1Marcello Drutel est née le 24 mai 1897 à Marseille. Elle morte à Toulon en 1985. Elle partage ses origines entre Marseille, du côté paternel, et Cuers (dans le Var), du côté maternel. Elle est la fille unique de Charles Gustave Drutel (1852-1928) et de Marie Thérèse Louise Pothonnier (1862-1956). Elle suit une scolarité au lycée Montgrand à Marseille avant de rejoindre la faculté de Lettres d’Aix-en-Provence. Elle commence sa carrière professionnelle à Cannes, puis à Sisteron, avant d’être recrutée comme professeure de provençal à l’école normale d’institutrices d’Aix-en-Provence. Elle occupe ce poste de 1919 à 1956.
2En 1933, elle fait paraître son premier recueil de poèmes, Li Desiranço (Drutel 1933, dans lequel « elle peint l’amour comme une force cosmique, ce qui heurte les sentiments des Félibres bien-pensants. Il y a chez elle une puissance épique dans le lyrisme amoureux qui ne peut convenir aux lieux communs des bienséances » (Camproux 1953, 212-213). Elle signait ses poèmes sous le pseudonyme L’Aubanelenco. Elle remporte, pour Li Desiranço, en 1934, le second prix de poésie aux Jeux floraux du Félibrige. Son second livre de l’amour, Intermezzo, est publié en 1963.
- 1 « Un groupe folklorique [qui] a été pour elle l’occasion de se mettre à l’apprentissage du tambour (...)
- 2 « Les femmes qui jouaient d’une petite flûte n’étaient pas très bien vues ». http://www.collectifp (...)
3Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, la jeune génération des lettres d’oc est largement mobilisée et le mouvement renaissantiste de langue d’oc est ébranlé, dépourvu de ses forces vives. Dans ce temps de crise nationale qui coïncide, paradoxalement, avec un soutien du gouvernement à l’égard des régionalistes, une première dans l’histoire de la France contemporaine, il apparaît important pour les acteurs du mouvement d’oc de maintenir un contact entre « l’arrière » et le front de manière à préparer la sortie de guerre tant attendue et ainsi donner une nouvelle impulsion à la renaissance d’oc. Dès l’entrée en guerre de la France, une « caisso de secours » est mise en place par Marcello Drutel. Elle a pour but de rassembler dans chaque maintenance du Félibrige des ouvrages et des journaux pour les envoyer aux félibres mobilisés. En retour, les soldats transmettent à la direction des revues des articles, des œuvres littéraires ou de simples lettres. À travers les revues, une relation de communication bilatérale est donc installée entre le front et « l’arrière ». Pendant la guerre, Drutel fonde, avec Cécile Dubrana-Lafargue, Lou Roudet de z’Ais, « un group fóuclouri [que] fuguè per elo l’óucasioun de se bouta a l’estùdi dóu tambourin »1 . De la publication de Li Desiranço en 1933 à la tambourinairo qu’elle devenait dans les années 40 alors que « li femo que jougavon lou galoubet èron gaire bèn visto2 », Marcello Drutel semble s’affranchir pleinement de la condition des femmes qui s’imposait dans cette première moitié du xxe siècle.
4En 1940, Pierre Azéma laisse à Marcello Drutel l’occasion de codiriger la revue Calendau aux côtés de Léon Teissier (1883-1981). Drutel prend également en charge la trésorerie. Avec Jeanne Barthès, directrice de la revue Trencavel, ce sont les deux seules félibresses de l’époque qui occupent des postes de responsabilités. En 1941, Drutel propose au gouvernement de Vichy un plan de l’enseignement public des filles de manière qu’elles
[les femmes] puissent être surtout animatrices obstinées de leurs travaux ménagers, fées enchanteresses de leurs familles et mères spirituelles de nombreux enfants de la patrie, au lieu de se diriger sans cesse vers un enseignement absolument semblable à celui des jeunes gens mâles du pays… (Ce que nous faisons actuellement avec nos classes uniques et mixtes du pays, qui oublient la spiritualité particulière des filles, et les devoirs des hommes, chefs de famille de demain). (Drutel 1983, 282-283)
5Fin février 1941, Marcello Drutel est appelée à Vichy où elle rencontre Jean Borotra, alors commissaire général à l’Éducation physique et aux sports et directeur de la Commission de l’Éducation générale et des sports. Elle lui fait part de ses opinions sur l’enseignement pour les filles. La commission propose à Marcello Drutel de rester à Vichy afin qu’elle apporte son aide sur le dossier en cours, proposition qu’elle refuse : « Cela m’aurait fait bien plaisir et grand honneur de pouvoir m’associer ainsi au gouvernement de Vichy. Mais j’avais la charge de ma mère très âgée, et dans ses quatre-vingts ans, elle avait infiniment besoin que je l’aide à vivre, au temps de sa troisième guerre surtout ! » (Drutel 1983, 283-284).
