- 1 En français, mis à part un choix de nouvelles de Caterina Percoto (D’Aronco 1967) et un recueil de (...)
1De nombreux auteurs se sont exprimés en frioulan. Bien que moins connue, notamment en dehors du Frioul, la création littéraire féminine est assez riche et variée. On compte deux douzaines environ d’écrivaines qui ont écrit en frioulan leurs œuvres, poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre1.
2Il faut reconnaître avant tout que le choix d’écrire en frioulan était, jusqu’à une époque très récente, lié notamment au désir de revendiquer, de protéger et de promouvoir un patrimoine culturel en voie de disparition ; c’était un choix courageux, car il s’agissait de délaisser la langue officielle pour une langue qui était celle « de l’étable ou de l’osteria », au mieux, celle des villotte, ces chants populaires composés de strophes de quatre octosyllabes.
- 2 Dans l’anthologie en anglais publiée par Douglas Gregor (1975) se trouvent une bonne moitié des f (...)
3Il s’agira ici de retracer les principales créations en frioulan de quelques femmes de lettres, créations qui s’étendent au xixe et au xxe siècles (avec une brève incursion au xxie siècle), afin de repérer les convergences et les divergences dont ces œuvres témoignent en ce qui concerne la conscience linguistique des locutrices et écrivaines qui ont utilisé comme langue d’expression le frioulan, de préférence à la langue officielle du pays, l’italien. Je vais donc présenter huit femmes de lettres, en suivant l’ordre chronologique de leurs années de naissance, et en soulignant à chaque fois les choix stylistiques, les genres littéraires abordés et, surtout, les motivations qui ont poussé ces femmes cultivées à s’exprimer en frioulan, pour tenter d’esquisser un tableau représentatif des Belles Lettres frioulanes depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à nos jours2.
- 3 Sauf indication contraire, les traductions des textes cités sont dues à nos soins.
4Caterina Percoto (1812-1887) a écrit des nouvelles champêtres en italien et en frioulan, qui furent d’abord publiées dans des revues, puis réunies en volumes. Elle a vécu à l’époque du Risorgimento, dans une région directement impliquée parce que soumise à l’influence autrichienne. D’origine noble — elle porte le titre de comtesse —, elle est la première femme de lettres qui utilise le frioulan comme langue d’expression écrite. Avant elle, la femme était doublement marginalisée, « à l’intérieur d’une civilisation foncièrement paysanne, et dans une région particulièrement marginale, par rapport aux grands centres culturels » (Nicoloso Ciceri 1984, 1773).
5La « comtesse paysanne » (la « George Sand italienne », comme on l’a aussi appelée) a passé la majeure partie de sa vie à la campagne, où elle gérait le domaine familial, et elle ne s’est jamais mariée. Elle aimait dire : « J’aime la vie simple des pauvres paysans ».
6Ayant perdu son père à l’âge de neuf ans, elle grandit dans une institution religieuse à Udine ; la lecture et la littérature devinrent pour elle comme des itinéraires de l’esprit qui lui permirent d’échapper au sentiment de solitude et de marginalisation qu’elle ressentait. De retour au village natal, elle entreprit de décrire la condition paysanne, d’évoquer les traditions et le folklore populaires, dans une prose que l’on peut qualifier de poétique, car elle est empreinte de lyrisme, mais qui emprunte aussi au réalisme romantique d’inspiration manzonienne.
7Non contente d’évoquer les scènes de la vie quotidienne et les traditions populaires des villages, elle aimait aussi raconter les légendes populaires, comme celle qui relate, sur le mode étiologique ovidien, l’apparition du blé sarrasin (« Il prin sarasin ») ou celle qui met en scène des esprits des eaux, « Lis aganis di Borgnan », qui constitue le premier texte frioulan imprimé dans une revue (Favilla, L’escarbille, paru à Trieste en 1846).
8Sa première nouvelle en italien, « Lis Cidulis. Scene carniche » (Les rondelles de bois enflammées. Scènes carniques), traduisait déjà tout son intérêt pour les rituels agraires et pour les traditions populaires ; c’est ce fondement anthropologique et folklorique qui devait marquer de son empreinte ses meilleures œuvres en frioulan : elle a ainsi souvent intégré à ses nouvelles, même à celles qu’elle a écrites en italien, des chants populaires en frioulan, les villotte.
9Comme elle l’écrivait dans une lettre, elle entendait recueillir le merveilleux des traditions populaires afin de le rendre au peuple, dans le but de l’éduquer. Elle souhaitait s’emparer de la poésie qu’émane la vie rurale, afin de donner des exemples de conduite vertueuse aux âmes rustres, mais entières, des paysans (les soumis, les sotans, qui faisaient face aux nobles dominants, les sorestans).
10C’est vers la fin de sa carrière que Caterina Percoto a pu réunir, en deux volumes publiés à Gênes en 1868, ses nouvelles en frioulan. Le recueil comprend trois sections : « légendes » (quatre textes), « traditions » (sept) et « récits » (quatre), soit quinze textes au total. Dans ces pages, Caterina Percoto a décrit le monde paysan comme un monde autonome qui fait contraste avec la ville. Les phrases sont courtes ; l’écrivaine adopte la parataxe pour désigner lieux, personnes et faits historiques. Ce style a été défini comme une « observation participante » de la réalité, ce qui a permis à l’auteure de décrire les réalités et les émotions non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. C’est ce type d’« observation participante » qui sera utilisé par les anthropologues, qui en feront le fondement méthodologique de leur travail sur le terrain (Gri 2014, 97).
11Afin d’observer de près le style de Caterina Percoto, je voudrais citer au moins un texte, « La brût » (La belle fille) :
- 4 « Vous voyez cette maison de paysans près du pont de la Manganizze ? La route nouvelle qui passe (...)
Viòdiso chê cjase di contadins dongje il puint de Manganizze ? La strade gnove che j passe parmìs le à quasi sepelide, e cui cu ven da Udin, quan’che al rive in te ombrene des acàziis plantadis sul alt, al cjale plui vulintìr di chealtre bande l’alegri pradissìt che j sta di fazzade. Pur in chê cjase malinconiche l’an passât di carnevâl e’ son vignudis a marît dôs bielis fantatis in tun bot (Virgili 1978, t. I, 247-249)4.
