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AcuèlhNumérosTome CXXV n°2Écritures de femmes occitanes et ...Lazarino de Manosco : une écritur...

Écritures de femmes occitanes et frioulanes (XIXe-XXIe siècle)

Lazarino de Manosco : une écriture féminine multiforme à la fin du xixe siècle

Sylvan Chabaud
p. 259-282

Resumits

À la fin du xixe siècle, une manosquine installée à Marseille, Lazarine Nègre, signa de nombreux articles et poèmes en langue d’oc pour le journal La Sartan ou L’Aiòli du Félibrige et se fit connaître auprès de Frédéric Mistral, Paul Arène, entre autres. Une grande partie de ses écrits furent rassemblés et publiés par Paul Ruat en 1904. Nous essaierons de mettre en évidence les principales formes d’écriture choisies par cette femme des Lettres provençales. Comment s’organise ce corpus qui paraît à première vue fragmenté ? Nous prendrons en compte les nombreux textes réunis, après sa mort, dans un recueil intitulé Li Remembranço, mais également les manuscrits et notamment une pièce de théâtre. C’est en explorant trois formes principales que nous proposons cette découverte de l’écriture de Lazarine : tout d’abord sa plume poétique (poèmes et chansons) puis son goût prononcé pour la prose (souvenirs et récits du quotidien) et enfin son expérience théâtrale (à travers un drame inédit : Amour de maire).

Debuta de pagina

Tèxte complet

  • 1  Les lettres de Lazarine à Mistral sont conservées au Musée Frédéric Mistral à Maillane. Malheureus (...)

1En 2007, l’association Manosquine de Recherches Historiques et Naturelles proposait une nouvelle édition du recueil Li Remembranço de Lazarine de Manosque qui, depuis sa première publication en 1903, était devenu introuvable. Fort heureusement, la journaliste Claire Frédéric avait fourni en 1986 une étude approfondie permettant de mieux connaître cette écrivaine provençale en s’appuyant notamment sur sa correspondance avec Frédéric Mistral1. Plus récemment, l’ouvrage de Rose Blin-Mioch sur Lydie Wilson (Blin-Mioch 2013) a par exemple permis de remettre sur le devant de la scène les figures féminines occitanes du xixe siècle. Ce sont des travaux nécessaires car il faut nous rendre à l’évidence : les anthologies de littérature occitane n’accordent que peu de place à ces voix singulières, souvent éparpillées, de façon trop sporadique, trop fragmentée, au gré d’éditions en revues et journaux.

  • 2  Où elle tenait une boutique assez importante, avec l’aide de sa sœur Rosalie.
  • 3  Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, cote 001 J 531.
  • 4  L’auteur du Bon tèms, un recueil de pièces républicaines en langue d’oc, ouvrage ayant connu un ce (...)

2Lazarine Nègre, de son nom de plume en provençal Lazarino de Manosco, n’échappe pas à la règle. Si sa sœur Rosalie n’avait pas réussi, en 1903, l’entreprise d’une édition posthume compilant ses principaux textes avec le soutien de Frédéric Mistral et d’Elzéard Rougier, chez Ruat à Marseille, son écriture serait demeurée peu accessible. Il n’y a là rien d’étonnant, la littérature féminine en langue d’oc est confrontée aux mêmes problématiques qu’ailleurs, en Europe, à cette époque. Nous connaissons les difficultés qu’ont rencontrées les femmes, en ce temps-là, pour diffuser leurs œuvres et, pour certaines d’entre elles, vivre de leur plume (Mollier 2006, 313-333). Ajoutons à cela l’origine sociale de Lazarine, fille de paysans modestes, femme mariée à l’âge de quinze ans, puis divorcée en 1887 qui dut refaire sa vie à Marseille. Nous ne reviendrons pas sur son parcours de vie ici, il est bien connu (Frédéric 1986, 6-18). Nous rappellerons seulement les difficultés qu’elle a dû affronter et le peu de temps libre que lui accordait son métier de vendeuse de volaille au marché des Capucins2. Malgré tout cela, Lazarine n’a jamais cessé d’écrire. Il semblerait d’ailleurs que l’écriture ait constitué pour elle un espace de liberté essentiel. Nous savons grâce aux cahiers manuscrits conservés aux Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence3 qu’elle écrivit en français d’abord, sous le nom de Lazarine Pourcin (le nom de Pourcin est ensuite raturé, après son divorce). Son passage au provençal semble s’effectuer à Marseille, après sa rupture. Il est intéressant de noter cette corrélation entre le changement de langue d’écriture et le changement de vie. Nous avons cependant repéré des traces d’une lecture et d’une pratique du provençal à l’écrit, dès 1881, lorsqu’elle adresse plusieurs courriers, notamment deux poèmes en provençal à Rémy Marcellin4. Le déclic de l’écriture dans la langue naturelle de sa famille (son père ne parlait que le provençal), elle le décrit clairement dans une lettre à Mistral (Frédéric 2006, 30) évoquant un prêche de Xavier de Fourvière où elle découvre toute la richesse évocatrice de sa bello lengo.

