeure pas moins que le destinataire de l’énoncé est, dans le roman courtois, confronté à un contenu constamment filtré, à la fois par les techniques d’énonciation propres au récit et par le regard souvent externe du narrateur. Le roman interpose en effet entre les différents niveaux de communication un ensemble d’éléments relevant de l’information, du jugement, de la trajectoire narrative, qui forcent la narration à rendre son message explicite et/ou polarisé. La poésie lyrique, cependant, qui feint de s’expliquer par elle-même, comporte un exercice de constante interprétation, destiné à enrichir l’imaginaire émotionnel du lecteur ou à s’aplatir face à son éventail de connaissances.

  • 1  Sans renvoyer au rapport étymologique entre le lemme latin et les formes romanes, le substantif ga (...)

2L’expression des émotions constitue ainsi un champ d’analyse délicat, au sein duquel nous évaluerons le poids des divergences formelles et substantielles de deux traditions littéraires courtoises, d’oc et d’oïl, face à la manifestation de l’une des composantes structurales du discours amoureux. À partir d’un examen stylistique des compositions de Bernart de Ventadorn et du Roman d’Énéas, cette analyse propose de déterminer les modalités d’apparition, les fonctions et les contextes possibles de l’expression du gaudium1.

  • 2  Voir à ce propos les réflexions de Segre (1993, 27-28) : « C’è una semplificazione forse eccessiva (...)
  • 3  Pour la notion d’actualisation, voir Bally 1932.

3Retenu pour son rôle de médiation entre l’époque d’apparition et le moment de fixation d’un paradigme expressif, le corpus déploie deux voies parallèles de la représentation du paroxysme amoureux et profane en langue romane. Nous verrons que les déclinaisons du gaudium analysées ici sont proches, bien qu’elles ne puissent être assimilées. À l’instar d’autres manifestations du discours amoureux, certains caractères primordiaux révèlent en effet une recherche rhétorique et une expérimentation sémantique2 qui occasionnent, au cours de cette époque, des actualisations3 divergentes de concepts clés dans le Nord et le Sud de la France.

4La présence du gaudium dans les poèmes de Bernart de Ventadorn est constante et complexe. Chez ce troubadour, elle relève d’une accumulation de connotations visant à motiver l’emploi et à expliquer son sens et sa fonction. Parce qu’ils résultent de la synthèse des élans littéraires et culturels précédents, les éléments composant le discours amoureux sont hautement codifiés chez ce poète. Comme le remarque Beltrami (1990, 37), son « canzoniere rappresenta, con singolare efficacia poetica, una casistica completa dell’amore in un ambiente esclusivo, colto e raffinato », ce qui lui attribue le rôle de « vero fondatore, sulla base delle esperienze già consumate, delle forme poetiche della fin’amor ».

  • 4  Comme c’est le cas, notamment, dans l’évocation topique de la transformation imaginée de la saison (...)
  • 5  Il s’agit des formes soulignées dans le texte cité : « me » : v. 2, 4, 5 ; « eu » : v. 7.

5Ce déploiement, aussi diversifié que complet, de la phénoménologie amoureuse, apparaît précisément à travers la représentation du joi dans cette chanson fondamentale qu’est Ara no vei luzir solelh (BdT 70,7, Appel 1915, 38-46). Le poème développe une configuration euphorique du discours amoureux, visible dans l’orientation verticale et positive du chant exprimée à travers la métaphore solaire (v. 1 : « luzir solelh ») qui permet de représenter, sous forme antiphrastique (v. 2 : « me son escurzit li rai »), la transformation progressive de l’amant. Dans cette première cobla, le poète ne s’exprime pas depuis une situation externe améliorée par son état intérieur4, mais depuis un état intérieur qui se nourrit de façon autarcique (v. 4 : « clardatz me solelha » ; v. 5 : « el cor me raya ») à travers une dynamique progressive d’amendement (v. 7 : « eu melhur enans que sordei »). En ce sens, la présence récurrente des pronoms personnels de P15 montre qu’une métamorphose intime est en cours et qu’elle n’est pas sensorielle, mais émotionnelle. À partir de la troisième cobla, le poète expose le risque de tomber dans le piège de la « mauvaza gens » (v. 22) qui, par leurs conseils (v. 17), provoque la déchéance de la fin’amor (v. 21). Cet avertissement permet d’introduire dans le poème le thème de la jalousie et des adversaires d’un joi possédé par l’individu-poète :

D’aquestz mi rancur e·m corelh
qu’ira me fan, dol et esglai
e pesa lor del joi qu’eu ai.
E pois chascus s’en corelha
de l’autrui joi ni s’esglaya,
ja eu melhor dreih no·n aya,
c’ab sol deport venz’ e guerrei
cel qui plus fort me guerreya. (v. 25-32)

6Ce discours constitue la suite logique des deux premières strophes. La présence du joi semble ici soumise à l’image du conflit entre le monde extérieur et la condition amoureuse du poète : des observateurs malveillants regrettent (« pesa lor ») le joi de l’amant (extra et intra), mais ce dernier préfère détourner son attention. L’hostilité de ses opposants ne l’affecte pas, au vu de son droit (« dreih ») à lutter (« venz’ e guerrei ») uniquement contre « cel » qui l’assaille avec plus de force (intra). L’amant alimente ainsi un combat intérieur bénéfique qui le conduira, dans les coblas suivantes, à prier la dame et à implorer sa « merce » (mot-clé de la conclusion de ce poème, aux v. 51, 54, 55, 56).

  • 6  L’emploi de l’image topique de l’amour comme guerre a été remarqué par Mancini 2003, 144, note aux (...)
  • 7  Sur la correspondance entre l’espoir de l’amant et la constance du joi (même si le terme employé i (...)
  • 8  V. 46-48 : « Deus ! s’er ja c’om me retraya / (“a ! cal vos vi e cal vos vei !”) / per benanansa q (...)
  • 9  Le terme est ainsi traduit par les éditeurs ; voir Appel 1915 : « Gott, wird es je geschehen, daß (...)