12Le récit s’ouvre par une adresse du narrateur au public (Viòdiso… ?), qui instaure une complicité entre le narrateur et le lecteur ; puis il présente le décor rural dans lequel se situe l’histoire (La strade gnove che passe parmìs…) ; il introduit ensuite une notation psychologique (pur in chê cjase malinconiche) ; il donne une double indication temporelle qui contribue à fixer le cadre réel de l’histoire (l’an passât di Carnevâl), et il présente enfin, en les caractérisant, les personnages (è’ son vignudis a marît dôs bielis fantatis in tun bot). Le lecteur est tout d’abord interpellé, puis pris par la main et conduit dans une dimension intérieure où la réalité spatio-temporelle est interprétée à la lumière de l’émotion. Dès lors, les personnages entrent en scène et la narration peut commencer. On y relate une vie de sacrifice, marquée par un respect spontané envers la belle-mère.
13L’un des mérites les plus notables de Caterina Percoto est d’avoir introduit les femmes du peuple, à une époque où la femme qui n’avait pas reçu d’instruction non seulement n’écrivait pas, mais n’était pas même objet d’intérêt pour les auteurs (Colummi Camerino 1993, 18-19). D’ailleurs, comme le remarque Gian Paolo Gri dans un documentaire de Remigio Romano (2018) sur la civilisation paysanne du Frioul, à cette époque et au moins jusqu’au milieu du xxe siècle, « la femme supportait non seulement le poids du travail domestique, mais également celui des champs. […] Dans le monde paysan, la femme est plus que la moitié de l’autre partie du monde, en ce sens qu’elle doit porter le poids de la maison, le poids du travail, le poids de l’éducation… Sur la femme pèse la contradiction terrible d’être, en même temps, la compagne de l’homme, la servante de l’homme, et, surtout, la détentrice du patrimoine de la culture paysanne, qu’elle est censée transmettre aux nouvelles générations » (Romano 2018, timecode : 22’ 42”-23’ 15”).
14La condition féminine est l’un des thèmes récurrents de l’œuvre de Caterina Percoto. Le motif du mariage, notamment, apparaît souvent dans les nouvelles comme un instrument qui enchaîne l’identité féminine (Gri 2014, 99).
15Grâce à ses nouvelles, Caterina Percoto entend faire comprendre que les femmes du peuple doivent être instruites, assistées et aidées à vivre leur rôle de manière plus humaine et consciente (Colummi Camerino 1993, 20). Ces nouvelles « constituent une évolution dans la représentation littéraire des femmes et un premier pas vers une revendication de leur autonomie » (Demorieux 2010, 171).
16Quelle est donc, en fin de compte, la conscience linguistique de Caterina Percoto, dans l’utilisation qu’elle fait du frioulan ? Elle-même s’en explique, dans une lettre écrite en italien où elle dresse un autoportrait significatif :
- 5 Moi qui n’avais pas fait d’études, moi qui ne suis pas née dans l’heureuse Toscane, pour dire ce (...)
[…] io che non avevo fatto studj, io che non son nata nella felice Toscana a voler dire quel che sentivo con una parola che fosse viva non avevo altro che il mio nativo dialetto, e a questo mi attenni sempre ostinata piuttosto a tacermi che a prendere a prestito dai libri o da una parlata non mia quella veste che anche assai più gentile non era peraltro nata insieme al concetto5. (cité in Colummi Camerino 1993, 20-21)
17Caterina Percoto pensait en effet en frioulan, langue qu’elle maniait à la perfection et qui lui permettait d’exprimer, avec les nuances les plus fines, ses sentiments les plus intimes.
18Maria Forte Nicoloso (1899-1979) est née et a passé la plus grande partie de sa vie à Buja, un village situé au nord d’Udine, qu’elle a quitté à deux reprises, forcée par l’histoire dramatique du xxe siècle : la première en 1917, après la bataille de Caporetto, la deuxième en 1976, lorsque le village de Buja fut détruit par le tremblement de terre qui ravagea le monde qu’elle avait chanté et représenté dans ses œuvres.
19Elle s’est intéressée à la peinture, à la musique, à la sculpture, et elle a exploré plusieurs genres littéraires (poésie, nouvelle, roman, traduction), en négligeant seulement, d’après ce qu’on sait de son œuvre, le genre théâtral.
20Elle a écrit ses premiers poèmes lorsqu’elle était très jeune, mais ce n’est que dans les années 1950 qu’ils seront publiés. Le premier recueil date de 1949, Timp pierdût (Temps perdu). Elle participa à l’un des deux mouvements culturels majeurs de son époque, Risultive (Source spontanée), qui prônait une renaissance du frioulan par l’utilisation d’une koinè linguistique. Le promoteur principal de ce mouvement était don Giuseppe Marchetti (pre Josef Marchet, comme on l’appelle le plus souvent). L’autre grand mouvement culturel de l’époque, qui avait précédé et inspiré celui de Marchetti, était l’Academiuta di lenga furlana de Pasolini : il visait à « faire naître au Frioul un courant poétique vivant, moderne, non vernaculaire » (lettre de Pasolini à Franco De Gironcoli du 22 janvier 1946) par l’utilisation de la variante frioulane de Casarsa, perçue comme une « langue virginale » (cité in Nicoloso Ciceri 1984, 184). En gros, le travail de Pasolini consistait à élever la langue frioulane à la dignité de langue littéraire, voire hyper-littéraire, tandis que le travail de Risultive visait l’appropriation et le renouvellement d’un patrimoine ethnique à sauvegarder. Le frioulan devenait ainsi « une zone protégée, comme on le fait pour la flore et pour la faune. Il y eut ainsi, en plus d’une koinè linguistique, une koinè psychologique » (Nicoloso Ciceri 1984, 184).
21Le recueil poétique de Maria Forte Vôs disdevore (Voix œuvrée) date de 1961. On y remarque deux tonalités : la première, objective, vise à peindre le monde, la civilisation orale de Buja et sa mémoire collective ; la deuxième, intimiste, exprime des inquiétudes et une souffrance à peine perceptibles, mais toujours aux aguets, comme dans le premier poème du recueil, Vôi lâz a mont (Yeux passés) :
- 6 Maman, tes yeux / où nous nous serrions à cinq / comme dans un nid…
Mame, i tiei vôi
là ch’o stavin in cinc
come tun nît6…
22Son programme poétique vise à tisser, d’après ses propres mots, un
- 7 Dialogue avec la nature et l’acceptation sereine de ses lois. Je me sens heureuse lorsque je peux (...)