3Nous nous intéresserons ici à la grande variété de son œuvre provençale tout en prenant en compte les quelques pièces en français que nous avons pu consulter en archives. Nous essaierons ainsi de mettre en évidence les principales formes d’écriture choisies par la Manosquine. Est-ce que l’une d’entre elles domine le corpus, en quantité du moins ? Comment s’organise cette écriture, à première vue fragmentée, que Lazarine développe « à temps volé » pour reprendre l’une de ses formules (Frédéric 2006, 30) ? Une certaine cohérence se détache-t-elle de l’ensemble et y a-t-il eu une volonté de « faire œuvre », de s’affirmer comme une véritable auteure ? Nous prendrons en compte les nombreux textes réunis par Rosalie, mais également les manuscrits et surtout l’un des plus intéressants, à notre avis : une pièce de théâtre en langue d’oc. Les journaux tels que La Sartan, L’Aiòli ou Sisteron Journal seront aussi évoqués. C’est en explorant trois formes principales que nous proposons cette découverte de l’écriture de Lazarine : tout d’abord sa plume poétique (entre courts poèmes et chansons), puis son goût prononcé pour la prose (entre souvenirs et récits du quotidien) et enfin son expérience théâtrale (à travers le drame inédit : Amour de maire).

La rimo sartaniero

Une plume républicaine

4Les premiers textes de Lazarine sont des poèmes, en français. Ils sont demeurés manuscrits, seuls certains extraits de ces pièces rimées ont été retranscrits dans l’ouvrage de Claire Frédéric, notamment cette déclaration d’amour à la République :

Et quand je réfléchis à cette cruauté
Que tolérait, hélas, l’indigne royauté,
Je sens mon cœur épris d’une pensée unique,
Fonder la liberté sous ce nom : « République !… »
(Frédéric 1986, 7)

5La plupart de ces poèmes possèdent, en effet, une tonalité revendicative et illustrent l’engagement politique de Lazarine qui, comme nombre de ses concitoyens bas-alpins, adhère aux idéaux d’une république sociale. Il est tout à fait significatif de voir que la poétesse (encore mariée à Eugène Pourcin) écrit régulièrement à Rémy Marcellin, un félibre républicain convaincu qui se rapprocha, notamment, de Louis-Xavier de Ricard et d’Auguste Fourès. Nos recherches sont encore en cours à ce sujet, mais nous pouvons supposer que l’auteure des Remembranço est issue d’un milieu favorable à ces idées. Manosque a fait partie, en 1851, des villes qui ont compté lors de l’insurrection populaire contre le coup d’État napoléonien. Claire Frédéric s’interrogeait d’ailleurs à propos du surnom que porta son père, Mirabèu : « Le sobriquet de “Mirabeau” laisse à penser qu’il fut un propagandiste convaincu des idées révolutionnaires de son temps » (Frédéric 1986, 6). Quoi qu’il en soit, nombre de poèmes inédits que contiennent les deux cahiers manuscrits conservés aux archives s’inscrivent dans ce mouvement et font écho aux évènements politiques du moment. Citons ce poème éloquent adressé à Mac Mahon et daté du 3 décembre 1877 quelques jours avant que le président ne reconnaisse enfin sa défaite (la crise institutionnelle a duré plusieurs mois) :

Allons cessez de régner sur la France !
Le peuple est las d’être oppressé par vous
Retirez-vous ! Quittez la présidence !
Depuis longtemps on ne veut plus de vous.

