1Maëlle Dupon est née en 1988 à Montpellier. C’est une auteure aux facettes multiples. Elle est à la fois poétesse, nouvelliste et traductrice, d’expression principalement occitane et française. Elle appartient à la nouvelle génération, cette génération pour laquelle la langue occitane ne s’est pas transmise dans la famille. La langue, elle l’a apprise en Calandreta avant d’approfondir son étude au collège et de finalement faire des études d’occitan à l’université Paul Valéry de Montpellier. Son cursus universitaire dans cette ville s’est principalement fait à distance. Cette précision a toute son importance car Maëlle Dupon est une grande voyageuse. En parallèle de ses études littéraires, non seulement occitanes mais aussi catalanes et québécoises par la suite, elle a vécu dans plusieurs pays : Espagne (Barcelone), Italie (Gênes), Irlande (Cork), Allemagne (Berlin), avant de s’arrêter pour quelque temps au Canada. Ses expériences aux quatre coins du monde, l’ont inspirée et ont sans aucun doute nourri sa créativité et son discours. Poétesse du monde, elle a été publiée en Catalogne, Angleterre, Italie, Roumanie et au Canada, en plus de la France, bien évidemment.
2Cela fait désormais sept ans que Maëlle Dupon vit à Montréal et fait vivre la langue occitane au rythme entraînant de la métropole québécoise. Sa passion pour la poésie y a trouvé un terreau fertile pour s’épanouir et prendre une dimension nouvelle.
3Très active dans les milieux littéraires de cette ville, elle participe, organise et anime de nombreux projets poétiques, faisant la part belle à une poésie engagée, cosmopolite, polyglotte et résolument féminine : les « Dix heures de Poésie » (Nuit blanche à Montréal), « Langues liées/Linked Tongues » (Mile End Poets’ Festival, 2018), « La poésie dans toutes ses langues » (Mile End Poets’ Festival, 2019), « Carrefours poétiques » (2021)… Dès 2014, elle a co-fondé le duo poétique Fin’Amor avec l’artiste Louis Royer. Ensemble, ils ont organisé et animé les récitals « Poésie du centre-ville » en hommage à des poètes vivants.
4Maëlle Dupon est principalement connue en çò nòstre pour son recueil poétique bilingue paru en 2013 chez Jorn : La color lenta de la pluèja / La couleur lente de la pluie (CLP 2013). Certains des textes de ce recueil ont également été publiés dans différentes revues comme L’Armana de Mesclum, Oc, Reclams ou Gai Saber à partir de 2010.
5Depuis la parution de La color lenta de la pluèja, Maëlle Dupon a continué à écrire. Certes pas d’une écriture frénétique dans l’optique de publier à tout prix, mais à écrire au fil de ses émotions et de ses recherches, et à publier dans les mêmes revues occitanes ainsi que dans d’autres revues et micro-revues littéraires européennes (Le Voci della Luna, Revista Apostrof, Mange-monde, Pél Capell : exili interior…) ou canadiennes (Revista Helios, Exit, La RéLovution poétique, Les Ecrits, La Compagnie à Numéro, Le Passeur…).
- 1 « Autora qui serà presentada dens Paraulas de Hemnas, tòme 2 », Reclams, n° 855, avril-juin 2020, (...)
6Elle a également été publiée dans différentes anthologies : Par tous les chemins – Florilège poétique des langues de France (alsacien, basque, breton, catalan, corse, occitan), éditée par Marie-Jeanne Verny et Norbert Paganelli (2019), Grains of Gold. An Anthology of Occitan Literature, éditée par James Thomas (2015), Lenga maire 2013. Anthologie des écrivains du PEN-CLUB occitan. Voix Vives de méditerranée en méditerranée. Anthologie Sète 2014, anthologie du festival Voix Vives (2014), Color Femna, éditée par le CRDP de l’académie de Montpellier (2012)… Notons qu’elle devrait également être publiée dans le deuxième tome de Paraulas de Hemnas de Pauline Kamakine1.
7En parallèle de l’écriture de ses propres poèmes, Maëlle Dupon traduit d’autres poètes. Seuls quelques-uns de ces travaux ont été publiés ou sont consultables en ligne. Elle a néanmoins signé une co-traduction du catalan au français des poèmes de Marc Romera i Roca dans le recueil Lents velers etimològics / Lents voiliers étymologiques, la traduction du français à l’occitan du poème « Es que naissença d’aprene a morir » de José Acquelin dans Reclams, de quelques poèmes choisis des Poètes de Brousse dans Òc, du poème « Pas qu’una lusor dels luòcs » de Francis Catalano et « La falanja » un extrait du recueil poétique L’apocalypse selon Marta de Marta Petreu dans les Actes de la Jornada internacionala de la Traduccion : causida eclectica de traduccions realizadas per d’escrivans de Lenga d’Oc membres o non de PEN (2013).
- 2 Pour reprendre le terme présent dans la présentation du recueil fournie par l’éditeur Jorn sur so (...)
8Intéressons-nous plus particulièrement à l’œuvre centrale de Maëlle Dupon : La color lenta de la pluèja. Nous y découvrons une relation amoureuse passionnelle, obsessionnelle, entre deux jeunes gens, vécue à travers toute l’Europe et qui s’arrête brusquement, sans aucune explication, là, sur le pas de la porte de la maison familiale. Somme toute, un scenario presque banal tant il a été vécu et revécu à travers le temps et l’espace. Mais ici, son expression est renouvelée, riche en contrastes et en oxymores, elle met tous les sens en éveil. De Montpellier à Essaouira, nous vibrons au diapason de cœurs troublés, torturés, enthousiastes, abandonnés, amoureux ou passionnés. Les vagues de l’émotion et les gouttes de pluie submergent la jeunesse, l’entraînent loin des rivages de la douce monotonie, loin de la garrigue natale. Relation passionnelle, relation-drogue qui instaure une dépendance immédiate et lancinante au corps de l’autre, cette pluie lente et colorée. En arrière-plan de cette relation se dessine le contour changeant de la « précarité2 ». Tantôt la précarité émotionnelle, tantôt la précarité humaine avec la disparition des êtres aimés et ce vide qui s’ouvre sous les pieds, tantôt la précarité économique : ribambelle de petits boulots nourriciers, sous-location et chambres d’hôtels aux draps crasseux. À chaque lieu correspond un moment de relation, un moment de vie.