[…] dialogo con la natura e l’accettazione serena delle sue leggi. Mi sento felice quando posso perdermi in essa, non in una contemplazione bucolica, ma in una compenetrazione, più fraterna e panica con le creature di Dio. Nei miei componimenti le cose entrano in una dimensione tutta spiritualizzata7.
23Ses inquiétudes ressortent de manière accentuée dans son deuxième recueil de poèmes, Peràulis (Mots), publié en 1965.
24L’expression en prose de Maria Forte est marquée par une peinture anthropologique qui puise encore son inspiration dans l’histoire de son village et de ses habitants. Elle a notamment composé deux recueils de nouvelles, Cja’ Dreôr (Chez Dreôr, 1967), et Cja’ Fors (Chez Fors, 1970), ainsi que deux romans, Cjase di Dalbàn (Maison de Dalbàn, 1972) et La tiere di Lansing (Terre de Lansing, 1974).
25Dans ces textes, elle raconte les drames des familles patriarcales. Le roman Cjase di Dalbàn retrace l’histoire d’une famille qui traverse un siècle, des guerres de l’indépendance et de l’unification d’Italie (le grand-père, Dalbàn, est garibaldien) à l’arrière-petit-fils, chasseur alpin en Grèce pendant la seconde guerre mondiale, fusillé par les Allemands à Athènes.
26Le deuxième roman, La tiere di Lansing, relate, lui, l’histoire d’un seul personnage, qui régresse vers une catastrophe morale et physique, alors que sa famille voit s’accroître progressivement sa fortune.
27Dans ces romans, comme dans ses nouvelles, Maria Forte exprime un sentiment tragique de l’histoire (proche de la conception de Giovanni Verga), et suit un parcours qui s’oppose à la construction narrative traditionnelle, qui prônait un épilogue heureux de l’histoire.
28Ses textes, qui prouvent son attention pour le cadre rural de ses personnages, sont parsemés de termes et d’expressions que Maria Forte écoutait (notamment en fréquentant les osterie, ces bistrots qui étaient faits pour les hommes et dans lesquels les femmes n’étaient pas bien vues) et transcrivait dans ses cahiers avec une rigueur méthodique.
29Le style de Maria Forte se caractérise par sa préciosité rhétorique, qui tient au choix d’une parole précise, à la manière d’Ungaretti : pour elle, « chaque mot doit avoir son juste poids, son juste son, sa juste couleur » (cité in Nicoloso 2015, 19).
30Pourquoi donc écrit-elle en frioulan ? Voici sa réponse :
- 8 J’écris en frioulan parce que chaque sentiment et chaque image naissent en moi en même temps que (...)
Scrivo in friulano perché ogni sentimento ed immagine nascono in me congiuntamente alla parola friulana. Se il mondo della poesia è quello della nostra incondizionata libertà, non può esso esprimersi che nella lingua nativa, non in quella dello studio e della cultura. Il friulano, inoltre, benché povero di vocaboli che dicano concetti astratti, ha un alto potere espressivo, è ricco di colore e di suoni. Da vera friulana, sento il bisogno di scarnire e decantare sempre di più la mia espressione8.
31Enrica Cragnolini (1904-1973) a exercé comme Maria Forte et, comme nous le verrons dans un moment, Novella Cantarutti, le métier d’enseignante. Elle a entretenu des échanges épistolaires avec Pier Paolo Pasolini, qui l’appréciait et qui l’avait insérée dans deux recueils anthologiques de poésie dialectale. Enrica, à son tour, a dédié à Pasolini un poème (El pujerùt, p. 24) où elle s’adresse à lui et où elle compare le cœur du poète, om restât frut, […] frut fat om masse adôre, à un grand feu, qu’elle dit allumer pour lui (’O impìi par te, frut lontan, el fûc di Pefanìe), tandis que les escarbilles qui s’envolent du feu sont ses poèmes (lis faliscjis d’aur de tô poesìe).
32Carlo Sgorlon a rédigé l’introduction du recueil des poèmes d’Enrica Cragnolini, intitulé El pujerùt (Le petit poulain, 1973), d’après le surnom d’enfance d’Enrica. Ce volume posthume a été publié avec le concours d’Andreina Nicoloso Ciceri, la fille de Maria Forte, et de son mari Andrea. Carlo Sgorlon exprime son admiration pour le style et pour la sensibilité d’Enrica. Il affirme notamment que la peinture impressionniste de la nature, thème central du recueil, ne se dissout jamais en « petits tableaux instantanés, en photographies figées dans un instant unique » ; ces images traduisent au contraire le mouvement de la nature, sa voix évocatrice, qui plonge le lecteur dans un temps qui n’est pas celui de l’histoire de l’homme, mais celui, cyclique, de la nature. Ce qui frappe à la lecture du recueil est surtout l’attrait que la poétesse éprouve pour le mystère de l’univers : inspirée et sans doute influencée par la littérature japonaise, qu’elle lisait et traduisait, Enrica retrouve ce mystère dans le spectacle d’une flamme ou de la pleine lune, par exemple, et elle le dépeint dans une langue simple et lumineuse, en jouant souvent avec une dynamique antithétique et avec la musique des mots, qu’elle amplifie par la répétition, l’anaphore ou l’allitération :
Mistèri de flame
Ch’e art te mê man,
Blancje cère,
Avêr neri :
Lusôr e scûr,
misteri.
- 9 Mystère de la flamme / toi qui ards dans ma main, / blanche cire, / mèche noire : / lumière et om (...)
Brame vive di ardi,
arsure di savê :
tal ajar nêri
dai dîs dûrs9.
33Le chansonnier d’Enrica Cragnolini exprime son arsure di savê, « son ardente soif de savoir », de connaître l’essence des choses. Grâce à des textes qui font penser aux haïkus japonais, tant pour la forme choisie — poèmes courts, composés de mots également brefs —, que par ses sujets impressionnistes. Cette recherche semble s’achever dans l’union des contraires : haut et bas, mort et vie, lumière et obscurité, qui disent, au-delà de la figure rhétorique de l’oxymore, la totalité de l’Être. Significatif, parmi tous, est à ce propos le poème « Une dì », où la mort et la vie sont également décrites comme lizèris, blancjis (« légères, blanches »), et où elles volent ensemble là che al nàs el timp, / là che al finìs (« là où naît le temps, là où il finit »).