6À Cuers, mairie communiste, elle est connue pour ses positions politiques qu’elle ne changera pas ni pendant la guerre, ni même après semble-t-il :
Vous devinez sans peine qu’à la Libération de 1945, j’eus à craindre de payer sur-le-champ cette collaboration avec Vichy. J’eus ainsi à prendre vite bien des précautions pour la vieillesse de ma mère, pour le cas où je serais arrêtée soudain. Mais rien ne m’arriva et je pus exercer mon Professorat de Lettres jusqu’en 1958. (Drutel 1983, 284)
7Drutel est profondément provençale, profondément félibresse, et elle l’assume. Mais en 1940 le Félibrige souffre d’un immobilisme certain. La dévotion au maître, Frédéric Mistral, disparu depuis plus de 25 ans déjà à cette époque, ne permet pas de promouvoir une certaine modernité. Marcello Drutel se trouve, elle, dans une position triplement minoritaire : c’est une femme, dans un mouvement majoritairement masculin, elle écrivait l’amour et l’érotisme, un sujet tabou pour la société de l’époque, si elle reconnaît Mistral comme un maître en la matière de manier les mots et la langue d’oc, il n’est pas son modèle. C’est dans la jeune génération que Drutel voit l’espoir du renouveau félibréen :
S. André-Peyre nous fai tambèn remarca que lou naciounalisme mistralen es esta « la clau que despetello, — pèr embarra mai la Coumtesso dins sa tourre ».
Es-tu la fauto dóu Mèstre, vo di disciple ? E perdeque voudrian-ti de longo faire de la souto-imitacioun d’imitacioun mistalenco ?
- 3 « Sully André-Peyre nous fait aussi remarquer que le nationalisme mistralien a été « la clé qui ou (...)
Subretout, perdequé empacharian-ti nosto culturo umanisto de s’esvarta en de draio mouderno, e vertadierament umano, liogo de se cacalucha dins un fourmalisme mistralèn estré ? Es i jouvènt que mounton de nous moustra li camin nostre, pèr classi e lumenous que rèston, podon mena vèrs l’espressioun de touto la vido dóu mounde de vuei, e afourti que rèn d’uman e de vertadieramen vivènt ié dèu resta fourestié3. (Drutel, Calendau, Janv.-Mars 1941, 10)
- 4 « Un système de valeur esthétique, morale, pédagogique et philosophique, dont l’objectif idéal est (...)
- 5 « Nous n’irons pas jusqu’à dire que l’influence des troubadours n’y est pour rien dans ses œuvres (...)
8La pensée de Marcello Drutel est guidée par la notion d’humanisme, qu’elle définit comme « un sistèmo de valour estetico, mouralo, pedagougico e filousoufico, que soun presfa ideau n’es l’espelido coumplèto e armouniouso de tóuti li poutènci umano, dóumaci la coneissènço e l’estùdi dis antico civilisacioun grèco e roumano4 » (Drutel, Calendau, janv-mars 1941, 11). Pour la félibresse, l’inspiration et l’écriture des lettres d’oc prennent leur source dans la tradition antique, latine ou grecque. Pour elle encore, l’inspiration troubadouresque n’est que seconde : « Anarian pas fins-qu’à dire que l’enfluènci di troubadour es pèr ren dins sis obro ; diren soulamen qu’aquesto enfluènci es « segoundo », e noun pas decisivo, se n’en manco5 ! » (Drutel, Calendau, Janv.-Mars 1941, 4). Ce point de vue qu’elle exprime en 1941, elle le maintien dans son entretien avec Jean-Yves Casanova près de 40 ans après, en 1982 :
- 6 « Il y en a eu aussi des poétesses de l’antiquité pour l’amour, Sappho particulièrement, pourquoi (...)
n’i a agu de pouetesso de l’antiquitat pèr l’amour tambèn, Sappho precisamèn, per qué contunharian pas ? Es meme un ounour per nosto lengo de prèndre la seguido d’aquéli. E es çò qu’ai vougu faire : continua la tradicioun de la lengo e de la literaturo femenino dempuèi l’Antiquita6.
9En 1930, soit quelques années avant la publication de Li Desiranço, Marcello Drutel entretient une relation avec un prénommé Julien, comme en témoigne la correspondance retrouvée par Brigitte Orazio, nièce de Pierre Miremont, que nous remercions sincèrement pour nous l’avoir transmise. À l’heure actuelle, nous ne connaissons pas le nom de famille de ce Julien. Nous savons qu’il vit à Trinquetaille, quartier de la ville d’Arles, d’où il écrit ses lettres adressées à « sa petite Marcello » :
Chère petite Marcello,
Comme c’étais promis je ne peut rentrais aux Saintes que ce soir a 4 heures a cause de train supprimé.
- 7 Ces lettres, conservées aux archives du musée provençal de Château-Gombert (13) n’ont pas encore é (...)
J’appère [J’espère] que tu voudras bien m’excusé de la façon que jaie agit chez toi (brutal) même tu aurai du me mettre au pied du mur. En rentrant tu me dit que je vais trouvé ta maison en désordre, je n’ai plus osé te demander a voir tes appartement même tu te rappelle ma reponse je vient pour toi cruelle reponse, tu sais ma petite Marcello. (Lettre de Julien à Marcello Drutel, Trinquetaille, 21.08.19307)
10Julien n’est pas un homme de lettres, ce n’est pas un intellectuel. Les lettres sont rédigées dans un français que l’on pourrait, a minima, qualifier de peu académique. En ce sens, on peut penser que l’amant est issu de la classe populaire, relativement défavorisée. Dans sa lettre, Julien fait part de ses états d‘âme au sujet d’un comportement qu’il considère lui-même comme regrettable et qu’il aurait eu à l’égard de Marcello Drutel.