7Dans les coblas 5 et 6, l’amant semble ignorer l’ingérence des mauvaises influences en restant concentré, une fois de plus, sur les forces en jeu dans sa guerre intérieure, celle qu’il mène pour la « domna » et avec le « joi6 ». Comment espère-t-il tirer parti de ces supplications ? La réponse se trouve dans l’espoir (v. 36 : « bos respeihz7 ») que nourrit le poète de regagner la paix dans l’angoisse (v. 37). L’atmosphère opalescente de la cobla, où la rêverie défaitiste se mêle au désir d’éloignement d’un objet uniquement présent dans l’abstrait, s’éclaircit dans les deux derniers vers, lorsque l’amant réalise qu’il peut goûter le simple désir (v. 40 : « pro n’ai de sola l’enveya ! »). Cette prise de conscience aboutit dans la cobla suivante à la sculpture de ce désir, qui prend une forme plus concrète dans l’imagination du poète, en tant que possibilité d’obtenir l’amour et le corps de sa dame (v. 41 : « que·m do s’amor ni·m bai »). De ce changement de situation découle la conquête de la « benanansa » (v. 48)8, du « bonheur9 ».

  • 10  La duplicité qui est ici développée ne sera pas retenue de façon homogène dans la phénoménologie a (...)
  • 11  En ce sens, il est nécessaire de nuancer la perspective anti-sociologique avancée par Topsfield (1 (...)

8Une distinction théorique apparaît à ce stade : d’une part, le concept de joi que mobilise le poème renvoie à l’énergie dont le désir est nourri, soit à un élément sensible et presque concret qui intervient dans le rapport avec les autres. D’autre part, la projection abstraite de la réalisation amène vers l’avènement d’un autre type de gain émotionnel dû, celui-ci, à la satisfaction du désir — qui est une autre forme de joie10. Il importe également de souligner qu’à travers ce schéma, le discours amoureux de Bernart de Ventadorn en vient à concilier deux thèmes fondamentaux : l’exigence du joi pour l’individu et la relation que le joi, s’étant manifesté, doit entretenir avec la société. Cette déclinaison du gaudium permet d’en saisir la nature problématique, à savoir le fait que, lorsque le joi de l’amant devient « l’autrui joi » (v. 22) — c’est-à-dire lorsqu’il est vu de l’extérieur —, il se change en une source possible de conflits ou de contradictions11.

9L’importance de ce concept est démontrée par sa présence dans un autre contexte significatif. Dans La dousa votz ai auzida (BdT 70,23 : voir Appel 1915, 134-139), l’amant se perçoit comme dépourvu d’espoir et de hardiesse (coblas 1-3) après la trahison de sa dame (cobla 4) qui a ignoré la loyauté du poète, bien qu’il soit son fidèle serviteur (cobla 5). Ce dernier décide donc d’abandonner sa condition de soumission (cobla 6) en révélant que la cause de sa séparation avec la dame sont les mensonges des diffamateurs (cobla 7). La chanson met ainsi en scène une situation dans laquelle le poète, ne disposant plus d’un joi propre, cherche le joi ailleurs, voire cherche le joi des autres — qui apparaît alors comme une source de survie :

La dousa votz ai auzida
del rosinholet sauvatge,
et es m’ins el cor salhida
si que tot lo cosirer
e·ls mals traihz qu’amors me dona,
m’adousa e m’asazona ;
et auria·m be mester
l’autrui jois al meu damnatge. (v. 1-8)

  • 12  Voir à ce propos la réflexion de Margoni (1965, 126) : « La posizione di superiorità del termine f (...)

10La nature environnante ne permet pas seulement d’apaiser les peines amoureuses. Elle transpose, à travers son emploi métaphorique, la faculté de transférer le joi de l’univers extérieur vers l’individu ; son acquisition indirecte permet ainsi de déformer les contours de la réalité émotionnelle, façonnée auparavant par l’état dysphorique de l’amant. La métaphore aviaire peut dès lors révéler sa fonction potentielle : le joi extérieur permet de faire basculer l’émotion, en transformant par osmose le bonheur d’autrui en joie personnelle. Cet « autrui jois » (v. 8) qui apparaît dès la première cobla se présente donc comme un élément clé : parmi ses nombreuses manifestations, cette expression particulière du joi exploite la mobilité entre le gaudium à acquérir et le gaudium possédé. C’est précisément dans l’espace entre ces deux joies que se situe l’ambition du poète : afin d’alimenter le chant et l’espoir d’amour, il absorbe le joi de l’extérieur en guise de thérapie12.

11Cette manifestation du joi n’est pas marginale chez Bernart de Ventadorn, puisqu’elle convoque un noyau stylistique et sémantique novateur, qui deviendra classique pour les troubadours des générations postérieures ; néanmoins elle est loin d’être prédominante, comme nous le verrons par la suite.

12Dans une autre pièce d’extrême importance, la chanson Ab joi mou lo vers e·l comens (BdT 70,01, Appel 1915, 1-10), l’attention du poète se focalise avant tout sur l’action des « mals vezis » (v. 34), ces « proches méchants » qui se transforment en médisants car ils sont les témoins oculaires de l’amour. Le poème se termine par l’exaltation de la beauté qui blesse l’amant tout en le guérissant (strophes 6 et 7), à travers l’image ambiguë de la lance de Pelée. À côté du topos et du trope mythologique apparaît l’une des plus claires exaltations du rôle du joi, pivot autour duquel se construit la composition. Dès la première strophe, le poète étire le « vers » (v. 1) le long d’une chronologique émotionnelle, ce qui lui permet de revendiquer sa volonté de cohérence entre le début et la fin de sa composition :

Ab joi mou lo vers e·l comens,
et ab joi reman e fenis ;
e sol que bona fos la fis,
bos tenh qu’er lo comensamens.
per la bona comensansa
mi ve jois et alegransa ;
e per so dei la bona fi grazir,
car totz bos faihz vei lauzar al fenir. (v. 1-8)

  • 13  Cropp (1975, 349) : « Ne dépendant plus uniquement de la présence de la dame et des faveurs qu’ell (...)

