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Jòrgi Gròs (1922-2018), Anar al fons dei secrets. Georges Gros, Aller au fond des secrets

Sur l’écran de ses souvenirs, Lo Batèu de pèira

François Amy de la Bretèque
p. 63-79

Résumés

L’œuvre de Jòrgi Gròs intéresse le cinéma de plusieurs façons, mais cet intérêt dépasse l’anecdote et constitue un des noyaux de sens de ce roman. C’est d’abord une histoire des salles et des publics, doublée d’une histoire des films, remaniées par la mémoire de l’écrivain qui a pris pour points d’accroche le cinéma populaire des années 1930 à 1950 et y mêle des souvenirs plus anciens remontant à l’enfance de son père. Il touche donc à la fois à l’histoire locale, à l’histoire des publics et à la plongée l’imaginaire collectif. Mais c’est avant tout un récit très personnel d’une expérience totale fondatrice qui instruira ensuite toute l’expérience visuelle de l’écrivain et marque son écriture, non pas qu’elle soit « cinématographique » mais par sa dimension éminemment poétique.

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Notes de la rédaction

Nous nous référons à l’édition originale, Jòrgi Gròs, Lo Batèu de pèira, Tolosa, IEO, 1984. Nous indiquons les numéros de pages simplement entre parenthèses. Les traductions sont de notre fait. Notre article étant en français, nous désignerons l’auteur par « Georges Gros ».

Texte intégral

« lo remolin deis ombras enganaires » (163)

« Leis uèlhs… son totjorn leis uèlhs que gardan lo passat » (187)

  • 1  [le mouvement circulaire des ombres trompeuses] ; [les yeux… ce sont toujours les yeux qui conserv (...)

« …pèr de què aquela idèa de ja vist, quasiment de cinema1 » (188)

  • 2  Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle : le livre des passages, traduit de l’allemand par (...)

« Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. […] La relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules les images dialectiques sont des images authentiques2 » (Walter Benjamin).

  • 3  Les premières mêlaient textes de gens de cinéma et textes d’écrivains : Marcel L’Herbier, Intellig (...)

1Aux trois quarts du livre si original de Georges Gros, ni simples souvenirs d’enfance, ni récit de vie, ni poème d’exil, ni essai sociologique, mais tout cela à la fois, on trouve une vingtaine de pages (156-173, ch. xxiii) qui constituent à mes yeux un des noyaux générateurs de l’œuvre. Elles sont consacrées au souvenir des salles de cinéma de la ville de Nîmes à l’époque de l’enfance du héros, Simon. De son enfance ou de celle de son père ? On va voir que la question se pose souvent. Ce type d’évocation constitue une sorte de sous-genre dans la littérature du xxe siècle dont il existe des exemples fameux : Cendrars, Sartre, Camus, Roger Grenier, Queneau, Audiberti, entre autres, y ont sacrifié, pour s’en tenir à la France. Au point qu’on a pu les rassembler dans plusieurs anthologies3. Mais ces textes, si beaux soient certains d’entre eux, donnent volontiers dans le pittoresque ou la nostalgie. Chez Georges Gros leur fonction au sein du Batèu de pèira est d’une nature particulière. Ce sont des expériences fondatrices au même titre que les jeux sur la Placette, les souvenirs du grand-père, les randonnées dans les garrigues et au bord du Gardon, les contes surtout qui représentent de leur côté une matrice formelle et thématique indubitable.

  • 4  Jacques Aumont et Michel Marie donnent l’origine de cette formule (Jean-Louis Baudry 1970 et Chris (...)

2Les films sont une des expériences originelles du regard, regard qui dirige le travail de la mémoire et de l’oubli. Ils renvoient à une expérience de la violence du monde. Les salles et leur agencement constituent un apprentissage de la socialité et du « dispositif spectatoriel4 » qui va retrouver son homologue au Gabon, répondant de l’enfance — non pas pour reprendre le cliché de l’Afrique enfance de l’humanité (encore que…) mais parce que s’y reconnaissent les fondamentaux de l’apprentissage de la vie.

Les salles

  • 5  D’autres écrivains nîmois ont évoqué les salles de leur ville : Marc Bernard (L’Eden) dans Pareils (...)
  • 6  Bernard Bastide, Jacques-Olivier Durand, Dictionnaire du cinéma dans le Gard, Les Presses du Langu (...)

3Les cinémas sont d’abord des bâtiments qui marquent l’espace urbain et contribuent à l’organiser. Toutes les salles que cite Georges Gros ont réellement existé et elles ont marqué la mémoire des Nîmois5. Beaucoup ont disparu mais certaines sont encore en activité. Bernard Bastide et Jacques-Olivier Durand les ont recensées et ont décrit leur histoire avec une précision d’archivistes. Leur livre6 permet de vérifier qu’elles étaient toutes en fonction dans l’enfance de « Simon » (i.e. de Georges Gros, né en 1922) et certaines déjà du temps de son père : les Arènes (1906), l’Eden (1906, Jean Vigo y assista à une séance en 1918, fermé à la fin des années 1960), L’Alhambra Pathé (1913, disparu dans les années 1940), l’Eldorado (1929, devenu le Forum), l’Odéon (ancien Kursaal, années 1910, renommé ainsi dans les années 30, fermé en 1987), l’Olympia (1919, disparu dans les années 1970 après être devenu une salle porno), le Colisée (1927, devenu le K7).

  • 7  Orthographié ainsi dans le texte original.

4Georges Gros construit d’abord une rêverie sur leurs noms (158) : il y a les cinémas du « Ponent », L’Alambra7 et l’Eldorado que réunit leur dénomination à consonance hispanique, et ceux du « Levant », le Colisée « perla dau paganisme » [perle du paganisme] et l’Eden « jà cristianisat » [déjà christianisé], d’inspiration latine. Hors géographie il y a des cinémas à noms grecs, comme l’Olympia et l’Odéon. Cette distribution entre deux « côtés » est d’inspiration proustienne évidente, elle structure l’identité de Simon qui balance entre origine « romane » et origine « ibère », Arles et Béziers, Les Baux et le Pic Saint-Loup, l’Espagne et l’Italie : il note avec humour que la Porte « de France », proche de la Placette, conduit en fait vers la première [l’Espagne]. L’identité nîmoise n’hésite-t-elle pas elle-même entre ces deux pôles ? La « Rome française » est en même temps une capitale des jeux tauromachiques…

  • 8  Il est délicat de nommer avec précision l’auteur, qui est tantôt Simon tantôt un énonciateur anony (...)

