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AccueilNumérosTome CXXVI n°2Joi et joieJoie et deuil dans les Bestiaires...

Joi et joie

Joie et deuil dans les Bestiaires des xiie et xiiie siècles : le cygne et le rossignol

Joy and Mourning in the Bestiaries of the Twelfth and Thirteenth Centuries: the Swan and the Nightingale
Jean-Marie Fritz
p. 335-357

Résumés

Le rossignol, oiseau central dans le lyrisme d'oc et d'oïl, entretient avec la joie un rapport complexe et ambigu : il est d'abord l'oiseau lié au retour du printemps, qui plonge le poète dans la joie, mais il est aussi celui qui chante avec tant de ferveur qu'il meurt en chantant. Cette douce mort du rossignol à force de chanter doit être mise en résonnance avec celle de la cigale ou du grillon dans les bestiaires du Moyen Âge ou celle du cygne, dont le chant funèbre est aussi paradoxalement un chant de joie.

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Mots-clés :

mort, rossignol, cigale, grillon, cygne
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Texte intégral

1Dans un de ses rondeaux, Froissart fait tenir à son rossignol de bien curieux propos :

Pour quoi tient on le chant a grascieus
D’un oisellon qu’on claimme rosegnol
 ?
Pour ce qu’il est jolis et amoureus.
Pour quoi tient on le chant a grascieus
Et dist : « Oci ! oci ! joieus ! joieus !
Fui de chi, fui ! » ? Tout m’est bon, dur et mol.
Pour quoi tient on le chant a grascieus
D’un oisellon qu’on claimme rosegnol
 ?
(Rondeau 97, Baudouin 1978, 95)

  • 1  Le rossignol crie également Occide ! dans l’Ars versificatoria de Mathieu de Vendôme (I, 111, v. 1 (...)
  • 2  Oci, oci ! est de fait souvent glosé : Fier, fier, oci, oci ! (reverdie de Guillaume le Vinier, Mé (...)
  • 3  Jean Froissart (?), La Cour de May, v. 152-156 :
    Le rossignol de voix joyeuse
    Y chantoit dedens la f (...)
  • 4  Voir Ovide, Amores, II, vi, 8 pour l’association querela/philomela, que l’on retrouve par exemple (...)

2Le rondeau est dialogique : le poète interpelle son auditeur/lecteur et met en question le chant grascieus du rossignol ; on lui répond par un lieu commun : l’oiseau (ou son chant) est joli et amoureux. Le poète revient à la charge et souligne la contradiction d’un chant gracieux qui consisterait en oci oci !, soit tue, tue !, cri qu’on lui attribue au moins depuis la Philomena de Chrétien de Troyes (Baumgartner 2000, 254, v. 1467)1. Froissart renforce la dissonance en insérant entre deux sèmes négatifs oci oci ! et fui fui ! un intrus : joieus joieus2 ! Le poète joue du désaccord et pointe du doigt une contradiction de l’image du rossignol dans la poésie médiévale : il est lié à la joie, mais aussi à la violence et à la mort. Son chant est certes d’abord joyeux, et à double titre : l’oiseau est lui-même dans la joie et transmet cette joie à celui qui l’écoute, sa voix devenant un pharmakon, puisqu’elle guérit de la mélancolie selon le même Froissart3. Mais le mythe de Philomèle offre un contre-chant à cette riche filiation et nous dit toute autre chose : Philomèle, dont la langue a été coupée et qui doit avoir recours pour s’exprimer au tissage, à la fameuse voix de la navette dont parle Aristote dans sa Poétique (1454b35), devient elle aussi un rossignol, mais un rossignol qui se plaint ; sa voix est une querela, son chant une longue plainte qui a inspiré les poètes durant tout le Moyen Âge et bien au delà4.

  • 5  Christian de Lilienfeld, Speculum animalium, II, v. 118-119 (lucinia) et v. 148-149 (philomena) : (...)
  • 6  Même la souffrance plaît au poète : voir Bernart de Ventadorn, Chanson 39 (BdT 70,09) : « Bel m’es (...)
  • 7  Voir Bouchet (2008, 8-9).

3Comment surmonter cette contradiction entre l’oiseau du joi et l’oiseau du planh, entre un oiseau qui jubile et un oiseau qui se lamente, entre lucinia/lossignol et philomela/philomena ? On peut en tirer la matière d’un rondeau comme Froissart, on peut aussi comme le cistercien Christian de Lilienfeld, auteur d’un bestiaire versifié, le Speculum animalium, au début du xive siècle, résoudre cet écartèlement en distinguant clairement deux espèces sans rapport entre elles : philomena et lucinia ; le chant nocturne de la seconde est à l’image du juste qui ne cesse de magnifier Dieu et le chant de la première est la figure négative du discours flatteur5. Il est également possible d’accepter cette tension et d’en prendre acte. Le rossignol, emblème du lyrisme, l’est aussi en raison de sa double nature et de ce mélange de joie et plainte, à l’image de la poésie lyrique qui ne met jamais en scène la pure joie. Pas de joie sans souffrance, la joie d’amour n’existe que sur fond de peine, nous répètent à l’envi les troubadours et les trouvères, puis les poètes de la fin du Moyen Âge6. La passion est essentiellement souffrance, et d’abord étymologiquement. A l’image aussi des théologiens, pour qui la joie pardurable n’est que la récompense d’une ascèse et d’une souffrance ici-bas selon une inversion qui nous renvoie aux Béatitudes7. Il conviendra de montrer que le rossignol n’est pas isolé dans cette tension entre joie et plainte et que les bestiaires tissent un riche réseau d’exemples et de natures visant à souligner que le plus souvent la joie va de pair avec la plainte ou le deuil.

Le rossignol

4Le rossignol est la figure presque obligée de la strophe vernale des troubadours et des trouvères, il est le miroir du chant du poète et permet de mettre en perspective la joie de l’oiseau et celle de l’amant-poète : le chant du rossignol n’est jamais véritablement décrit, il se définit simplement par sa nature intrinsèquement douce, gaie, joviale et par le pouvoir de cette joie sur l’auditeur ; elle est communicative, comme le souligne Bernart de Ventadorn, qui vient d’évoquer la voix puissante et claire du rossignol :

Joi ai de lui, e joi ai de la flor
E joi de me e de midons major ;
Daus totas partz sui de joi claus e sens,
Mas sel es jois que totz autres jois vens.

  • 8  Chanson 20 (BdT 70,39) : « Can l’erba fresch’ e·lh folha par ». Nous soulignons, même remarque pou (...)

Trad. J’ai joie de lui (soit du rossignol), et j’ai joie de la fleur,
et joie de moi-même et, plus grande encore, de ma dame ;
de toutes parts je suis cerné et ceint de joie, mais la vraie joie est celle qui domine toutes les autres joies. (trad. Lazar 1966, 136, v. 5-8)8.