34Si on pouvait demander à Enrica, rentrée désormais dans le mystère qu’elle a si bien chanté, pourquoi elle avait préféré le frioulan pour écrire ses poèmes à l’italien qu’elle enseignait à ses élèves, elle répondrait sans doute : pour sa musique, pour sa spontanéité, pour l’efficacité de ses mots brefs, souvent monosyllabiques, et dotés d’une grande charge symbolique, comme lusôr et scûr (« lumière et ombre »), pour citer encore le poème « Misteri de flame ».
35Novella Cantarutti (1920-2009) a écrit en frioulan des poèmes, des nouvelles et de courts essais sur les traditions populaires. « Bien qu’élève de Marchetti et engagée pour un temps dans le mouvement Risultive, elle ne se plia pas à l’utilisation de la koinè, en raison d’une intuition artistique et de son amour fidèle pour sa langue maternelle, une splendide variante peu connue, riche plus que d’autres d’échos sémantiques » (Nicoloso Ciceri 1984, 186).
36Elle a su offrir « un vrai monument à la “parole” de sa communauté, bâti avec la conscience savante et amère du fait que la veine précieuse de l’oralité était en train de s’éteindre et de se disperser, tout comme les maisons de ses vallées se vidaient et que les près étaient délaissés » (Ibid.).
37Novella Cantarutti a souvent expliqué, dans des interviews publiques ou filmées, les raisons qui l’ont poussée à choisir la variante frioulane de Navarons, un village de la Val Meduna (Pordenone) pour la rédaction de ses poèmes et de ses nouvelles. Elle explique elle-même son choix :
- 10 Le dialecte de Navarons a été le premier habit de ma pensée […]. Seul le navarunsin m’a profité, (...)
Il fevelâ di Navarons al è stât il prim vestît dal gno pinsîr. […] Dome il navaronsin mi à zovât, dome il navaronsin mi à sunât, prima che ta lis orelis, tal cûr. Parcé al à dit ce che i pensavi e ce che i eri. Tal gno troi di puisie cui che mi à compagnât a son stâts la tiere e la gent e cun lor jo o ai strent una leanda che il timp al à segnât e componût10. (Comuzzi 2006)
38Dans cette affirmation apparaît clairement le programme poétique de Novella, la fonction qu’elle attribue à sa création. Écoutons-la encore parler, dans un enregistrement qui, deux ans avant sa mort, peut être considéré comme un testament poétique, comme la clé permettant d’interpréter son œuvre tout entière :
- 11 En poésie, ainsi que dans la prose poétique, qui n’est rien d’autre qu’oratio soluta, je suis moi (...)
In poesia, ma anche in prosa poetica, che non è che oratio soluta, sono me stessa. Non potrei dire bugie in poesia […] Perché la poesia non è soltanto concetto, non rispecchia soltanto il vero, ma anche quel tanto di canto che chi la scrive sente suonare dentro11. (Comuzzi 2007)
39Il existe donc un lien étroit entre les mots et les choses. Les mots font corps avec ce que les yeux voient. Ils adhèrent aux choses ; ils incarnent la réalité décrite. Par son adhésion à la réalité, la variante du frioulan de Navarons, isolée et archaïque, différente du frioulan central, est la seule qui pouvait convenir à la peinture de la dure condition sociale de ses locuteurs. Par l’utilisation de termes issus du quotidien de ces personnes, elle a su élever leur lexique, en lui attribuant « presque une valeur rituelle ». C’est à cela qu’on reconnaît sa capacité « à dire davantage, à aller au-delà de la simple utilisation lexicale » (Nicoloso Ciceri 1984, 211). Voici présenté, dans l’ouverture de son recueil In polvara e rosa (En poussière et en fleur), son manifeste poétique, « Peravali'« :
- 12 Paroles, / gravier qui murmure / au fond de l’eau, / cailloux / qui se broient / les uns avec les (...)
Peravali’,
grava ch’a bruis
tal fons da l’aga,
claps
un cu l’âtri
ch’a si mosènin
sot vei di losour
o in gorgs di turbiu.
Peravali’,
segnus di gent tal timp,
revòcs di robi’
sun tuna cjera12.
40Novella Cantarutti a su reconstituer, avec précision et lyrisme à la fois, « une micro-civilisation, c’est-à-dire une tesselle de la merveilleuse mosaïque frioulane, qui était menacée, avant même le tremblement de terre, par de profondes mutations de l’économie et de la société » (Ellero 2013, 16). Novella Cantarutti n’invente donc rien et considère la mémoire comme son unique source, intarissable, d’inspiration, à la manière proustienne, pourrait-on dire.
41En 1989, Novella Cantarutti a réuni ses vers dans un volume unique, In polvara e rosa (En poussière et en fleur). Le titre renvoie à une idée cyclique et, par là, optimiste de la vie : la poussière nourrit la fleur, et la fleur retourne à la terre en poussière, dans un cycle sans cesse renouvelé. Le volume se compose de trois sections : « Crevaduri'« (Fissures) exprime une conscience amère et repliée sur soi ; « Scais » (Écailles) présente des moments d’abandon aux rêves de la vie, tandis que « Puisiis » « insiste sur la lacération, sur la déchirure invisible » (Pellegrini 2011).
42Ce volume, qui paraissait pourtant dresser le bilan du parcours poétique de l’écrivaine, a été suivi par d’autres vers : Scunfindi il nuja (Contraster le néant), 1997, et Clusa (Clôture), 2004. Dans ce dernier recueil, la clusa, qui sépare les champs, devient symbole d’isolement entre les vivants et ceux qui ne sont plus. Il s’agit d’une réflexion par fragments, à sa manière habituelle, sur le thème de la mort. Son dernier recueil de poèmes est Veni (Veines), 2007. Le thème du flux de la vie, que les veines alimentent, y est prépondérant, et les deux sections qui le composent célèbrent une fois de plus les deux piliers qui ont soutenu sa vie intérieure : « Ta la peravala » (Dans la parole) confirme la valeur centrale du mot, et « Par ledrous » (À rebours) insiste sur le parcours à rebours, celui de la mémoire, comme instrument de résilience face aux fractures.
