Nîmes dans l’œuvre narrative de Georges Gros
Résumés
Dans la géographie poétique de Georges Gros, Nîmes occupe une place centrale. Du labyrinthe des rues du quartier de la Placette où l’enfance cherche ses repères aux chemins de garrigue dont les noms évoquent un monde aujourd’hui perdu, jusqu’à l’ancrage romanesque dans les nouveaux quartiers de la ZUP, ce sont des lumières, des odeurs, des rêves et des visages qui surgissent vivement du souvenir ou de l’histoire.
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- 1 Jòrgi Gròs, « Nimes ò l’allusion dins l’òbra narrativa de Robèrt Lafont », in Robert Lafont, Le ro (...)
1Georges Gros, s’interrogeant sur la place de Nîmes dans l’œuvre de son compatriote et ami Robert Lafont, la trouve réduite à quelques pages, étriquée, « estrechona » et se résout à constater que Nîmes n’occupe pas dans l’œuvre lafontienne la place qu’occupent Nantes ou Dublin chez Gracq ou Joyce. Il appelle sa communication : « Nimes ò l’allusion1 ».
2Rien de tel chez lui. Nîmes n’est pas traité allusivement. Bien au contraire, la ville occupe le cœur battant de son œuvre, de façon complexe et sous des formes multiples que nous essaierons de décrire.
Géographie nîmoise du Batèu de pèira
- 2 Tolosa, IEO, 1984. Nous donnons entre parenthèses les numéros de page.
- 3 Philippe Gardy, Nimesencas / De Nîmes, version française de Jean-Claude Forêt, Salinelles, L’Aucèu (...)
3La démarche de Simon, un des narrateurs du Batèu de pèira2 ressemble, toutes proportions gardées, à celle du poète Philippe Gardy, qui, pour écrire ses Nimesencas3, de loin, se proposait de revenir sur les lieux de sa jeunesse : « Un pressentiment m’a fait commencer à écrire ces poèmes avant de rejoindre la ville qui peuplait mon imaginaire », écrit-il dans l’Avant-propos de son recueil. Simon, presque malgré lui, procède de même. Nîmes le hante dans son exil africain (il a une photo de la Tour Magne dans sa case à Libreville !) et il se prend à reconstruire la cité de son enfance, par bribes, sans illusion sur ce qu’il appelle ses « mythologies ».
4L’espace de sa ville est borné au nord par les collines et au sud-est par la barrière des ponts de chemin de fer : « una cadenassa qu’embarra ta ciutat dins sei anèus copats en dos, lei ponts… » [une grosse chaîne qui enferme ta cité dans ses anneaux coupés en deux, les ponts…] (95). Reliant majestueusement les deux espaces, large comme le fleuve Congo, l’avenue Jean-Jaurès que dans son enfance il entendait encore appeler le « Cors Nòu » [Le Cours-Neuf]. Son quartier, c’est un triangle renversé avec pour côtés Jean-Jaurès bordé de micocouliers et Sergent-Triaire qui longe « les ponts » et pour base, au nord, une transversale comme la rue Delon-Soubeyran. Il n’est pas dit quelle rue débouchant sur l’avenue passe au pied de la maison du « roi Louis » dont la proue fait penser à un « bateau de pierre ». Il faut bien laisser la part de flou à l’univers enfantin de fleuve, de golfes, d’embarcadères et d’îles familières. À cette exception près, toutes les rues de la vie courante qui se trouvent dans ce triangle aimanté par la Placette sont nommées : la rue de l’Aqueduc, où Simon habite, la longue rue de la Casernette, la rue Bigot — le maître est salué au passage ! Il y a aussi le petit Temple, l’école de l’Oratoire et le lycée où est accueillie, dans les classes de primaire, une partie de la bande de la Placette. La ville historique, intra muros, est toute proche, on entend les clochers des Carmes ou de Saint-Paul…