6Ces pièces de circonstance sont nombreuses et une étude méthodique de ces manuscrits reste à effectuer. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les textes en français sont demeurés peu connus, le succès de Lazarine est le résultat de son passage au provençal.

  • 5  Il fait partie des exemplaires de La Sartan conservés au CIRDOC-Institut de Cultura. Nous remercio (...)

7C’est dans cette même veine républicaine que Lazarine persévéra ensuite lorsque, installée à Marseille, elle se rapprocha de l’équipe du journal La Sartan dirigé par Pascal Cros, un proche de Clovis Hugues et d’Antide Boyer (cf. Barsotti 1975, 16). Le souvenir de la Commune de Marseille est encore vif dans les esprits de ces républicains convaincus qui allient satire, textes engagés et défense de la langue de Marseille dans les pages de leur « canard » vendu deux sous, à la volée, tous les samedis. La Manosquine y trouve une place particulière et fournit de nombreux textes de façon assez régulière. Elle fait partie, avec une certaine Lisa Mouren, des rares plumes féminines de ce périodique populaire. C’est d’ailleurs en collaborant à La Sartan qu’elle semble, pour la première fois, signer sous le pseudonyme de Lazarino de Manosco. Parmi ces textes, nous remarquons l’adaptation en provençal de la célèbre chanson « Le temps des cerises » de Jean-Baptiste Clément qui, sous la plume de Lazarine, devient « Lou temp deis Amouro » dans la rubrique Rimo Sartaniero du journal daté du 17 octobre 18915. Une fois de plus, l’écriture est liée au contexte politique : en effet, Marseille commémore alors les vingt ans des événements de la Commune. Dans le quatrième numéro de La Sartan daté du 6 juin (quelques mois donc avant le numéro concerné par « Lou temp deis Amouro »), Pascal Cros signe une lettre ouverte au préfet dans laquelle saint Trophime demande que sa tête lui soit restituée (les bombardements des Versaillais depuis Notre-Dame avaient décapité la statue). La même année, Lazarine, en adaptant l’hymne communard de 1871, s’inscrit dans ce mouvement général :

« Lou temp deis Amouro »

Quouro seren mai aou temp deis amouro.
Voudrieou n’en cuehi su lou gros bouissoun
Alin din l’erbeto
Mounté avié flouri la margarideto
Emé uno aoutro flour qu’ai perdu lou noum.
Quoro serem mai aou temp deis amouro,
Voudrieou lei pita coumo un passeroun.

Ero bouquinet, lou vin deis amouro,
Qu’avian acampa toutei dous ensem
Quand l’eigagno plouro ;
quouro lou biset emé sa tourdouro
En si caressant tuavon lou vieih temp,
Ero prefuma, lou vin deis amouro :
N’en foulié ben paou pèr estre countènt !

N’en farem plus jes de vin deis amouro
L’arroumi tant beou es mouart pèr toujour
E la cardalino,
Que reven toujour, dedin lis espino,
Pendouela lou brès dei pichouns amour,
Li trouvara plu de beleis amouro
E pèr fa soun nis de poulidei flour !

  • 6  Le temps des mûres. Lorsque reviendra le temps des mûres / Je voudrais en cueillir sur le gros bui (...)

Suncoou seren mai aou temp deis amouro
Vagues plus rouda dins lou draioou verd
Alin sus la ribo
Mounté en richounant lou souleou arribo :
Trouvaries plu ren de nouestei desert !
Se li vas soulet pèr manja d’amouro
Toun beou Paradis sera toun infer6 !

  • 7  Il s’agit de l’ancien nom de l’équipe d’accueil ReSO [Ndlr].