43Parallèlement à son œuvre poétique, Novella Cantarutti a écrit des textes en prose, notamment de courts essais (elzeviri) et des nouvelles. Dans son premier recueil, La femina di Marasint (1964), elle met en scène des personnages solennels rendus mythiques, telles ces femmes qui vont à la montagne au temps de la fenaison, capables de porter jusqu’à quarante, voire cinquante kilos de foin sur leurs épaules, fortes et solides physiquement, mais aussi et surtout psychologiquement. Elle rappelle, dans une interview, le proverbe frioulan qui dit : Una femina a ten su tre cjantons di una cjasa (Une femme soutient trois côtés de la maison). En cela, avec une attention d’ethnologue, elle est devenue la porte-parole d’un monde fait de traditions, de légendes, de rituels, de maisons, d’objets, de couleurs, de parfums… Dans cette ambiance sacrale, archaïque et immobile qui emplit les paysages de ses récits, on reconnaît l’un des points de rencontre les plus évidents entre sa narration et la poésie.
44Dans son deuxième recueil de nouvelles, Pagjni’ seradi’ (Pages fermées), 1976, composé de textes en prose lyrique, Novella Cantarutti peint avec une grande finesse psychologique des amours malheureuses, des couples mal assortis, de petits et grands drames qui ont eu lieu à Navarons, sans jamais forcer la peinture des passions, avec une sorte de pudeur et de respect (Nicoloso Ciceri 1984, 212). Il en ressort ce que Carlo Sgorlon avait déjà remarqué à la lecture de son premier recueil, un sentiment de compassion pour ses personnages et pour leur situation.
45Pour compléter cette présentation de l’œuvre exceptionnelle de Novella Cantarutti, il convient d’évoquer ici sa traduction de la chanson de Mistral Magali.
46Il s’agit d’une histoire de transformation qui fait partie du poème Mirèio, et dont la structure renvoie à la disputatio, une forme littéraire dialoguée d’origine scholastique. Dans l’histoire de Mistral, la belle Magali échappe sans cesse à son amoureux par des transformations qui font d’elle un autre être, mais qui, en même temps, invitent l’homme à l’approcher en se métamorphosant à son tour. Dans ce jeu de prise de distance toujours recommencé, la métamorphose devient un prétexte pour se reconnaître et pour se faire reconnaître, dans une sorte d’exploration du caléidoscope de sa propre personnalité. La traduction en frioulan de Novella Cantarutti était restée inédite jusqu’au jour où elle fut offerte en cadeau de mariage, avec celle de Maria Gioitti Del Monaco (qui, elle, avait paru dans la revue Ce fastu ? en 1936) pour les noces d’Alessia Scuor et d’Alessandro Cappelli. Voici donc Novella Cantarutti aux prises avec un texte provençal. Elle a traduit aisément ses images, souvent proches de son univers poétique, dans un exercice qui, par l’imitation, lui a permis de se trouver et de se reconnaître.
47En définitive, le frioulan de Novella Cantarutti lui permet de s’exprimer par la langue de sa mère et de conférer « à la poésie une élégance classique grâce à la pureté de sa mesure et de son langage, et grâce à son aspiration à une tonalité religieuse » (Nicoloso Ciceri 1984, 193).
48Elsa Buiese (1926-1987) inaugure une nouvelle syntaxe poétique. Elle a fait ses études en Italie et en France, à Paris. Elle a vécu à Udine et a partagé le milieu culturel et artistique de son mari, Luciano Morandini, poète rattaché au mouvement du néo-réalisme, en marge duquel elle est pourtant restée.
49Elle a composé ses premiers poèmes en italien : son premier recueil, Incerte sono le parole (Incertains sont les mots), date de 1974. Une expérience va bouleverser sa vie et sa manière d’écrire : le tremblement de terre de 1976 est l’année de la rupture, de la fracture linguistique.
50Le recueil Tasint peraulis dismenteadis, publié en 1978, est écrit en frioulan. Dans un entretien avec Andreina Nicoloso Ciceri publié à la fin du recueil, Elsa Buiese explique que l’italien était pour elle, avant 1976, « une habitude entendue comme langue écrite, tandis qu’elle utilisait le frioulan exclusivement comme langue orale » (Nicoloso Ciceri 1978, 65). Le tremblement de terre a constitué une rupture qui a remis en cause et a redéfini son monde intérieur. Elle explique qu’elle a eu recours au frioulan d’une part pour vérifier ses moyens d’expression et, d’autre part, parce qu’elle a vécu la tragédie du Frioul comme l’effondrement définitif d’une civilisation. Son choix lui a donc permis de sauver la langue, en tant que témoignage extrême d’une culture disparue. « Dans ce sens — commente Andreina Nicoloso Ciceri —, sa poésie n’est pas une poésie de renoncement et de repli, comme on peut le dire souvent de la poésie féminine (qui est composée moins d’idées que d’atmosphères), mais c’est une poésie de résilience et d’identification » (Nicoloso Ciceri 1978, 69).
51La langue des poèmes d’Elsa Buiese est la langue parlée dans un village du Frioul central, Martignacco : elle est naturellement proche de la koinè prônée par Marchetti (du mouvement Risultive), et son style est marqué par la fluidité des images et des idées qui s’enchaînent grâce à une relation intime de cause à effet, et grâce aussi à la suppression des titres et de la ponctuation.
52Ses poèmes déploient des images sur fond de destruction, de débris et de désolation. Le tremblement de terre est la toile de fond de chaque vision, de chaque pensée, de chaque souvenir. La tragédie a arrêté le temps, et la vie a désormais la consistance d’une ombre dans un décor d’Apocalypse :
- 13 […] ses villages renversés par le tremblement de terre / […] sous la lune dressaient au ciel leur (...)
[…] i siei paîs ribaltâz dal taramot
[…] sot la lune e’ drezzavin trâs al cîl
braz disglovâz distinâz a restâ lì13 […]
53Le dernier poème du recueil, « Frammento per Tea » (Fragment pour Tea : curieusement, un titre apparaît ici en italien), est adressé à une jeune femme schizophrène, internée, puis morte à l’âge de 34 ans, et dont Elsa a lu avec une troublante émotion les Quaderni (Cahiers), publiés en 1975 :
- 14 Et toi malade de vie / le bouton de rose de tes ans / mais à l’intérieur un verre / d’eau envenim (...)