13Une « bona comensansa » est aussi importante qu’une « bona fi[s] » (v. 7 ; voir aussi v. 3) puisque toute démarche, dans l’expression poétique aussi bien que dans l’action amoureuse, doit être accomplie sous la protection du joi. Le poète montre, par le biais de cet encouragement, que l’amant ne peut que tirer profit de la présence constante du joi. Il s’agit d’un gain réciproque : si l’amant persévère du début à la fin dans sa fidélité à l’égard du joi, le joi, à son tour, préservera les actions de l’amant. La constance du joi, en effet, semble provenir d’un effort (v. 7 : « dei […] grazir ») consistant à faire prédominer un état euphorique dans l’expression amoureuse et dans la projection de ce sentiment13.

  • 14  V. 10-12 : « […] meravilh’ es com o sofris / car no dic e non esbrüis / per cui sui tan gais e jan (...)
  • 15  V. 37-40 : « […] per qu’eu prec, n’aya membransa / la bel’, en cui ai fiansa, / que no·s chamje pe (...)

14Cette persévérance n’est pas sans implications secondaires puisqu’elle peut attribuer au joi une suprématie dangereuse. Le poète affronte ce problème, qui semble constituer le point d’accroche avec la suite du poème — dans laquelle nous retrouvons les idées liées aux risques provenant de l’extériorisation de cette émotion. Dans la deuxième strophe, le poète, qui se représente pourtant « gais e jauzens » (v. 12), déclare devoir « tolérer » le joi14 pour les excès qu’il peut impliquer, et se risque de ce fait à anéantir ses efforts pour garder la discrétion dans le rapport amoureux. De là découle la nécessité d’insister sur le but bénéfique du secret : ce principe est d’emblée appliqué à la dissimulation de la joie à travers le mensonge (dans la cobla 3, v. 18-19 : « nulhs om mo joi no·m enquis, / qu’eu volonters no l’en mentis »), afin de piéger — pour ne pas être piégé — le public malveillant de la séduction amoureuse (cobla 4). L’amant, enfin, exprime son espoir malgré la peur15.

15Au-delà des dangers liés à la manifestation du joi, nous remarquons donc un phénomène intéressant qui se joue également sur le plan diachronique. Cette transformation apparaîtra en effet cruciale, non seulement pour l’éventail des connotations du gaudium chez Bernart de Ventadorn, mais en général pour la conception du discours amoureux et pour son enrichissement sémantique. Le joi commence à ce moment à être représenté comme une thérapie amoureuse, ce qui s’accorde, comme nous l’avons vu, avec la dynamique générale — verticale et euphorique — qui prédomine dans le chansonnier de ce troubadour. Élevé au rang de thérapie, le joi peut dissoudre l’empoisonnement amoureux, considéré comme l’une des sources possibles du désespoir du poète, voire comme l’une des causes de l’anéantissement de sa vis littéraire ou de son existence en tant qu’être sentimental.

16Ce type de représentation caractérise la chanson A ! tantas bonas chansos (BdT 70,08, Appel 1915, 47-54). Le poème met en scène le désespoir provoqué par le manque de réciprocité dans le rapport avec la dame (strophe 1), la nature inexorable de l’amour ressenti (strophe 2), mais aussi la légitimité de ce sentiment à l’égard d’un être parfait, qui justifie — de par son existence même — les souffrances endurées et garantit la récompense de l’attente (strophes 4 et 5). La phase de bouleversement, pendant laquelle le chagrin se convertit en « joya », se trouve à la strophe 3 :

Mas era sui tan joyos
que no·m sove del maltraih.
d’ira e d’esmai m’a traih
ab sos bels olhs amoros,
de que·m poizon’ e·m fachura,
cilh que m’a joya renduda,
c’anc pois qu’eu l’agui veguda,
non agui sen ni mezura.
(v. 17-24)

  • 16  À propos de ces vers et sur le sens de joi dans ce contexte, voir Akehurst (1973, 144) : « Les poè (...)
  • 17  Sur la présence, dans ces vers, du verbe poizonar, sur sa diffusion (très limitée dans l’aire d’oc (...)

17Le regard de la dame a provoqué l’amnésie du poète, lui permettant d’oublier sa souffrance et donc de régresser à un état initial, caractérisé par l’absence de l’amour. Elle lui a rendu sa « joya » (v. 22) : l’emploi de cette forme féminine se révèle emblématique, car elle signale un état qui préexiste aux peines amoureuses, mais qui peut être rétabli par la dame elle-même. Par ailleurs, il est notable que le thème de la guérison16 se mêle à l’image du poison17, les deux composantes étant liées à un processus de réparation sentimentale, voire de d’émancipation amoureuse : la « joya » serait donc proche du joi — car elle dépend toujours de l’action de la dame — mais elle ne lui est pas assimilable. Il s’agit d’une forme de joie à la fois plus commune et humaine, qui n’est pas liée à l’euphorie aveuglante causée par l’amour.

  • 18  Un phénomène analogue a été relevé, dans Molt jauzens me prenc en amar (BdT 183,08), par Lefèvre ( (...)
  • 19  Dans Amors, e que·us es veyaire ? : « […] eu nul joi non esper » (BdT 70,4 ; Appel 1915, 20-26, v. (...)
  • 20  Dans Chantars no pot gaire valer : « Lo vers es fis e naturaus / e bos celui qui be l’enten ; / e (...)

18Cette manifestation du joi pourrait s’avérer fondamentale, comme le prouve l’existence d’une image comparable dans la chanson Non es meravelha s’eu chan (BdT 70,31, Appel 1915, 186-193). Dans l’alternance entre les plaies (v. 25 : « me fer ») et le plaisir de l’amour (v. 26 : « dousa sabor »), l’amant déclare sa capacité à mourir puis à renaître « de joi » (v. 28) : le joi intervient pour provoquer cette renaissance ; il aide l’amant en tant que soutien, moyen et aboutissement de la palingénésie amoureuse et poétique. Une telle interprétation du joi, en tant que force thérapeutique qui accompagne l’amant dans le temps et dans l’espace, laisse entrevoir des nuances d’ordre mystique18, comme le démontrent notamment les contextes où le joi est relié aux concepts d’espoir19 et d’attente20.

  • 21  Variante signalée par Camproux (1965, 123-126).