8Nous avons eu l’occasion dans le cadre d’une journée d’étude « Figures féminines dans la presse radicale » organisée par les laboratoires LLACS7 et EMMA de l’Université Paul-Valéry (12 avril 2019) de présenter plus en détail cette chanson. Il est intéressant de souligner la transformation des cerises en « amouro » [mûres], fruit des ronciers qui poussent aux abords des chemins et dont les Provençaux ont l’habitude de faire un vin doux. L’arroumi [roncier] évoque la ruralité mais aussi la sauvagerie, c’est un buisson épineux, proche de l’églantine d’ailleurs, dont la fleur était le symbole des luttes ouvrières du premier mai. Aucune référence précise aux évènements de la Commune, mais en ce sens Lazarine reste fidèle à l’esprit de la chanson de Jean-Baptiste Clément qui fut écrite avant la révolution manquée et devint, par la suite, l’hymne des « rouges ». Car il s’agit, avant tout, de rendre compte d’une ambiance nostalgique, voire désespérée, capable de mettre en relief l’immense blessure que put représenter la répression de la Commune, à Paris et dans toute la France (notamment à Marseille, donc). La mûre est un fruit d’un rouge profond, virant au noir avec la maturation, elle dépose une tache rouge vif, indélébile, lorsqu’elle est écrasée. Un fruit non domestiqué qui est aussi ici symbole d’un amour ancien et d’une liberté perdue. L’amour, le pays manosquin, une harmonie passée : ce sont ces trois dimensions que l’adaptation de Lazarine explore en profondeur. Au-delà du texte engagé, son « Temp deis amouro » dévoile donc des thématiques que l’on retrouve ensuite tout au long de l’œuvre, notamment celle, récurrente, de la nature.

La nature, la campagne manosquine

  • 8  Le Bon Tèms de Rémy Marcellin est une évocation d’une nature printanière symbole du renouveau répu (...)

9La poésie de cette fin de xixe siècle est encore profondément marquée par l’évocation de la nature, tour à tour symbole de liberté, miroir de l’âme humaine, manifestation divine ou espace vierge à l’écart des vicissitudes du temps industriel. Les poèmes de Victor Hugo, Lamartine, Baudelaire sur le passage des saisons par exemple, sont bien connus. Ainsi, la poétesse des Remembranço s’inscrit-elle clairement dans la veine romantique, et elle déploie une série de pièces en vers chantant les quatre saisons au gré des numéros de La Sartan. Ces textes dédiés à la nature ne sont pas sans lien avec la thématique sociale précédemment évoquée : ils décrivent un paysage rural qui peut constituer un refuge face aux inégalités. La nature intacte représente un idéal que les lois d’une société imparfaite n’ont pas encore su atteindre. Chez les auteurs provençaux de l’époque, notamment les félibres rouges, cette idée est présente et mériterait un développement particulier. En ce sens, la nature des poésies de Rémy Marcellin8 ou bien d’Auguste Fourès possède, nous semble-t-il, de nombreuses ressemblances avec celle que dépeint Lazarine. L’été manosquin, par exemple, est une ode à la moisson, un chant de l’abondance et du partage :

Vivo l’estiéu ei man clafido !
Lei garbo d’or per la meissoun
Espèron plu que lou daioun
Emé de liairo bèn poulido.

Lei cigalo fan sa sourtido,
Vènon de quita sa presoun.
Vivo l’estiéu ei man clafido !
Lei garbo d’or pèr la meissoun !

  • 9  Vive l’été aux mains pleines ! / Les gerbes d’or pour la moisson / N’attendent plus que la faux /  (...)

Dins lou riéu ei ribo flourido,
Lou caud fa courre Janetoun
Pèr saussa dins un trau prefound
Soun bèu bouquet de margarido.
Vivo l’estiéu ei man clafido9 !
(Nègre 1903, 113)

10Cependant la nature de Lazarine est toujours associée aux activités humaines. Aucune évocation d’un paysage dont l’empreinte de l’homme serait absente, bien au contraire. Si Lazarine chante la nature de son enfance, elle chante aussi, systématiquement, les femmes et les hommes qui y vivent. Et il y a dans la plupart de ses poèmes une dimension autobiographique : chaque pièce rimée semble fixer un moment vécu en campagne ou tenter de faire émerger un paysage naturel mental, un rêve de retour possible au pays… La nature est liée à la famille qu’elle a laissée au pied des montagnes, à ses amies d’enfance, aux êtres chers qu’elle s’empresse de retrouver chaque fois qu’elle s’autorise un peu de repos. Le poème « Letro a moun fraire » [Lettre à mon frère] (Nègre 1903, 121-123) est ainsi composé à la manière d’un bouquet de fleurs bas-alpines, chaque strophe égraine giroflées, œillets, marguerites, menthes, muguets ou violettes… Derrière l’arc-en-ciel des couleurs, nous devinons la nostalgie du pays et des siens. Une nostalgie que Lazarine dépasse en revenant, à nouveau, sur l’idéal du partage ici réalisé par la main divine :

Lei flour, oh ! Quèntei miniaturo,
Quèntei liéureio, lou bouen Diéu
Fourgè aquì pèr sei creaturo
Que sus la terro an rèn de siéu !