E tu malade di vite
il butul di rose dai tiei ains
ma dentri une tazze
di aghe velenade14
54Le poème s’ouvre sur une conjonction, qui fait penser qu’on a la suite d’un discours commencé plus tôt, pourtant absent de la page, de même que la vie de Tea a été interrompue par la maladie. Les quatre vers qui le composent saisissent, par un lexique dysphorique, le destin de la jeune femme : vie-maladie, fraîcheur d’un bouton de rose (promesse d’épanouissement)-froid du verre (enfermement) ; eau-venin (soit vie-mort).
55Ce texte annonce son second recueil poétique, Lapsus, publié en 1983 par la SFF, Société de Philologie Frioulane, qui lui avait décerné le premier prix pour ce recueil lors du concours poétique de 1982. Il est encore rédigé en frioulan et il est divisé en deux sections. La première est dédiée à Tea. Elsa Buiese y instaure une sorte de dialogue post mortem avec la jeune malade ; on y devine une certaine solidarité, voire une sorte d’identification avec elle, et la femme de lettres prête sa voix aux aspirations frustrées et au désir brisé de communication que Tea avait exprimés dans son journal.
56La deuxième partie du recueil, dont le titre fait allusion à un dysfonctionnement mental, mais aussi à « un expédient avec lequel la psyché corrige la mémoire » (Nicoloso Ciceri 1984, 238), compose un chansonnier d’amour vécu au fil des saisons et des fêtes calendaires.
57Les premiers vers d’un poème de ce recueil montrent le travail de polissage de la langue d’Elsa Buiese :
- 15 Rose de rosée du mois des roses / racine enracinée dans la nuit que je porte en moi / pour fleuri (...)
Rose di rosade tal mês des rosis
lidrîs inlidrisade tal scûr di me
a sflurî mistereôs maruscli
di macs indarintâz ex-votos15 […]
58En 2001, le DARS (Donna, Arte, Ricerca, Sperimentazione), une association qui promeut le travail artistique et expérimental féminin, lui a décerné un prix national de poésie, et a publié un choix de textes et d’interventions qui mettent l’accent sur son œuvre (Parole incompiuti segni), en témoignage de reconnaissance pour son rôle et ses actions en faveur des femmes : Elsa Buiese avait été, entre autres, la promotrice du colloque La donna nella cultura e nella realtà friulana dal ’45 ad oggi (Martignacco 1980).
59La création poétique de Maria Tore (1940-2007) déborde de quelques années le cadre temporel fixé pour cette enquête, mais il nous a semblé utile de l’inclure dans ce panorama de femmes de lettres en raison de la richesse et de la variété de ses œuvres en langue frioulane.
60Le titre de son recueil de poèmes Furlanis, datant de 2004, est un « prétexte pour introduire le thème de fond qui lui tient essentiellement à cœur : s’exprimer en frioulan, c’est-à-dire dans une langue minoritaire, revêt — à l’exception de quelques renvois précis à des réalités locales — une valeur symbolique dans sa signification universelle, car elle se réfère à l’ensemble du genre humain » (Lucchitta 2006, 69).
61Dans sa présentation du recueil, Gianfranco D’Aronco définit la poésie de Maria Tore comme « une poésie intellectuelle, toujours riche en contenu et en musicalité » (D’Aronco 2004, 7).
62L’un de ses thèmes de prédilection est la femme, sans que cela débouche pour autant sur un féminisme militant, comme dans « Lis vôs des feminis » (Les voix des femes) :
- 16 Et petit à petit arrivent / les voix des femmes / de la cuisine, de la chambre, de la cave / de l (...)
E planc a planc a rivin
lis vôs des feminis
fûr da la cusine, de cjamare, de cjanive
de stale e dal curtîl
e di sot tiare
dai timps passâts, dai dì di vuê
dutis insieme, dutis in cercli16…
63L’autre grand thème de prédilection de Maria Tore est l’amour. Il est notamment au centre de son recueil de poèmes en frioulan datant de 2007, Cjantant l’amôr in rimis. Madrigai (En chantant l’amour en rimes. Madrigaux). Dans la première partie, on lit des déclarations d’amour qui sont composées dans la tradition lyrique du “grand chant courtois”. La deuxième partie, consacrée aux Madrigai par ledrôs / Madrigali scortesi (Madrigaux discourtois), dévoile l’autre côté de l’amour, fait de rage, mais avec une sensibilité purement féminine, en accord avec le style de la poétesse. Donnons-en un exemple :
- 17 Maudit, mauvais gars, filou, /gredin, canaille, mariolle / goinfre et gonflé / bête, grognon, abr (...)
XIX
Maladèt, bardassòt, bricòn,
birbant, canae, baròn
mangjòn e muse rote
mussat, musòn, pandolo
e buzaròn,
brute cjamoe, carogne, stupidàt
vergonzôs, mascalzòn
e vreasàt,
pelandròn, folc ti trai e ti sfruçoni,
e chest t’al dîs
dome par scomençâ,
no tirâmi a ciment :
mi pues rabiâ17
64Moins connu, un lumineux recueil de poèmes consacrés à la montagne (Par montagnis. Sulle montagne) et que Maria Tore avait publié en 2003, est composé de textes écrits tantôt en italien, tantôt en frioulan, avec traduction italienne de ces derniers en bas de page.
65Maria Tore Barbina a laissé également une œuvre importante de traduction en frioulan. Dans ce domaine, elle s’est intéressée à des figures de femmes intellectuellement libres, au-delà des temps d’émancipation marqués par l’histoire, comme la Lysistrata d’Aristophane. Dans l’introduction à sa traduction en langue frioulane, elle rappelle que Lysistrata fut la première comédie grecque revendiquant l’émancipation féminine. La solution de la « grève du sexe » imaginée par Aristophane est d’autant plus étonnante que la Grèce ancienne ne se souciait certainement pas des problèmes des femmes.
66Le travail de recensement et de présentation de la production littéraire féminine au Frioul qu’elle entreprend en collaboration avec Andreina Nicoloso Ciceri, Scrittrici contemporanee in Friuli (1984), est lui aussi centré sur les femmes. Il s’agit d’un manuel précieux qui comporte deux sections : la première présente la production littéraire féminine en langue italienne (Maria Tore) ; la deuxième est consacrée à la production féminine en langue frioulane (Andreina Nicoloso Ciceri).