9Ce recueil est avant tout un récit initiatique, du feu dévorant au retour de flamme. De la jouissance la plus pure aux larmes les plus amères. Du rouge de la passion, rouge du titre de couverture, au rouge du sang de la blessure ouverte et du cœur à vif. La confrontation de sentiments forts et parfois antithétiques fait naître une écriture qui vient du plus profond de son être, puissante, sonore, fil d’encre dans le silence des voix qui se sont tues. En bref, il s’agit d’un voyage introspectif qui permet d’affirmer ce qu’il reste de soi quand notre double amoureux nous abandonne. Entre dépossession de soi et soif de rédemption, la vie et son lot de quotidiennetés comblent un espace désespérément vide.
10Pour la presque totalité des textes proposés dans le recueil, l’auteure indique un lieu et une date de rédaction. Ainsi, nous voyageons avec elle entre Montpellier, Gênes, Cork, Inchydoney, Barcelone, Essaouira et Kunming, sur une période assez circonscrite, comprise entre l’été 2009 et janvier 2013. Cet intervalle nous permet de découvrir une idylle dévorante suivie d’une rupture déchirante et d’une longue rémission. Peu à peu, nous comprenons que cette œuvre a été originellement conçue comme un carnet de bord, au gré des déménagements et des voyages : une écriture spontanée, née du balancement d’un train ou d’un bus. Néanmoins, nous remarquons aussi le temps long de l’écriture de certains textes : avec le recul, l’auteure les a retravaillés, ou plutôt, les a enrichis de nouveaux moments de vie.
11Le tableau qui suit, à lire horizontalement, résume tous ces points. Chaque texte du recueil correspond à une ligne du tableau. Ici, les textes sont rangés chronologiquement, en fonction de la date de rédaction communiquée par l’auteure. Voyons un exemple concret de son fonctionnement. Le premier texte à avoir été écrit date de l’été 2009 et a été rédigé à Montpellier. Il s’agit d’un poème versifié intitulé « De la mar esclaus / De la mer esclaves ». Même si chronologiquement parlant il constitue a priori le premier texte écrit par l’auteure, dans La color lenta de la pluèja, il ne vient qu’en deuxième position puisqu’il est précédé d’« Anuèit ».
12Attardons-nous quelques instants sur l’organisation du recueil qui n’est pas sans intérêt. Il est composé de seize textes poétiques, répartis en deux parties. La première, « Vèrses / Vers » (CLP 2013, 6-69), rassemble sept poèmes en vers libres tandis que la seconde, « Pròsa / Prose » (CLP 2013, 70-115), contient neuf textes en prose. Au-delà de la distinction vers / prose, ce découpage de l’œuvre en deux parties n’est pas fortuit.
Analisi de la composicion de La color de la pluèja
Mazars M., 2021.
Cronologia de l’escritura VS organizacion de recuèlh
Mazars M., 2021.
13Chacune des deux parties s’ouvre sur un texte un peu particulier puisque ce sont les deux seuls textes pour lesquels nous ne disposons d’aucun renseignement quant au lieu ou au moment de l’écriture : « Anuèit » e « Morirem pas l’estiu ». Aussi, à y regarder de plus près, nous nous apercevons que la première partie du recueil, à savoir celle qui contient les textes versifiés, correspond dans sa grande majorité aux textes les plus anciens écrits par Maëlle Dupon. Par conséquent, la plupart des textes les plus récents sont rangés dans la seconde partie de l’ouvrage : celle ne contenant que de la prose. Nous observons donc une évolution dans les pratiques scripturales de l’auteure au fil du temps et de son expérience. Le vers semble avoir été l’objet de ses premières amours tandis que la prose poétique a fini par s’imposer dans la durée. Cette tendance se confirme dans les textes publiés dans des revues après la parution de La color lenta de la pluèja, qui sont eux aussi, dans leur grande majorité, rédigés en prose.
14C’est ce que résume, une fois de plus, ce nouveau tableau à lire horizontalement. Concrètement, les colonnes « bleues » reprennent le titre de chaque texte du recueil. Plus la case est en bleu foncé, plus le texte a été composé tôt. Ainsi, « De la mar esclaus » est le texte le plus ancien tandis que « Ma joinessa es ailà » est le plus récent. Les cases roses correspondent à des textes non datés. Globalement, dans la première colonne les textes sont classés chronologiquement, du plus ancien au plus récent. Dans la seconde colonne bleue, les textes sont rangés en fonction de leur position effective dans le recueil (qui met en évidence le découpage vers / prose), ce qui permet de mieux se rendre compte de l’évolution du style d’écriture au fil du temps.
- 3 Une partie du poème a néanmoins été rédigée au plus tard en 2009, date à laquelle l’auteure a pré (...)
15Les poèmes en vers forment une boucle. Le premier poème du cycle, « Anuèit », pour lequel, rappelons-le, nous ne connaissons ni la date3 ni le lieu d’écriture, est le poème de la noirceur, de la solitude et du silence, par excellence :
Anuèit
Sabi pas pus comptar los jorns Totes se semblan puèi trescolan E lo silenci creis amb lo void Lo vent me mena fins a l’oblit.