  • 9  Chanson 41 (BdT 70,10) : « Bel m’es qu’eu chan en aquel mes ».

5La joie — et plus précisément le joi — est ici plus qu’une simple émotion ou sentiment, elle est un milieu, un espace, une réalité presque palpable qui encadre et cerne le poète, tout comme le terme joi sature ces vers. Jacques Roubaud (1986, 167) note que le joi est presque une chose, un bien et qu’on le trouve en possession de la dame, comme son fief, ce que souligne aussi l’emploi possible de l’article indéfini au sens presque de cardinal : un joi (trad. Lazar, 1966, 220, v. 6)9

  • 10  Chanson 10 (BdT 70,33) : « Pel doutz chan que·l rossinhols fai ».
  • 11  Chanson 17, (BdT 70,28) : « Lo dous temps de pascor ».
  • 12  Isidore, Etymologiae, XII, 7, § 37 (trad. André 1986, 252).
  • 13  Thomas de Cantimpré, De natura rerum, V, 108 (Boese, 1973, 224).

6La joie relève encore plus du temps ; le chant du rossignol marque une ouverture, un changement d’horizon : après l’hiver, la belle saison ; après la nuit, le jour. Double renouveau donc, du printemps et de la journée, qui va de pair avec l’ouverture de la canso ; et ab joi comensa mos chans, nous rappelle Bernart de Ventadorn (Lazar 1966, 96, v. 7)10. Le joi sonne comme un déclic. Le rossignol chante le retour des beaux jours — Guillaume le Vinier le qualifie de louseignolés avrillouz (Ménard 1983, 134, v. 1)11 —, mais aussi et surtout le lever du soleil. Il est ainsi étroitement associé à la lumière et à la joie de la lumière ; le lien est étymologique comme le souligne Isidore de Séville : « L’oiseau luscinia (rossignol) doit son nom à ce qu’il indique habituellement le lever du jour, pour lucinia12 » ; et pour Thomas de Cantimpré, il se réjouit au lever du soleil (« [Philomena] gaudet ad ortum solis13 »).

7Le Bestiaire de Pierre de Beauvais reprend cette tradition :

Phisiologes nos dist que sa nature est tels que il se tient volentiers en beax forés et en beaus gardins et cante tote nuit. Et contre le jor se renvoisit et chante plus haut. Et quant il voit le soleil levé, si s’esforce de chanter et demaine si grant joie de li meïsme et de son chant, qui tant li plaist, que par .i. poi que il ne se deront tot en chantant.

  • 14  La notice se retrouve pour l’essentiel dans le Sermon du Palmier (ou Livre du paumier) de la secon (...)

Cis oiselés est example de la sainte ame qui en la nuit de ceste vie atent Nostre Segnor, le vrai Soleil de justice. Et quant ele sent qu’il est venus en son cuer par grasse, si a grant joie, si qu’ele ne le puet del tot dire ne del tot taire. Ceste joie a a non jubilation, que bouche ne le puet dire ne del tot taire (Baker 2010, 162-163)14.

  • 15  Aviarium, ch. 48 : « Merula dulcedine propriae vocis mentem movet in affectum delectationis. Illos (...)
  • 16  Voir l’hymne grégorienne « Jam, Christe, sol justitiae ». Raban Maur voit dans le rossignol une im (...)
  • 17  « Quant il (Symions) vit le jour et le soleil de justice que se mere Marie aportoit au temple, il (...)

8Cette notice appelle plusieurs remarques. D’abord du côté de la semblance : ce chant de joie n’est pas une expression simple, ingénue ou spontanée, il est lié à un effort, à une tension et cet effort menace même de mettre en pièces (derompre) et de blesser l’oiseau ; l’intensité de la joie est telle qu’elle conduit l’oiseau au bord de l’évanouissement comme le souligne Jacques Roubaud (1986, 168) à propos de la célèbre lauzeta de Bernart de Ventadorn. Le chant semble aussi avoir une dimension presque narcissique, le rossignol se réjouit de lui-même et de son chant au point de s’enivrer de son propre pouvoir, tout comme Ventadorn avait joie de lui-même (joi de me) en entendant le chant du rossignol. Ensuite du côté de la senefiance : ce narcissisme aurait pu être exploité en mauvaise part, mais Pierre de Beauvais ne franchit pas ce pas, car malgré les apparences ce n’est pas de l’orgueil qui se manifeste dans ce chant ou un appel à la volupté comme pour le merle dans l’Aviarium d’Hugues de Fouilloy15, mais une jubilation devant l’arrivée du Christ, Soleil de justice16. L’auteur du Sermon du Palmier, souvent très proche de Pierre de Beauvais (« si mainne si grant joie que pour poi qu’il ne se deront »), précise ce motif de l’attente par la mention de Siméon qui chante en rossignol le Nunc dimittis17. Chez Pierre de Beauvais, l’effort tient à la question de l’expression verbale : cette joie-jubilation ne peut ni être tue (la pression émotive est trop forte) ni être complètement exprimée. La joie est d’abord une émotion au sens de mouvement intérieur, on la ressent, mais comment l’exprimer de manière adéquate, comment la verbaliser ? Telle est la question que soulève en filigrane l’auteur du bestiaire.

9Si chez Pierre de Beauvais la mort n’est qu’une menace — l’oiseau risque de se derompre —, d’autres textes n’hésitent pas actualiser le risque : l’excès aboutit à une forme d’autodestruction ; la jubilation culmine en anéantissement. Ainsi de Thibaut de Champagne dans sa célèbre chanson « Li rossignous chante tant » :

  • 18  Chanson 27 ; pour cette chanson, voir aussi Grossel (2014, 111-112).

Li rossignous chante tant
Que mors chiet de l’arbre jus ;
Si bele mort ne vit nus,
Tant douce ne si plaisant.
(Callahan, Grossel et O’Sullivan 2018, 316, v. 1-4)18

10La beauté, la douceur et le plaisir ne qualifient plus ici le chant, mais contre toute attente la mort à laquelle dans son intensité il conduit l’oiseau ; et la simple audition a laissé place à une scène, on ne vit jamais de si belle mort ; le rossignol offre sa bele mort en spectacle. La seconde partie de la strophe expose les termes de l’analogie, non sans décalage :

Autressi muir en chantant a hauz criz,
Ne je ne puis de ma dame estre oïz,
N’ele de moi pitiez avoir ne daigne. (v. 5-7)

11Le poète chante et meurt comme l’oiseau, mais il meurt moins par amour que parce qu’il n’est pas entendu de celle qu’il aime, moins par excès que par défaut ; chant intransitif donc, où la douce mort a laissé place à des hauz criz, où la nature contagieuse de la voix de l’oiseau devient de l’incommunicabilité. La comparaison masque mal un hiatus entre l’oiseau et le poète.