5L’énumération de ces salles de Nîmes (158) forme une sorte de morceau de poésie pure. Mais elle vient à la suite de l’évocation d’une séance au Gabon (156) dont nous parlerons plus loin, où le film était projeté en plein air sur un mur blanc, dispositif rudimentaire qui rappelle au narrateur8 certaines soirées de son enfance qui se déroulaient dans les mêmes conditions. Les deux passages sont faits pour être lus en écho. L’ailleurs renvoie à l’ici et le maintenant à l’autrefois comme c’est le cas tout au long du livre.

  • 9  Henri Fescourt, La Foi et les montagnes ou le septième art au passé, éd Paul Montel, 1959, 30. Jea (...)
  • 10  Jacques Audiberti, « Le Mur du fond », Variété n° 2, 1946, cité par Jérôme Prieur, op. cit., 96.
  • 11  Max Brunel, Que reste-t-il de nos cinés ? Les Cinémas de Montpellier, éd. Domens 1995, 120.

6L’évocation des salles est répartie sur deux pages (158 et 161). Chacune est caractérisée en peu de mots. La phrase compose un blason où architecture, décoration et programme se répondent, la précision n’étant jamais sacrifiée. À l’Alhambra, la partie impécunieuse du public est placée derrière l’écran et voit le film à l’envers. Ce détail pittoresque est authentique. Mais il remonte à une époque plus lointaine que les années 1940 et il concernait surtout des projections en plein air. Le Carcassonnais Henri Fescourt le raconte dans son livre La Foi et les montagnes9. De même Jacques Audiberti10 et d’autres. Gros écrit d’ailleurs : « es emmascant pèr lo "muet" que te fau legir a lenvèrs » [c’est embêtant pour le muet car il faut lire à l’envers]. À l’époque de l’enfance de Simon une projection muette est peu probable dans une salle commerciale mais il y avait, c’est vrai, des cinémas où l’on rentrait en passant sous l’écran (ainsi l’ABC à Montpellier11). Relié imaginairement à l’Eldorado, sa programmation est placée sous le signe d’une Espagne de pacotille : « Zo, Lo Cid […] Lei Maures : negres, maigres, cascos ponchuts de babarotas » [et zou, Le Cid […] les Maures : noirs, maigres, casques pointus de cafards], ce qui ne renvoie pas à un film précis — à moins qu’il s’agisse du Cid d’Anthony Mann (1960), bien postérieur à la date présumée —, mais plutôt à un genre populaire, le film historique.

  • 12  Max Brunel, ibid. 43-55. Christian-Marc Bosseno, La Prochaine séance, Les Français et leurs cinés, (...)
  • 13  Marc Bernard, op. cit., décrit une matinée à l’Eden avec son grand frère en habit de militaire. Il (...)
  • 14  Selon Wikipedia, Pierre Tichadel a été un acteur dans divers films sous le nom de Tichadel ou de P (...)

7L’architecture extérieure et intérieure annonce l’esprit de la programmation. Les premières salles de cinéma ont été construites sur le modèle des théâtres à l’italienne, quand elles ne se logeaient pas directement dans d’anciens théâtres, ce qui est arrivé à beaucoup d’endroits (comme Le Royal à Montpellier12). C’est le cas de L’Odéon dont la singularité tenait à la conservation des balcons, depuis lesquels « as lo privilègi estrange de vèire lei caras dei actors mai largas que nautas ! » (161) [tu as le privilège de voir les visages des acteurs plus larges que hauts !] (161). À l’Eden subsiste le « promenoir » qui permet aux petits curieux de se rincer l’œil en regardant par un trou les couples qui s’enfermaient dans les loges !13 ces deux détails ont persisté aussi au Cinéma Royal de Montpellier jusqu’aux années 1960, j’en atteste. On devine que ce qui intéresse alors le public, ce n’est pas le programme mais c’est l’expérience primaire de la projection et celle de la foule réunie dans le noir. Le même Eden annonçait en somme la couleur à l’extérieur « amb seis Evas nusas, levat la pichòta fuèlha de vinha sus leis afichas dei tornadas Tichadèu » (158) [avec ses Èves nues, exceptée la petite feuille de vigne sur les affiches des tournées Tichadel14]. La programmation de ces salles est en effet restée longtemps mixte : des tournées théâtrales, des acrobates et des chanteurs s’y intercalaient entre les films sous le terme général d’« attractions ».

Le Temple

  • 15  Nîmes-Soir, 15-16 oct. 1919, 3.
  • 16  Le Méridional, 20 octobre 1954. Merci à Bernard Bastide qui m’a communiqué ces extraits de presse. (...)
  • 17  Nîmes Soir, voir note 18.

8Simon présente de manière emphatique la salle de son Quartier [majuscule de l’auteur], l’Olympia, à l’angle des rues Bigot et Porte de France (quel symbole à soi seule, cette adresse !), la plus belle de toutes à ses yeux, véritable point de ralliement de toute la population et particulièrement de la ninèia [la marmaille] (161). Inaugurée le 16 octobre 191915, « doyen des cinémas nîmois » dit un article, elle a été entièrement refaite et « modernisée » en 1954, renonçant alors à « sa parure surannée et [à] ses aménagements modern’style »16. La description qu’en donne Lo Batèu de pèira correspond exactement à cette formule (162), tout est vrai y compris le prix d’entrée (trois francs) et l’organisation, on devrait plutôt dire le cérémonial, des séances. « Lo grand jorn èra lo dimenche. La fèsta començava d’ora, au mitan de la matinada [pour se préparer, NdA] […] La primièra matinada era pas tant esportiva coma la segonda… » (159) « [le grand jour était le dimanche. La fête commençait tôt, au milieu de la matinée […] La première matinée n’était pas aussi sportive que la seconde] ». Effectivement, dès 1919, « cet établissement donn(e) deux matinées à 2 heures et à 4 heures et demie et le jeudi une matinée à prix réduit à 3 heures17 ». Le texte du roman indique que le deuxième programme du dimanche est à 3 heures, confondant peut-être les deux jours sans école.

  • 18  Philippe d’Hugues, Le cinéma français de 1940 à 1944, éd De Fallois, 2005 ; Geneviève Sellier et G (...)
  • 19  Bosséno, op. cit., 68, décrit la séance-type d’après-guerre à laquelle correspond exactement le te (...)

9Mais dans l’enfance de Simon nous n’étions plus en 1919. Le « double programme » avait été instauré en 1933, il consistait à proposer deux longs-métrages pour le prix d’un seul. Il fut supprimé en 1940 et remplacé par l’imposition d’un court-métrage en première partie, décision politique destinée à favoriser une production voulue par le pouvoir, qui favorisa après-guerre l’essor d’une génération nouvelle de cinéastes. Ce système fut lui-même abandonné en 195318. Gros parle même de triple programme (165), mais il s’agit plutôt d’une séance avec film de première partie (un burlesque), moyen-métrage, entracte — où l’on va aux toilettes —, et grand film : c’est le système qui prévalut jusqu’aux années 198019. Une fois de plus l’écrivain s’ingénie à mélanger deux époques.