5De ce triangle où tout se passe : les courses, l’école, les jeux, l’office du dimanche, les menus trafics de l’enfance et plus tard les séances de cinéma, on s’échappe régulièrement et dans toutes les directions. Moins vers le centre-ville, sauf s’il faut le traverser pour aller rendre visite au grand-père qui habite dans le quartier Saint-Charles, une « maison de pauvre », que vers la colline du Puèch dau Tèlh, au-delà de l’avenue, à l’ouest, dans les « camins rocassiers » [chemins caillouteux] où se font des découvertes mémorables, ou encore au maset dans une colline au nord de la ville où l’on grimpe par le chemin des Anticailles, ou bien encore, vers l’est, en prenant la route d’Uzès en direction du Gardon pour des baignades aussi désirées que dangereuses. Toutes ces échappées ont un goût d’évasion. Les plus sédentaires ont besoin de prendre le large, comme le grand-père qui, par le chemin de Saint-Gilles ombragé de platanes poudreux, s’en va à pied suivre les courses de taureaux dans la Vistrenque. Le narrateur confesse alors qu’il aimera à son tour « marchar cada estiu vers la plana e la mar » (83) [marcher chaque été vers la plaine et la mer]. Toute une sociologie des années 1940 se dessine. On devine chez les autres enfants des déplacements chez les grands-parents restés dans les villages à l’entour ou installés dans d’autres quartiers, comme ceux du terrible Lulu Mauvèsi au Chemin-Bas d’Avignon, rue Dugay-Trouin, un quartier « a la rara de la ciutat, quasiment pacan » (85) [à la lisière de la ville, quasiment paysan]. L’exploration des frontières est la grande affaire des jeunes années. Le plus terrifiant est le passage des fameux « ponts » pour lequel il faut un adjuvant magique. C’est le cousin Marcel, le cordonnier, qui le transporte sur son vélo, par une des rues qui filent vers les jardins de la plaine maraîchère toute proche, rue du Mas de Boudan ou de la Tour de l’Évêque, il ne sait plus trop. Il découvre un monde végétal lourd, humide, chargé d’odeurs et de symboles nouveaux, fascinant et inquiétant. Le surgissement du souvenir de chaque lieu, avec les visages et les scènes qui lui sont associés, finit par tracer les contours réels d’une ville intime peu à peu dévoilée.
Espaces symboliques
6Il y a deux façons de prendre possession de l’espace, en s’élevant pour en avoir une vision panoramique, ou en s’enfonçant dans ses profondeurs.
7Pour voir le Cours-Neuf en perspective, il faut se placer « d’en naut, de davant l’ostau roge dau garda de la Fònt, entre lei dos ciprès » [d’en haut, devant le seuil de la maison rouge du garde de la Fontaine, entre les deux cyprès] et, de là « Simon e sei uèch ans descobrissián sa tèrra de pèr dessús lo balanç ondejaire de la rama » [Simon et ses huit ans découvraient leur terre par-dessus le balancement ondoyant du branchage] (82). Il rêve de se hisser jusqu’à la terrasse du ‘Bateau de pierre’ « au ran dau folhum movedís » [au ras du feuillage mouvant] (84). Mais la terrasse est interdite aux enfants. Et, de sa chambre du maset, il imagine qu’il peut apercevoir la mer à l’horizon. C’est le narrateur qui le fait (lequel ?), dans le dos de ses personnages qui, passé le Camp des Garrigues, peinent à monter la côte de la route d’Uzès « a cha pauc, darrier seis esquinas banhadas, leis asuèlhs venián mai largs, d’aicí a la Costièra, d’aicí a la mar. » (105) [peu à peu, derrière leurs dos trempés, les horizons s’élargissaient, d’ici à la Costière, d’ici à la mer.]
8Plus excitantes encore sont pour les enfants les explorations souterraines qui ouvrent une infinité d’espaces réels ou imaginaires. Tunnels, qui ne sont que des tuyaux, sous le « champ de l’Hôpital » et qui débouchent sur « una mena de templàs void » (91) [une sorte de grand temple vide] où leurs voix résonnent. Escalier usé qui semble mener à une cité souterraine peuplée « d’òmes-babaròtas, de formigas esclavas » [d’hommes cafards, de fourmis esclaves] (142). Sources, trous d’eau où le bras s’enfonce pour pêcher, grottes mortelles du Gardon où le Drac doit se tapir, tout est labyrinthe, recoins obscurs, inquiétante humidité, l’épicerie, la chambre même dont les murs semblent imbibés des rivières souterraines dont Nîmes est traversé, les jardins inconnus ou les chemins sinueux entre les murs de pierre. Les lieux les plus familiers se transforment en chimères, le bassin du maset, le Cours lui-même où, la nuit, on voit s’éclairer de loin les fenêtres des roulottes de gitans, le chemin de fer qui gronde et fume sur le dos des ponts, « Tarasca vèrda que seis uèlhs cairats parpelejan » (97) [Tarasque verte dont les yeux carrés clignotent]. L’univers des contes se lit en filigrane sous le récit autobiographique.