12Le Rosarius, vaste somme littéraire et spirituelle du xive siècle, contient entre autres un bestiaire et un plantaire, une collection de narrations pieuses et des poèmes lyriques ; l’auteur, un dominicain du Soissonais, transpose le motif courtois dans un cadre religieux. Le rossignol est décrit ainsi :

De quantité est mout petit,
De chanter a grant apetit.
En plumes habonde et en dis.
Li bois par lui est rebaudis.
Il chante par jour et par nuit.
Li oïr chanter est deduit :
Son chant est plain de grant douceur,
Muert en chantant de grant ferveur.
(Sandqvist 1996, 86, X, v. 11-18)

  • 19  Pline, Histoire naturelle, X, 81 : « Tanta vox tam parvo in corpusculo, tam pertinax spiritus » (T (...)

13Le paradoxe initial entre la petitesse de l’oiseau et la force de sa voix est traditionnelle depuis l’Antiquité19. À la douceur présente dans les textes précédents s’ajoute ici la ferveur, terme qui peut déjà avoir à cette époque une connotation religieuse, car ce rossignol est Marie qui par son chant réjouit ceux qui l’entendent, loin du solipsisme du trouvère champenois. Ce chant est surtout signe d’humilité sans aucun narcissisme, à la différence des chanteurs mondains et des trouvères que vise peut-être ici l’auteur anonyme :

De son chant grain ne se vanta,
Si comme font aucun chanteur.
Rien ne vaut tele vanterie.
De rien ne se vantoit Marie. (v. 355-359)

14Et plus loin l’oiseau devient ouvertement christique : cette mort douce et fervente est celle des martyrs (« Pour ceste douceur maint morurent / Jadis martir […] », 406-407) et surtout celle de la Passion. Le Christ est le vrai rossignol qui a pris son envol sur la Croix :

Hely, hely a haute vois
Chanta quant mouroit en la crois. (v. 416-417)

15Les paroles du Christ en croix ont ici remplacé les oci oci de la légende de Philomène. Masami Okubo (1991 et 1993) et Marie-Geneviève Grossel (2014) ont bien montré la fortune de ce rossignol christique dans la poésie et la spiritualité des xiiie et xive siècles avec la Philomena praevia souvent attribuée à John of Howden et ses différentes traductions françaises sous le titre de Rossignolet.

La cigale et le grillon

  • 20  Albert le Grand, qui reprend dans son De animalibus, sans le dire, le travail de Cantimpré, propos (...)

16Thibaut ou le Rosarius ne font ici que repenser un vieil héritage. Plusieurs filiations peuvent être mises en avant. Ainsi, selon Pline, les rossignols « chantent chacun plusieurs airs qui ne sont pas les mêmes pour tous, mais chacun a les siens. Ils rivalisent entre eux, et la lutte (contentio) est manifestement vive. Souvent, c’est la mort qui arrête le vaincu, car il préfère cesser de respirer plutôt que d’arrêter de chanter (spiritu prius deficiente quam cantu) » (Pline, Histoire naturelle, Schmitt 2013, 484, X, 82-83) ; la compétition entraîne une sorte de renoncement à la vie chez le vaincu. Surtout, le chant a quelque chose de vital, il s’identifie au souffle, au spiritus, terme qui apparaît à plusieurs reprises dans la notice de Pline ; cesser de chanter, c’est cesser de respirer et mourir. Thomas de Cantimpré ne se contente pas de citer Pline, il procède à plusieurs ajustements à propos de la philomena qu’il distingue clairement de la lucinia. Il ajoute d’abord une composante narcissique : au début du printemps l’oiseau éprouve un tel plaisir au charme de sa voix — vocis sue amenitate delectatur — qu’il ne mange plus que rarement et en toute hâte ; il en vient à préférer mourir plutôt que de cesser de chanter. La bouche est à la fois l’organe du goût et de la parole comme le soulignent les traités sur les péchés de langue : il convient de réguler les paroles qui sortent de la bouche et les nourritures qui y rentrent. Le rossignol n’opère plus ce partage ; il est tout entier dans l’expression et le chant, il ne se nourrit plus et se vide de sa substance. Cantimpré propose ensuite une étymologie : philomena vient de philos, soit amor, et de menos qui signifie « la disparition, la défaillance » (defectus), donc philomena est « celui/celle qui disparaît par amour » (quasi amore deficiens) (Thomas de Cantimpré, Boese 1973, 225, V, 108). La formulation est assez vague : amour de son propre chant ? amour du chant en général ? ou passion tragique qui rappelle le mythe de Philomène ? L’encyclopédiste maintient volontairement un certain flou20.

17Evrart de Conty revient à l’idée plinienne de rivalité, mais en mettant en jeu les hommes ; l’oiseau se livre à des joutes musicales avec d’autres oiseaux ou avec l’homme lui-même :

qu’il en oublie bien souvent a mengier ; et pour ce chantent ilz souvent l’un contre l’autre aussi come par envie, en desirant l’un l’autre a surmonter, et ja il a esté esprouvé et sceu que le gentil rossignol dessusdit estrive aucunesfoiz mesmez contre le homme tant qu’il le desconfit par longuement chanter, sy que ly hons le laisse par anuy come victorien […]. Et qui plus est, il a esté veu qu’il cheoit mort, par force de chanter, devant cellui qui chantoit contre ly, sy come il fu a moy mesmez tesmoignié par personne certaine et bien digne de foy.
(Guichard-Tesson et Roy 1993, 195)

18À la différence des encyclopédistes du xiiie siècle qui se contentent de se référer avec plus ou moins de précision aux auctoritates antiques et patristiques, Évrard fait ici appel à l’expérience (il a esté esprouvé) et au témoignage personnel (il fu a moy mesmez tesmoignié) pour justifier ce suicide lyrique du rossignol, pris dans un rapport de surenchères avec l’homme. La comparaison qui n’est qu’une figure de rhétorique dans la chanson de Thibaut (autressi…) s’actualise chez Evrart : l’oiseau et l’homme sont sur le même plan et vivent dans le même monde où ils s’affrontent. Le jeu de miroir entre l’oiseau et son double humain s’achève en drame : narcissisme mortel par lequel l’oiseau est pris au piège de son propre désir. Gossuin de Metz, dans son Image du monde, entraîne un autre grand chanteur lyrique dans cette mort pathétique, l’alouette : « Li rousignox muert en chantant / Et l’aloete bien souvent » (Gossuin de Metz, L’Image du monde, BnF fr. 1548, f° 24 v°a). Le lyrisme a bien partie liée avec la mort. Et la joie de la reverdie et du printemps retrouvé se nuance de couleurs sombres, voire funèbres avec ce rapport du chant au deuil. N’oublions pas que le printemps est de fait aussi le temps de la Passion.