11Pour autant, dans sa réponse, la poétesse ne semble pas froissée par cet agissement « brutal » qu’aurait eu son amant envers elle. Elle est néanmoins touchée par le remords qu’il peut ressentir et dont il fait part dans sa lettre :
Ta chère lettre m’a attristée sentant que tu avais le cafard. Pourquoi es-tu triste ainsi mon chéri ? Tu as toujours l’habitude de t’inquiéter pour rien […] Pourquoi aussi t’accuses-tu d’être brutal ? […] Mais après ton amour, après notre première et complète union, j’ai su que je t’aimerai plus que tout au monde et que je pourrais être pleinement tienne, toujours. […] Tu es le seul homme dont j’ai été pleinement heureuse. (Lettre de Marcello Drutel à Julien, [s.l], 22.08.1930)
12Les différents sobriquets dont ils s’affublent, les déclarations abondantes de sentiments amoureux et l’évocation d’une scène de vie [au sujet d’une dame de Saint-Rémy qui aurait appris à Drutel à se coiffer en Arlésienne], témoignent du lien affectif qui les unit, de la relation passionnellement amoureuse qu’ils entretiennent.
13Aux questions que se pose Julien sur la relation affective qu’il entretien avec Drutel, elle répond par l’érotisme et la recherche d’une relation charnelle. Les premiers mots de sa lettre sont sans équivoque :
Hier au soir j’étais entièrement troublée par ton souvenir, par ton amour. Je suis sûre qu’après m’avoir écrit, en arrivant aux Saintes, tu as joui en pensant à moi — et moi, de loin j’étais heureuse. Inutile de te dire qu’après avoir reçu cette lettre, je n’ai pas été sage non plus. C’est dommage que nous soyons loin, nous aurions admirablement joui l’un de l’autre. […]
Ne t’ai-je pas bien souvent dit que je t’aimais pour ta force et ton ardeur ? […] J’ai été extrêmement émue du souvenir si cher que tu m’as rappelé, de notre première rencontre. Tu sais bien que je me rappelle parfaitement m’être traitée de rosse lorsque je t’ai senti pour la première fois caresser mes seins […] Il me semble toujours que je ne t’ai pas donné toutes les caresses, toutes les étreintes que tu peux désirer. Tu le sais aussi bien que moi, l’amour est une perpétuelle [étuve], une perpétuelle recherche. […] Tu sais bien qu’après avoir enchanté mes seins de tes mains, tu les enchantes de tes lèvres, de tout ton corps. Je sais aussi que mes lèvres ne sont pas seules à pouvoir te donner de la joie, que mes mains, mes seins, mon corps tout entier peuvent répondre à ton amour.
14La relation entre Julien et Marcello Drutel semble complète, oscillant entre la sphère des sentiments et le désir charnel. Marcello Drutel termine sa lettre par une référence à son écriture poétique : « Dis-moi si tu as compris ma poésie ». La poétesse est à ce moment-là, en 1930, dans la rédaction de Li Desiranço. Il devient alors envisageable que les poèmes érotiques de 1933 sont, en partie, destinés à son amant et qu’ils mettent en scène leur relation.
15Avant de rencontrer Julien, Drutel semble avoir eu une autre relation avec un homme : « J’avais peur, croyant en ce temps-là aimer encore mon ami de [Lançon], de te faire souffrir en acceptant tes caresses, et en n’étant pas pleinement tienne » (Lettre de Drutel à Julien, 1930).
- 8 Entretien téléphonique avec Brigitte Orazio, mars 2021.
16À partir de 1957, la poétesse héberge Pierre Miremont (1901-1979) à Cuers. Leur rencontre semble naître d’une correspondance épistolaire pendant la seconde guerre mondiale. Le félibre du Périgord noir vient de divorcer. Il quitte Marseille, où il officiait en temps qu’inspecteur des assurances, pour s’installer à Cuers. Ils entretiennent alors une relation de couple. Miremont ne semblait pas cacher l’érotisme de sa compagne, alors qu’il confessait à son fils que Marcello Drutel était « d’un érotisme incroyable8 ». La relation qu’entretient Drutel avec Miremont semble complètement différente, sur un point, à celle qu’elle entretenait avec son amant Julien. Miremont est un homme de lettres, un intellectuel, ils partagent communément la langue d’oc. Marcello Drutel ne semble pas attacher une quelconque importance à la classe sociale de ses amants, en témoigne la différence socioprofessionnelle de Miremont et de Julien.
17L’affranchissement de l’organisation phallocrate de la société dont Marcello Drutel fait preuve en tant que félibresse à la forte personnalité et solidaire de ses consœurs (Farfantello, Nono Judlin, Philadephe de Gerde, Calelhon), en tant que « tambourinaire », en tant qu’écrivaine et actrice d’un érotisme avoué, cet affranchissement détonne avec ses prises de position au sujet de la condition féminine dans la société des années 40 :
Depuis lors, devant la décadence de notre enseignement ayant supprimé la Morale et l’Histoire, et l’avilissement de notre France où périssent la famille, le rôle véritable des filles, la fécondité des femmes avec la pilule et l’avortement légal, et la conviction religieuse du devoir des jeunes envers la patrie, je regrette bien souvent de ne pas avoir pu rester à Vichy, pour y travailler activement avec J. Borotra, et son équipe de collaborateurs vaillants, afin d’enrichir définitivement l’enseignement des filles (Drutel 1983, 285).