Se pèrdon mos passes dins lo negre E se sarran mai de las ombras Me trigòssi sens somiar L’alen plen de tristessa. (CLP 2013, 6-7)
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Cette nuit
Je ne sais plus compter les jours Tous se ressemblent puis disparaissent Et le silence grandit avec le vide Le vent me mène jusqu’à l’oubli.
Mes pas se perdent dans le noir Et se rapprochent des ombres Je me traîne sans rêver Le souffle plein de tristesse.
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16Nous pouvons ainsi supposer qu’au moment de l’écriture la jeune femme a déjà été abandonnée par son amant. Elle traverse les Enfers, telle une ombre parmi les ombres. Ce texte ouvre le recueil mais dans le même temps il clôt l’histoire d’amour. Nous sommes à la fois au commencement d’une belle histoire et à la fin d’une autre. Le deuxième poème, « De la mar esclaus » (CLP 2013, 14-23), est à l’exact opposé du poème que nous venons de voir. C’est celui de la vie, des débuts de la relation et du plaisir sans limite. Ensuite, nous avançons pas à pas dans l’intimité du couple, de poème en poème, jusqu’à « Regrelh » qui nous fait partager les derniers instants de cette vie à deux, le déchirement du cœur et de l’âme et la dépossession de son propre corps. Malgré le sentiment de mort qui emplit son intérieur, la jeune femme tente de cacher sa douleur en attendant le regrelh salvateur. La boucle est ainsi bouclée.
Regrelh
Em fèiem mal els peus I tenia la cara ben amagada Amb les ulleres i aquest forat Que em trenca el ventre I jo vaig fer com si tot això No fos una ferida tan gran Perquè és així I no puc fer res més Perquè vas marxar I alguna cosa es va morir Quan vas tancar la porta. (CLP 2013, 64-65)
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Renaissance, 8
J’avais mal aux pieds Et j’avais le visage bien caché Avec les lunettes et cet abîme Qui morcelle mon ventre Et j’ai fait comme si tout cela N’était pas une blessure si grande Parce que c’est ainsi Et que je ne peux rien faire de plus Parce que tu es parti Et quelque chose est mort Quand tu as fermé la porte.
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17À cette première partie, la seconde, en prose, fait écho. La toile de fond se déplie peu à peu et nous nous enfonçons plus profondément encore dans le questionnement. Nous revivons l’idylle passionnelle du jeune couple mais celle-ci s’insère dans un cadre quotidien plus explicite qui conditionne et permet de comprendre. Ainsi, en parallèle de la liaison amoureuse se dessinent par petites touches une enfance heureuse (mais parfois ô combien cruelle), des petits boulots qui déshumanisent peu à peu, un attachement aux plaisirs simples de la vie… La partie en prose s’ouvre donc elle aussi par un texte non situé et non daté, « Morirem pas mai l’estiu », qui est l’occasion de s’interroger sur la vie, sur la mort et sur l’amour à partir d’une scène de jeunesse et de la perte des grands-parents :
Morirem pas mai l’estiu
Quand tornèrem, en novembre l’an passat, per la messa de sovenir del grand, l’ai vist sus son burèu aquel cadre, ai demandat a la tanta Monique se lo podiái gardar. Es per ieu lo sovenir mai viu de tu e d’el, del vòstre amor, de mas rasigas. Per servar en ieu la remembrança, èra aquel quadre, pichòt e daurat, que gardava lo grand sus son burèu e ont te tornava veire. Benlèu voliá pas res dire aquel vielh quadre chinés del fèrre demesit amb la fòto que despassa en bas, sabi ara que la podiá pas talhar. Encara viviás a travèrs lo quadre, a travèrs la fòto, a travèrs la mòrt e lo temps. (CLP 2013, 76-77)
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On ne mourra plus l’été
Quand nous sommes retournés, en novembre l’année dernière, pour la messe de souvenir de Papi, je l’ai vu sur son bureau ce cadre, j’ai demandé à Tatie Monique si je pouvais le garder. C’est pour moi le plus vivant souvenir de toi et de lui, de votre amour, de mes origines. Pour conserver en moi la mémoire, c’était ce cadre, petit et doré, que Papi gardait sur son bureau et où il te revoyait. Peut-être qu’il ne voulait rien dire, ce vieux cadre chinois en fer doré abîmé, avec la photo qui débordait en bas, je sais maintenant qu’il ne pouvait pas la couper. Tu vivais encore à travers le cadre, à travers la photo, à travers la mort et le temps.
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18Ainsi, le recueil se clôt sur un texte poignant, « Ma joinessa es ailà ». Ce dernier retrace avec un an de recul les dernières semaines de la relation amoureuse qui ne laissaient en rien présager de sa fin funeste : une porte qui se referme et un message téléphonique en guise d’adieux. Maëlle Dupon met en scène cette rupture avec beaucoup de pudeur, des non-dits qui parlent d’eux-mêmes et des phrases brèves qui ne sont pas sans rappeler un certain pessimisme boudounien. De la même manière, cette expérience vécue comme un traumatisme marque la fin d’une tranche de vie et le début d’une autre, toujours marquée par le doute, mais cette fois plus axée sur la (re)connaissance de soi.