  • 21  Phèdre, 259 b-c ; voir Robin 1950, II, 52.
  • 22  Point de vue d’Albert le Grand dans son De animalibus (xxvi, 14), qui assimile cigale et grillon e (...)
  • 23  Le mot cigale n’apparaît pas en français avant la seconde moitié du xve siècle ; Firmin Le Ver sem (...)

19Ce suicide lyrique ne semble pas figurer dans les notices sur le rossignol des bestiaires vernaculaires issus du Physiologus, il est en revanche appliqué au grillon, ce qui nous rappelle le mythe des cigales tel que l’évoque (et sans doute l’invente) Platon dans le Phèdre : avec l’apparition des Muses et donc du chant, il y eut « des individus que la jouissance (hêdonê) éprouvée mit à ce point hors d’eux-mêmes que, se mettant à chanter, ils ne songèrent plus à manger ni à boire, et qu’ils cessèrent de vivre sans s’en être eux-mêmes aperçus ! C’est de ces individus, une fois morts, qu’est né le peuple des cigales21 ». Comme pour le rossignol de Pline et Cantimpré, la mort est au bout de la jouissance et la complémentarité entre la parole et la nourriture est devenue une alternative mortelle : la cigale ne fait plus que chanter. Cet animal joue un rôle non négligeable chez les Pères de l’Église et dans le Haut Moyen Âge, comme l’a bien montré Pierre Antin (1961), mais elle deviendra plutôt discrète dans les textes des xiie et xiiie siècles. Elle est absente des bestiaires en langue romane, alors que Barthélemy l’Anglais et Thomas de Cantimpré reprennent pour l’essentiel les propos admiratifs d’Ambroise sur leurs chants mélodieux produits par un si petit gosier, constat que l’on a déjà vu pour le rossignol (Fritz 2000, 353-354). De fait, à l’image de bien des oiseaux, la cigale s’entend bien plus qu’elle ne se voit. Elle est même souvent considérée comme un oiseau et figure à ce titre dans les aviaires, comme chez Barthélemy l’Anglais où elle côtoie le cygne et le phénix et même le moustique (Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, 1964, 533, XII, 13) ! Cette évolution s’explique surtout par une méconnaissance de cet animal dans un horizon géographique qui n’est plus méditerranéen. Un certain nombre de traits propres à la cigale sont alors transférés au grillon : l’une comme l’autre chanteraient même amputés de la tête22. Le célèbre Esto cicada noctium de saint Jérôme à l’adresse d’Eustochium devient ainsi dans la traduction française du xiiie siècle : « Soies li gresillons des nuis / Qui chante et maine ses deduis » (Nurmela 1947, 89)23 et la fable de la cigale et la fourmi est désignée au xiiie siècle comme celle du formi et du gresillon (ou du criquet) (Harf-Lancner 2011).

  • 24  M. Okubo (1993, 83) a bien noté que certains manuscrits de Richard de Fournival (F et G) remplacen (...)
  • 25  Bestiaire occitan (« Aiso son las naturas d’alcus auzels e d’alcunas bestias », BNF fr. 22543) : « (...)

20Quant au Phèdre, il n’est évidemment pas connu du Moyen Âge latin, mais le mythe circule sans doute, stylisé, à bas bruit, puisque chez Pierre de Beauvais le grillon aime tant chanter qu’il en oublie de manger, tout comme les cigales du Phèdre, et meurt tout en chantant. Ce grillon (crisnon) est « example del juste home qui […] met totes les choses del monde et tos delis del cors en obli et pense por la joie pardurable et est adés en orison et muert tot en orrant » (Baker 2010, 159). Pierre de Beauvais opère ici un nouveau partage ; il oppose delit et joie : le grillon est image du juste qui met entre parenthèses les joies du monde (delis del cors), figurées ici par la nourriture, pour se consacrer à la joie pardurable. Richard de Fournival est comme souvent plus sombre, il se sert de cet exemple pour insister sur la vanité du chant : il n’a été d’aucun secours à l’amant et ne l’a conduit qu’au désespoir (Bianciotto 2009, 164)24. Le Bestiaire occitan, que l’on peut dater de la seconde moitié du xiiie siècle, évoque la même nature et conserve le grilh, là où l’on attendrait une cigala, preuve de sa fidélité un peu rigide à l’hypotexte de Pierre de Beauvais25. Le Bestiaire toscan de la fin du xiiie siècle prend l’initiative d’inverser la moralisation de Pierre de Beauvais en présentant le chant comme un divertissement au sens pascalien du terme : la cigale qui vaut pour le grillon (la cichala si è uno grillo) a pris plaisir en chantant à suivre sa seule volonté et les plaisirs mondains (tucti li dilecti mondani) et a négligé l’essentiel, la nourriture, soit les biens qui lui auraient donné la vie éternelle (Il Libro della natura degli animali, Morini 1996, 438, VII).

21Cette dialectique de la joie et du delit mise en place par Pierre de Beauvais autour du grillon prend d’autres formes chez les trouvères. Ceux-ci n’auront de cesse d’imaginer d’autres natures pour les différents animaux des bestiaires dans un geste à la fois de glose et de continuation. Jacques de Cysoing, trouvère du nord de la France (troisième quart du xiiie siècle), affirme que le rossignol perd sa joie après l’accouplement, dans une chanson à l’incipit hivernal :

  • 26  La chanson est dans le chansonnier N attribuée à Perrin d’Angicourt.

Ja n’iere a nul jor
Louseignolz faillis
Qui a femele se prent,
Qui pert sa baudor,
Sa joie et ses cris,
Quant vivre doit liement26.
(Rosenberg et Tischler 1995, 820)

22L’accomplissement du désir entraîne une forme de mélancolie, l’amant-oiseau perd précisément sa joie et devient mutique, comme pour dire que le chant ne se déploie que dans l’intervalle du desir et du talent. Le désir assouvi, la joie s’évanouit. On retrouve une idée voisine dans un Jeu-parti arrageois entre Lambert Ferri et Robert de le Piere ; le premier reproche au second d’avoir arrêté de chanter après avoir fait la conquête de la dame, Robert se justifie en expliquant que le chant est lié au désir (« Kascuns kante en desirant ; / Mais j’ai conquis, bien m’en vant, / Çou ke j’aloie querant ») et son confrère de lui répondre plutôt crûment par une coustume du rossignol :

Robert, cose est coustumiere
Al fol rousignol volant
K’i kante et fait lie ciere
Et maine joie mout grant
Tant k’il a a son talent
Sa fumele, et puis errant
K’il la qaukie, sauvage
S’en fet et si va siflant.
Empris avés son usaje.
(Långfors et Jeanroy 1926, II, 27)

  • 27  Thomas de Cantimpré, De natura rerum, V, 108 : « Ubi philomena coire ceperit et in compare luxuria (...)