19Par le choix de ces termes, le poète représente l’extension du joi dans le futur, ce qui induit la promesse d’un chant éternel. Mais la diachronie permet aussi au joi d’occuper une place dans la mémoire. De ce fait, il ne reconduit pas seulement son lien au passé de l’amant ; il s’approprie aussi l’étape qui précède la création poétique, en en devenant le proto-texte. C’est le cas dans Can la frej’ aura venta (BdT 70,37, Appel 1915, 212-217), où le poète affirme avoir disposé dans le passé, et disposer encore de la joie (ici « jai21 ») ; il en fait étalage, sans modestie, dans l’espoir que d’autres « âmes chrétiennes » ressentent cette même émotion :

Tot’ arma crestiana
volgra, agues tal jai
com eu agui et ai,
car sol d’aitan se vana. (v. 57-60)

  • 22  Nous signalons à ce propos un passage des Confessions (X, 30-31) : Numquid sicut meminimus gaudium (...)

20Le joi s’ancre dans la mémoire de l’amant, même si ce souvenir n’est pas lié à son expérience. Il s’agit d’une modalité de mise en scène qui n’est pas étrangère au discours théologique et mystique. Comme chez Augustin, gaudium et memoria se retrouvent étroitement liées dans l’imaginaire et dans l’éventail cognitif de l’amant/fidèle22.

21La joie est un concept dominant dans l’économie émotionnelle de l’Énéas (Salverda de Grave 1925), bien que son expression soit liée à un ensemble composite d’éléments lexicaux. Pour comprendre son emploi, il importe également de souligner que le gaudium existe dans des contextes plus variés que les seules conditions d’apparition exploitées par le corpus du troubadour limousin.

22Présenté comme le résultat d’un acte charnel et néfaste, le gaudium intervient pour la première fois, dans l’Énéas, après la réalisation de l’amour entre Énéas et Didon. La nature coupable du rapport qu’entretiennent la reine et le héros est explicitement révélée par l’auteur lorsqu’il décrit la disponibilité de Didon à l’égard d’Énéas (v. 1524-1525 : « ne la raïne ne s’estorce, / tot li consent sa volenté »), et qu’il désigne cette union extra-conjugale comme une source de déshonneur pour la dame (v. 1528-1529 : « onc mes puis la mort son seinor / ne fist la dame nul hontage »). Mais ce n’est qu’avec la manifestation de cet amour qu’apparaissent les implications destructrices du gaudium, c’est-à-dire au moment où la réalisation charnelle fait entrer le couple dans l’univers collectif :

Or est descoverte l’amor […]
Il s’en retornent a Cartage.
Al demeine joie molt grant,
nel cela mes ne tant ne quant,
molt s’en faisoit lie et joiose ;
ele disoit qu’ele ert s’espose,
ensi covroit sa felenie ;
ne li chalt mes que que l’an die.
(v. 1527 ; v. 1530-1536)

  • 23  Parallèlement, du côté de la poésie lyrique en langue d’oïl, « l’emploi de joie n’évoque de façon (...)
  • 24  Sur la présence du gaudium déplacé de la reine, déjà présent dans l’hypotexte virgilien, voir la r (...)

23L’attention de la critique s’est justement concentrée sur l’exploration des fondements classiques de cette représentation amoureuse. Dans cette perspective, le rôle fondateur de cet épisode et de l’exemplum négatif qu’il recèle est associé à la manifestation d’une joie dénaturée, c’est-à-dire d’un gaudium amoureux qui apparaît après la réalisation amoureuse, mais dans des conditions socialement inopportunes23. La « joie molt grant » (v. 1531) ne peut pas être le symbole de l’union bénéfique, puisque le cadre de son apparition est complètement bouleversé24.

  • 25  Margolis 1987.

24La représentation de la passion néfaste et de la fureur érotique de Didon25 est étroitement liée à la mise en scène du contre-exemple positif que forme le couple Énéas-Lavine. En effet, l’auteur implique le concept de gaudium dans la représentation de la naissance de l’amour chez Lavine dans un seul et unique cas :

La nuit ot po de son delit,
trait ses chevous, bat sa petrine […]
Quant li tressailloient li oil,
qui toz tens erent an remoil,
donc li ert vis qu’il la tenoit ;
de la joie qu’ele an avoit
tornot soi an cele freor,
si acolot son covertor ;
et quant el se reporpansot
qu’il n’i ert pas, si se pasmot. (v. 8406-8418)

  • 26  Sur l’intervention divine dans les romans d’Antiquité, voir Punzi (2003, 52-56).

25La veille nocturne de Lavine, qui caractérise la phase avancée de son furor, est marquée par une hallucination euphorique, où elle se voit enfin dans les bras de son ami. Cette « joie » éphémère (v. 8414) est clairement liée à un parcours de réalisation amoureuse impliquant la dimension charnelle. Cette image semble une fois de plus (comme dans le cas du couple Didon-Énéas) condamnée en tant que péché, puisqu’un tel accomplissement outrepasse le rôle que cette union providentielle doit tenir dans l’histoire26. De ce fait, la « joie qu’ele an avoit » (v. 8414) n’est que le fruit d’une illusion, d’un rêve induit par un désir insensé et condamnable.

  • 27  Sur la réalisation charnelle, considérée comme une étape nécessaire de l’évolution du discours amo (...)
  • 28  Sur l’implication du contenu moral et sur l’application du principe de moralisation dans l’Énéas, (...)
  • 29  Voir Tagliani (2013, 141-142). Sur la figure du fondateur, voir Marchello-Nizia 1985.

26La frénésie passionnelle de Lavine, en effet, est vouée à s’atténuer dans les bornes de l’union conjugale27. Ainsi, le rôle édifiant s’imprime par compensation dans l’horizon interprétatif du lecteur28. L’auteur, en dispensant des instruments au fil du récit, ne révèle que subtilement la portée de l’exaltation amoureuse de l’union entre le Troyen et la future reine « d’Itaire » (v. 10108), qui dépend intrinsèquement de l’acquisition des nouveaux territoires et de l’acte de fondation dynastique29.

  • 30  Voir D’Agostino (2013, 99-104).
  • 31  La description et l’amplification narrative de la maladie amoureuse se présentent dans le premier (...)