  • 20  Cette stratification sociale se retrouvera au Petit Temple (130). Gros surligne ainsi la parenté d (...)

10À l’Olympia les places n’étaient pas forcément numérotées, ce qui conduisait à un indescriptible désordre dès le hall, décoré de photos des stars dont je parlerai plus loin. Une ouvreuse acariâtre vous guidait vers votre place et vous envoyait le rayon de sa lampe dans les yeux si vous oubliiez le pourboire. Si on était un bourgeois, on montait au balcon20, si non, on était assigné au parterre, « èras un pè-descauç, un nòï, un pesolhós » (130) [tu étais un va-nu-pieds, un gitan, un pouilleux]. Le jeudi, « lei règlas dau temple se destiblavan un pauc » (159) [les règles du temple se relâchaient un peu] et le choix de sa place obéissait à la loi du plus fort ou du plus dégourdi. On plongeait alors dans un grand « chafaret […] que te nega[va] dins seis èrsas ennebladas dau fum dei cigaretas dimenchalas » [brouhaha […] qui te noyait dans ses rouleaux ennuagés de la fumée des cigarettes dominicales.] (162). Il était permis de fumer dans les salles jusqu’à une date récente, il faut s’en souvenir, ce qui permettait ici une vraie « tabagiá » (162). Le public largement composé d’adolescents est décrit dans un style pittoresque qui pourrait faire penser à Dubout : les caricaturistes ont souvent représenté les spectateurs·trices de cinéma, ici croqués en Parisiennes pudèntas, en « Salammbôs de l’élite lycéenne », en amoureux qui s’enveloppent de la fumée de leurs cigarettes.

  • 21  Terme francitan, de l’occitan chifrar, signifiant dans ce cas « réfléchir ».
  • 22  La thèse de Valentine Robert est la référence sur le sujet, voir : https://www.unil.ch/cin/fr/home (...)

11De l’intérieur de la salle, Simon retient avant tout les Tableaux (la majuscule est de l’auteur). « Lei Tablèus que son lei paires e lei maires deis images movedis » (162) [les Tableaux — noter la majuscule  qui sont les pères et les mères des images mouvantes]. Cette formule un peu mystérieuse nous a fait « chiffrer21 ». Nous avons d’abord pensé qu’il pouvait s’agir du genre « tableau vivant » constitué dans le cinéma primitif. Les tableaux vivants étaient d’abord une distraction de salon à l’époque victorienne, les participants étant invités à prendre la pose et le costume des personnages d’une peinture célèbre. À partir du milieu des années 1840 certains photographes britanniques les ont érigés en genre. Le cinéma naissant a pris le relais. Quand les films se sont allongés, le « tableau vivant » prend place dans la continuité filmique, généralement en fin de bobine, en position d’« apothéose » (nom donné aux tableaux conclusifs). Ils ont ainsi connu un regain de popularité entre 1908 et 191222. Il semble donc que Georges Gros fasse là allusion à une pratique courante du temps de son père, ce qui ne surprendra pas le lecteur : Lo Batèu de pèira, roman d’inspiration autobiographique, brouille volontairement les pistes entre les époques et les lieux, mais aussi, plusieurs fois entre la figure de Simon, le narrateur principal, et celle de son père.

  • 23  Il n’a pas été possible de savoir comment le cinéma Olympia était décoré avant 1953. Appel aux col (...)
  • 24  Bernard Bastide me rappelle qu’il existait des photos d’exploitation baptisés « jeux prestige », g (...)
  • 25  Stephen Bottomore, The Titanic and silent cinema (2000).

12Mais un examen plus attentif du texte fait apparaître qu’il s’agit sans doute de vrais tableaux accrochés aux murs dont l’usage est revenu aujourd’hui, par exemple dans les salles du groupement Utopia, par esprit rétro23. Le narrateur leur attribue des couleurs. Cet indice ne suffit pas car d’une part la mémoire peut tromper (qui ne croit avoir vu en couleurs un film en noir et blanc24 ?) et d’autre part, ces courtes bandes pouvaient même être colorisées. L’intéressant, de toute façon, est qu’il fait en sorte de mélanger les perceptions de ce qui est (peut-être) dans la salle et de ce qui vient ensuite sur l’écran. Son regard glisse des peintures sur les murs aux images projetées. Il reconstitue ainsi une expérience anthropologique originelle. L’image fixe se met d’elle-même en mouvement. Ce miracle découvert la première fois reste enfoui pour toujours dans la mémoire. On remarque que la fumée des cigarettes faisait « frémir » ces Tableaux et les entourait d’un « brouillard bleu » (« una nèbla blava »). « Aquò te li balha una vida fugissada » (162) [cela leur donne une vie fugitive] : voilà la formule essentielle. Les Tableaux se métamorphosent en images mouvantes. Les deux tableaux évoqués représentent, l’un un steamer en train de sombrer sur une mer déchaînée, l’autre un paysage suisse de carte postale avec de tout petits figurants stéréotypés. Ces sujets se trouvent être parmi ceux qu’aimait le cinéma « primitif25 ». Un indice, en page 164, permet d’émettre l’hypothèse d’un retour au muet : Simon parle de la musique « narrejarèla » [nasillarde]. On me dira que c’est la musique « d’ambiance » qui meuble la salle avant le film, mais rien n’empêche de penser que c’est un souvenir de la musique « de fosse » qui accompagnait tous les films avant le sonore.

Les films

  • 26  Les Cahiers de la Cinémathèque n° 23/24, « le cinéma du sam’di soir », 1977.
  • 27  Selon le terme employé par Martine Gros Aguilera, dans sa biographie in Lo Dich e l’escrich. Georg (...)
  • 28  Lo dich e l’escrich : Georges Gros, ensenhaire, militant, escrivan, contaire, actes du colloque de (...)
  • 29  Georges Gros prévient le lecteur de cette option en page 160.

13Et les films eux-mêmes ? Simon en évoque un assez grand nombre de façons dispersées au long du livre. Ce qui les réunit, c’est qu’ils relèvent tous du cinéma populaire, le cinéma « du sam’di soir26 » (en l’espèce du jeudi et du dimanche en matinée). Georges Gros a opéré un choix dans ses souvenirs de spectateur, alors que, selon sa fille, il fréquenta (un peu plus tard, au lycée) un cinéma « soviétique27 » géré par son prof de maths communiste, où il avait vu Le Cuirassé Potemkine28. Mais ici, pas de « classiques » ni de monuments culturels. La mémoire cinéphilique de Simon, telle que nous la décrit Lo Batèu de pèira, est un mélange de strates chronologiques allant du cinéma muet aux grands succès des années 1930-194029.