23La joie et le chant sont liés au désir et à la quête ; après la conquête le rossignol est frappé d’ensauvagement, allant jusqu’à siffler au lieu de chanter. Pline avait noté qu’au bout de 15 jours au printemps, avec l’accroissement de la chaleur, la voix du rossignol perd en virtuosité et sa couleur change (Schmitt, 485, X, 85). Thomas de Cantimpré infléchit sa source et met cette chaleur moins en relation avec la saison qu’avec la luxure : le rossignol, nous dit-il, ne perd pas sa voix, mais perd la douceur de sa voix lors des accouplements ; la luxure perturbe son chant, provoquant une sorte de mue27.

24Le même auteur reprend à Ambroise de Milan l’idée de couvade sonore ; le rossignol couve ses œufs de la douceur de son chant :

  • 28  « Comme le pense le bienheureux Ambroise, tel est l’effort suprême du rossignol : pouvoir insuffle (...)

Ut ipsi beato Ambrosio videtur, hec summa avis intentio est, quo possit non minus dulcibus modulis quam fotu corporis animare in fetus ova que fovet. Hoc utique stupendum et valde mirabile est, sed nequaquam dubium, cum beatus Augustinus et multi alii hoc idem fere de leone consimile prodiderunt28.
(Boese 1973, 213)

25L’idée est celle d’une efficace de la voix et du souffle, force du spiritus, qui apporte chaleur et contribue à la couvaison. Albert le Grand attribue cette idée à certains platoniciens (aliqui Platonicorum) sans davantage de précision, qui en font même une condition : l’œuf ne parvient à maturation que si l’oiseau double sa couvaison par son chant (Stadler 1916, 18, I, 47). Albert partage leur point de vue et donne une explication physique :

Les souffles légers (spiritus leves) et la chaleur qui fait monter le sang chez de tels animaux provoquent en eux le plaisir du chant et le désir de joie (cantus jocunditatem et desiderium gaudii) ; et une telle chaleur de la mère qui couve ou du père est plus qu’une autre propice à la vie.

  • 29  Albert le Grand, ibid. : « Homo tamen, licet taceat accedens ad coitum et in desiderio coitus prop (...)

26Et Albert de proposer une comparaison avec l’homme : celui-ci est certes silencieux au moment de s’approcher de l’union charnelle ou dans le désir de l’union (desiderio coitus), mais c’est par pudeur (verecundia), car « auparavant il se réjouit, chante, joue et montre des signes d’impatience29 ». Le rapport du chant et du désir, du jeu et de la joie, central dans la fin’amor, trouve ici une sorte d’explication naturaliste.

Le cygne

27Ce rapport de la joie à la vie et à la mort que nouent les bestiaires autour de la figure du rossignol, de l’alouette ou du grillon éclate avec plus de force encore chez le cygne. Le chant du cygne participe de cette conception complexe de la joie : son chant est à la fois infiniment délectable et séduisant ; il réjouit celui qui l’entend, tout en annonçant la mort de l’oiseau. L’animal jouit d’un statut complexe au Moyen Âge, peut-être en raison de son absence dans la Bible et donc d’une forme de vide sur le plan axiologique, mais comme pour la cigale/grillon, un mythe platonicien comble cette lacune et met en scène ce pouvoir et ce signe. Rappelons le texte du Phédon qui insiste bien sur la joie :

Les cygnes qui, lorsqu’ils sentent qu’il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant, chantent à ce moment davantage et avec plus de force, dans leur joie de s’en aller auprès du dieu dont justement ils sont les serviteurs.

28Les hommes pensent qu’ils se lamentent sur leur mort. Socrate s’oppose à ce point de vue :

Ce n’est pas la douleur qui fait chanter […] les cygnes. Mais ceux-ci en leur qualité, je pense, d’oiseaux d’Apollon, ont le don de la divination et c’est la prescience des biens qu’ils trouveront chez Hadès qui, ce jour-là, les fait chanter et se réjouir plus qu’ils ne l’ont jamais fait dans le temps qui a précédé. (Phédon, 84e-85b ; Robin 1950, I, 806)

29Le Phédon n’est pas connu du Moyen Âge latin, mais Cicéron, Ovide ou Pline, puis Ambroise en assurent la transmission, non sans prendre de liberté ; Cicéron fait directement allusion au dialogue platonicien et maintient la dimension jubilatoire de ce chant :

Les cygnes n’ont pas été consacrés à Apollon sans motif, mais parce qu’ils paraissent tenir de lui le sens prophétique, ce qui fait qu’ils meurent avec volupté, et tout en chantant (cum cantu et voluptate), parce qu’ils prévoient le bien que comporte la mort. (Tusculanes, Fohlen et Humbert 1931, 45, I, § 73)

  • 30  Ambroise, Exameron, V, 12, § 39 (« cygnea carmina, quae etiam sub gravi mortis inminentis terrore (...)

30Mais Ovide évoque à propos du cygne les chants de funérailles (carmina exsequialia, Métamorphoses, XIV, 430), alors que Pline mentionne ceux qui racontent que les cygnes à leur mort ont un chant triste – flebilis cantus –, point de vue qu’il récuse comme Socrate lui-même (Schmitt 2013, 480, X, 63). Quant à Ambroise, il décrit dans son Exameron les chants du cygne (cygnea carmina) qui provoquent jouissance (delectant), alors que l’on est sous le poids de la terreur d’une mort imminente30.

  • 31  Plutôt rare dans les bestiaires, le chant du cygne occupe en revanche une place non négligeable da (...)
  • 32  On pense notamment à un célèbre épisode de la Queste del saint Graal, le songe de Bohort (Bogdanow (...)

31Le motif, absent du Physiologus et des Étymologies isidoriennes, n’apparaît que dans les bestiaires les plus amples et les encyclopédies du xiiie siècle qui, en plus des deux textes précédents, font appel à Pline, Solin ou Ambroise (Fritz 2000, 402)31. Cette mort en chantant explique son voisinage possible avec le grillon comme dans le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival ou le Bestiaire occitan (Bianciotto 2009, 164 et Appel 1930, 201). Les moralisations sont de fait assez souples. Certaines sont délibérément négatives, ce qui étonne moins, si l’on se rappelle que le cygne est souvent une figure de l’hypocrisie avec son plumage blanc et sa chair noire32. Pour Hugues de Fouilloy, le cygne est à l’image de l’orgueilleux attaché jusqu’à la fin au bonheur terrestre :

  • 33   « Sed in extremis cum cignus moritur, valde dulciter moriens canere perhibetur. Similiter cum de (...)