N’en samene subre lei couelo ;
Long dei draiòu ; dins lei roucas
Au bord deis eissourg ounte couelo
D’aigo fresco coumo lou glas.

  • 10  Les fleurs, oh ! Quelles miniatures, / Quelle livrée, le bon Dieu / Forgea là pour ses créatures / (...)

Acò fai que lou paure mounde
Qu’an pa no piado de jardin,
Trouvon sèmpre que li soumonde
De beloio au perfum divin10 !

11Les fleurs du poème sont aussi celles que Lazarine entretient sur les rebords de sa fenêtre marseillaise et lui évoquent les tulipan [tulipes sauvages] qui poussent dans les champs de blé. Souvent, depuis son exil urbain, la poétesse tente de reconstituer à petite échelle la nature dont elle se trouve privée. Ainsi, dans le poème « A moun chichibu » [À mon ortolan] elle s’adresse au petit ortolan qu’elle garde en cage, ce dernier lui rappelle le pays, certes, mais elle le prive de sa liberté :

Es iéu que t’ai mes en presoun
Qu’ai alisca ta gàbi novo ;
Pardouno-me, paure auceloun,
Se iéu te doune aquelo esprovo.

Oh ! Ti priva de liberta,
Sènte que moun amo n’en plouro !
Mai aime tant t’ausi canta
Que pouede pas te dire quouro.
Pèr te leissa prendre toun vòu,
Leissarai la Gàbi durbido
Que farai plu ço que te fau
Estre lou bourrèu de ta vido.

  • 11  C’est moi qui t’ai mis en prison / Qui ai décoré ta cage neuve ; / Pardonne-moi, pauvre oisillon,  (...)

Mai iéu peréu, bèu chichibu,
Siéu en presoun dins la grand vilo !
Moun couer me dis que n’en pòu plu
E moun amo me crido : Filo11 !…
(Nègre 1903, 108)

12Le poème, d’apparence assez simple, développe de nombreuses harmoniques. Il est tout autant chant de la nature, nostalgie d’exil, qu’évocation de la liberté individuelle ou collective : l’esclavage du chichibu fait écho aux entraves d’une société inégalitaire que Lazarine n’a de cesse de dénoncer. Cette nature en cage est une illusion, le chant de l’ortolan prendra toute sa valeur lorsqu’il retrouvera les pins de Manosque. Lazarine, à la manière de son oiseau, désire retrouver la campagne de son enfance. Le chichibu est aussi un double de la poétesse. Comme lui, elle est en cage, en ville, et seul le chant lui permet une évasion poétique. Mais cette nature bas-alpine est aussi associée au traumatisme initial : la perte de son enfant. Dans « Couer matrassa » [Cœur meurtri], la strophe qui encadre le texte fait la part belle au paysage manosquin :

  • 12  Les blés blondissent comme l’or ; / Le vent gémit dans les peupliers ; / Les prés sont pleins de b (...)

Lei blads roussejon coumo d’or ;
Lou vent gingoulo dins lei pibo ;
Lei prat soun plen de bouton d’or ;
Lou mentastre embaumo li ribo,
Soulet, soulet moun paure cor
Bèlo la mort12 ! (Nègre 1903, 118)

13La couleur des blés, le souffle du vent et l’odeur de la menthe : tout contribue à l’évocation pleine et entière d’une nature éveillée, sensorielle. Mais de cette vision émerge un sentiment de mal-être et d’absence. Le cœur meurtri de Lazarine ne trouve pas de repos, elle reste exilée en elle-même, souleto souto l’amourié [seule sous le mûrier] à rêver de son enfant disparu. La nature, qui semblait lui offrir un refuge en contrepoint des imperfections de la société des hommes, ne peut alléger le deuil d’une mère.

La prose courte

Une écriture du souvenir ?