  • 30  Chanson du film Le Capitaine Cradock (1931), dont le nom a inspiré le personnage d’Hergé, réalisé (...)
  • 31  Jeu de mots sur « Ô ma Rose-Marie », air de l’opérette Rose-Marie de R. Frioul et Herbert Stothart (...)
  • 32  Nous corrigeons une probable erreur dans le texte : chauchafièlha pour chauchavièlha.
  • 33  Le descriptif que fait Gros frappe par sa précision. En fait, il mêle le souvenir de deux affiches (...)

14Les photos de stars accrochées dans le hall de l’Olympia ou collectionnées à la maison font indice (159) : Henri Garat, Albert Préjean, Douglas « Fer Blanc », Gaby « mord l’œil », ces vedettes oubliées ou un peu défraîchies à l’exception de Raimu, le dieu du quartier de la Placette, caricaturées chacune d’un trait rapide, appartiennent à diverses époques de l’histoire du cinéma, du muet au parlant. Les gamins imitent la coiffure de Rudolf Valentino, vedette des années 1920, « lei pèus en bola de rampa Valentino » (160) [les cheveux en boule de rampe [d’escalier] Valentino]. Les airs que les enfants sifflotent proviennent de films à succès des années 1930 : « C’est nous les gars de la Marine30 », « Homard Rose-Marie31 ». Des affiches de cinéma font partie de la mémoire intime du jeune Simon : au collège les sombres récits d’un camarade qui a vécu dans la Ruhr occupée « se veniàn mesclar amb la chauchavièlha32 d’un cartèu de cinema ont, coma une ratapenada giganta, lo Fantaumàs vèrd espandissiá sus una ciutat de tenebra seis alas de mort33 » (155) [venaient se mélanger avec le cauchemar d’une affiche de cinéma où, comme une chauve-souris géante, le Fantômas vert étalait sur une cité de ténèbres ses ailes de mort].

  • 34  Easy Street (Charlot Policeman 1917), The Kid Brother [Le Petit frère], 1927, The General [Le Méca (...)
  • 35  Le Théâtre Chichois, bien connu des spécialistes de la culture provençale, est une forme très anci (...)
  • 36  Buffalo Bill a inspiré plusieurs films dont le plus connu est celui de William Wellman (1944) avec (...)
  • 37  Abdelkader Benali, Le Cinéma colonial au Maghreb, Cerf, 7e Art 1998.
  • 38  Pour être précis, il existait une version muette (Henri Pouctal, 1914).
  • 39  Jordi Gros livre lui-même la clé de cette dyschronologie, en page 107 : Mai de què vène de parlar (...)

15Les burlesques muets projetés en première partie sont bien connus et intemporels, films de Buster Keaton, Charlie Chaplin, Harold Lloyd faciles à identifier34 (166). C’est un tiercé cinéphilique recomposé. Pour Simon les bandes de Mack Sennett rappellent les représentations du théâtre Chichois35 (165) tout comme les offices catholiques dans la petite église de Saint-François (134) ! Ils sont projetés en muet bien sûr : « demorèrem [erreur de l’édition pour "demorèron" ?] muts de tèms encara » (166) [Ils demeurèrent / nous demeurâmes muets. Après le moyen-métrage dont on ne sait rien — sans doute un documentaire, que les enfants détestaient en général —, vient l’entracte aux urinoirs dans la cour. On y évoque les westerns, Buffalo Bill et les romans de Zane Grey36 : le passage est très drôle. Les « grands films » qui terminent la séance sont catégorisés en époques dans chacune desquelles dominerait un genre. En ce temps-là c’est « le règne du képi blanc », allusion aux films coloniaux qui ont marqué la fin des années 193037. Simon en évoque avec précision trois : La Bandera, film de Julien Duvivier sorti en 1936 (Georges Gros avait 14 ans38) ; Le Roman d’un spahi, film de M. Bernheim d’après Pierre Loti, en 1940 (Georges Gros avait 18 ans) ; Sergent X, film de Bernard Borderie en 1960 (Georges Gros avait 38 ans). On ne peut pas rêver de meilleur exemple du mélange chronologique auquel se livre sciemment le romancier39. En fait, ce choix est dicté par des considérations littéraires. Il est appelé à faire écho au séjour au Gabon.

  • 40  Raimu y découvre à la naissance que l’enfant que sa femme attendait est noir ! on voit qu’en fait (...)

16Plus tard triomphera l’« épopée des cocus » : La Femme du boulanger de Marcel Pagnol (1938), Le Blanc et le Noir de Robert Florey (1930), film éminemment raciste40, sorti au moment de l’exposition coloniale de 1931, la dernière du genre… Tous deux ont pour vedette Raimu. Les films de képis blancs reposaient eux aussi sur des histoires de tromperie conjugale et le lecteur attentif du Batèu de pèira aura compris que les cocus, dans la réalité, ce sont les colonisés, qu’ils soient Africains ou Occitans.

L’expérience primordiale

  • 41  Hergé, Tintin au Congo, paru dans Le Petit Vingtième, juin 1930-juin 1931 puis réduit en album en  (...)
  • 42  Cf. jovènça etèrna de sa raça [jeunesse éternelle de leur race] (156). Mais ces pointes racistes s (...)
  • 43  Hédi Kaddour situe l’action dans la Tunisie sous protectorat des années 1920. Le tournage d’un fil (...)

17Georges Gros arrive en coopérant au Gabon en 1963 et il y retournera les années suivantes. Au cours de ces séjours, il renouvellera (lui ou plutôt son personnage Simon) l’expérience originelle de la projection cinématographique par le biais des indigènes qui en voient parfois pour la première fois (p. 156), à Libreville pourtant et pas dans la brousse. Les projections ont lieu en plein air comme naguère dans les cours de Nîmes. Le mémorialiste se livre à une étude d’anthropologie comparée sans avoir à le dire. Les réactions pittoresques des spectateurs gabonais pourraient être senties comme naïves, façon Tintin au Congo41 — il est vrai que tout paternalisme colonial n’est pas absent de ces pages42 —, sauf que c’étaient exactement les mêmes qu’exprimait le public populaire du quartier nîmois. Les cris d’effroi du public fusent quand l’écran montre des pirogues sur un fleuve déchaîné, leur enthousiasme se déchaîne devant un vieux film de pirates sorti des greniers de l’ambassade (p. 157) — aux Africains on propose des films usés datant de plusieurs décennies. Parmi d’autres, Hedi Kaddour a décrit une projection analogue devant des spectateurs novices dans son tout récent roman Les Prépondérants43 : des situations coloniales comparables si l’on veut bien admettre qu’à Nîmes aussi, dans les années 1940-1950, se vivait une situation coloniale qui ne disait pas son nom.