Ma joinessa es ailà
La leugieresa dins tos uèlhs quand te sarrères de ieu a la pòrta de l’ostal. Te torni veire amb ta barba espelofida e ta vèsta de cuèr qu’aviam crompada en çò d’un sartre ailà. Me diguères qu’anavas en vila prene lo tè amb ton amic Gareth. T’abracèri lèu lèu a la pòrta de l’ostal. Aniriam a Strasborg veire ta sòrre abans de tornar en çò nòstre a Cork. Tornères pas. Jamai. Un messatge sul telefonet per dire qu’èras partit. Tos afars escampilhats aicí dins l’ostal. (CLP 2013, 114-115)
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Ma jeunesse est là-bas
La légèreté dans tes yeux quand tu m’as approchée à la porte de la maison. Je te revois avec ta barbe hirsute et ta veste de cuir que nous avions achetée chez un tailleur là-bas. Tu m’avais dit que tu allais en ville prendre le thé avec ton ami Gareth. Je t’enlaçai rapidement à la porte. Nous irions à Strasbourg voir ta sœur avant de rentrer chez nous à Cork. Tu n’es pas revenu. Jamais. Un message sur le téléphone pour dire que tu étais parti. Tes affaires éparpillées ici dans la maison.
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19Avec ce texte se clôt la partie en prose, pendant et miroir de la partie versifiée. Après la lecture complète du recueil, le public a désormais toutes les clés en mains pour relire l’œuvre et avancer encore un peu plus loin dans le parcours initiatique proposé par l’auteure. Il comprendra qu’au cœur de la nuit une lumière continue de scintiller tandis que sous l’ardeur du soleil, les ombres sont tapies. La couleur de la pluie est changeante, à l’image des couleurs de la vie.
20Les écrits ultérieurs à ceux publiés dans La Color lenta de la pluèja sont eux aussi, pour la plupart, situés et datés. Nous pouvons donc continuer à suivre le fil des voyages, de la plume et du long chemin vers la rédemption. Il n’y a pas de rupture franche avec le recueil que nous venons de voir puisque le flot poétique est lié à la vie de l’auteure. Nous retrouvons ainsi la jeune femme que nous avions quittée en janvier 2013 à Montpellier cette fois à Berlin, toujours en 2013, quelques mois avant son départ pour le Canada. Elle entame une nouvelle vie, toujours en proie à l’ivresse des sens.
21Ces textes sont tous en prose mais certains d’entre eux témoignent en revanche d’une expérimentation esthétique nouvelle. Celle-ci est particulièrement visible dans la nouvelle « Ràbia a las venas / La rage aux veines » écrite en 2014. Le texte, dépouillé de toute ponctuation et morcelé sur la page blanche, invite le lecteur à s’approprier le texte brut, à être attentif au moindre mot pour en extirper tout le sens et en répercuter toute la violence.
Ràbia a las venas
Amanhagarai lo silenci la paur de viure que tomban inlassablament trespiran La salvatjariá dins son ample dison amb esglai la pudesina dels còsses pertot La vigor maganha las venas estaticas onte raja una dròga qu’a pas encara estada Inventada pels pariàs es ailà nòstre temps de cervesas sens gost de tabat pas car Que pudís quand lo rodam que tasta coma de lagremas secas de pas saber plorar Vèni me salvaràs diràs de mots e te creirai me raubaràs dels braces de la mòrt Qu’espèri que vendrà dins d’annadas me dire que me cal enfin me calar tornar Cavar mon trauc jaunit dins l’èrba pels chins que pissan e pels joves que se desfonsan Quilhats. (Les Écrits 141, 2014, 231-232)
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Rage aux veines
J’amadouerai le silence la peur de vivre qui tombent inlassablement suintent La sauvagerie dans son ampleur dit avec effroi la puanteur des corps partout La vigueur bâcle les veines statiques où coule une drogue qui n’a pas encore été Inventée par les parias il est là notre temps des bières sans goût du tabac pas cher Qui pue quand on le roule qui goutte comme des larmes sèches de ne savoir pleurer Viens tu vas me sauver dire des mots et je te croirai tu vas m’enlever des bras de la mort Que j’attends qui viendra dans des années me dire que je dois enfin me taire retourner Creuser mon trou jauni dans l’herbe par les chiens qui pissent et les jeunes qui se défoncent Debout.
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22D’autres, au contraire, ont un degré moindre de complexité tant dans leur forme que dans leur signification, sans pour autant perdre de leur force. De façon générale, ce sont les textes qui ont trait à la famille et à la garrigue montpelliéraine. « L’arma-sòrre » est très représentatif de cette rédaction douce et fluide, aux antipodes du rythme saccadé, heurté et du sens relevant parfois d’un trobar clus quand il s’agit d’évoquer une quotidienneté de la douleur ou du désir.
- 4 « L’arma sòrre », Oc, n° 133, p. 148. Trad. fr. MM.
L’arma-sòrre4
Tornar veire la tor arroïnada e ne contar las legendas, coma la dels tres ermitas e d’una bèla. Tot podiá s’imaginar, se pénher, los mots corrián coma las abelhas aprèp las flors. Quand podiam alara saupre cossí la beutat es fragila e las sasons desfilan e l’ivèrn que s’entòrna, mas la natura sempre respelissiá de la sòm al Puòg de Sant-Lop. La garriga èra tala la ròsa dels marins, l’ofrenda del solelh e dels rites de la tèrra. Mon còr i es demorat coma la naissença d’una sòrre, eternala e inseparabla.
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L’âme-sœur
Revoir la tour en ruine et en raconter les légendes, comme celle des trois ermites et d’une belle. Tout pouvait s’imaginer, se peindre, les mots courraient comme les abeilles après les fleurs. Quand nous pouvions alors savoir combien la beauté est fragile et les saisons défilent et l’hiver qui revient, mais la nature toujours s’éveillait du sommeil au Pic Saint-Loup. La garrigue était telle la rose des marins, l’offrande du soleil et des rites de la terre. Mon cœur y est resté comme la naissance d’une sœur, éternelle et inséparable.