14Lorsque Rosalie Nègre rassemble la plupart des textes publiés de façon éparse dans diverses revues, elle reprend un titre probablement choisi par sa sœur : Li Remembranço. Nous savons, grâce à la correspondance qu’entretenait Lazarine avec Mistral, qu’elle avait ce titre en tête. Nous pouvons également nous poser la question du choix de Rosalie. Est-ce elle qui a organisé le recueil ou y avait-il eu un travail de classement de la part de l’auteure elle-même, avant sa mort ? Le recueil des Remembranço suit un classement formel : proses, puis poésies se partagent, en deux volets, l’ouvrage. Faire figurer les proses en ouverture n’est peut-être pas anodin, nous sommes tentés d’y voir une volonté de mettre en valeur cette forme plus dense dans laquelle Lazarine a su affirmer une voix singulière. Dès les premières lectures, rapidement, le titre de Remembranço prend une dimension particulière. Il paraît évident que le souvenir est une source d’inspiration privilégiée pour Lazarine lorsqu’elle écrit en prose. Nombre de récits témoignent d’un effort de « remembrance ». Le premier texte « N’en fau pas tant per èstre urous » [Il n’en faut pas tant pour être heureux] est une évocation émouvante d’un couple d’anciens : l’image d’un amour simple et respectueux :

  • 13  Marion et Martin se fréquentaient depuis l’âge de quinze ans. Ils travaillaient dur toute la semai (...)

Mioun emé Martin se calignavon desempuèi l’iàgi de quinge an. Trimavon au travai touto la semano, mai garo quouro venié lou dimenche ! Lei vaqui parti en brasseto. Anavon sus la plano mounte lou vièi ouncle Maien jugavo dóu tambourin, e danso que tu dansaras ! Sei cambo disien jamai sebo !… Martin, enterin que dansavon, raubavo quauquei poutoun su lei gauto cremesino de sa Mioun13. (Nègre 1903, 5)

  • 14  Ce matin un rayon de soleil, et une petite brise, sont venus me rappeler la dînette de Saint Josep (...)
  • 15  Il me semble que je les mange ces bons salsifis, ces couesto-counihiero, ces chicorées goûteuses, (...)

15Un récit d’amour qui représente l’antithèse parfaite au désastre de son propre mariage. La remembranço est aussi un reflet différent, un contrepoint au réel et une façon de marquer son attachement à l’espace et au temps de sa lointaine enfance. L’écriture s’inscrit donc, à la manière des poèmes que nous venons d’étudier, dans le cycle des fêtes saisonnières qui rythment l’année et deviennent, toutes, prétexte à l’évocation d’un passé heureux vécu aux alentours de Manosque. Il en est ainsi du récit « La gousteto de Sant Jouse » [La dînette de Saint Joseph] (Nègre 1903, 11-16) qui relate une journée de liberté, entre filles, à l’occasion de la fête de la Saint-Joseph où Lazarine et ses amies profitaient d’un goûter champêtre partagé (chacune des écolières participant à hauteur d’un sou à l’achat de victuailles) : « Aqueste matin un rai de soulèu, em’un pichot ventoulet, soun vengu me remembra la gousteto de Sant Jòusé, la riboto d’un sòu em’un uòu14 ! ». Un texte qui est aussi une description précise de la nature environnante et des salades sauvages que l’on peut cueillir en cette période du mois de mars : « Mai que vous ai pas di, avian peréu un gros plat d’ensalado champanello… Me sèmblo que lei mange, aquéli bouen cucurèu, aquélei couesto-counihiero, aquélei goustous cicòri, aquélei mousselet tant tèndre15 ». Un sentiment de liberté totale émerge de ces souvenirs qui s’attachent également à décrire toute une communauté rurale, en s’attardant sur les moments de communion, de fête, de rassemblement populaire. L’acte de « remembrance » est alors, au-delà des mémoires d’enfance, une manière de dire l’expérience collective. De nombreux récits retranscrivent ces moments, tel celui évoquant la fête votive de la Saint-Pancrace, fête populaire manosquine qui se déroule au mois de mai. Lazarine y décrit les souvenirs de ces réjouissances tout en déplorant la perte de cette festivité qui fut interrompue à la fin du xixe siècle. Le passé est donc bien révolu et la notion de mémoire est aussi, pour la Bas-Alpine émigrée, liée à un éloignement de plus en plus puissant, de plus en plus prégnant, d’un monde qu’elle a quitté pour aller gagner sa vie, indépendante, à Marseille. Les récits de Lazarine trouvent là toute leur pertinence : ils ne se limitent pas à une simple évocation d’un passé idéalisé, ils se détachent, vont plus loin, parce qu’ils réussissent à dire et à décrire la vie de gens simples, souvent oubliés… La « remembrance » est aussi une peinture minutieuse et appliquée, un art du portrait des femmes et des hommes qui ont marqué la mémoire de Lazarine. Manosque est un lieu de souvenirs mais, avant toute chose, un lieu d’où se détachent des silhouettes, d’où émergent des visages et des vies singulières.