  • 44  Christian Metz, « Le Signifiant imaginaire » dans Communications 23, « psychanalyse et cinéma », 1 (...)

18Dans cette expérience primaire ou primordiale fonctionnent en même temps ce que Christian Metz a appelé « l’identification primaire » (i. e. au spectacle lui-même) et « l’identification secondaire » (i. e. aux situations de la fiction et aux personnages)44.

  • 45  Le Repas de Bébé, film de Louis Lumière montré le 28 décembre 1895. Tous les commentaires disent q (...)

19La surprise de la mise en mouvement se renouvelle à chaque fois comme pour les premiers spectateurs des vues Lumière (« les feuilles bougent » !)45, en grande partie parce qu’elle s’appuie sur l’expérience antérieure des images fixes. On l’a déjà suggéré plus haut à propos des « Tableaux ». À d’autres endroits du livre Simon rencontre des images fixes projetées. Son copain Louis possède une lanterne magique et offre à la bande le rare privilège d’assister à une démonstration :

  • 46  Personnage célèbre des histoires en images de Benjamin Rabier qui en tira lui-même de petits films (...)

Tronava, assetat sota la taula de la coisina virada en sala de projeccion. Bosigava sei vèires pintrats, seriós coma un papa. Alucava sa candèla pudenta amb de broquetas de fosfòr de testa roja, mèstre dau fuòc… Leis autres, coma lei clients de la monina de Bigot, vesián pas se se trachava d’un talhon d’omeleta. Gedeon lo canard46 se podiá téner la tèsta en bas, rai d’aquò, picavan dei mans pèr agradar au monarque. (83)

[Il trônait, assis sous la table de la cuisine transformée en salle de projection. Il remuait ses verres peints, sérieux comme un pape. Il allumait sa lampe puante avec des allumettes de phosphore à tête rouge, maître du feu. Les autres, comme les clients du singe de Bigot, ne savaient pas s’il s’agissait d’un attrape-nigaud. Gédéon le canard pouvait se tenir la tête en bas, ils applaudissaient pour plaire au monarque.]

  • 47  Émile Reynaud fit fonctionner son théâtre optique dès 1892, voir Dominique Auzel, Émile Reynaud et (...)
  • 48  Antoine Bigot, Obro Lengadouciano, éd. Terre de Soleil, Nîmes [1924] 4e édition (s.d. : 1990 ?) «  (...)

20Il fallait citer en entier ce passage magistral. La lanterne magique est tenue pour un des ancêtres directs du cinéma et c’est largement vrai47. Dans son dispositif ici condensé, sont mis en place les acteurs principaux : le projectionniste « maître du feu » (on se souvient que les premiers projecteurs étaient équipés de lampes à acétylène) et « pape » de cette cérémonie, le public humble et recueilli, et l’effet d’illusion sur lequel repose la nature même du spectacle. La référence à la fable que Bigot tira de Florian48, célèbre s’il en est, peut être — et a été prise comme — la métaphore de l’acte de projection.

21Au Gabon lui reviennent en mémoire des séances de diapositives organisées à Nîmes par des missionnaires de retour d’Afrique : « de missionaris uganauds et barbuts que projectavan, sus la paret pissosa de la Galariá Juli Salle, de fotòs color de fum de pipa » (25) [des missionnaires huguenots et barbus qui projetaient sur le mur pisseux de la galerie Jules Favre des photos couleur de fumée de pipe].

  • 49  Je n’ai pas identifié ce Cafra-Can (dont le nom est peut-être à clé : le Khan Cafre (les Cafres ét (...)
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22Le « cinéma » du curé (catholique, mais l’enfant a obtenu le droit d’y assister : les « papistes » ne sont pas iconoclastes comme les « parpaillots ») est le troisième élément de cet ensemble (136). À l’aide d’une machine branlante (« vielhanchona ») le bon prêtre montre aux enfants les aventures d’un chinois nommé « Cafra Can49 » qui passe son temps à couper des têtes et des mains d’explorateurs blancs, « tota aquela doçor evangelica dins la santa escòla de filhas de Santa Teresa ! » [toute cette douceur évangélique dans la sainte école des filles de Sainte Thérèse !] ! il n’échappe pas au lecteur qu’il s’agit d’une nouvelle variation sur une situation coloniale, brutale et directe celle-là. La machine en question (nous sommes vers 1942) est sans doute un projecteur à vues fixes50 comme en possédèrent longtemps les patronages catholiques, Pathéorama ou Filmoscope, à moins qu’il ne s’agisse d’un vieux projecteur 8 mm ou 9,5 mm, muet en tout cas. Les patronages disposaient de leurs propres réseaux et de versions abrégées, voire résumées en photogrammes, des films à succès.

Brutal face-à-face avec le réel

  • 51  Jérôme prieur cite deux textes rapportant une expérience analogue, op. cit., 115 et 189. Dans le p (...)

23Mais il arrivait aussi, au cours de ces séances consacrées à la pure fiction, que le public se trouve sans avoir été prévenu devant une bande d’actualités montrant le monde « réel ». La chose se présente deux fois dans le récit. Au début du livre dans un souvenir des combats du maquis au moment de la Libération, Simon revoit mentalement des images de vieux films qu’il croyait avoir oubliés, des actualités de 1937 ou 1939 de la guerre d’Espagne, dont les cartons-titres portent des « noms de colèra, de plors e de vergonha » (18) [noms de colère, de pleurs, de honte]. Mais la révélation autrement traumatisante a lieu plus tard, au Gabon, par un hasard qui est en fait une nécessité (172-173). On montre à ces Africains un montage de l’histoire de la guerre et de la Résistance dont à vrai dire ils n’ont rien à faire. Soudain apparaissent sur l’écran trois visages que Simon reconnaît, deux anciens camarades d’école devenus miliciens qui poussent dans un train de déportation une jeune fille brune et bouclée qui n’est autre que Jaumeta Romieu, jeune juive qui fut sa voisine de pupitre, disparue dans les camps d’extermination (148). Le réel saute au visage, comme dans un film de Chris Marker ou de Jacques Lanzmann51. L’image est vecteur de révélation de la vérité. Ces êtres ont été là, ils étaient vivants devant la caméra, ne reste d’eux que leur ombre sur le mur « coma crèire, Simon, que d’aquèli temples perduts sortirián justamènt tant d’ombras pèr t’encadenar ? » (172) [comment croire, Simon, que de ces temples perdus sortiraient justement autant d’ombre pour t’enchaîner ?].