27En plus de cette fonction diégétique et morale, l’auteur de l’Énéas applique au personnage de Lavine un schéma expressif très articulé, qui réinterprète une partie du discours amoureux ovidien30, surtout dans la mise en scène de la maladie d’amour. Le déploiement de ce topos — qui, grâce à l’amplificatio, occupe une place prépondérante dans l’œuvre31 — permet à l’auteur de développer l’idée que le sentiment amoureux s’insinue dans l’âme humaine à travers l’enchaînement et l’opposition entre le bien et le mal : le malheur, la souffrance et la maladie sont toujours suivis de la guérison. Et, dans les meilleurs scénarios, c’est la maladie qui renferme en elle son remède. Cela constitue le cœur du dialogue entre Lavine, encore novice et craintive en matière amoureuse, et sa mère. En lui expliquant les rudiments de cette doctrine, la reine apprend à sa fille que toute peine se transforme en bonheur :

Ris et joie vient de plorer,
grant deport vienent de pasmer,
baisier vienent de baaillier,
anbracemenz vient de veillier,
grant leece vient de sospir,
fresche color vient de palir.
(v. 7961-7966)

28La reine ne laisse aucun doute à sa fille quant au fait que l’amour n’existe pas sans souffrance. Cette idée semble avoir profondément marqué le discours amoureux littéraire des décennies suivantes, dans lequel domine la notion de maladie dans la description des étapes qui suivent l’innamoramento. Le caractère dysphorique de ce topos a sûrement impliqué la subordination de la « joie » (v. 7961) au chagrin, indissociables dans ce contexte. Il faut remarquer, de surcroît, que dans cette occurrence la joie n’est pas vouée à décrire une situation diégétique, mais qu’elle prend place au sein d’un exposé doctrinal : elle ne peint pas une réalité, mais explique une théorie. Ici, la « joie » est strictement liée à l’hilarité (« ris »), comme dans les vers où Lavine déclare ne désirer que l’amour d’Énéas, malgré les souffrances que cet amour lui a déjà fait endurer :

[…] joie an avrai et ris et geu ;
n’en ai eü dolor mortal,
ne me rende tot par igal
le bien aprés et la dolçor ;
molt me plaira al chief del tor. (v. 8322-8326)

  • 32  Voir aussi les v. 8185-8189 : « Amors, molt sai bien ma leçon ; / or ne m’as leü se mal non, / del (...)
  • 33  Sur l’opposition entre l’Énéas et les poètes anciens, voir la réflexion de Laurie (1969, 284) : «  (...)

29Le « bien » (ou « bon »), ainsi que l’idée de plaisir (qui prévaut, significativement, dans la représentation des bénéfices suivant les souffrances32), se substituent aux concepts liés au gaudium dans ce paradigme de discours amoureux. Ce phénomène révèle explicitement que l’auteur du roman ne vise pas la célébration de la réalisation amoureuse, ni l’attente de son accomplissement, mais la mise en avant du but essentiellement constructif et éducatif de l’apprentissage amoureux, qui n’a donc pas besoin d’être alimenté par la joie, ni par l’espoir d’atteindre cette dernière. Contrairement à la phénoménologie ovidienne33, l’apogée sentimental dans l’Énéas n’a pas de rapport avec la réalisation charnelle et ne demande pas, dans le cas des amants malheureux, des thérapies pour soigner les blessures. L’Énéas dépasse l’opposition dialectique entre, d’un côté, la pédagogie érotique et la technique de séduction (Ars), et, de l’autre, la guérison de l’amour (Remedia). L’absence d’une « joie » pure, en ce sens, ne peut pas être interprétée comme une caractéristique rhétorique ou comme le fruit d’un choix formel : elle apparaît comme le résultat d’un système intellectuel et culturel constitué, convoqué pour participer à un dispositif moral et culturel qui s’exprime en matière amoureuse mais qui semble étranger aux implications émotionnelles et aux expériences individuelles de l’amour.

30Si l’objectif de l’auteur n’est pas, comme nous le disions, l’exaltation de l’amour en soi, c’est parce que l’amour ne mérite pas d’être célébré au-delà de sa fonction. Les confins de l’amour sont les bornes dans lesquelles les forces divines admettent que cet amour se réalise. Les dieux ont un rôle directif dans les couples que le roman met en scène, et attribuent aux amants un rôle précis dans l’histoire. Ainsi, la réalisation d’une union heureuse entre Lavine et Énéas dépend de la réalisation du destin qui leur est réservé : celui de fonder un nouveau royaume et d’engendrer un nouveau peuple. C’est donc précisément dans la représentation de l’univers extérieur (du futur royaume d’Italie) que le gaudium entre en scène dans le roman :

Li Troïen, quant ce oïrent,
n’est merveille se s’esjoïrent,
car moult avoient desirré
la terre o il erent entré.
Il demenerent molt grant joie […]
(v. 3087-3091)

  • 34  Nous signalons d’autres occurrences représentatives : « Quant Eneas, son pere, l’ot, / dedenz son (...)

31Ce type de joie, qui apparaît souvent dans les contextes où la destinée des deux amants se joint à la réalisation des présages divins sur la fondation dynastique, se greffe à l’idée de salut collectif34. Dans ce cas aussi, l’Énéas pourrait avoir contribué à la création d’un modèle littéraire lié à la représentation d’un gaudium commun. Certains caractères de cette joie partagée seront en effet reproduits, une dizaine d’année plus tard, dans l’image fondamentale de la Joie de la Cour dans l’Erec et Enide. La combinaison entre la portée symbolique et l’exactitude cryptique que présente cet épisode laisse aisément postuler que ce type d’image existait déjà dans la tradition et qu’elle pouvait, donc, avoir subi un processus de synthèse et de codification dans une œuvre ultérieure.

32Cet excursus nous a permis de mettre en lumière non seulement deux aspects complémentaires, la thérapie et le péché amoureux, développés autour du concept de gaudium, mais aussi les différentes gradations de ce même phénomène lorsqu’il se manifeste. Nous avons, en outre, tenté de démontrer que le discours amoureux ne peut inclure d’images liées au joi ou à la joie sans se heurter au contexte de matérialisation de l’amour mis en scène. Enfin, il est apparu que l’examen du gaudium peut fonctionner comme pivot thématique pour explorer les parcours en partie assimilables, ainsi que les modalités d’évolution divergentes du discours amoureux dans la littérature galloromane à l’époque de sa première codification.