- 9 « Ils ont surtout peur qu’elles leur marchent dessus, qu’elles soient plus grandes qu’eux ». Entre (...)
- 10 « c’était une petite œuvre mais cependant, l’œuvre de Farfan[tello] et la mienne étaient déjà plus (...)
18Finalement, la pensée de Drutel au sujet de la place des femmes dans la société est quelque peu paradoxale. Si elle déclare que les hommes « An subretout pòu que ié marchan dessus e que siguen pus grando qu’eli9 », elle n’y voit là aucune injustice. Si elle soutient la littérature des félibresses, elle conteste par ailleurs le prix de Nono Judlin aux Jeux floraux de 1941 qui pour Drutel « èro una pichouno obro, mai pamens, l’obro de Farfan[tello] e la miéuno èron ja plus grandao10 ». Enfin, Drutel semble forger sa propre conception de la morale selon laquelle le désir sexuel et la quête charnelle sont les maîtres mots. Toutefois, l’aboutissement de cette quête doit résider, selon la culture judéo-chrétienne, dans l’enfantement — elle dénonce la légalisation de l’avortement et de la contraception. C’est bien là que réside toute la complexité du rôle des femmes dans une société dominée par les hommes, où les femmes se retrouvent constamment confrontées au dilemme liberté privée vs. rigueur morale publique.
- 11 Drutel choisit de signer ses recueils « L’Aubanelenco ». Ce nom figure seul sur Li Desiranço en 19 (...)
- 12 Intermezzo porte comme sous-titre « Lou segound libre de l’Amour », ce qui renforce la filiation a (...)
- 13 Les recensions critiques contemporaines de la publication du recueil n’ont pas toujours insisté su (...)
- 14 Marcello Drutel a particulièrement insisté sur ce point dans l’entretien qu’elle nous a accordé le (...)
- 15 Suivant sur ce point Jung, la Libido ne se limite pas pour nous à la pulsion sexuelle, mais désign (...)
19Tout commence, littérairement parlant, par Aubanel : se placer sous les auspices du chantre provençal de la lyrique amoureuse révèle deux ambitions importantes : Marcello Drutel affirme une filiation littéraire et linguistique, puis s’inscrit dans un mouvement plus large que la littérature d’oc, entreprise d’écriture consistant à dévoiler la parole du désir, à l’inscrire et à la configurer dans une perspective littéraire. Cette volonté est double : Marcello Drutel s’insère dans la lyrique amoureuse, mais choisit également de revendiquer une voix féminine, de Sappho aux trobairitz, sans que l’on puisse pour autant, nous le verrons, assimiler son œuvre à un cheminement purement féministe11. Si l’on considère ce que la parole du désir possède de plus intempestif et d’éminemment transgressif, nous sommes en présence, dès la parution des Desiranço en 1933, d’une volonté affirmée d’asseoir une parole poétique originale. Marcello Drutel n’est certes pas une inconnue au début des années trente ; son action et ses précédentes publications dans diverses revues ont déjà assuré sa présence parmi cette génération féminine, ces félibresses dont les représentantes les plus illustres sont, avec elle, Farfantello (Henriette Dibon), Nono Judlin, Clardeluno, Calelhon et bien d’autres encore. Nous pourrions donc lire les Desiranço et le recueil qui en constitue en quelque sorte le terminus ad quem, Intermezzo, publié bien plus tard, en 196312, comme la mise en perspective de l’affirmation d’une voix poétique, mais ces poèmes ne constituent pas seulement une prise de parole ; ce serait mésestimer la fonction même des Desiranço, la nature profonde de cette poésie, que de la réduire à une présence générationnelle, voire féminine, car elle dévoile les fondements d’une expression du désir amoureux13. Le choix du pseudonyme, « l’Aubanelenco », auquel Drutel a tenu toute son existence14, certifie la filiation d’oc, mais institue, comme le fit le poète avignonnais, une indispensable condition au poème imprimé et au-delà à l’acte même de l’écriture : la liaison — et par antiphrase la « déliaison » (Green 1992) — avec les mécanismes les plus secrets, à la fois ténébreux et solaires, les arcanes les plus complexes du sentiment du désir, de cette pulsation de la libido dont l’émergence érotique n’est qu’un aspect, certes singulier, existant en fonction de l’affirmation de « l’être-disant » dévoilement de « l’être-désirant15 ».
- 16 Emmanuel Desiles (2021) a tenté quelques reconnaissances qu’il conviendrait de poursuivre à la foi (...)
- 17 Nous nous distancions d’une lecture purement féministe qui envisagerait Li Desiranço comme la paro (...)
- 18 L’érotisme de Drutel est fondamentalement chrétien, faisant référence au Cantique des Cantiques et (...)
- 19 Treib selon la définition qu’en donne Freud dès 1905 dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle (...)
- 20 C’est ce qu’elle affirme dans l’entretien de 1982.
- 21 Le titre français ne figure pas sur la couverture mais à l’intérieur de l’ouvrage.