9L’enfant a le goût du sacré. Le Temple, aux abords sombres et tortueux, à la lumière glacée, est un monde fascinant, et le mystère qu’il dégage s’étend de proche en proche, aux lieux les plus fréquentés. À la maison de l’oncle tailleur, descendant d’un « rachalan » brûlé vif par » la cacibralha reialista » (138) [la racaille royaliste], dont la longue table » lisa tant coma un banc dau Temple » (139) [aussi lisse qu’un banc du Temple]. Au « Café des Amis » qui lui semble, avec ses sculptures dorées et sa tête de taureau au mur, « le Temple de Toutankhamon ». Et, bien plus que le Grand Temple, découvert plus tard, ou l’Église Saint-François qui a pris un moment le relais de la lanterne magique de Louis, c’est l’Olympia, le cinéma de la Placette, qui devient le véritable temple de l’adolescence dont il détaille le « culte » avec la passion du converti.
Illusions et désillusions, c’est le destin du jeune Simon, et le fil conducteur des contes eux-mêmes :
Coma creire, Simon, que dei laberints d’aquelei temples perduts sortirián justament tant d’ombras per t’encadenar ? (172)
[Comment croire, Simon, que des labyrinthes de ces temples perdus sortiraient justement tant d’ombres pour t’enchaîner ?]
Vers les contes en blanc et noir
10Georges Gros retrace lui-même le chemin qui le mène du roman au conte. Son inspiration, il ne l’a pas trouvée au coin du feu ni dans la parole des anciens. Il l’a trouvée dans les lieux.
Quand me revire sus lo dezenat d’ans passats, m’avise que mei còntes marcan una mena de camin. Espinchatz lo plan de nòstra vila. Au bòrd d’aquel còr que fai, semblariá que i aguèsse tot drech una dralha granda que menariá de la baissa, dau Planàs, a cima de la garriga, pèr lo Cors Nòu e la Placeta, tot drech, au travèrs de la Fònt. Benlèu de mar a mont.
- 4 « Per la Planeta », extrait de l’ensemble partiellement inédit Esparpalhs, 1985.
Aquel camin, aquel encaminament, m’avise adonc solament qu’es lo mieune dempuèi totjorn. Dempuèi aqueste temps que, quand nos arribava de « dalhar » lo licèu coma se disiá, èra totjorn pèr montar, pèr la Fònt e la Tor Manha, pèr lo camin de la Planeta e leis Anticalhas ò lo Pè dau Bon Dieu. Anaviam trepar dins lei garrigas e tornar pèr lo camin de Russan ò Calvàs. Vèrs la brossa e lei grands orizonts, segur. En cerca de qué4 ?
[Quand je me retourne sur la dizaine d’années passées, je remarque que mes contes dessinent une sorte de chemin. Regardez le plan de notre ville. Au bord de ce cœur qu’il dessine, on dirait qu’il y a une grande artère qui irait de la plaine, du Planas à la cime de la garrigue, par le Cours-Neuf et la Placette, tout droit, en traversant la Fontaine. Peut-être de mer à montagne.
Ce chemin, ce cheminement, donc, je me rends compte qu’il est le mien depuis toujours. Depuis ce temps où, quand il nous arrivait de « feinter » le lycée, c’était toujours pour monter, par la Fontaine et la Tour Magne, par le chemin de la Planète et des Anticailles ou le Pied du Bon Dieu. Nous allions gambader dans les garrigues et nous revenions par le chemin de Russan ou par Calvas. Vers la brousse et les grands horizons, bien sûr. En quête de quoi ?]