Le royaume des ombres

  • 52  Niejegorodskilistock, 4 juillet 1896, reproduit notamment dans Jérôme Prieur, op. cit., p. 30-33.

24Les images de cinéma sont des fantômes, comme l’avait écrit Gorki dès 1896 dans un texte fameux : « Hier soir, j’étais au royaume des ombres… L’étrangeté de ce monde, un monde sans couleur, sans son…52 ». Ce monde est en noir et blanc et dans l’économie interne du récit, cette forme est structurelle : elle renvoie aux paysages surexposés au soleil, aussi bien de la garrigue nîmoise que de la brousse gabonaise. Elle oppose aussi l’humanité africaine et la « blanche ». Outre la connotation coloniale signalée plus haut, elle définit quasiment une philosophie de l’existence :

« E la vida passada […] laissa pas pus que l’esqueleta blanca dei clapàs, lo gris malaut de la cendre e lo repròchi deis èuses tortutats… Negre. Blanc. » (164)

[… et la vie passée […] ne laisse plus que le squelette blanc des pierres entassées, le gris malade de la cendre et l’obscur reproche des chênes verts torturés. Noir. Blanc.]

  • 53  Bernard Bastide m’a dit se souvenir d’une diatribe de Georges Gros qui s’emportait contre tous ceu (...)
  • 54  André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », [1945], dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Pari (...)

25Georges Gros a dit et répété qu’il ne veut pas écrire des « souvenirs d’enfance » qu’il juge être le péché mignon des néophytes en littérature (13, 68)53. En effet, le temps est immobile, surtout celui de l’enfance. Il y aurait là quelque chose d’incompatible avec l’essence du cinéma qui est l’écriture du mouvement et du temps, ce qui explique l’attirance plusieurs fois manifestée de Simon pour les images fixes ou figées, les fameux Tableaux. Cependant, quelque chose l’attire aussi dans l’enregistrement cinématographique : c’est ce qu’André Bazin avait baptisé le « complexe de la momie54 » : la possibilité de figer un morceau de temps.

  • 55  Merci à Bernard Bastide qui a attiré mon attention sur ce fait. Vifs remerciements pour ses précis (...)

26Le cinéma s’intègre à une conception générale du temps et de la mémoire. Celle de Gros n’est pas la remémoration proustienne, il l’écarte avec ironie (p. 36 : « Simon, Simon, parlères d’Eluard et vaquí que “prostejas” ! ») [Simon, Simon, tu as parlé d’Éluard et voici que tu te mets à parler comme Proust !]. Sa vision de l’écoulement du temps est plutôt héraclitéenne comme le signifie le très beau prélude de la deuxième partie (chap. ix, 63) où les images de l’eau qui court, omniprésentes sous sa plume55, forment une métaphore du temps. » Πάντα ρεί » . Il n’y a que dans le rêve que l’on rencontre l’éternité : l’enfant qui venait de découvrir la mort « S’amaisèt pas qu’amb l’assegurança d’escapar a la dolor e de solament dintrar dins l’eternitat dau som » (65) [il (l’enfant) ne se rassura qu’avec l’assurance qu’il échapperait à la douleur et qu’il entrerait dans l’éternité du rêve].

27Dans le rêve… et dans le cinéma.

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Notes

1  [le mouvement circulaire des ombres trompeuses] ; [les yeux… ce sont toujours les yeux qui conservent le passé] ; [pourquoi cette impression de déjà vu, quasiment de cinéma ?]

2  Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle : le livre des passages, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, coll. « Passages », 1989, 478-479.

3  Les premières mêlaient textes de gens de cinéma et textes d’écrivains : Marcel L’Herbier, Intelligence du cinématographe, éd. Corréa 1942 ; Marcel Lapierre, Anthologie du cinéma, La Nouvelle édition 1946 ; Pierre Lherminier, L’Art du cinéma, Seghers 1960. Plus récemment ont paru des anthologies consacrées aux écrivains qui parlent de leur expérience du cinéma : la meilleure est celle de Jérôme Prieur, Le Spectateur nocturne, Les écrivains au cinéma, une anthologie, Éditions de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, 1993 ; Daniel Banda et José Moure (textes choisis et présentés par), Le Cinéma, Naissance d’un art 1895-1920 ; id., Le Cinéma : l’art d’une civilisation, Flammarion/Champs, coll. « Arts », 2011.

4  Jacques Aumont et Michel Marie donnent l’origine de cette formule (Jean-Louis Baudry 1970 et Christian Metz 1975) à valeur psychologique et psychanalytique au départ, dont le sens s’est étendu à d’autres domaines comme la sociologie et l’anthropologie (article « Dispositif » dans Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, 2001, 54). En substance, le dispositif suppose d’abord une « organisation matérielle » (i. e. spatiale), ensuite une « inhibition motrice » (l’immobilité du spectateur, relative chez Georges Gros comme on le voit), enfin un état régressif « voisin de celui du rêve » : Lo Batèu de pèira illustre chacun de ces items.

5  D’autres écrivains nîmois ont évoqué les salles de leur ville : Marc Bernard (L’Eden) dans Pareils à des enfants (Gallimard 1942 289-291) ; Jean-Pierre Milovanoff (le Colisée) dans L’Ouvreuse (Julliard 1993) ; Robert Bœuf (L’Olympia et le Corona) dans Une Jeunesse nîmoise 1945-1952, imp. Ciam 1997, 33). Mes remerciements à Bernard Bastide pour ces indications.

6  Bernard Bastide, Jacques-Olivier Durand, Dictionnaire du cinéma dans le Gard, Les Presses du Languedoc, 1999, 271-219.

7  Orthographié ainsi dans le texte original.

8  Il est délicat de nommer avec précision l’auteur, qui est tantôt Simon tantôt un énonciateur anonyme qui s’adresse à lui, derrière lesquels se trouve un « archi-narrateur », l’écrivain Georges Gros.

9  Henri Fescourt, La Foi et les montagnes ou le septième art au passé, éd Paul Montel, 1959, 30. Jean-Jacques Meusy, Écrans français de l’entre-deux guerre, AFRHC 2017, 67.