67Enfin, et ce n’est pas un aspect mineur de son œuvre, il convient de citer l’engagement de Maria Tore dans le domaine de la lexicographie. En 1980, elle publie une première version du Dizionario pratico e illustrato Italiano-Friulano qui réunit 8 000 entrées, suivi, en 1991, du Vocabolario della lingua friulana. Italiano-Friulano, qui présente 21 000 articles. La caractéristique la plus importante de ce travail est que le lexique frioulan est présenté à partir de l’italien, contrairement à ce qu’avait fait, un siècle plus tôt, Giulio Andrea Pirona.
68Avec Ida Vallerugo et Nelvia Di Monte, les deux dernières écrivaines présentées ici, nous entrons dans les aspects les plus récents de la littérature frioulane, car ces femmes sont toujours actives et elles continuent d’écrire.
69La dernière génération de femmes qui écrivent en frioulan est « consciente du profond malaise de notre époque, malaise qui a de grandes répercussions historiques et sociales. La souffrance causée par une profonde inquiétude existentielle émerge des voix de nos femmes de lettres les plus sensibles » (Nicoloso Ciceri 1984, 198). Écrits dans le parler local de Meduno, village situé sur la rive droite du Tagliamento, les poèmes d’Ida Vallerugo expriment une inquiétude existentielle qui correspond moins à ses voix qu’à ses silences intérieurs.
70Mieux que ses amis poètes, Ida Vallerugo a renouvelé la poésie en frioulan, « en lui donnant une sonorité qui n’est plus celle, intimiste ou crépusculaire, des épigones de Pasolini, ni celle, abstraite et protestataire, du néo-réalisme, mais la sonorité de la réalité présente » (Giacomini 1989, 253).
71Pour Ida Vallerugo le mal de vivre contemporain est la conséquence de l’Histoire, ou plutôt de la société : l’homme y est pris dans une tension entre plénitude et fragmentation.
72Maa Onda. Poesie (1997) est son premier recueil de poèmes en langue frioulane. La grand-mère d’Ida, Maa, que son grand-père appelait Onda (Vague), est morte au mois de mai 1979. C’est la douleur provoquée par cette perte qui lui a inspiré un désir d’identification totale avec elle, y compris en ce qui concerne la langue. Au delà de la tragédie collective qu’a représenté le tremblement de terre, c’est donc un deuil personnel qui a poussé Ida Vallerugo à écrire en frioulan.
73La grand-mère devient une incarnation de la Grande Mère, un personnage mythique ou légendaire qui paraît issu tout droit d’un roman sud-américain. Dans le même temps, Ida Vallerugo nous offre une poésie dramatique et troublante, en raison notamment de la co-présence de contrastes internes, comme la raison et la conscience désespérée du temps.
74Figurae (2001), son deuxième recueil, est la sixième publication de la collection de poésie « La barca di Babele », fondée en 1999 à Meduno par un groupe de poètes italiens, dont Ida Vallerugo, qui ambitionnaient de faire connaître les nombreuses voix de leur région. Son troisième recueil a paru en 2009, Sul punt di Sydney il vint. Il s’agit d’un autre hommage à l’histoire de sa famille, du fait que ses grands-parents avaient émigré en Australie. Son dernier recueil de poèmes en date est Mistral (2010), qui contient Figurae.
75La mission qu’Ida attribue à la poésie, et qui pourrait justifier l’utilisation du frioulan, apparait dans son poème Comunicassion :
- 18 Toi, personne encore / qui marches sur moi, arrête-toi. / Écoute-moi du fond des continents. / Éc (...)
Tu persona unmò
Chi tu mi ciamini sôra, fermiti.
[… Scôltimi dal fond dai continenz] ?
Scôltimi parcé i stoi dismintiant li’ perauli’.
Jo i na speri par me.
Ma i speri che tu i tu speri.
E tu, i tu speri encja par me18.
76Les verbes au présent créent une impression dynamique d’énergie projective et font ressortir, de manière inconsciente et sans doute involontaire, un vague sens de « J’accuse » (Nicoloso Ciceri 1997, 10). La poésie d’Ida Vallerugo a été définie comme « post-dialectale », où le préfixe post revêt le sens de trans, à travers, au-delà de. Elle témoigne d’un changement d’axe qui soutient la poésie lyrique, axe qui, ici, montre un caractère cosmique et métaphysique (ibid.).
77Voici enfin ce qu’elle dit de son écriture et de son choix linguistique :
- 19 Je voudrais saisir grâce à la poésie l’immédiateté profonde de la musique et, dans la langue frio (...)
Vorrei poter cogliere nella poesia l’immediatezza profonda della musica e nella lingua friulana l’universalità di uno strumento che spalanca le porte al mondo19.
78Nelvia Di Monte est née en 1952 à Pampaluna, près d’Udine, mais elle habite depuis l’âge de six ans à Milan. De loin, en tant qu’émigrée, elle compose une poésie sociale, qui aborde des thématiques urgentes comme celles des migrants, de la question palestinienne, de la situation iranienne…
79Elle publie son recueil de poèmes Cjanz da la Meriche (sous-titré curieusement en italien : Poesie friulane) en 1996. Il s’agit d’un récit en vers, ou plutôt d’une épopée, qui dessine la réalité historique-culturelle dont elle s’inspire : celle de l’éloignement d’hommes et de femmes du Frioul et de leur exil en Argentine. Avec le mot cjanz, chants, choisi pour le titre, elle affirme la filiation avec l’épos, le chant, la parole.
80Le récit se divise en quatre chants, dédiés chacun à un élément (eau, air, feu et terre) ; l’écrivaine y décrit respectivement « la descente aux enfers d’une condition existentielle, la perspective et la tentative de rachat par l’émigration, les déceptions du séjour à l’étranger et le constat de la perte définitive de l’identité et notamment de l’identité linguistique. La forme épistolaire dans laquelle la narration se déploie confère un fort caractère confidentiel, de monologue et presque de confidence aux histoires personnelles, tout en exaltant par ailleurs la fonction du “souvenir” » (Serrao 1996, 6).