11Des Còntes de la Placeta e dau Cors Nòu aux Còntes de la Planeta e dau Planàs, en passant par les Còntes de la Fònt de Nimes, il explore les méandres d’un imaginaire nîmois qui lui vient de l’enfance mais que la vie, la connaissance de l’histoire de la ville, l’observation sensible, et enfin la pratique d’une langue dont il a fait le choix d’écriture ont approfondi et mûri. Et c’est allant vers l’expression la plus limpide que le conte acquiert, sous sa plume, une souplesse d’oralité qui rend possible, avec tous les publics, la communication.
- 5 « Lo païs d’amistat », Còntes ninòis, 1986.
12Ce sont souvent les noms de lieux qui servent de déclencheur. Le petit canard qui ne sait pas voler, repoussé de tous, en quête du « Pays d’amitié5 », où finit-il par aller ? Au « Creux des canards » où il se pose avant de devenir un hôte familier des bassins de la Fontaine.
- 6 « La lenga perduda » Còntes de la Fònt de Nimes, 1997.
- 7 Rue des Esclafidous. « Esclafidor » signifie « déversoir ». Il existe actuellement à Nîmes une Pla (...)
13Le fils du meunier de moulin à vent ruiné par les guerres6 qui enferment la population à l’intérieur de la ville, où habite-t-il ? Le long de l’Agau, où sont les moulins à eau, et plus précisément — comble de dérision — dans la carriera deis Esclafidors7 !
14Il y a, selon Georges Gros, des paraulas mascas [des mots sorciers] et que la traduction démagnétise en quelque sorte, des noms de lieux, des appellations banales ou étranges mais qui ont toujours eu le pouvoir de faire rêver celui dont la langue est le matériau artistique :
- 8 « Per la Planeta » 1985.
Quant de pantais menere sus aqueles mòts coma : Romeca, Comba deis Aucels, Anticalhas, èrba-de-fuòc, sauta-alengrin, sarralhiers, pèr lei garrigas ò tanbèn Fònt Damas, aubas ò solament : fartalha, pèr la plana8 !
[Que de rêves j’ai faits sur ces mots : Roumèque, Combe des Oiseaux, Anticailles, herbe-de-feu, saute-ruisseau, mésanges, dans les garrigues ou encore Font-Dames, aubes ou seulement : fartaille (jardinage) dans la plaine !]
- 9 « La blancalha » désigne péjorativement les Blancs, les royalistes.
15Les noms de lieux, en particulier, sont une partie vivante de l’histoire de la ville. Ils ont une patine que les édiles ont tort de sacrifier aux circonstances ou aux patronymes célèbres. Le plus fameux exemple — mais notre siècle en a fourni bien d’autres ! — est celui de la rue Carreterie devenue (en 1865, par décision de tot çò que i a de blancalha9 dins Nimes [tout ce qu’il y a de Blancs dans Nîmes]) la rue Jean Reboul :
- 10 Ieu, Bancèl, oficièr d’Empèri / Moi, Bancel, officier d’Empire, IEO, 1989.
Tròve pas rèn de mai aïssable coma aquel biais de levar lo nom dei carrièras que dison quasiment l’alen de tot un pòble viu, pèr li metre lo nom d’un òme celèbre a tres legas a la ronda ò dins tot lo païs10. Ieu Bancèl, 123.
[Je ne trouve rien de plus détestable que cette suppression des noms de rues exprimant le souffle de vie de tout un peuple, au profit du nom d’un homme célèbre à trois lieues à la ronde ou dans tout le pays.]
16Ainsi s’exprime le regret de voir s’effacer, avec les mots pour le dire, tout un monde ancien où une part de soi et de la mémoire collective reste attachée.
17Il y a, chez Georges Gros, une poésie du maset où les Nîmois les plus âgés peuvent sans doute se retrouver ou reconnaître des histoires de famille. Le maset était une maisonnette de garrigue où l’on se rendait, à pied, en s’élevant par degrés au-dessus des faubourgs de la ville selon des chemins dont les seuls noms étaient promesses de bonheur dominical :
- 11 Leis èrbas dau Val de Gorg.