10  Jacques Audiberti, « Le Mur du fond », Variété n° 2, 1946, cité par Jérôme Prieur, op. cit., 96.

11  Max Brunel, Que reste-t-il de nos cinés ? Les Cinémas de Montpellier, éd. Domens 1995, 120.

12  Max Brunel, ibid. 43-55. Christian-Marc Bosseno, La Prochaine séance, Les Français et leurs cinés, Gallimard/Découvertes, 1996, 32 ; Jean-Jacques Meusy, le meilleur connaisseur de l’histoire des salles, leur a consacré plusieurs livres : son Écrans français de l’entre-deux guerres consacre un chapitre aux salles de province où il relativise l’appellation « palaces de quartier » qu’on oppose habituellement aux « salles de proximité ». Il rappelle que beaucoup de ces salles demeuraient polyvalentes. Il recense les éléments architecturaux hérités du théâtre mais « simplifiés et appauvris ». (128-208, en particulier 160).

13  Marc Bernard, op. cit., décrit une matinée à l’Eden avec son grand frère en habit de militaire. Ils assistent à un spectacle des « petits chanteurs ». Son texte confirme la topographie et l’ambiance que suggère celui de Gros ; « tout devenait flou et crémeux sur le fond grenat des fauteuils » (232).

14  Selon Wikipedia, Pierre Tichadel a été un acteur dans divers films sous le nom de Tichadel ou de Pierre Tichadel entre 1933 et 1943, il était surtout connu pour ses tournées et revues théâtrales qu’il organisait avec succès à travers la France. Au point que son nom a continué à être utilisé à des fins commerciales et dans le cadre de tournées de revues de variétés plusieurs décennies après sa disparition. ». Un quasi homonyme dirigeait également des tournées dans la même région, les Tournées Tichadou qui sont installées à Bagnols sur Cèze. « M. Tichadou (Prosper-Baptiste-Jean- Marie), Français, demeurant à Nice, rue Masséna, 10 […] acquiert par achat, au prix stipulé d’un million de francs, un fonds de tournées cinématographiques dans les communes […] », in Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales, 1957. Mais Bernard Bastide, qui m’a fourni ce communiqué, me signale qu’il n’a pas trouvé de mention de ces tournées dans les annuaires cinéma 1930-1960.

15  Nîmes-Soir, 15-16 oct. 1919, 3.

16  Le Méridional, 20 octobre 1954. Merci à Bernard Bastide qui m’a communiqué ces extraits de presse. Sur le style architectural cf. Bosséno, op. cit., 48.

17  Nîmes Soir, voir note 18.

18  Philippe d’Hugues, Le cinéma français de 1940 à 1944, éd De Fallois, 2005 ; Geneviève Sellier et Gwenaëlle Le Gros (dir.) Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d’après-guerre 1945-1958, Nouveau Monde éd. 2014 ; thèse de Renaud Chaplain, Université Lyon 2, 2007, http://theses.univlyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2007.chaplain_r&part=128981.

19  Bosséno, op. cit., 68, décrit la séance-type d’après-guerre à laquelle correspond exactement le texte de Gros.

20  Cette stratification sociale se retrouvera au Petit Temple (130). Gros surligne ainsi la parenté de deux cérémoniaux. Bosséno, op. cit., 33, emploie la formule « les temples d’une religion nouvelle » et emprunte à Duby le titre d’un chapitre « le temps des cathédrales, 1927-1945 » (47) ; mais c’est un lieu commun.

21  Terme francitan, de l’occitan chifrar, signifiant dans ce cas « réfléchir ».

22  La thèse de Valentine Robert est la référence sur le sujet, voir : https://www.unil.ch/cin/fr/home/menuinst/recherche/theses/achevees.html. Voir aussi Tableaux vivants, fantaisies photographiques victoriennes, Musée d’Orsay 1999, texte de Quentin Barjac.

23  Il n’a pas été possible de savoir comment le cinéma Olympia était décoré avant 1953. Appel aux collectionneurs et archivistes de la ville de Nîmes ! On ne peut donc décider si Gros décrit un souvenir réel ou s’il invente.

24  Bernard Bastide me rappelle qu’il existait des photos d’exploitation baptisés « jeux prestige », grand format (35 × 28 cm), colorisées.

25  Stephen Bottomore, The Titanic and silent cinema (2000).

26  Les Cahiers de la Cinémathèque n° 23/24, « le cinéma du sam’di soir », 1977.

27  Selon le terme employé par Martine Gros Aguilera, dans sa biographie in Lo Dich e l’escrich. Georges Gròs, ensenhaire, militant, escrivan, contaire, in Lise Gros et Georges Péladan, éds., actes du colloque de Nîmes, juin 2007, Nîmes, IEO Gard, 2008, 209.

28  Lo dich e l’escrich : Georges Gros, ensenhaire, militant, escrivan, contaire, actes du colloque de Nîmes, juin 2007, éd. Lise Gros et Georges Péladan, IEO du Gard, 2008, 209.

29  Georges Gros prévient le lecteur de cette option en page 160.

30  Chanson du film Le Capitaine Cradock (1931), dont le nom a inspiré le personnage d’Hergé, réalisé en deux versions, une version allemande avec Jean Murat, une version française avec Henri Garat. On est aux tout débuts du parlant en Europe. Les films chantent plus qu’ils ne parlent.

31  Jeu de mots sur « Ô ma Rose-Marie », air de l’opérette Rose-Marie de R. Frioul et Herbert Stothart, trois fois adaptée au cinéma : 1928 (en muet !), 1936 par W. S. Van Dyke et 1958 par Mervyn LeRoy. C’est la deuxième version qui nous concerne ici. Marcel Amont avait repris cet air en 1963.

32  Nous corrigeons une probable erreur dans le texte : chauchafièlha pour chauchavièlha.

33  Le descriptif que fait Gros frappe par sa précision. En fait, il mêle le souvenir de deux affiches : celle du Fantômas de Paul Fejos (1932),dont la date permet de penser qu’il a vu ce film, est en effet verte ; mais c’est sur celle du film de Feuillade (1913) que le sinistre personnage « étend ses ailes sur la ville », affiche reprise de la couverture du roman feuilleton de Souvestre et Alain dessinée par Gino Starace pour les éditions Fayard (1911), une des affiches les plus célèbres du cinéma français (voir : Thierry Thomas, Cependant Fantômas, éd. La Pionnière en regard, 2009, 13). Encore un mélange des temporalités.

34  Easy Street (Charlot Policeman 1917), The Kid Brother [Le Petit frère], 1927, The General [Le Mécano de la Générale], 1926. Gros, né en 1922, les a donc vus bien longtemps après leur sortie mais ces films repassaient souvent.