33Les analogies et les dissemblances entre nos deux témoins principaux nous ont permis de recueillir des composantes découlant d’un substrat commun, tandis que les orientations divergentes de l’un et de l’autre renferment la trace des origines hétérogènes de certains éléments fondateurs. L’extrême complexité qui caractérise les notions liées au gaudium chez Bernart de Ventadorn ne traduit pas une évolution définitive de la tradition lyrique, ni une diffusion immédiate et généralisée des couches sémantiques qu’il attribue au joi dans le discours amoureux galloroman. Il est toutefois possible d’analyser, en les relevant, des traitements thématiques communs entre les traditions d’oc et d’oïl, ainsi que des lieux thématiques divergents, caractéristiques da la genèse du discours amoureux. Les analogies qui rapprochent les traditions du Nord et du Midi (dans le roman et dans la poésie lyrique) dans la représentation du gaudium convergent dans l’univers sociologique, puisqu’elles interviennent lorsque le gaudium entre en collision avec les autres (ou avec l’extérieur), en démontrant l’universalité des principes de discrétion et de secret. Un tel prisme peut s’appliquer aux témoins presque contemporains du stade d’apparition (à partir du troisième quart du xiie siècle) des pivots thématiques primordiaux liés à l’expression amoureuse dans la tradition courtoise. En ce sens, il nous a semblé nécessaire de nous attarder sur la phase d’essor d’un discours amoureux déjà bien articulé dans le Nord de la France, qui a précédé l’époque de canonisation des paradigmes classiques à la fois recueillis et codifiés dans les générations suivantes d’auteurs et de poètes. Parmi les romans d’Antiquité, qui s’avèrent de précieux représentants de cette phase, le Roman d’Énéas illustre l’un des parcours possibles de cette évolution.

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Notes

1  Sans renvoyer au rapport étymologique entre le lemme latin et les formes romanes, le substantif gaudium permet, dans le cadre de la présente analyse, de se référer à la Vorstellung neutre, dont les connotations seront ici approfondies. En ce qui concerne le sens du mot gaudium et les traductions possibles de l’occitan joi, nous renvoyons aux observations de Charles Camproux (1965, 122) : « La faiblesse de cette traduction [« joie » pour « joi »] dans bien des cas suffit à nous rendre suspecte l’affirmation implicite que le terme “joi” — si souvent employé par les troubadours — est l’équivalent pur et simple du français “joie”. […] Il est implicitement admis par les traductions […] que joi représente gaudium latin dont le sens, d’après Cicéron, était “mouvement de satisfaction raisonnable, calme et durable” mais que Lucrèce emploie au sens de “volupté, plaisir des sens”. Dans les deux cas la valeur du mot est de désigner un état d’âme, en conformité, d’ailleurs, avec le sens général du verbe gaudere (= éprouver une joie intime), verbe qui deviendra gauzir/jauzir dans la langue des troubadours ».

2  Voir à ce propos les réflexions de Segre (1993, 27-28) : « C’è una semplificazione forse eccessiva nel ricondurre le varianti sinonimiche al pensiero, secondo la formula : dal pensiero alla lingua. ». Il est toutefois légitime, sur les traces de Bally, de « giungere, con lo studio contrastivo delle varianti stilistiche, a dei nuclei semantici preverbali » et, ainsi, aux « contenuti semantici comuni a due o più lingue storicamente realizzate ».

3  Pour la notion d’actualisation, voir Bally 1932.

4  Comme c’est le cas, notamment, dans l’évocation topique de la transformation imaginée de la saison hivernale, représentée dans la strophe suivante (v. 12-13 : « neus m’es flors blanch’ e vermelha / et iverns calenda maya »). De Riquer (1975, 348), en revanche, semble suggérer qu’il est possible d’appliquer cette même interprétation aux vers que nous venons de commenter : « El corazón hace cambiar de naturaleza (desnatura) las cosas sensibles […] ; todo se transforma maravillosamente a los ojos del poeta, por influjo de la felicidad […]. Y en otra ocasión, en pleno invierno, “cuando se le han oscurecido los rayos del sol” — lo que no impide que una claridad de amor “solee” (me solelha) su corazón, Bernart de Ventadorn vuelve a convertir en primavera la fría estación ».

5  Il s’agit des formes soulignées dans le texte cité : « me » : v. 2, 4, 5 ; « eu » : v. 7.

6  L’emploi de l’image topique de l’amour comme guerre a été remarqué par Mancini 2003, 144, note aux vers 30-31.

7  Sur la correspondance entre l’espoir de l’amant et la constance du joi (même si le terme employé ici n’est pas — et pour cause — esper mais respeihz), Akehurst (1973, 145) a observé justement que « le joy se réfère normalement à l’espérance que le poète nourrit de conquérir l’amour de sa dame, mais il peut aussi désigner de façon générale le comportement de l’amant ». Nelli (1963, 171) signale également cette possibilité parmi les occurrences du joi : « Il [le joi] revêt, chez le même amoureux, les formes les plus diverses, au gré des circonstances et selon l’évolution de sa passion. Il y a un joi, unilatéral, de l’énamourement, et un joi plus positif, de la bonne amitié amoureuse ; un joi plus charnel, lié à toutes les menues manœuvres érotiques semi-continentes qui entretiennent le désir, et un joi de l’espérance, aussi illimité que le désir lui-même dont il reflète toutes les nuances ». Pour les interprétations qui ont précédé celle de Nelli 1963, nous renvoyons à l’excursus critique de Lazar (1964, 107-108).

8  V. 46-48 : « Deus ! s’er ja c’om me retraya / (“a ! cal vos vi e cal vos vei !”) / per benanansa que·m veya ? ».

9  Le terme est ainsi traduit par les éditeurs ; voir Appel 1915 : « Gott, wird es je geschehen, daß man von mir (“ach, wie sah ich und wie sehe ich Euch !”) um des Glückes willen reden wird, das man bei mir sehe ? » ; De Riquer (1975, 402) : « Dios ! Habrá entonces quien me acuse – “Ah, quién os ha visto y quién os ve !” – por mucha felicidad en que me vea ? » ; Mancini 2003, 77 : « Dio ! chissà se mi diranno “come siete mutato da come eravate” a causa della grande felicità ».