Pèr montar de son quartier de la Placeta, i aviá, dins lo temps, de camins païsans que sautavan plan plan lo Cadarau. Lo Pissavin rusticaire menava, entre lo Montauri e lo Puèch dau Telh, vèrs d’asuèlhs de fònts e de caça ò de bestium de passatge : Valdegorg, Comba deis Aucèus. E, amont, Carrau dei Lanas e Vacairòlas, aquí que penjan, lei garrigas, vèrs lo blau mesclat dau cèu e dei montanhas11.
[Pour monter de son quartier de la Placette, il y avait, autrefois, des chemins paysans qui sautaient bien tranquillement le Caderau. Le Pissevin rustique allait, entre Montaury et le Puech du Teil, vers des horizons de sources et de chasse ou de bêtes de passage : Valdegour, Combe des oiseaux. Et, là-haut, Carreau de Lanes et Vacquerolles, là où les Garrigues s’inclinent vers le bleu mêlé du ciel et des montagnes.]
18Mais aujourd’hui ces noms francisés sont ceux de nouveaux quartiers, d’espaces densément lotis.
19Au terme de leur itinéraire rituel, dans le conte Leis èrbas de Val de Gorg, quand Mariette et Joseph arrivent à leur maset, ils le trouvent vandalisé, taggué par des jeunes de la ZUP dont on aperçoit les tours par la fenêtre.
- 12 « Fònt blanca » Lei còntes de la garriga negra. In Paraulas per una ciutat, Lycée Camargue, 1995.
20Sur ce schéma de la modernité destructrice, Georges Gros a écrit plusieurs contes de tonalité sombre. Un des plus émouvants est Fònt blanca12 [Font blanche]. Deux voisins de masets, Honorat et Léon, avaient coutume d’aller puiser l’eau potable à la source proche, un trésor d’eau limpide
au cròs d’un bassin embarrat dins una mena de maseton tot enfonzat dins lo ròc que faliá davalar cinc gras d’escaliers per la tocar.
[au creux d’un bassin enfermé dans une sorte de petit maset tout enfoncé dans le roc, et cinq marches à descendre pour la toucher].
21Un jour de printemps, ils se retrouvent à leur source, toujours entourée de genêts et de romarins, mais le lieu sacré est profané,
tot empastifelat d’òli de petròli de pertot. Un qu’aviá pas trobat ren de mièlhs que de vuejar aquí la salopariá de son autò.
[tout englué d’huile de pétrole de toute part. Quelqu’un qui n’avait pas trouvé mieux que de vider là la saleté de son auto.]
Ailleurs, le maset délaissé meurt d’asphyxie :
- 13 « Vilaverda », Còntes de la garriga negra, 1986, représ dins Paraulas per una ciutat, Lycée Camarg (...)
Tot s’èra embartassat de plantas estofarèlas : de redòrta, de rabissana, d’entreviga, d’ariège… E tanbèn d’aquélei traças d’espinhosas : d’arronzes, d’argelàs e, mai que mai, de pàureis avaus13.
[Tout s’était embroussaillé de plantes étouffantes, de lianes, de clématites, de salsepareilles. Et aussi de ces mauvaises épines de ronces, d’ajoncs et surtout de pauvres kermès.]
22Quant à la Placette, elle connaît une autre sorte de mort, par extinction. Le conte commence par évoquer comme en rêve la place d’autrefois, le mouvement et les bruits du travail :
- 14 « Ciutat dau sòmi », in Occitans !, 48, març/abrial 1992, représ dins Paraulas pèr una ciutat, Lyc (...)
Un sòmi es nisat, a l’espèra, dins lo còr de la ciutat vièlha. Coma se velhava, aquí acaptat, que tornèsse la vida d’un còp èra. Coma per escotar se van montar la crida dei merchands de pòrris ò de cagaraulas, lo chafaret dei bacèus e dei bisbilhas dei bugadièras ò, cubèrt per lo tarabast dau manescau, lo « Pelharòt ! Pel de lèbre, pel de lapin ! » dau fataire…14
[Un songe est niché, à l’affût, dans le cœur de la vieille ville. Comme si elle le veillait, bien à l’abri, dans l’attente du retour de la vie d’autrefois. Comme pour écouter si vont monter le cri des marchands de poireaux de vigne ou d’escargots, le tapage des battoirs et des querelles des lavandières ou, couvert par le vacarme du maréchal-ferrant, le « Pelharòt ! Pel de lèbre, pel de lapin ! » du chiffonnier.]