20Nous pourrions en fonction de cette lecture réévaluer la réception de ce recueil16, non pas en considérant seulement l’irruption d’un texte féminin sur le désir et l’accueil « masculin » qu’il a suscité17, mais aussi la nature transgressive d’une illustration des thèmes érotiques18. Li Desiranço, malgré leur structure et leur caractère concrètement élaborés, constitue un ensemble de poèmes échappant à leur propre auteur, un Trieb poétique dont les origines et les nécessités seraient en partie étrangères à la conscience et aux volontés manifestes19. Cette lecture est corroborée par le titre même du recueil : Desiranço et non « desir », la suffixation en -anço, commune en provençal, et désignant l’action exprimée par le verbe (ici desira, verbe non-dit, non-avoué) détermine non seulement le mouvement, l’état de l’être, mais aussi « l’élan » des désirs selon une traduction française que Marcello Drutel aurait bien voulu corriger au soir de son existence20, ayant compris qu’une traduction française par Les Désirs, était réductrice et ne laissait aucune place au mouvement, donc au temps nécessaire au chemin de l’accomplissement du plaisir21.
- 22 Drutel remplace dans cette citation crides par ploures, fidèle en cela aux premières versions d’Au (...)
21Le patronage aubanélien s’institue par l’exergue que porte le recueil : trois vers du célèbre poème XXII de La Mióugrano entre-duberto, suivis du dernier vers de Patimen des Fiho d’Avignoun22 (Drutel 1933, 3), Drutel insérant son recueil dans le caractère particulier de la déploration amoureuse. Cette première citation aubanélienne est suivie d’une autre, en guise d’Avertimen, tirée du Pastre, pièce dramatique dont le thème constitua pendant de longues années un obstacle à sa publication. Cette deuxième citation nous paraît exemplaire, car elle détermine une lecture du désir érotique selon une voie que nous ne soupçonnerions pas. Les vers cités du sonnet d’Aubanel mis en exergue du Pastre, et adressé au lecteur, dévoilent l’intention de l’auteur :
- 23 Drutel transforme quelque peu le propos d’Aubanel : « Moun dramo es simplamen un dramo de naturo » (...)
Moun « libre » es simplamen uno obro de naturo :
L’ai escri pèr li mascle e noun pèr li cresta…23 (Drutel 1933, 7)
- 24 Drutel utilise Aubanel en ne respectant pas toujours le texte premier, ni l’ordre des vers. Il est (...)
22Drutel reprend à son tour l’imposition d’un désir farouche, incontrôlé et incontrôlable, mais de toutes évidences lié à un état de « nature » de l’être, un Trieb que Lou Pastre illustre à merveille et, qu’au même siècle, Le Faune de Mallarmé, ami d’Aubanel, a également évoqué. Dans ce même Avertimen, un autre vers du sonnet d’Aubanel est cité : « Car tout ome, à soun ouro, es arèt, bòchi, brau » (Drutel 1933, 7 ; Aubanel 1944, 2), exprimant ainsi le caractère irrépressible de la pulsion24. Ces vers sont choisis à dessein : ils explorent la conscience humaine des pulsions, en déterminent l’évocation et les images brutes, quitte à choquer, à heurter les sensibilités, mais ils affirment aussi la déploration du sentiment amoureux en posant la question fondamentale des origines du désir, interrogeant ce cor, son attrait et sa douleur.
- 25 (Drutel 1933, 63, 65, 67, 77, 83, 139, 165) : « Moun amo a passa pèr lou fiò d’amour, / Pèr lou fi (...)
23D’autres citations parsèment ce recueil : deux vers de Folco de Baroncelli en en-tête de la partie « Amour », deux d’Aubanel en exergue de la sous-partie « Tristan », toujours du même poète, deux en en-tête du poème Plang, quatre avant Doulènci, également d’Aubanel, deux de Musset en en-tête de Regrèt, deux de Joseph d’Arbaud en en exergue des Plang et de Primo tardiero, auxquels nous pourrions ajouter l’autocitation en en-tête d’Intermezzo et un vers de Pierre Fontan avant le Proulogue de ce même recueil25. Ces citations dessinent un paysage littéraire provençal témoignant de la filiation aubanélienne (ainsi que, toujours fidèle à Aubanel, Musset), des amitiés littéraires et des admirations (Baroncelli, D’Arbaud). Il est clair que Drutel expose dans son recueil son territoire poétique, essentiellement celui de la lyrique amoureuse ; y sont exclus d’autres grands Félibres, Roumanille, Mistral en premier lieu, mais aussi ses amies poètes, Farfantello ou Nono Judlin, sans doute pas assez reconnues à cette époque.
- 26 Une lecture psychanalytique nécessiterait de s’arrêter sur ce subriston, construction que Drutel t (...)