Mais à la fin lorsque le cygne meurt, l’on dit qu’il chante avec beaucoup de douceur. De même, lorsque l’orgueilleux quitte cette vie, il se réjouit encore de la douceur du temps présent et, en mourant, rappelle le mal qu’il a commis33. (Aviarium, Clark 1992, 242, chap. 58)

32D’autres, comme Alexandre Neckam, y voient au contraire une image du juste qui meurt en rendant grâce à Dieu par le plus doux des concerts (dulcissimo concentu) (De naturis rerum, Wright 1863, 100, I, 49). Pour Pierre de Beauvais, le cygne

senefie l’ame qui a joie en tribulation, que li apostre menoient grant joie quant il issoient des consilles ou on les avoit batus por ce qu’il estoient digne de soffrir honte por le non de Nostre Segnor. (Baker 2010, 200-201)

33Pierre de Beauvais rejoint sans le savoir un peu de l’esprit du Phédon : les cygnes de Socrate se réjouissent de rejoindre Apollon, comme les apôtres ont joie en tribulation en souffrant pour Dieu. Le Sermon du Palmier cite le texte latin des Actes des Apôtres (5, 41), auquel fait ici allusion Pierre de Beauvais : les apôtres, emprisonnés, viennent d’être relâchés, « tout joyeux (gaudentes) d’avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le nom de Jésus » (Christ 1926, 74), mais la joie en tribulation est aussi un souvenir clair des Béatitudes et surtout des paroles de Paul aux Corinthiens : « J’ai grande confiance en vous, je suis très fier de vous. Je suis comblé de consolation : je surabonde de joie dans toute notre tribulation (superabundo gaudio in omni tribulatione nostra) » (2 Cor., 7, 4).

  • 34  Ce trait est rapporté par Isidore (Etymologies, XII, vii, 18) et est lié au fait que le cygne est (...)
  • 35  « Lo signes a tal natura que, can deu morir, canta tan clar que, si hom li ve denan ab esturmens, (...)

34Le petit Bestiaire occitan, qui suit en général Pierre de Beauvais, ne propose pas de véritable moralisation, mais fait œuvre originale en associant le motif du chant du cygne à la capacité de l’oiseau de chanter bien en mesure avec les citharèdes dans les régions hyperboréennes34. Ainsi, le cygne, sur le point de mourir, émet un chant si limpide que, si l’on s’approche de lui avec des instruments de musique, il s’accordera avec eux, signe de l’imminence de sa mort35. Le cygne est ici le symbole de la bonne mort, mort apaisée, harmonieuse, heureuse. Et la natura de l’oiseau traduit en musique cette idée de concorde et de sympathie. Loin de l’univers des bestiaires, dans un traité consacré aux sept paroles du Christ en croix, en réalité une collection de onze sermons, le franciscain Guibert de Tournai (mort en 1284) considère la croix comme une chaire du haut de laquelle le Christ enseigne la voie du Salut ; dans le sermon VII consacré au Dimitte (« Père, pardonne-leur »), Guibert évoque en passant, sans appuyer la comparaison, la cigale qui meurt en craquetant, plutôt qu’en chantant (« Sic moritur cicada, dum crepitat »), puis le cygne qui en mourant émet un chant d’une extraordinaire douceur et harmonie, qu’il décrit abondamment entre autres comme « volonté de Dieu, joie du Christ (jucunditas Christi), perfection de la sainteté » (Munier 2011, 269-270). Le prédicateur se souvient sans doute de quelque bestiaire, mais évite la lourdeur d’une longue allégorèse ; il reste dans la simple allusion, procédant par petites touches à l’image d’un Thibaut de Champagne, allant jusqu’à citer l’incipit de la septième Héroïde d’Ovide, la lettre où Didon rappelle à Enée le chant du cygne aux bords du Méandre.

  • 36  Laidlaw 1974, 376 ; voir Furhmann 2013 et surtout Bouchet 2008.
  • 37  « Vox turturis est dolor laesae mentis. Vox turturis designat gemitum cuiuslibet animae poenitenti (...)
  • 38  Pour le Victorin, les fleurs expriment la beauté, l’odeur la flagrance et le chant la joie (« Et s (...)

35La frontière entre la joie et la peine est fortement poreuse dans la lyrique d’oc et d’oïl ; « paroi infiniment mince d’une surface à un seul côté », Jacques Roubaud (1986, 171) analyse cette limite comme étant le feu (fuecs) de la passion. Cette tension presque électrique prend à la fin du Moyen Âge la forme de l’oxymore ; l’on peut penser au célèbre rondeau d’Alain Chartier Triste plaisir et doloreuse joye et aux célèbres ballades non recueillies de Villon, qui ne doivent pas se réduire à de simples exercices de style36. Les bestiaires vernaculaires des xiie et xiiie siècles se construisent certes à partir d’un héritage savant, celui du Physiologus, mais fleurissent aussi à l’ombre de la poésie des troubadours et des trouvères. Le rossignol illustre mieux qu’aucun autre oiseau cette proximité entre le dueil et la joie, que le latin peut en partie clarifier par la double dénomination, luscinia ou philomena. Mais le français n’a pas ce choix : il les confond sous le seul nom de rossignol. D’autres oiseaux connaissent cette confusion entre joie et plainte ; ainsi la tourterelle est certes d’abord gémissante et Hugues de Fouilloy l’analyse après bien d’autres comme le gémissement de l’âme pénitente (Aviarium, Clark 1992, 152, chap. 28)37, mais dans son Pro Assumptione Virginis Hugues de Saint-Victor insiste longuement sur la dimension presque jubilatoire de ce chant devant la présence de l’Époux du Cantique des Cantiques, tout comme chez Hélinand de Froidmont la tourterelle nous invite à nous réjouir38. Au-delà de la dimension compilatoire du genre du bestiaire et des natures animales, qui peut conduire à une forme de psittacisme, la structure se révèle plus souple qu’il n’y paraît et cette plasticité permet de traduire la relation complexe du joi et du dueil, et en définitive de la mort. Car derrière le dueil se profile la mort ; « le véritable antonyme de joi est mort, — nous rappelle Jacques Roubaud (1986, 172) — la mort d’amour s’oppose à la joie plus encore qu’à son antonyme naturel : vie, vida ». La mort se profile toujours à l’horizon de la joie, comme l’exprime cette canso de Bernart de Ventadorn ; le joi relève d’une conquête fragile et incertaine, la mort est une certitude :

Adoncs s’eschai qu’eu aya jauzimen
D’un joi verai en que mos cors s’aten,
car eu sai be que per amor morrai.

  • 39  Chanson 41, BdT 70,10, « Bel m’es qu’eu chan en aquel mes ».