23Mais, un peu à l’écart des rues où la foule se presse, la Placette d’aujourd’hui, « rénovée », n’est plus, hélas, qu’un théâtre vide :
Lei terrassas, lei teulissas dauradas escalan vers un cèu tan blos que la mistralada tanbèn pòt pas èstre que de comanda. Mai, en bas, sus lei bards nòus, sota leis arcadas e lei pòrges foscs, l’aura fai pas que de rebalar quàuquei sacas de plastica e brandussar lei contravents e lei plancartas dei boticas : À VENDRE.
[Les terrasses, les toits dorés montent vers un ciel si pur que le mistral lui aussi paraît factice. Mais en bas, sur les dalles neuves, sous les arcades et les porches obscurs, le vent ne cesse de traîner quelques sacs en plastique et de secouer les contrevents et les pancartes des boutiques : À VENDRE.]
Au-delà des contes
24Une nouvelle intitulée Retorn a Nimes [Retour à Nîmes], dédiée à James Joyce, met en scène le retour au pays d’un jeune journaliste chargé d’écrire pour le magazine local un article néo-régionaliste sur Nîmes, mais sans flonflons ni… adjectifs ! Il parcourt en vain les rues balayées par un mistral glacé de décembre. L’inspiration ne vient pas, ni dans la rue de l’Aspic qui ne sent pas la lavande, ni rue Régale, ni à l’Esplanade, ni aux Arènes… Nîmes n’est plus pour lui qu’une ville provinciale avec ses papiers gras, ses voitures et ses clochards.
- 15 Jòrgi Gròs, Contes de la garriga nauta, Contes de la haute garrigue, édition bilingue, Montpellier (...)
- 16 Préface aux Contes de la garriga nauta, p. 9.
25Le réel urbain désenchante le conte qui prend le large, vers des espaces où sont encore possibles les jeux sur les mots, la quête aventureuse, le merveilleux de paysages chargés de légendes. Dans les Contes de la garriga nauta15, Georges Gros donne libre cours au plaisir de faire parler les pierres, les bêtes, les enfants et les fées dans son « occitan de Provence si fluide, si élégant, si classique », comme l’écrit Florian Vernet16.
- 17 « Retorn a Nimes », Jorn, 10, 1984, p. 52.
26Le regard porté sur la ville n’en reste pas moins aigu. Plusieurs nouvelles, parfois très brèves, sont des instantanés, des choses vues par un observateur aux aguets entrevu dans un coin du tableau. Le spectacle de la jeunesse le sidère et le ravit tout à la fois, les postures, les expressions, les habits noirs, les jeans serrés qui font à tous des cambas de galinas [jambes de poules] et des cuèissas de pintardas17 [cuisses de pintades].
Il contemple, médusé, cette scène muette et statique, place de l’Horloge, à l’écart des terrasses de cafés :
- 18 « Plan dau Relòtge 81 », extrait de l’ensemble partiellement inédit Esparpalhs.
Lei « joines », quilhats en santibèlis, long dau trepador de Juvenèl, entre clòsca rasclada a la bola, pèus talhats en pèra ò pamparuga Loïs XIV e basquetas engalonadas de blanc e blu, seis uèlhs de qu’espinchan18 ?
- 19 La maison Charles Juvénel, dont l’entrée était au 5 rue Général Perrier, était un grand magasin do (...)
[Les « jeunes », alignés comme des santons de la crèche, le long du trottoir de Juvénel19, avec leur crâne rasé au bol, les cheveux taillés en poire ou la perruque Louis XIV, les baskets bordées de blanc et bleu, que fixent-ils de tous leurs yeux ?]
Même sentiment d’étrangeté dans les regards portés de loin sur les groupes de filles :
- 20 « Lo chuc de Nadau », inédit, extrait de l’ensemble partiellement inédit Esparpalhs.