24En fonction des lectures anciennes, qui furent les nôtres ainsi que celles de nombreux critiques, nous avions compris Li Desiranço comme une illustration quelque peu idéalisée du désir, comme l’ensemble de la lyrique amoureuse le propose. Néanmoins, deux aspects avaient retenu notre attention : ces vers d’Aubanel instituant une primauté du désir physique, ainsi que l’insistance de Marcello Drutel elle-même à revendiquer la force de ses poèmes et leur origine précise. Elle nous confiait ainsi en 1982 que l’organisation des différentes parties « masculines » et « féminines » lui étaient naturelles, et que les images qui y étaient associées lui avaient été accordées par la réalité. D’autre part, la datation des poèmes, ainsi que ceux d’Intermezzo, pouvait laisser penser à l’élaboration d’un journal poétique érotique, semblable à celui que Guillaume Apollinaire adresse à Louise de Coligny-Châtillon, en 1914-1915, ou à sa fiancée Madeleine (Apollinaire 2010, 2009). Certes, tout comme chez Apollinaire, ce journal transfigure la réalité, nécessaire assomption du désir vers les images absolues du fantasme érotique. Ces deux aspects pouvaient néanmoins laisser transparaître une poétique fondée sur une réalité à laquelle Marcello Drutel ne voulut pas, en 1982, répondre, mais qui aujourd’hui apparaît cernable. À partir de ce qui apparaît comme un journal poétique d’une relation amoureuse, son assomption dans Li Desiranço et la chute inexorable de la passion dans Intermezzo, la lecture de ces poèmes doit être reconsidérée. Marcello Drutel tient, en quelque sorte, de 1930, plus exactement du 14 mai 1930 au 13 avril 1945, le journal amoureux d’une relation que l’écriture transfigure. Il y eut bien sûr des interruptions : si nous suivons le fil chronologique, quatre poèmes datent de 1930, vingt de 1931, douze de 1932 et un de 1933 dans Li Desiranço, et dans Intermezzo onze poèmes sont datés de 1934, dix-sept de 1935, trois de 1936, un de 1943 et un ultime, au titre significatif de Épilogue, en 1945, ces deux derniers poèmes relevant, non plus de la déploration, mais d’un dépit assumé. La correspondance de Marcello Drutel corrobore, pour ce que nous en savons au moment de l’écriture de cette étude, les dates des poèmes qui déterminent ce journal érotique et poétique de mai 1930 (le premier poème, Cansoun d’amour, est assez clair sur les intentions des actes décrits), aux productions de septembre-décembre 1935 et 1936, déjà amères, quelques années qui ont nourri l’inspiration amoureuse et permis l’élaboration d’un ensemble poétique difficilement cernable en son temps. L’épilogue d’Intermezzo est clair, l’expérience amoureuse est consubstantielle d’une expérience poétique, épiphanie du désir, le dernier vers du recueil, refermant en quelque sorte la parenthèse : « Li Fiéu de moun amour subriston dins mi cant !26 » (Drutel, 1963, 95).
25Li Desiranço porte en filigrane la marque de cette situation vécue. Le poème introductif Tibi !, adressé à l’amant, pose la question essentielle de la réalité recouvrant les poèmes :
D’ùni cercaran quau fuguères tu,
S’ères jouine e bèu coume lou Diéu Mèstre,
Perqué noste amour siguè rescoundu ;
Mai saupran pas rèn, que la joio fèro
Dis ouro de frau que nous an mescla
E qu’an fa greia moun obro proumiero. (Drutel 1933, 11-13)
- 27 Notamment dans le poème L’Autar (Drutel 1933, 135) auquel fait écho l’émouvant Pèr l’enfant qu’ai (...)
- 28 Il est possible que la vérité de cette relation n’ait pas été inconnue des proches de Drutel, de s (...)
26Ces propos induisent une clé de lecture : on peut certes rechercher les formes d’une réalité, l’essentiel se situe dans « l’obro proumiero », dans la transfiguration de la situation réelle en poème, l’écriture jouant ici le rôle d’un viatique indispensable à la réalisation du dire du voyage amoureux. Drutel revient plusieurs fois sur la réalité de sa relation amoureuse, citant plusieurs faits, notamment celui, douloureux, du renoncement à la maternité27, à ne pas pouvoir vivre la vie commune d’un couple, échos lointains d’une relation adultérine qui ne peut être avouée28. Ne pas rechercher de vérité réelle, là où seul le texte poétique suffit, telle semble être la réponse préparée à l’avance par Marcello Drutel à ses détracteurs qui furent, on le sait, nombreux. Vouloir retrouver dans une œuvre littéraire des éléments d’une réalité biographique est une antienne dont ne se débarrasse pas la critique ; Drutel semble prévenir à l’avance ses lecteurs : on le pourrait, mais cela serait réduire l’œuvre à une simple relation amoureuse ce qu’elle n’est pas tout à fait, car l’évocation poétique du désir provoque de toute évidence une transfiguration de la réalité qui, alliée elle-même aux images récurrentes contenues dans la psyché, détermine le texte littéraire. Emmanuel Desiles a raison d’évoquer « le conséquent et le causal » (Desiles, 2021), car la création littéraire s’appuie sur des éléments et des structures psychiques antérieurs à toute réalité vécue, la psychanalyse ayant de nombreuse fois montrée que ces mêmes situations ne sont que des répétitions conformes à des chemins préalablement empruntés. Savoir ce qui prédispose le sujet Marcello Drutel à s’inscrire poétiquement dans la lyrique amoureuse conduit non pas à une effraction — nous ne possèderont jamais toutes les clés de lecture —, mais à réaliser que l’écriture se construit en étroite relation avec ces mécanismes psychiques. Les images poétiques des Desiranço constituent donc les éléments d’appréciation de l’inscription de cette psyché dans l’œuvre littéraire. Au fur et à mesure de notre analyse, nous sommes tentés de nous éloigner de la réalité, considérant qu’elle ne serait en quelque sorte qu’un « prétexte » afin que les images du désir puissent naître poétiquement. Cet appui est néanmoins nécessaire pour que le texte s’érige en transfiguration, et c’est ce point de convergence qui nous intrigue, nous passionne et nous émeut.