Il convient alors que je goûte
le fruit d’une joie véritable, à laquelle mon cœur aspire,
car je sais bien que je mourrai d’amour39.
(trad. Lazar 1966, 220, v. 5-7)

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Notes

1  Le rossignol crie également Occide ! dans l’Ars versificatoria de Mathieu de Vendôme (I, 111, v. 119 ; Munari 1988, 123) : souvenir de la Philomena de Chrétien de Troyes ? Il est difficile de répondre, car l’Ars semble contemporaine du poème de Chrétien ; l’Ars serait antérieure à 1175, qui est aussi un terminus ante quem pour Cligès, dont le prologue mentionne la Philomena. Sur les antécédents possibles de Chrétien, voir Gallo 2007 et Fritz 2011, 299-300.

2  Oci, oci ! est de fait souvent glosé : Fier, fier, oci, oci ! (reverdie de Guillaume le Vinier, Ménard 1983, 137) ; Fui, fui, oci, oci ! (Huon de Méry, Le Tournoi de l’Antéchrist, Wimmer et Orgeur 1994, 138, v. 3296) ; Fuy, tue, ochy, tray, tray ! (Guillaume de Machaut, Le Dit du Cerf blanc, Fourrier 1979, 302, v. 14). Il est sans doute des cas où le terme est désémantisé et devient une pure onomatopée comme le cuccu du coucou : voir Meraugis, v. 4320, où oci, oci est simple signe du printemps (Szkilnik 2004, 344).

3  Jean Froissart (?), La Cour de May, v. 152-156 :
Le rossignol de voix joyeuse
Y chantoit dedens la fueillie
Par fine plaisance amoureuse,
Tant que sa voix armonieuse
Garissoit de merancolie (Scheler 1872, 6).
Voir aussi Bernart de Ventadorn, Chanson 34 « La dousa votz ai auzida », str. 1 (BdT 70,23 ; Lazar 1966, 190). Eugène de Tolède, au VIIIe siècle, évoque déjà cette musicothérapie par le chant de la philomela : « Vox, philomela, tua curarum semina pellit, / Recreat et blandis anxia corda sonis » [trad. Ta voix, Philomèle, chasse les ferments de soucis et régénère par des sonorités caressantes les cœurs angoissés] (Libellus carminum, 33, v. 5-6 ; voir Alberto 2005, 248).

4  Voir Ovide, Amores, II, vi, 8 pour l’association querela/philomela, que l’on retrouve par exemple dans les Carmina Burana, 71, str. 2b : « Philomena querule / Terea retractat » [trad. Philomène rappelle sur le ton de la plainte l’histoire de Térée] (Hilka et Schumann 1979, 228) ; pour la tradition latine depuis l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Age, voir Gallo (2007, 19-34) et Grossel (2014, 102-107) ; pour la tradition ultérieure, voir surtout Leach 2007.

5  Christian de Lilienfeld, Speculum animalium, II, v. 118-119 (lucinia) et v. 148-149 (philomena) : voir Zechmeister 1992, 302-303 ; l’écart est d’autant plus marqué que l’ordre du Speculum est alphabétique et que les deux distiques sont donc disjoints. La distinction figure en amont chez Thomas de Cantimpré, De natura rerum, V, 76 (De lucinia) et V, 108 (De philomena) : voir Boese 1973, 213 et 224-225.

6  Même la souffrance plaît au poète : voir Bernart de Ventadorn, Chanson 39 (BdT 70,09) : « Bel m’es quant vei la broilla », v. 4-6 : « E·l rossinhols sotz la folh / Chanta d’amor, don me dolh ; / E platz me qued eu m’en dolha » (trad. Le rossignol sous la feuillée chante d’amour, ce dont je souffre : et il me plaît que j’en souffre ; trad. Lazar 1966, 213). Voir aussi Le Vot (2003, 364-372).

7  Voir Bouchet (2008, 8-9).

8  Chanson 20 (BdT 70,39) : « Can l’erba fresch’ e·lh folha par ». Nous soulignons, même remarque pour les citations ultérieures.

9  Chanson 41 (BdT 70,10) : « Bel m’es qu’eu chan en aquel mes ».

10  Chanson 10 (BdT 70,33) : « Pel doutz chan que·l rossinhols fai ».

11  Chanson 17, (BdT 70,28) : « Lo dous temps de pascor ».

12  Isidore, Etymologiae, XII, 7, § 37 (trad. André 1986, 252).

13  Thomas de Cantimpré, De natura rerum, V, 108 (Boese, 1973, 224).

14  La notice se retrouve pour l’essentiel dans le Sermon du Palmier (ou Livre du paumier) de la seconde moitié du xiiie siècle (Christ 1926, 77), qui est sans doute une des sources de la version longue de Pierre de Beauvais (Baker 2010, 25-27).

15  Aviarium, ch. 48 : « Merula dulcedine propriae vocis mentem movet in affectum delectationis. Illos autem figurate demonstrat quos voluptas carnis per suggestionem temptat » (Clark 1992, 214). Pour le merle, les bestiaires, comme celui de Pierre de Beauvais (Baker 2010, 237) ou de Richard de Fournival (Bianciotto 2009, 188), insistent d’abord sur le contraste entre un chant particulièrement delitable et un corps noir et laid ; Pierre le moralise positivement, en y voyant une image de l’homme laid, mesel ou aveugle, qui mérite la pardurable joie. Signe de la souplesse du système, Christian de Lilienfeld propose même une moralisation christique : « Les vocalises du merle réjouissent l’esprit en pleurs. / La voix si délectable du Christ rend la joie à l’homme triste » (Speculum animalium, II, v. 129-130 : « Letificant mentem merule modulamina flentem. / Gaudia dat tristi vox iocundissima Christi » ; Zechmeister 1992, 302).

16  Voir l’hymne grégorienne « Jam, Christe, sol justitiae ». Raban Maur voit dans le rossignol une image des prédicateurs qui annoncent l’apparition de la lumière future, donc du Christ (De universo, VIII, 6 ; Patr. Lat., t. 111, c. 247B). Le soleil est le Christ, Soleil de justice, et la lune est l’Église dans l’exégèse du Psaume 103, v. 19 (voir Bruno de Segni, In Psalmos, 103 ; Patr. Lat., t. 164, c. 1096A).

17  « Quant il (Symions) vit le jour et le soleil de justice que se mere Marie aportoit au temple, il couroit encontre son creator, dont il dist la douche chanson : Nunc dimittis servum tuum domine secundum etc., ausi comme se il desist : «Sire metés vo serf en pais, car je voi le pais que jou ai tant desiree. Si est ausi grant joie que il m’en convient de joies morir». Ha ! pour Dieu, faison ensi comme fist Symeons, enbrachons cest douç enfant es bras de nostre cuer » (Christ 1926, 77).