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23La ville de Montpellier et la garrigue, symbolisée par le Pic Saint-Loup, sont les lieux d’un attachement tout particulier. Ceux-ci sont intimement liés à l’enfance, aux souvenirs d’un temps où tout était plus simple et, bien évidemment, à la famille. Le flot de parole qui peut être qualifié de « torturé » dans certains textes est ici apaisé et le doute, si présent dans toute l’œuvre, s’estompe. Montpellier, c’est le lieu source, le « centre de la tèrra sus la mapa del còr » (Oc 133, 2020, 149). La jeune femme est toujours emportée plus loin de cet épicentre émotionnel par le courant de la vie, mais c’est aussi celui où elle revient toujours : « Torni a tu ma vila, un pauc coma se torna a se meteis » (Reclams 828-829, 2013, 77).
24De nombreuses thématiques émaillent l’œuvre de Maëlle Dupon. La plupart du temps, elles se combinent, s’opposent, se complètent. Nous n’évoquerons ici que certaines d’entre elles.
25Le désir est bien la thématique par excellence, celle qui inonde l’œuvre de la poétesse de la toute première à la dernière ligne. Ce fil rouge permet de lier entre eux la quasi-totalité des textes de Maëlle Dupon connus à ce jour. C’est un désir sans fin, inépuisable, sans cesse renouvelé, et surtout, librement exprimé et ressenti. C’est un désir tantôt animal, tantôt naturel, capable de lier les profondeurs terrestres et humaines aux élévations célestes lorsqu’il est assouvi.
De la mar esclaus
Arraulits jos l’ombrina Tornarmai possedits pels brigalhs de la carn Nos perdèm. Longtemps encara l’insofribla union Nos liura al pus fons de la saba Al pus fons del desir. Segrem dins lo silenci Los arabesques del delici Las chavanas e l’escruma A la broa del nonrés. (CLP 2013, 16-17)
Ta pèl a la color lenta de la pluèja
Tant ai escrich Desirat ton còs Me chautavi de res d’autre Viviái dins l’espèra (CLP 2013, 34-35)
Lo darrièr tren per Gènoa
I aviá pas que tu e ieu, aquí aprenguèrem a nos conéisser, al biais de dos èssers que se volián. Alandères mon còs de femna, aviái pas mai de pèl, sonque l’odor de ton còs que s’apoderava del meu. (CLP 2013, 84-85)
Ràbia a las venas
Soi còs de la multitud a las estèlas que se negrejan dins la vapor que raja long De las vitras as gemegat mon nom a las pòtas assedadas pren entre las cuèissas Caudament quicha tos sòmis vau a contra-sens me dissòlvi dins los lençòls onte Avèm colcat m’arranqui mas venas totas irradiantas teta omplís ta boca veiràs Pas pus que tenèbras soi entièra a tu coma los còsses qu’arriban al desir serai La pèl que pòrtas emprencha fins a l’oblit. (Les Écrits 141, 2014, 228-229)
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De la mer esclaves
Transis sous la pénombre À nouveau possédés par les débris de la chair Nous nous perdons. Longtemps encore l’insupportable union Nous livre aux profondeurs de la sève À celles du désir. Nous suivrons dans le silence Les arabesques du délice Les bourrasques et l’écume Sur les rives du néant.
Ta peau a la couleur lente de la pluie
J’ai tant écrit Désiré ton corps Je ne me souciais de rien d’autre Je vivais dans l’attente
Le dernier train pour Gênes
Il n’y avait que toi et moi, là nous avons appris à nous connaître, à la façon de deux être qui se désirent. Tu as ouvert immense mon corps de femme, je n’avais plus de peau, rien que l’odeur de ton corps qui s’emparait du mien.
La rage aux veines
Je suis corps de la multitude aux étoiles qui noircissent dans la vapeur coulant le Long des vitres tu as gémi mon nom aux lèvres assoiffées prends entre mes cuisses Chaudement presse tes songes je vais à contresens me dissous dans les draps où nous Avons couché j’arrache mes veines toutes irradiantes bois emplis ta bouche tu ne verras Plus que ténèbres je suis toute à toi comme les corps qui adviennent au désir je serai La peau que tu portes empreinte jusqu’à l’oubli.
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26Le désir pour l’autre est une véritable addiction. Il agit comme une drogue et induit le même effet de dépendance et de manque. Le sevrage forcé du corps de l’amant est vécu comme un « supplice ». En réalité, nous avons affaire à un amour exclusif. La jeune femme a son amant dans la peau : les deux êtres ne font qu’un et la séparation est vécue comme un déchirement, pas seulement symbolique.
Lo darrièr tren per Gènoa
Tos uèlhs passadisses sus ma pèl, tas pòtas corrissián, ta carn susava, en ieu ton còs que semenava… Puèi lo suplici de t’esperar tornarmai, aviái pas que tu, aviás pas que ieu. (CLP 2013, 86-87)
Ta pèl a la color lenta de la pluèja
Qué farai Ma terror de te pèrdre Mon darrièr element. (CLP 2013, 36-37)
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Le dernier train pour Gênes
Tes yeux passagers sur ma peau, tes lèvres couraient, ta chair suait, en moi ton corps ensemençait… Puis le supplice de t’attendre à nouveau, je n’avais que toi, tu n’avais que moi.
Ta peau a la couleur lente de la pluie
Que ferai-je Ma terreur de te perdre Mon dernier élément
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27L’absence de l’amant, au-delà du manque, implique un sentiment de solitude et de vide, profond et récurrent. La connexion dans le couple est telle que, à l’instar d’une personne amputée d’un membre et qui continue pourtant à en ressentir la présence, la jeune femme ressent l’absence de l’amant, en contrepoint. Le vide qu’il laisse en devient mesurable et quantifiable, il s’impose aussi bien au cœur qu’au corps.