Figures manosquines

16Le texte « Mèste Chave » [Maître Chave] est éloquent : l’écrivaine profite de l’inauguration par le Félibrige d’une plaque à la gloire de Joseph-Toussaint Avril dans sa ville natale de Manosque pour, en contre-pied, non pas évoquer l’auteur du dictionnaire provençal-français édité en 1838, mais un tout autre poète, bien moins connu :

  • 16  S’il faut croire ce que disaient les anciens, c’était un homme « du tron de l’air ». Que voulez-vo (...)

Si fau crèire ço que dison leis encian, acò’ro un ome dóu tron-de-pas-disque… Que voulès ! Èro neissu à Manosco, uno bello nue que galoupiejavo dins lou cèu la coumeto dei pantaiaire ! Aquelo courrentino de l’ideau, subre que lou pichot Chave fuguè sourti de soun cruvèu, li espoussè sus la tèsto sa longo cabeladuro de fue, e acò fasié que Mèste Chave avié de sa vidasso jamai rèn fa coumo leis autre. Lei jigè de soun epoco disien qu’èro fouei16 ! (Nègre, 1903, 21-24)

  • 17  Et ils trouvent, assis sur un talus des aires de la Calade, le brave Simplet qui était en train de (...)

17Se souvenir, c’est donc aussi écrire le destin de ceux que la mémoire oublie généralement : les petites gens et les originaux de tous poils. Le texte qui suit, « Lou Mèco » [Le simplet] (Nègre, 1903, 24-27), va également dans ce sens en mettant à l’honneur les personnages les plus facétieux de Manosque et parmi eux, plus précisément, un certain Paulon lou Mèco. Le récit chargé d’humour et de dérision fournit également un beau moment de poésie lorsque ce Mèco, fasciné par la musique de l’orgue de barbarie que possède un forain, décide de le voler pour aller jouer une aubade à la lune, en pleine nature : « E atrobon, asseta sus uno ribo eis iero de la Calado, lou brave Mèco qu’èro en trin de touca l’aubado de la luno17 ! ». Il en va de même pour l’une des proses les plus fameuses (et les plus longues aussi) de Lazarine qui fut publiée en page de couverture de LAiòli le 17 mai 1897 : « Li quatre avugle de Manosco » [Les quatre aveugles de Manosque] (Nègre, 1903, 34-41) dédiée à Marie, la femme de Frédéric Mistral. Une fois de plus, c’est le paysage extérieur, ce sont les éléments naturels, qui déclenchent le souvenir et ouvrent les voies de l’écriture. L’écrivaine, ressentant depuis sa demeure phocéenne la brise marine, se laisse aller à ses pensées et s’évade, dans sa mémoire, vers les contrées de son enfance :

  • 18  La brise de mer gémit à travers les fenêtres mal jointes et le soleil est caché ; de temps en temp (...)

L’auro de mar gingoulo à travès lei fenèstro mau jouncho e lou soulèu es embournia ; de tèms en tèms fai quauco esclarsiado, mai tout-just pèr vous eibarluga ; aquélei babòu dóu soulèu se deigatignant emé l’auro marino, me fai sounja ei quatre avugle de moun païs : Moussu Dupiés, lou brave Lu Mountagnié, lou galoi Louei lou Ro, emé lou pu joueine dei quatre, lou paure Reimound18.

  • 19  Voici bonne Marie, ce que la brise marine est venue souffler à mon souvenir.