10  La duplicité qui est ici développée ne sera pas retenue de façon homogène dans la phénoménologie amoureuse occitane. Comme le remarque M. Zink (2013, 68), les troubadours chargeront ce joi « à la fois de la sensualité et de l’angoisse du désir ». Voir, à titre d’exemple, l’emploi du concept de joi dans Guillem Raimon de Gironela. Ce troubadour appartenant à la sixième génération (seconde moitié du xiiie siècle) s’oppose dans une tenso aux opinions de Pouzet (BdT 230,1a : Del joi d’amor agradiu, De Riquer 1975, 1672-1677). Il déploie dans ses coblas des arguments qui adhèrent presque parfaitement au schéma de Bernart de Ventadorn (la vraie conquête se réalise dans le désir pur), sauf qu’il étend le joi jusqu’à la réalisation de l’amour : « Pro mais donan que prenden : / c’atenden, meten, sirven, / del joi plus iauzen jauzira ». Il en va de même dans d’autres contextes, comme dans Ben es camjatz ara mos pensamens (BdT 404,2), une chanson courtoise de Raimon Jordan, où sont employés deux termes, joi et gaug, équivalents (dans ce cas) sur le plan de la temporalité de leur apparition : le gaudium émergera après la réalisation du rapport amoureux, lors de la concession de la récompense de la dame à son amant : « Tantas penas n’ai sufertas cozens, / per que dous gaugz m’en deuri’eschazer ; / […] ben es razos – e valha·m chauzimens –, / bona domna, que·m detz joi et deport » (Asperti 1990, 178, v. 19-24 ; pour le glossaire : « joi sostanzialmente equivalente a gaug », ibid., 514 et 518).

11  En ce sens, il est nécessaire de nuancer la perspective anti-sociologique avancée par Topsfield (1975, 113) : « The framework of love is fixed by social formalities, but Bernart’s lyric genius is anything but social or formal. To situations which demand mannered elegance he reacts with impassioned poetic feeling and the seeming artlessness of direct and largely monosyllabic poetic language ».

12  Voir à ce propos la réflexion de Margoni (1965, 126) : « La posizione di superiorità del termine femminile implica nell’amante […] un tipo di relazione essenzialmente autopunitivo, e una fitta rete di sentimenti angosciosi assunti però come l’amaro che ha da precedere il dolce, come le tenebre in cui la grazia finale, di continuo sospesa e rinviata, ha da sfavillare più fulgida (sempre tematica bipolare). Il joi è quindi come un supremo riscatto soggettivo della separazione e dell’impotenza oggettive ». Cropp (1975, 330) observe aussi que « la joie et la consolation sont des notions voisines, comme l’atteste la formule joi e solatz : “Per melhs cobrir lo mal pes e·l cossire / Chan e deport et ai joi e solatz” » (BdT 70,35, voir Appel 1915, 361-364).

13  Cropp (1975, 349) : « Ne dépendant plus uniquement de la présence de la dame et des faveurs qu’elle accorde, le joi évoque une euphorie stable »

14  V. 10-12 : « […] meravilh’ es com o sofris / car no dic e non esbrüis / per cui sui tan gais e janzens ». Pour l’interprétation de « sofrir », voir Appel (1915, 9) : « Wunder ist es, wie ich’s trage, daß ich nicht sage und hinausrufe, um wessen willen ich so froh und freudig bin ».

15  V. 37-40 : « […] per qu’eu prec, n’aya membransa / la bel’, en cui ai fiansa, / que no·s chamje per paraulas ni·s vir, / qu’enemics c’ai, fatz d’enveya morir ». Il nous semble nécessaire de signaler une discordance dans les traductions. Voir, d’une part, Appel (1915, 9) : « Darum bitte ich die Schöne, auf die ich vertraue, sie sei dessen eingedenk, damit sie um des Geredes willen nicht ihren Sinn wende ; denn vor Neid sterben die mir feindlich sind ». D’autre part, chez Mancini (2003, 59) : « […] e la prego che se ne ricordi la bella in cui non ho speranza : non cambi o muti per male parole e i miei nemici faccia morire dalla voglia ». Deux éléments s’opposent : pour l’occ. enveya (v. 40), Appel propose : all. Neid , “envie, jalousie” contre Mancini : it. « voglia », “envie, désir” ; deuxièmement, l’idée de fiansa est déclinée au positif dans le texte de Bernart de Ventadorn, contrairement à ce qui semble avoir été suggéré par la traduction de Mancini.

16  À propos de ces vers et sur le sens de joi dans ce contexte, voir Akehurst (1973, 144) : « Les poètes emploient souvent le mot joy dans leurs descriptions de la deuxième étape de la relation amoureuse, et à ce moment-là il exprime en grande partie l’espérance. Le joy est le résultat du sentiment d’amour que le poète éprouve pour sa dame, mais le joy est aussi et surtout suscité par l’encouragement, car c’est là ce qui permet l’espoir du succès. […] Par son encouragement, la dame peut transformer en espoir le désespoir du poète ».

17  Sur la présence, dans ces vers, du verbe poizonar, sur sa diffusion (très limitée dans l’aire d’oc) et son sens dans cette chanson, voir Gubbini 2009.

18  Un phénomène analogue a été relevé, dans Molt jauzens me prenc en amar (BdT 183,08), par Lefèvre (1981, 297) : « En latin […] le substantif salus […] exprime aussi bien la santé et la guérison que la prospérité ou le bien-être et leur préservation. En ancienne langue, guérir a donc, comme salus en latin, un emploi profane portant soit sur la santé du corps soit sur la sauvegarde du bien-être, ce dernier aboutissant, en outre, à un emploi religieux portant sur l’acquisition du bonheur éternel […] Guillaume attend de sa dame la guérison du mal d’amour, ce mal d’amour qu’il éprouve quand il aime sans savoir s’il sera payé de retour […] et qu’il éprouvait aussi lorsqu’il n’avait personne à aimer et qu’il attendait d’une femme […] qu’elle fût le médecin qui pût le délivrer de son angoisse ».