Ardor fragila
Ara ieu sabi la solesa Las grasas escaladas una Aprèp l’autra sens mai de rason Qu’un desir escur, desconegut (CLP 2013, 48-49)
Regrelh
Alentorn degun. Aquí l’ai mesurat Lo perlongament de la carn Desapareguda. (CLP 2013, 56-57)
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Ardeur fragile
Maintenant je sais la solitude Les marches gravies l’une Après l’autre sans plus de raison Qu’un désir sombre, inconnu
Renaissance
Autour personne. Ici je l’ai mesuré Le prolongement de la chair Disparue.
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28Une autre thématique récurrente est celle de l’errance. Errance du voyage, errance solitaire dans la ville ou errance introspective : ses facettes nombreuses sont au cœur de l’écriture de Maëlle Dupon. Ces vagabondages s’accompagnent l’un l’autre ou se rendent mutuellement possibles. Le déplacement dans l’espace encourage la réflexion et l’analyse de soi. C’est d’ailleurs ce que fait l’auteure lorsqu’elle compose un poème dans un train. Le temps du trajet est un intermède qui lui permet de se retrouver face à elle-même et de d’exprimer dans la symphonie de l’écriture la cacophonie de sentiments qui l’habitent. Néanmoins, à la lumière des différents textes de la poétesse, nous avons parfois l’impression qu’il faut fuir à tout prix pour s’en sortir. En effet, dans « Kunming », l’amant l’a déjà abandonnée, mais la jeune femme a besoin de s’éloigner des lieux familiers pour mieux oublier l’ombre de l’amant qui y plane toujours et rencontrer d’autres ombres dans l’espoir que celles-ci finissent par éclipser la première.
29L’impression de « dérive » revient régulièrement dans l’écriture de Maëlle Dupon. Il n’y a pas d’itinéraire déjà tracé, les personnes se déplacent au gré des éléments, des émotions et des sentiments. Il n’est pas question de prédestination, mais plutôt de suivre les mouvements de son cœur et de son âme.
Carrièra Ontario
Alucarem de cigaretas per la rota, caminarem de badas un pauc mens lèu, siás pas amorós, aurem pas d’estacament, disi que compreni. L’avenguda del Mont-Royal s’escapa jols passes desgaubiats, los lums dels cafès tubants e las botigas brutas, entre tot ai fred : dedins e a las extremitats. (Reclams 830-831, 2014, 32)
Ràbia a las venas
Ai raubat pesugament ai corregut raubat de temps al temps que raja e serpenteja (Les Écrits 141, 2014, 229)
Ta pèl a la color lenta de la pluèja
Ai pas de tèrra L’ai fugida De rotas sens saber. (CLP 2013, 44-45)
Kunming
Ai butat lo camin fins que desaparescas. (CLP 2013, 102-103)
Ma joinessa es ailà
Ma joinessa es ailà contra de pòtas sarradas, a la ronça dels passes e de las carrièras estrangièras. Ont qu’ane. Ai pas quitat de te sègre. (CLP 2013, 112-113)
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Rue Ontario5
Nous allumerons des cigarettes pour la route, nous marcherons en vain un peu moins vite, tu n’es pas amoureux, nous ne nous attacherons pas, je dis que je comprends. L’avenue du Mont-Royal s’échappe sous les pas maladroits, les lumières des cafés fumants et les boutiques sales, entre tout j’ai froid : dedans et aux extrémités.
Rage aux veines
J’ai volé lourdement j’ai couru volé du temps au temps Qui coule sinue
Ta peau a la couleur lente de la pluie
Je n’ai pas de terre Je l’ai fuie Des routes sans savoir
Kunming
J’ai poussé le chemin jusqu’à ce que tu disparaisses.
Ma jeunesse est là-bas
Ma jeunesse est là-bas contre des lèvres serrées, à la dérive des pas et des rues étrangères. Où que j’aille, je n’ai pas cessé de te suivre.
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30La jeune femme croule sous le poids des mots, pourtant, elle ne peut pas les prononcer. Dans la relation à l’autre, c’est le silence qui prévaut : « Lo silenci s’aturava e tota la tendresa salivava sus nòstres còsses / Le silence s’obstinait et toute la tendresse déferlait sur nos corps » (CLP 2013, 14-15). Sa parole est empêchée. Seule l’écriture a posteriori lui permet d’exprimer pleinement son trop-plein de doutes, de peur, d’amour et de désir. Le vide oral se traduit alors par une frénésie sauvage de l’écriture. Si l’oralité ne permet pas à la jeune femme de se libérer, c’est bien l’écriture qui s’en charge. Dans « Indestructibles », malgré le choc de la révélation, les mots n’ont jamais franchi les lèvres de la jeune femme. C’est seulement par l’écriture qu’elle se libère de son poids et qu’elle rend un vibrant hommage à son ami.
Lo darrièr tren per Gènoa
Lo temps passava e la solesa totjorn amb sos uèlhs m’espinchava. Sabiái ja tot, o disiái pas, mas pòtas jamais saupèron pas parlar. (CLP 2013, 86-87) Ara ma man corseja lo papièr, los mots s’entremesclan, s’entregafan. (CLP 2013, 88-89)
Indestructibles
Saupèri pas qué dire. Ni lendeman, nimai aprèp. (Oc 119, 2016, 43)
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Le dernier train pour Gênes
Le temps passait et la solitude m’épiait toujours de ses yeux. Je savais déjà tout, je ne le disais pas, mes lèvres jamais ne surent parler. À présent ma main pourchasse le papier, les mots s’entre-mêlent, s’entre-déchirent.