35  Le Théâtre Chichois, bien connu des spécialistes de la culture provençale, est une forme très ancienne de théâtre populaire née à Marseille qui a perduré très tard sous la forme d’un théâtre ambulant. Frédéric-Jacques Temple et Jacques Balp l’ont filmé à Clermont l’Hérault en septembre 1969 pour une émission de FR3 Languedoc-Roussillon. Voir notre article « Le Scénariste au béret rouge, Temple écrivain de télévision dans les années 1960-1990 », dans Périples et Parages, l’œuvre de Frédéric-Jacques Temple, (dirs, M.-P. Berranger, P.-M. Héron et C. Leroy) Hermann 2016, 440.

36  Buffalo Bill a inspiré plusieurs films dont le plus connu est celui de William Wellman (1944) avec Joel McCree. Zane Grey : écrivain de romans westerns 1870-1939 plusieurs fois adaptés au cinéma.

37  Abdelkader Benali, Le Cinéma colonial au Maghreb, Cerf, 7e Art 1998.

38  Pour être précis, il existait une version muette (Henri Pouctal, 1914).

39  Jordi Gros livre lui-même la clé de cette dyschronologie, en page 107 : Mai de què vène de parlar ara ? De ieu ? dau paire ? deis amics enanats quau sap ont ? [de qui viens-je de parler alors ? de moi, de mon père, des amis partis qui sait où], tant il est vrai qu’une grande œuvre contient toujours quelque part en son sein l’explication de ses énigmes. 

40  Raimu y découvre à la naissance que l’enfant que sa femme attendait est noir ! on voit qu’en fait les dates de ces deux films sont contemporaines de la première série. Le titre de celui de Florey renvoie subtilement à l’expérience du cinéma en noir et blanc, voir plus loin (164-165).

41  Hergé, Tintin au Congo, paru dans Le Petit Vingtième, juin 1930-juin 1931 puis réduit en album en 1946, réédition de l’original dans Archives Hergé, Casterman 1973, 227-229.

42  Cf. jovènça etèrna de sa raça [jeunesse éternelle de leur race] (156). Mais ces pointes racistes sont probablement à prendre au second degré.

43  Hédi Kaddour situe l’action dans la Tunisie sous protectorat des années 1920. Le tournage d’un film américain émeut la population du village, comme dans Lo Batèu de pèira la présence d’une actrice oubliée, « Alida Sarli » (Alida Valli, pourtant encore en course dans les années 1960), farfantèla de literatura prisunenca ; Kaddour décrit ensuite la projection en plein air d’un film d’actualités muet et commenté devant les indigènes et les colons qui déclenche une émeute. (Gallimard 2015).

44  Christian Metz, « Le Signifiant imaginaire » dans Communications 23, « psychanalyse et cinéma », 1975, 3-55.

45  Le Repas de Bébé, film de Louis Lumière montré le 28 décembre 1895. Tous les commentaires disent que les spectateurs ont été émerveillés davantage par le mouvement des feuillages en arrière-plan que par la petite scène (mais la source première de cette affirmation reste à trouver).

46  Personnage célèbre des histoires en images de Benjamin Rabier qui en tira lui-même de petits films d’animation.

47  Émile Reynaud fit fonctionner son théâtre optique dès 1892, voir Dominique Auzel, Émile Reynaud et l’image s’anima, éditions du May, 1992 ; Jérôme Prieur, Séance de lanterne magique, NRF 1985, rééd. 2021.

48  Antoine Bigot, Obro Lengadouciano, éd. Terre de Soleil, Nîmes [1924] 4e édition (s.d. : 1990 ?) « Lou Singe de la lanterno magico », 228 ; Jean-Pierre Claris de Florian, Fables de Florian, Louis Fauche-Borel, 1793, maintes fois réédité, « Le Singe qui montre la lanterne magique », volume ix, 77-79, fable célèbre pour ses derniers vers toujours cités : Pendant tous ces discours, le Cicéron moderne / Parloit éloquemment & ne se lassoit point. / Il n’avoit oublié qu’un point : / C’étoit d’éclairer sa lanterne. / La fable de Florian a donné naissance à d’innombrables illustrations, en particulier de plaques de lanterne. On peut les voir sur : https://youcare.world/images?q=le%20singe%20qui%20montre%20la%20lanterne%20magique&l=fr&o=0.

49  Je n’ai pas identifié ce Cafra-Can (dont le nom est peut-être à clé : le Khan Cafre (les Cafres étant des populations sud-africaines si ma mémoire est bonne) mais il me fait penser au personnage de la bande dessinée Terry et les Pirates de Milton Caniff (1934), diffusée avec grand succès en France en 1937 : un des personnages est l’interprète chinois, « Connie » dans la version originale, « le Chinois » dans la française. Adaptée dans un serial produit par Columbia, réalisé par James W. Horne (1940). Que cela ait été un serial fournit un argument au fait que les curés aient pu en disposer pour des séances de patronage.

50  Claire Daniélou « les films fixes, un média à redécouvrir », Chroniques chartistes, 12/3/2019 ( https://chartes.hypotheses.org/4734 ) ; elle cite un texte de Chris Marker sur le Pathéorama et situe l’âge d’or de cette pratique dans les années 1945-1955.

51  Jérôme prieur cite deux textes rapportant une expérience analogue, op. cit., 115 et 189. Dans le premier un jeune homme croit voir dans une actrice la jeune fille qu’il a aimée (Alexandre Arnoux, 1923, cité par Prieur). Dans le deuxième, plus traumatisant, une brave paysanne, devant une bande d’actualités consacrée à la guerre du Riff au Maroc, assite par hasard à la mort de son fils sous ses yeux (Fernand Fleuret, Cinéma 1936).

52  Niejegorodskilistock, 4 juillet 1896, reproduit notamment dans Jérôme Prieur, op. cit., p. 30-33.

53  Bernard Bastide m’a dit se souvenir d’une diatribe de Georges Gros qui s’emportait contre tous ceux qui écrivaient leurs souvenirs d’enfance : « Quand tout le monde aura fini de raconter ses souvenirs d’enfance, on pourra peut-être commencer à parler de littérature occitane ! ».

54  André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », [1945], dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, coll. « Septième Art », 1985, 9.

55  Merci à Bernard Bastide qui a attiré mon attention sur ce fait. Vifs remerciements pour ses précisions et ses témoignages.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Amy de la Bretèque, « Sur l’écran de ses souvenirs, Lo Batèu de pèira »Revue des langues romanes, Tome CXXVI n°1 | 2022, 63-79.

Référence électronique

François Amy de la Bretèque, « Sur l’écran de ses souvenirs, Lo Batèu de pèira »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVI n°1 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/4904 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.4904

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Auteur

François Amy de la Bretèque

Université Paul-Valéry Montpellier 3, RIRRA 21, F34000, Montpellier, France

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