81Donnons-en un exemple, tiré du premier chant, dédié à l’eau :
Lis rivis merecanis a’ son grandis
che imaginâlu no tu puedis, sastu,
ma lajù lis vongulis no mi fasaràn
pôre : simpri la tiare ‘e ferme l’aghe e
lis plantis di daûr dai crez a’ mi pandin
une rivade sigure.
- 20 Les plages américaines sont immenses / tu ne peux pas les imaginer, tu sais, / mais là-bas les va (...)
Mi àn contât
che di cheste stagjon i armelinârs
a’ son duc’ un flôr. No sta displasêti,
‘o stoi ben, mandi
Il to D.20
82Le souvenir devient ici le moyen qui permet d’interpréter la réalité. Il permet de dresser le bilan de la perte de ce que l’on possédait, de ce qui manque à une évocation sereine du présent (ibid.). L’annonce des abricots en fleurs, elle, a une valeur salvatrice, qui rappelle les Occasions de Montale (ibid.).
83Le choix de faire parler les personnages invite à rendre ces poèmes à la parole prononcée, en un mot, à les proclamer, à prononcer publiquement les souvenirs privés que ces « lettres » ont recueillis.
84Dans son deuxième recueil poétique, Ombrenis (Ombre), de 2002, Nelvia Di Monte retrace encore la grande Histoire grâce à l’histoire de personnages anonymes et tourmentés, presque toujours perdants. Dans Ombrenis, c’est une femme qui révèle des fragments de son odyssée (De Simone 2002, 7). Et elle le fait encore au moyen d’une poésie narrative et anti-lyrique qui sacrifie le moi à l’exigence d’objectivité qui la fonde (ibid.).
85Dans les poèmes de Nelvia Di Monte, la langue frioulane sert donc à transformer une expérience anecdotique, ancrée dans une identité culturelle précise, en histoire épique à valeur universelle.
86Ce qu’il convient de souligner ici — puisque notre enquête porte sur les motivations qui expliquent le choix du frioulan comme langue littéraire — est que Nelvia Di Monte a choisi délibérément de réinvestir la langue de son père, qu’elle avait apprise, puis délaissée à l’âge de six ans. Elle aborde et se réapproprie donc la langue frioulane avec le dévouement propre à un choix effectué dans l’âge de la maturité.
87La conscience, ou plutôt, l’identité linguistique de Nelvia n’est donc pas comparable à celle des autres femmes de lettres que nous avons rencontrées. Pour elle, le frioulan est le train qui doit la ramener à la maison.
88Un troisième recueil poétique de Nelvia marque son retour au bercail. Dans Cun pàs lizêr (Avec un pas léger, 2005), la vie est devenue légère ; les vers prennent même un tour lyrique, absent des deux premiers recueils. Ainsi, la distance avec le père (dépositaire, on le sait, de la culture frioulane pour Nelvia) se réduit. Mais sur le chemin de retour, Nelvia n’oublie pas le cours de l’Histoire. Avec la deuxième partie du recueil, Mûrs (Murs), elle ouvre à nouveau les yeux sur les drames contemporains, et notamment sur trois événements tragiques : la chute des Twin Towers, due à un mur de haine, et qu’elle associe aux bombardements de 1944 dont lui avait parlé sa mère ; le tremblement de terre qui a détruit l’ancienne citadelle iranienne de Bam, sur la Route de la Soie, en 2003 (mur de « modons / brusâts al soreli di un timp tant lunc / di no viodi’n il principi [briques / brûlées de soleil depuis un temps si long / qu’on en a oublié l’origine]), tragédie qui réveille chez elle l’angoisse éprouvée lors du tremblement de terre qui a secoué le Frioul en 1976, et le mur bâti par Israël, pour défendre son existence et oublier les fours crématoires où ont fini six millions de juifs (De Simone 2002, 12). L’évocation de ces murs est également associée à la vision d’autant de « petits lieux » touchés par ces drames, où la vie précède, accompagne ou annonce la marche de l’Histoire.
89L’expérience personnelle de Nelvia se mêle au grand cours de l’Histoire et lui fait reconnaître, dans le premier poème du recueil, que
- 21 Tout est fleuve / et revient, même nous et des paroles / arrivées tout près pour se confondre / d (...)
[…] dut al è flum
e al torne, ancje nô e peraulis
rivadis dongje a confondisi
tes nestris vôs21.
90Quels sont les constats qui s’imposent à l’issue de cet exposé ? Il est clair que les femmes qui ont fait le choix de s’exprimer en frioulan ont été poussées par des motivations parfois très diverses. Caterina Percoto entend parler du peuple dans la langue du peuple, mais elle s’adresse à la classe dominante ; Maria Forte fait de l’ethnologie en enregistrant les expressions dialectales qu’elle recueille dans les lieux fréquentés par les personnages de ses histoires, et elle polit sa langue poétique ; Enrica Cragnolini utilise la langue à la façon des symbolistes français et trouve une correspondance entre la langue frioulane et la forme brève de la poésie japonaise ; Novella Cantarutti célèbre une vallée frioulane et son patrimoine culturel grâce à l’adoption de sa variante dialectale, qui devient l’instrument d’une poésie à la fois cultivée et proche de la réalité ; Elsa Buiese, comme d’autres auteurs de son époque, s’empare du frioulan comme s’il était une relique d’une civilisation à sauver après que le ciel est tombé sur le Frioul, le 6 mai 1976 ; Maria Tore Barbina (re)écrit en frioulan une mythologie (et une idéologie) où la femme, libre, est la dépositaire de la culture, tandis que Nelvia Di Monte, exilée enfant à Milan, cherche par le biais de la langue à retrouver son père, ses racines et son pays natal.
91Toutes ces expériences sont le fruit d’une conscience linguistique aiguë et visent la valorisation du frioulan en tant que langue littéraire.
92Pour compléter ce panorama des créations littéraires féminines en frioulan, il conviendrait de se pencher également sur des textes rédigés par des femmes qui n’ont pas fait d’études supérieures, mais ont appris à lire et à écrire. Étrangères aux Belles Lettres frioulanes, elles ont parfois mis par écrit, comme elles l’ont pu, des pensées, des anecdotes, des maximes et des proverbes ; elles ont dit leurs joies et leurs souffrances, leur histoire. Et n’est-ce pas là la motivation maîtresse de toute création littéraire ?