Indestructibles6
Je n’ai pas su quoi dire. Ni le lendemain, ni après.
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31L’engagement pour la langue occitane (et indirectement catalane) est aussi présent dans l’œuvre de Maëlle Dupon. Il est évoqué moins souvent ou, du moins, moins frontalement que d’autres thématiques. Cependant, il est omniprésent. Combien d’auteurs occitanophones et résidant en Occitanie préfèrent écrire en français ? Choisir d’écrire en occitan lorsqu’on vit à l’autre bout du monde, ce n’est pas anodin. Mais l’engagement de la poétesse ne s’arrête pas à un choix de langue, il émerge notamment dans un semble-manifeste pour la revue canadienne Exit : « Subreviure / Survivre » :
Sauver la langue, la garder vivante ? Noble quête. Pas ici, ni demain. Elle nous habite en travers de la gorge, jusqu’à l’épuisement. Elle nous déprend de nous et du monde, nous poursuit. Nous la portons entre nos mains, avec nos brèches et nos fatigues, nos nuances du désespoir au possible et avec l’espoir non pas de la sauver, mais de dire ce qu’insuffle en son creux l’infini parcours de la terre. C’est dans l’exaltation des inflexions et des nuances d’une langue, dans l’exultation mot à mot, que l’on échappe au symphonique silence. Et par soif du sublime, si exigeant, que naît la parole poétique. Langue que nous empruntons, langue-empreinte. (Exit 79, 2015, 59)
32L’occitan, c’est bien sûr la langue empruntée aux ancêtres, la langue empruntée aux grands auteurs « du passé » mais c’est aussi la langue de l’écriture présente, la langue du texte qui laissera son empreinte. L’auteure ne s’affirme pas en tant que sauveuse de la langue occitane, mais en tant qu’usagère de celle-ci puisqu’elle offre toutes les nuances langagières dont un poète a besoin pour s’exprimer. L’occitan, c’est la clef qui permet d’aller au cœur de la poésie de Maëlle Dupon.
33L’importance et l’attachement à la langue sont également visibles dans le texte « Élégie des temps venus ». Nous faisons face ici à la dénonciation d’un certain impérialisme français qui écrase les langues régionales, en particulier l’occitan. Il est question d’un peuple qui en arrive à avoir honte de sa langue et de sa culture, et même pire, qui tend à les oublier. Et pourtant, de jeunes artistes font aujourd’hui encore le choix de l’occitan. Notre poétesse en est le vivant exemple, elle qui a emporté cette culture par-delà l’océan pour lui donner un nouveau souffle :
Nation sans peuple. Peuple sans salive. Langues savonneuses des enfants trop sales pour parler leur langue d’avenir. Vous mes grands-pères, disséminés à l’horizon. Pierres entre les ruines où plus rien ne vit que le silence de vos bouches en jachère. Peuple sans salive ensoleillé de honte. Mémoires anciennes à mort par un culte uniforme. Langue portée avec moi par-delà frontières et démesure. (Mange-Monde 8, 2015, 41)
34Enfin, de façon plus subtile, la question de langue transparaît aussi dans « Ràbia a las venas / La rage aux veines ». Dans ce texte, on comprend que la langue du corps, celle-là même qui enflamme le désir, se confond avec la langue des mots. La jeune femme de la nouvelle est donc doublement pénétrée par la langue :
sa lenga s’enfurga al fons De ma boca coma los mots que fa rodar entre sas pòtas e sas dents quand sos uèlhs Posan al fons de ma solesa. (Les Écrits 141, 2014, 233)
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sa langue s’engouffre au fond De ma bouche comme les mots qu’il fait rouler entre ses lèvres et ses dents quand ses yeux Puisent au fond de ma solitude.
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- 7 Si l’on excepte la félibresse Marcelle Drutel (1897-1985), dite l’Aubanelenco, connue pour ses éc (...)
35Malgré son originalité et sa fraîcheur, la poésie de Maëlle Dupon n’est pas sans rappeler celle de ses illustres prédécesseures, les trobairitz. La faille temporelle et littéraire se referme sur des siècles de passion féminine plutôt silencieuse7. En effet, à l’instar de Na Castelosa la jeune femme est irrémédiablement attirée par son amant et ne désire que lui. Sa vie tourne autour de cet amour bien qu’il soit pourtant la source de nombreux maux. Lorsque leur amant décide de les abandonner, la brutale vérité les meurtrit d’autant plus, sans fin. Elles sont alors confrontées au désespoir et à la mort d’amour.
Per jòi que d’Amor m’avenha (st. 4-5)
Grazisc-vos com que me’n prenha Tot lo maltrach e’l consir ; E ja cavalièrs no’s fenha De mi, qu’un sol non desir, Bèls amics, si fatz fòrt vos, On tenc los òlhs ambedós ; E platz me quan vos remir Qu’anc tan bèl non sai chausir. Dieu prèc qu’ab mos bratz vos cenha, Qu’autre no’m pòt enriquir.
Rica soi, ab qu’eus suvenha Com pogués en luec venir Ont eu vos bais e’us estrenha Qu’ab aitant pòt revenir, Mos còrs, quez es envejós De vos mout e cobeitós ; Amics, no’m laissatz morir, Pueis de vos no’m puesc gandir Un bèl semblan que’m revenha Fatz, que m’aucira’l consir. (Bec 2013, 58-59)
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De la joie qui vient d’Amour
Je vous sais gré malgré tout, De ma torture et ma peine Et ne veux qu’on me courtise, Car nul autre ne désire Aussi fortement que vous, Vous que de mes yeux j’admire, Et que j’aime à regarder : Plus beau n’en saurais choisir Vous que je voudrais étreindre Car nul autre ne me comble.