Una còla de dròllas tenián lo mitan dau passatge entre la veirina dau cafè e la desplega deis aspiradors. Lo vai-e-veni de la fola lei breçava, coma de plumets de sanha secada dins la palun una aura a boca de nuèch. Sei caras èran de gip espès. Seis uèlhs, encarbonats sota lo blu dei parpèlas, restavan voides e perduts20.
[Un groupe de filles occupait le milieu du passage entre la vitrine du café et l’étalage des aspirateurs. Le va-et-vient de la foule les berçait, comme le vent du soir fait des plumets de roseaux séchés dans le marais. Leurs visages étaient en plâtre épais. Leurs yeux, charbonnés sous le bleu des paupières, restaient vides et perdus.]
27On n’est plus dans le conte, mais dans un genre de nouvelle aigre-douce où la ville semble un théâtre d’ombres.
28Il en va autrement dans le roman qui permet à la description de s’étendre davantage. Dans Ieu Bancèl…, le second roman de Georges Gros publié en 1989, que l’auteur qualifie de « fiction historique », la ville de Nîmes occupe plus de place qu’il n’y paraît au premier abord. La diégèse s’organise en entrecroisement des récits de plusieurs générations de « résistants », un communard, un maquisard et un officier déserteur qui dénonce l’arme atomique. Tous se cachent, écrivent, s’écrivent ou décryptent une correspondance ancienne. La première partie du roman est cévenole et a pour titre Lo recapte de l’Uganaud [La cache du Huguenot], ce qui ancre idéologiquement toutes les trajectoires dans la révolte camisarde. Mais les deux autres parties s’appellent respectivement : Leis Anticalhas [Les Anticailles], nom d’un quartier de masets cher à l’auteur et ZUP Nòrd. Ce sont des lieux où l’on se cache des autorités. Et, alors que dans plusieurs contes, les « jeunes de la ZUP » étaient vus comme des fauteurs de troubles, taggueurs impénitents ou adeptes de moto-cross dans les chemins de garrigue, ici, l’image s’inverse. On est de leur côté, dans leur monde, avec l’immersion du héros dans la ZUP, cette « zone à urbaniser en priorité » d’habitat populaire bâti, à partir des années 1960, dans les quartiers Pissevin et Valdegour. Le fuyard s’y sent finalement plus en sécurité qu’au maset. Et les immeubles sur la hauteur lui paraissent un château de la cime duquel, comme il aimait le faire de la colline du maset, il contemple les Costières jusqu’à la mer :
Doçor de nèbla d’estiu. […] Siái defòra. Sota lei doas tors màgers que crèban l’estelum, lei barris trauquilhats de la ZUP s’enlusernisson. Seguisse la corsièira de ronda. Barbacanas : interdit aux véhicules. N’i a de pertot. En mochons negres. Lei dròlles se regalan de s’aparar darrier per escampar de pèiras. Ieu Bancèl, 245.
[Douceur de brume d’été. […] Je suis dehors. Au-dessous des deux tours qui crèvent le ciel étoilé, les remparts tout troués de la ZUP s’illuminent. Je suis le chemin de ronde. Barbacanes : interdit aux véhicules. Il y en a partout en paquets noirs. Les gamins prennent plaisir à se cacher derrière pour se lancer des pierres.]
- 21 La personne et le tombeau de Louis-Nathaniel Rossel (1844-1871) sont l’objet d’hommages du Comité (...)
29Coups de main, bagarres, musiques, cris et trafics sont le lot quotidien, mais aussi les liens de solidarité avec d’autres clandestins et réfugiés, le ballet des enfants jouant au « bos-lèg » sur des cartons. L’officier déserteur se croit anonyme dans la foule et il risque une sortie vers les antiques allées du cimetière protestant où il est symboliquement arrêté, sur la tombe de Louis Rossel, chef d’État-Major de la Commune en 1871. On se plaît à penser que cette discrète « pèira ficada », [stèle plantée] signalée aux visiteurs par un écriteau « récent » (en 1989) a pu être pour Georges Gros la pierre angulaire du tombeau historique que représente son roman21.