- 29 Seul le dernier poème, Gacho, relégué en toute fin du recueil, ne fait pas partie de la thématique (...)
27La structure des Desiranço est ordonnée suivant des chapitres recueillant tour à tour la parole de l’amant puis celle de l’amante : le poème inaugural, Tibi !, adresse on ne peut plus claire à l’homme, donne le ton, définissant déjà les cadres d’une assomption amoureuse, puis viennent différentes parties : « Li Cant », « Amour » où tour à tour « Tristan » et « Iseut » se répondent, « Li Plang », puis « Lis Oufrèndo29 ». Cette organisation a été savamment pensée par Drutel et permet de se distancier de la chronologie amoureuse, les poèmes ne la suivant pas, contrairement à Intermezzo qui sera plus respectueux du temps amoureux. Pour Drutel, ce qui apparaît important, est de décrire l’intensité du désir et du plaisir, de se référer à une union physique conçue comme une assomption quasi mystique où la chair jouerait en quelque sorte le rôle d’un viatique nécessaire, poèmes « aurant dins lou cèu » comme il est écrit dans Tibi ! (Drutel 1933, 13). L’idée centrale qui s’impose à la lecture est donc celle de la puissance créatrice associée à la puissance physique de l’amour, comme si écrire était consubstantiel à un orgasme ou parvenait à réaliser, sur deux niveaux différents, une union entre acte poétique et acte physique. Drutel donne ainsi des clés qui nous permettent de comprendre le mécanisme de l’acte littéraire créateur nécessairement associé, tributaire même, des pulsions libidinales de la psyché, liaison indispensable dans la lyrique amoureuse et qui, nous le verrons, sera contrebalancée par la pulsion de mort. Cette puissance de la libido dévoile des forces créatrices que le poète entend utiliser ; le livre d’amour — songeons encore à Aubanel — est donc offert à l’homme, celui qui permet cette assomption à la fois littéraire, physique et quasi religieuse.
- 30 Remarquons donc que cette idée éloigne considérablement Drutel du féminisme tel qu’il est pensé de (...)
- 31 Il serait ainsi profitable de recourir à la correspondance conservée dans les archives Drutel afin (...)
28L’homme le permet : en effet, il est le concepteur et le révélateur de la puissance du désir30. Emmanuel Desiles a remarqué, à juste titre, que ces évocations s’établissaient selon une loi quasi ancestrale, celle d’être régies par le désir masculin ou plus particulièrement par l’émergence jaillissante, quasi éjaculatoire, des images de ce désir nécessaire à la femme pour son épanouissement : « envanc pouderous », « bèu mascle pouderous », « Mascle, Mèstre de la vido » (Drutel 1933, 11, 37), les images abondent dans l’ensemble du recueil. Le désir est suscité par l’homme, le plaisir conduit par l’homme, le corps de la femme est « exalté » par le « mascle » (Desiles 2021, 87), sexualité tributaire du désir masculin. Cependant, c’est à partir de ce désir que la femme s’épanouit et trouve en elle-même les forces nécessaires à une exaltation du corps et de l’âme. Ce que Jacques Lacan a décrit comme étant le « phallus, signifiant privilégié du désir » (Lacan 1966) est ici clairement phallus masculin, puissance virile à laquelle la femme, si n’y est pas totalement soumise, demeure incontestablement fascinée, au sens étymologique du fascinus. C’est cette puissance évocatrice de la libido, et singulièrement de la force masculine, qui permet d’affirmer la nécessité de la fusion amoureuse : la moitié de soi de la femme des Desiranço est l’amant et au-delà l’homme qui le symbolise, cet être unique créé par la passion amoureuse qui est tour à tour partie de soi et extérieur de soi. Cette fusion, impossible dans la réalité hormis celle qui existe biologiquement entre la mère et l’embryon, concentre les éléments créateurs de l’acte poétique qui n’apparaît plus comme la simple description que renfermerait un journal érotique, mais comme une transfiguration de la réalité ; c’est à ce point en effet que survient le jeu d’une idéalisation sans cesse combattue par un retour aux situations réelles31.