19  Dans Amors, e que·us es veyaire ? : « […] eu nul joi non esper » (BdT 70,4 ; Appel 1915, 20-26, v. 20).

20  Dans Chantars no pot gaire valer : « Lo vers es fis e naturaus / e bos celui qui be l’enten ; / e melher es, qui·l joi aten » (BdT 70,15 ; Appel 1915, 85-90, v. 50-52).

21  Variante signalée par Camproux (1965, 123-126).

22  Nous signalons à ce propos un passage des Confessions (X, 30-31) : Numquid sicut meminimus gaudium ? Fortasse ita. Nam gaudium meum etiam tristis memini sicut uitam beatam miser ; neque umquam corporis sensu gaudium meum uel uidi uel audiui […] sed expertus sum in animo meo, quando laetatus sum, et adhaesit eius notitia memoriae meae […] Quae quoniam res est quam se expertum non esse nemo potest dicere, propterea reperta in memoria recognoscitur quando beatae vitae nomen auditur (« En est-il de ce souvenir comme du souvenir de la joie ? Peut-être, car je me souviens dans ma tristesse de ma joie, de même que, dans ma misère, je songe au bonheur. Or cette joie n’a jamais été pour moi sensible ni à la vue, ni à l’ouïe… c’est dans mon âme que je l’ai expérimentée quand je me suis réjoui, et la notion en est restée liée à la mémoire… Comme il n’est personne qui puisse prétendre qu’il n’a jamais connu la joie, on la retrouve dans la mémoire et on la reconnaît quand on entend prononcer le mot bonheur »). Le passage est cité à partir de Arendt (1929, 178-179).

23  Parallèlement, du côté de la poésie lyrique en langue d’oïl, « l’emploi de joie n’évoque de façon indubitable une jouissance physique que dans un petit nombre d’exemple » (Lavis 1972, 239).

24  Sur la présence du gaudium déplacé de la reine, déjà présent dans l’hypotexte virgilien, voir la réflexion fondamentale de Rossi (2018, 146) : « Qui mi interessa ribadire che l’elemento dionisiaco presente nella laetitia della regina e destinato a causare la sua infelicità viene recepito con particolare attenzione nel medio evo. È significativo, sotto questo aspetto, che fin dal 1159, data in cui fu presumibilmente terminato il Policraticus, Giovanni di Salisbury sia estremamente esplicito in merito al furore erotico che avrebbe pervaso la regina tiria nel brano virgiliano […] Qui Giovanni chiarisce che la pozione che ha assorbito la regina non è altro che la concupiscenza carnale ».

25  Margolis 1987.

26  Sur l’intervention divine dans les romans d’Antiquité, voir Punzi (2003, 52-56).

27  Sur la réalisation charnelle, considérée comme une étape nécessaire de l’évolution du discours amoureux, voir Mancini (2018, 106) : « La fin’amor presuppone delle basi spirituali che non possono manifestarsi in tutta la loro purezza che allontanandosi dalla sensualità, anche se dalla sensualità provengono, in verità, e dovranno alla fine accoglierla di nuovo. All’inizio l’amore è puro, perché la dama deve fare attendere a lungo, o per sempre, il dono totale della sua persona. Se alla fine si degna di accordarlo, sarà in ogni caso quando fra lei e l’amico sarà raggiunta l’unione dei cuori. La fin’amor diventa così una sorta di operazione alchemica, un processo di nobilitazione interiore […] ».

28  Sur l’implication du contenu moral et sur l’application du principe de moralisation dans l’Énéas, voir Poirion 1976.

29  Voir Tagliani (2013, 141-142). Sur la figure du fondateur, voir Marchello-Nizia 1985.

30  Voir D’Agostino (2013, 99-104).

31  La description et l’amplification narrative de la maladie amoureuse se présentent dans le premier épisode érotique du roman (au sein du récit de l’innamoramento et de la furie amoureuse de Didon) et dans le récit concernant Lavine et Énéas (dans ce cas, le topos est employé dans la narration de l’innamoramento des deux personnages, mais la pratique de l’amplificatio s’applique surtout à la description de l’état de Lavine). Sur les amplifications de matière érotique, voir Zink 1984.

32  Voir aussi les v. 8185-8189 : « Amors, molt sai bien ma leçon ; / or ne m’as leü se mal non, / del bien me redevroies lire ; / or m’as navree, or soies mire ; / Amors, or me sanne ma plaie ».

33  Sur l’opposition entre l’Énéas et les poètes anciens, voir la réflexion de Laurie (1969, 284) : « In the Latin poets the opposition is between love’s pains and the absence of love ; the poet, in the grip of passion, cries out in torture and all his desire is for love to fly away and leave him whole (sanus). In elegy and epyllion it is usually unhappy love, and in the Metamorphoses usually undesirable love, and for the victim of this scourge Ovid says he composed the Remedia Amoris. The opposition now is between love’s pains and fruition, wholeness is the enjoyment of love, happy love. Our poet includes both kinds in his demonstration, but the love he chooses to portray is reciprocated. »

34  Nous signalons d’autres occurrences représentatives : « Quant Eneas, son pere, l’ot, / dedenz son cuer molt s’en esjot ; / dont sot qu’il erent ou païs », v. 3051-3053 ; « Eneas est en piez levez, / de joie et de leece plore, / trestouz les dieus del ciel aore, / sa compaignie resbaudist ; / il nel sorent, tres qu’il lor dist », v. 3065-3068 ; « Quant Eneas vint el païs / que li orent li deu promis, / liez fu, que unc n’ot mes tel joie / puis que li sieges vint a Troie », v. 3105-3108 ; « Contre Eneas est fors issuz ; / a grant joie fu receüz, / a Laurente l’an a mené », v. 10095-10097 ; « Eneas fu a roi levez, / a grant joie fu coronez, / et fu coronee Lavine », v. 10105-10107.

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Pour citer cet article

Référence papier

Valeria Russo, « Entre la thérapie et le péché : enquêtes parallèles sur l’expression de la joie (Bernart de Ventadorn et le Roman d’Énéas) »Revue des langues romanes, Tome CXXVI n°2 | 2022, 359-378.

Référence électronique

Valeria Russo, « Entre la thérapie et le péché : enquêtes parallèles sur l’expression de la joie (Bernart de Ventadorn et le Roman d’Énéas) »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVI n°2 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/5273 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.5273

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Auteur

Valeria Russo

Université de Lille

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