Je le suis s’il vous souvient De venir en un tel lieu Où je puisse vous étreindre, Car mon cœur ne peut guérir, Ce cœur qui tant vous désire, Avide de vous revoir ; Ne me laissez pas mourir Et puisque c’est là mon lot, Faites-moi un doux visage Qui dissipe mon chagrin.
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Tos uèlhs de silenci
Demoraràs mon còr N’aurai pas d’autre Segrai las rotas dapasset Jols salmucs lents de mon arma De mos passes estrangièrs e macats E aurai pas d’autre còr. (CLP 2013, 24-25)
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Tes yeux de silence
Tu resteras mon cœur Je n’en aurai pas d’autre Je suivrai les routes lentement Sous les lents sanglots de mon âme De mes pas étrangers et blessés Et je n’aurai pas d’autre cœur.
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Mout avètz fach lonc estatge (st. 1)
Mout avètz fach lonc estatge, Amics, pòis de mi’us partitz, Et es mi grèu e salvatge Car me juretz e’m plevitz Que als jorns de vòstra vida Non acsetz dòmna mas me. (Bec 2013, 52-53)
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Ami, voici bien longtemps
Ami, voici bien longtemps, Que vous m’avez délaissée, Et ce m’est peine et douleur Car vous m’aviez garanti Que de toute votre vie Vous n’auriez que moi pour dame.
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Vida contunha
Perque tanquères la pòrta. Las maissas d’una mòrt subta a mesura que viran los jorns. (CLP 2013, 100-101)
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Vie continue
Parce que tu as fermé la porte. Les mâchoires d’une mort brusque à mesure que passent les jours.
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36L’érotisme de la poésie de Maëlle Dupon n’est plus à démontrer. Quant aux troubadours et aux trobairitz, il est illusoire de croire qu’ils célébraient un amour uniquement platonique. Preuve en est l’œuvre de la comtesse de Die. La trobairitz a clamé haut et fort le désir qui l’habitait et la poésie de notre auteure y fait largement écho.
Estat ai en grèu cossirièr (st. 2 e 3)
Ben volria mon cavalièr Tener un ser en mos bratz nut Qu’el se’n tengra per ereubut Sol qu’a lui fezés cosselhièr, Car plus m’en sui abelida No fetz Floris de Blanchaflor : Eu l’autrei mon còr e m’amor, Mon sen, mos uòlhs e ma vida.
Bels amics, avinenz e bos, Quora’us tenrai en mon poder, Et que jagués ab vos un ser, Et que’us dès un bais amorós ? Sapchatz, gran talan n’auria Que’us tengués en luòc del marit, Ab çò que m’aguessetz plevit De far tot çò qu’eu volria. (Bec 2013, 86-87)
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Je voudrais bien tenir un soir
Je voudrais bien tenir un soir Mon chevalier nu dans mes bras Et qu’il se tienne pour comblé Si je lui servais de coussin, Car je suis de lui plus éprise Que Floire fut de Blanchefleur : Il a mon amour et ma vie, Ma raison, mes yeux et mon cœur.
Doux ami, charmant et courtois, Quand vous tiendrai-je en mon pouvoir, Couchée un soir auprès de vous Pour vous donner un baiser d’amour ? De vous serrer j’ai grande envie À la place de mon mari, Pourvu que vous m’eussiez promis De faire tout à mon désir.
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Indestructibles
Entre los braces bocas obèrtas, ta calor aspirada per l’estrencha quora me nègui. Èri subre tu. Tornant pegar los brigalhs del plaser, sodant a tas pòtas l’estrechesa dels sens. De pòtas doças. Èri dins un viatge. Al cap de l’intimitat. Rai de còs d’expausat, nusa coma al primièr jorn. La nuèit dintrava l’air d’a mesura, retrobant ton còs per lo carir. Te desiravi e desiravi ton desir, seguissiái la lutz. Per ligar tot lo desir a ma carn. (Oc 119, 2016, 40)
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Indestructibles8
Entre les bras bouches ouvertes, ta chaleur aspirée par l’étreinte quand je me noie. J’étais sur toi. Recollant les bribes du plaisir, soudant à tes lèvres l’étroitesse des sens. Des lèvres douces. J’étais dans un voyage. Au bout de l’intimité. Rayon de corps exposé, nue comme au premier jour. La nuit faisait rentrer l’air au fur et à mesure, retrouvant ton corps pour le chérir. Je te désirais et je désirais ton désir, je suivais la lumière. Pour lier tout le désir à ma chair.
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37Enfin, comme chez les trobairitz (et les troubadours), alors que les beaux jours sont synonyme de naissance de l’amour, l’hiver représente la mort de celui-ci. C’est bien par un triste jour d’hiver que la porte s’est refermée sur l’histoire d’amour de la jeune femme.
38Nous conclurons brièvement cette étude préliminaire. Les sonorités liquides du premier recueil de Maëlle Dupon, La color lenta de la pluèja, roulent sur chacun d’entre nous, telle la pluie lente, avant de nous emporter dans un tourbillon de sentiments aux couleurs complémentaires. Œuvre du désir et du plaisir, œuvre de l’oxymore où les sentiments les plus extrêmes se côtoient, la voix poétique déferle avec force. Passion passée, passion présente, passion toujours. Nous voici immergés dans l’intimité d’une jeune femme que nous sommes libres de partager et de nous approprier. Au lecteur, donc, d’entreprendre le long voyage introspectif que la poétesse lui propose et d’observer les couleurs changeantes de sa propre pluie, de sa propre vie.