30Nîmes a plus d’un visage dans l’œuvre de Georges Gros qui aime confondre les époques, varier les genres et changer les points de vue. Les images se superposent et parfois sautent comme dans les vieux films. Nîmes est sèche et cache dans ses flancs des grottes moussues et des cours d’eau qui font rêver. Elle est blanche de ses pierres, de la terre des chemins anciens et noire du goudron qui les recouvre, noire aussi des sources polluées. Elle est verte de tous les verts des arbres de la Fontaine et des micocouliers qui ombragent la Placette ou les boulevards, « belicoquiers » ou « falabreguiers » dont les fruits tambourinent contre les vitres du tailleur ou bien crissent sous les roues du vélo du père. Arrêtons-nous sur cette image de lumière légère d’été :
- 22 Georges Gros, « Ciutat mieuna », extrait de La Gaita de nuèch, ensemble de poèmes inédits.
Fulhums vius endentelats de lutz.
Fulhums argentaus
deis arbres de ma vila22.
Feuillages vifs dentelés de lumière.
Feuillages argentés
des arbres de ma ville.
Notes
1 Jòrgi Gròs, « Nimes ò l’allusion dins l’òbra narrativa de Robèrt Lafont », in Robert Lafont, Le roman de la langue, actes du colloque de Nîmes et Arles, 12-14 mai 2000, Toulouse, CELO, 2005. p. 101-105.
2 Tolosa, IEO, 1984. Nous donnons entre parenthèses les numéros de page.
3 Philippe Gardy, Nimesencas / De Nîmes, version française de Jean-Claude Forêt, Salinelles, L’Aucèu libre, 2015.
4 « Per la Planeta », extrait de l’ensemble partiellement inédit Esparpalhs, 1985.
5 « Lo païs d’amistat », Còntes ninòis, 1986.
6 « La lenga perduda » Còntes de la Fònt de Nimes, 1997.
7 Rue des Esclafidous. « Esclafidor » signifie « déversoir ». Il existe actuellement à Nîmes une Place des Esclafidous, près de la Rue Nationale qui est le nom donné en 1889 à la rue de l’Agau qui recouvrait le cours d’eau du même nom.
8 « Per la Planeta » 1985.
9 « La blancalha » désigne péjorativement les Blancs, les royalistes.
10 Ieu, Bancèl, oficièr d’Empèri / Moi, Bancel, officier d’Empire, IEO, 1989.
11 Leis èrbas dau Val de Gorg.
12 « Fònt blanca » Lei còntes de la garriga negra. In Paraulas per una ciutat, Lycée Camargue, 1995.
13 « Vilaverda », Còntes de la garriga negra, 1986, représ dins Paraulas per una ciutat, Lycée Camargue, 1995.
14 « Ciutat dau sòmi », in Occitans !, 48, març/abrial 1992, représ dins Paraulas pèr una ciutat, Lycée Camargue, Nîmes, 1995, p. 29.
15 Jòrgi Gròs, Contes de la garriga nauta, Contes de la haute garrigue, édition bilingue, Montpellier, CRDP, 2009.
16 Préface aux Contes de la garriga nauta, p. 9.
17 « Retorn a Nimes », Jorn, 10, 1984, p. 52.
18 « Plan dau Relòtge 81 », extrait de l’ensemble partiellement inédit Esparpalhs.
19 La maison Charles Juvénel, dont l’entrée était au 5 rue Général Perrier, était un grand magasin dont le petit côté se trouvait place de l’Horloge. Ouvert en 1900, Juvénel fut fermé en 1989.
20 « Lo chuc de Nadau », inédit, extrait de l’ensemble partiellement inédit Esparpalhs.
21 La personne et le tombeau de Louis-Nathaniel Rossel (1844-1871) sont l’objet d’hommages du Comité Gard-Cévennes des Amies et Amis de la Commune, notamment chaque 28 novembre, au cimetière protestant de Nîmes.
22 Georges Gros, « Ciutat mieuna », extrait de La Gaita de nuèch, ensemble de poèmes inédits.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Claire Torreilles, « Nîmes dans l’œuvre narrative de Georges Gros », Revue des langues romanes, Tome CXXVI n°1 | 2022, 29-40.
Référence électronique
Claire Torreilles, « Nîmes dans l’œuvre narrative de Georges Gros », Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVI n°1 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/4838 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.4838
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