29De ce point de vue, il n’existerait aucune situation transgressive dans les Desiranço, si ce n’est celle d’une voix féminine clairement assumée. Et pourtant… La transgression, nous la constatons dans la rupture avec l’image de la fonction maternelle, celle qui, dans les affres de la fusion amoureuse, évolue de l’imago maternelle à l’imago féminine, images et représentations fréquemment étudiées et analysées. En effet, il n’existe pas dans les Desiranço une fonction maternante de l’amante, ni même paternante de l’amant, mais au contraire d’un développement, toujours dans le cadre d’un phallus signifiant, d’une conformité féminine à la sexualité masculine, femme phallique en quelque sorte. L’exemple le plus probant est celui observé à la lecture des poèmes illustrant le sein féminin qui, en aucun cas, apparaît teintée de fonction maternelle : « sen gounfle que tremolo », « boumbu de fremo ardènto », et quand l’amant vient téter les seins de la femme, ce n’est pas d’allaitement qu’il s’agit, mais de plaisir, car le sein est « gounfle de coumbour » et l’homme n’y tire aucun lait, mais l’amante y ressent du plaisir : « E mi pousso en freni dóu maca de ti labro » (Drutel 1933, 43, 87, 24, 115). Emmanuel Desiles, qui évoque à raison un « phallus mammaire » a bien relevé que cette image tranchait avec les évocations mistraliennes du sein maternel (Desiles 2021, 88), et c’est Aubanel qui nous fournit une fois de plus une clé de lecture dans son poème singulièrement transgressif La Man — titre homophonique que l’on peut comprendre comme L’Amant — qui décrit la naissance du désir masculin devant le spectacle d’une femme allaitant son nouveau-né (Aubanel 1980b, 280). L’Aubanelenco est dans cette voix transgressive, car les seins de l’amante sont source de plaisir pour l’homme, mais aussi pour elle-même, et ne jouent pas leur fonction maternelle. On peut donc comprendre ce qui a pu heurter la sensibilité masculine des lecteurs de 1933, car cette femme phallique, conquérante, assurée de sa soumission mais aussi de son pouvoir paradoxal n’a pas manqué d’effrayer, de rebuter. Le lecteur s’éloigne de la vision traditionnelle portée par la lyrique amoureuse, celle de l’amour impossible et distancié des troubadours, celle empêchée par la mort, celle du désespoir amoureux devant l’absence, car ce qui nature cette lyrique singulière, c’est cette évocation de la puissance créatrice de la libido, ce Trieb qui mène à l’exaltation. L’exultation des corps devient une épiphanie poétique.
30Li Desiranço porte néanmoins en germe l’extinction du désir, non pas celui de l’homme toujours surpuissant, amant auquel la femme demande d’être en permanence satisfaite, mais celui d’une nécessaire inscription dans le temps. Cela est bien connu : c’est le temps qui met fin à la passion amoureuse. Ce dernier ne joue pas en faveur de la relation et, étant donné les conditions adultérines de cet amour, il est évident qu’une fois l’épiphanie effacée, la réalité s’impose. L’art de Drutel est d’insinuer tout doucement le poison dans les veines, car l’amour s’enfuit, et le sentiment du vide, bien présent à l’extinction du désir que constitue finalement le plaisir, vacuité post-coïtale maintes fois évoquée, s’insinue pour venir troubler l’ordre naturel de l’exaltation. La perte de l’objet n’entraîne pas ici une blessure narcissique, mais un sentiment de vacuité intérieure relatif au trauma de toutes les pertes.
31En terme psychanalytique, nous référant à la troisième topique freudienne, la constante et nécessaire hésitation entre pulsion de vie et pulsion de mort trouve dans la passion amoureuse une illustration exemplaire : s’expriment indiciblement, même dans les instants de pure extase, les prémisses d’un sentiment d’abandon, un délaissement, les orées d’une déréliction que la psyché ressent, tenaillée par l’idée obsédante que tout à une fin, et cette pulsion qui mène vers l’infini d’une matière noire semble envahir les poèmes, désir enfui, amant évanoui, ce qui sera exprimé de façon encore plus claire dans Intermezzo, le dernier poème venant enclore le livre de l’amour dans la cathédrale constituée par ces deux recueils. Si ces poèmes ne représentent pas une crypte au sens psychanalytique du terme, ils évoquent néanmoins l’absolue prégnance de la vacuité et de l’absence, tout cela, mêlée à l’exaltation des corps, ce que la chronologie troublée n’indique pas toujours. La perte de l’objet amoureux, Drutel la ressent dans son âme et son corps de deux façons : par le reflux du désir après le plaisir, mais également par l’antienne inspirée par la pulsion de mort qui lui signifie qu’en toute fin la vacuité et l’absence régneront. Il est probable que la situation singulière de la relation vécue par Marcello Drutel ait pesé sur cette vision et sur le sentiment de vacuité intérieure qui perce dans Li Desiranço et émerge tout à fait dans Intermezzo, mais la psychanalyse rappellerait avec justesse que l’on n’emprunte pas certains chemins par hasard…
32La lecture renouvelée des Desiranço nous permet ainsi de cerner au plus près plusieurs phénomènes. Certains, sociolittéraires, constituent une source de recherche intéressante, comme la nature de la réception dont il reste à analyser plus en détail les tenants et les aboutissants, le rôle et la place de Marcello Drutel et des félibresses dans le concert culturel d’oc. Ce qui n’est pas nouveau, mais que l’on découvre avec plus d’acuité encore de nos jours, c’est l’affirmation de la voix féminine, l’exposition de son désir et de celui de l’homme. Une autre analyse retient cependant notre attention : elle provient de l’idée essentielle consistant à établir une liaison entre l’acte d’écriture et les soubassements psychiques qui la déterminent. Loin de nous l’idée d’effectuer en ces quelques lignes une psychanalyse, par ailleurs impossible et absolument pas souhaitable, de Marcello Drutel, mais force est de constater que Li Desiranço offrent au lecteur non seulement la description de l’exaltation physique des corps, mais également l’idée primordiale que cette assomption physique se noue à une épiphanie poétique déterminant le poème. Il aura peut-être fallu près d’un siècle pour lire les Desiranço de cette façon, mais le temps ici effleure à peine le poème.