18  Chanson 27 ; pour cette chanson, voir aussi Grossel (2014, 111-112).

19  Pline, Histoire naturelle, X, 81 : « Tanta vox tam parvo in corpusculo, tam pertinax spiritus » (Trad. Il a une voix si forte, un souffle si tenace, dans un si petit corps !) : voir Schmitt 2013, 484 ; repris à propos de la philomena par Thomas de Cantimpré, V, 108 (Boese 1973, 225).

20  Albert le Grand, qui reprend dans son De animalibus, sans le dire, le travail de Cantimpré, propose une autre explication étymologique, guère plus claire : « Phylomena […] dicta a phylos et menos quod dulce sonat, quia amat cantus dulces » (xxiii, 137 ; Stadler 1920, 1509).

21  Phèdre, 259 b-c ; voir Robin 1950, II, 52.

22  Point de vue d’Albert le Grand dans son De animalibus (xxvi, 14), qui assimile cigale et grillon et qui fait appel à son expérience personnelle et à celle de ses proches : « Experti summus ego et mei socii quod capite amputando aliquando diu cantat in pectore sonans sicut fecit antea » (Stadler 1920, 1585) ; l’idée est reprise dans le De anima du même auteur, mais à propos du grillon, voir Fritz 2000, 354.

23  Le mot cigale n’apparaît pas en français avant la seconde moitié du xve siècle ; Firmin Le Ver semble encore l’ignorer dans son Dictionnaire latin-français (1440) : Cicada, « crisnon de champ » (Merrilees et Edward 1994, 63b).

24  M. Okubo (1993, 83) a bien noté que certains manuscrits de Richard de Fournival (F et G) remplacent le crisnon par le rossignoil, rossignol par ailleurs curieusement absent du Bestiaire d’Amour. Il figure en revanche dans le Bestiaire d’Amour rimé avec le motif de la mort en chantant : « Li roxignols par sa nature / Qui tout mest s’entente et sa cure / En chanter pour le tans serain / Ou dous moys de may seur le rain. / Et tant s’i delite et entent / Que seur le rain muert en chantant » (Thordstein 1941, 9-10).

25  Bestiaire occitan (« Aiso son las naturas d’alcus auzels e d’alcunas bestias », BNF fr. 22543) : « Lo grilh a tal natura que tant ama son cantar e tan s’en delecha que no·s percassa de vianda e mor cantan » (Appel 1930, 201) ; trad. : Le grillon a cette propriété qu’il aime tant son chant et y prend un tel plaisir qu’il ne cherche plus à se nourrir et meurt en chantant. Voir aussi le Bestiaire de Cambrai, 27 : « La nature dou crinchon est k’il aimme tant le canter k’il oublie le mengier et muert en cantant » (Ham 1939, 236).

26  La chanson est dans le chansonnier N attribuée à Perrin d’Angicourt.

27  Thomas de Cantimpré, De natura rerum, V, 108 : « Ubi philomena coire ceperit et in compare luxuriari, statim perdit amenitatem vocis et, ut dicit Plinius, alia vox fit, mutatur et color » (Boese 1973, 225), thèse rejetée par Albert le Grand qui fait une nouvelle fois appel à son expérience – il a vu bien des rossignols qui, tout en couvant, chantent comme avant (De animalibus, Stadler 1920, 1509, XXIII, 137).

28  « Comme le pense le bienheureux Ambroise, tel est l’effort suprême du rossignol : pouvoir insuffler la vie aux œufs qu’il couve autant par ses douces mélopées que par la chaleur de son corps. Cela est tout à fait étonnant et vraiment extraordinaire, mais ne fait pas de doute, alors que le bienheureux Augustin et bien d’autres ont attribué des pouvoirs quasi similaires au lion. » Nous traduisons. Pour Ambroise, voir Exameron, V, 24, § 85 (Schenkl 1896, 199).

29  Albert le Grand, ibid. : « Homo tamen, licet taceat accedens ad coitum et in desiderio coitus propter verecundiam, tamen ante hoc laetatur et canit et ludit et signa ostendit incontinentiae » (Stadler 1916, 19).

30  Ambroise, Exameron, V, 12, § 39 (« cygnea carmina, quae etiam sub gravi mortis inminentis terrore delectant » ; voir Schenkl 1896, 171).

31  Plutôt rare dans les bestiaires, le chant du cygne occupe en revanche une place non négligeable dans la lyrique médiolatine et vernaculaire, dans la mesure où il permet d’insister sur les liens qui unissent le chant et la douleur, le lyrisme et la mort (Liver 1982).

32  On pense notamment à un célèbre épisode de la Queste del saint Graal, le songe de Bohort (Bogdanow et Berrie 2006, 462-464) et, en amont, à l’Aviarium d’Hugues de Fouilloy (Clark 1992, 242).

33   « Sed in extremis cum cignus moritur, valde dulciter moriens canere perhibetur. Similiter cum de hac vita superbus egreditur, adhuc dulcedine praesentis saeculi delectatur, et quae male gessit ad memoriam moriens reducit ».

34  Ce trait est rapporté par Isidore (Etymologies, XII, vii, 18) et est lié au fait que le cygne est l’oiseau d’Apollon (André 1986, 236).

35  « Lo signes a tal natura que, can deu morir, canta tan clar que, si hom li ve denan ab esturmens, el si acordara ab los esturmens ; adonx conoys hom que deu morir » (Appel 1930, 201). Trad. : La nature du cygne est telle que, sur le point de mourir, il chante avec une telle pureté que si on approche de lui des instruments de musique, il s’accordera avec eux : on reconnaît alors que sa mort est proche.

36  Laidlaw 1974, 376 ; voir Furhmann 2013 et surtout Bouchet 2008.

37  « Vox turturis est dolor laesae mentis. Vox turturis designat gemitum cuiuslibet animae poenitentis », à partir du Cantique des Cantiques, 2, 12.

38  Pour le Victorin, les fleurs expriment la beauté, l’odeur la flagrance et le chant la joie (« Et scimus quia flores ad speciem pertinent, odor ad fragrantiam, canticum ad iocunditatem » (Jollès 2000, 140). Pour Hélinand de Froidmont, voir Sermo XIII : « vox turturis audita ut jucundemur » (Patr. Lat., t. 212, c. 588 C).

39  Chanson 41, BdT 70,10, « Bel m’es qu’eu chan en aquel mes ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Fritz, « Joie et deuil dans les Bestiaires des xiie et xiiie siècles : le cygne et le rossignol »Revue des langues romanes, Tome CXXVI n°2 | 2022, 335-357.

Référence électronique

Jean-Marie Fritz, « Joie et deuil dans les Bestiaires des xiie et xiiie siècles : le cygne et le rossignol »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVI n°2 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/5236 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.5236

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Auteur

Jean-Marie Fritz

Université de Bourgogne

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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