18Cette brise marine revient à la fin du récit, étroitement liée au vent de la souvenance : « Vaqui boueno Mario, ço que l’auro marino es vengudo boufa à ma remembranço19 ». Le texte se déploie en quatre tableaux pour quatre portraits d’aveugles manosquins. On y retrouve la volonté de Lazarine de parler des plus faibles et de mettre en lumière ceux qui, justement, vivent dans l’ombre. Il y a certes un ton un peu pathétique, qui parfois prend le dessus sur la poésie, mais, fort heureusement, Lazarine arrive à capter des instants de grâce. Ces quatre aveugles sont, au-delà du court résumé de leurs vies, évoqués à travers des moments de rencontres, d’échanges, qui ont marqué la mémoire de l’auteure. Le récit se condense, il se fait riche et intense, il s’attarde sur des anecdotes, des détails, quelques images dérobées à travers une fenêtre, ou au détour d’un chemin. Ces infirmes sont capables de vivre, de travailler, d’aimer et d’être au monde parmi leurs semblables, malgré leur cécité. D’un personnage à l’autre, le texte s’organise de façon très régulière, chronologiquement. Nous y apprenons les raisons de leur handicap, leur parcours d’existence, puis, c’est en s’arrêtant sur sa propre expérience, sa rencontre avec ces hommes meurtris, que Lazarine trouve le souffle. Elle les a tous connus, ils font partie de sa mémoire. Ils sont, d’une certaine manière, indissociables de Manosque et de son enfance. C’est d’ailleurs avec l’un d’eux, Louei lo Ro, qu’elle discute poésie en prenant le soleil sur les terrasses du château…

19La prose de Lazarine dépeint donc des inconnus, des oubliés, des marginaux et des fous… Bien souvent des poètes, à leur manière. Des fadas comme le Mèco, mais aussi des personnages qui ont laissé leur nom dans l’histoire littéraire. Nous pensons ici au long passage qui clôture l’ensemble de ces proso : « Remembranço a Pau Areno » [Souvenir de Paul Arène] (Nègre 1903, 85-95). Lazarine prend le temps, en trois chapitres, de rendre hommage à l’auteur de Jean des Figues qui fut un ami cher. Là aussi, ce qui motive l’écriture, c’est la description de la rencontre et la volonté de garder vive la mémoire, la remembranço d’un homme qui avait la doublo visto [la double vue] et venait la visiter lors de ses passages à Marseille. Il s’agit de l’un des rares textes de Lazarine qui donne quelques indications sur sa place au sein du Félibrige, ses relations avec les défenseurs de la cause provençale, à Marseille et en Provence. Nous aurions aimé en savoir plus, mais ce sera plutôt dans les lettres qu’il faudra chercher. Sa prose, elle la consacre surtout au chant de Manosque et des Manosquins ; d’ailleurs Paul Arène, originaire de Sisteron, y trouve aussi sa place parce qu’il était lié à cet espace de souvenir et d’empaysement.

Jeunesse marseillaise

20Les proses de Lazarine possèdent également une dimension urbaine et il convient certainement de séparer les récits parus dans L’Aiòli, visiblement plus ancrés dans le monde manosquin, des récits parus dans La Sartan qui dépeignent la vie dans les rues de la cité phocéenne. La prose courte s’éloigne ici de la seule remembranço et entre, peu à peu, dans un art du portrait pris sur le vif, dans un regard juste posé sur les femmes et les hommes croisés sur le pavé. Voici, finalement, l’autre face, l’autre paysage des Proso : un monde urbain, agité, mélangé. Le changement de décor est brutal mais le travail littéraire de Lazarine reste le même, elle poursuit, avec cohérence, son écriture pétrie d’humanité, de compassion, attentive aux divers parcours de vie qui l’entourent. D’autres portraits vont alors se dessiner, ceux du petit peuple de la cité portuaire, à l’image de ce jeune Savoyard fraîchement débarqué sur le Lacydon qui lutte pour sa survie :

  • 20  Le beau jour de Pentecôte, arriva à Marseille un petit Savoyard joli comme un sou. Il avait la fig (...)

Lou bèu jour de Pandecousto, arribè dins Marsiho un pichot Savouiard poulit coumo un sòu. Avié la caro blanco coumo lou la, lei péu blound coumo lou blad quand es lèst à èstre sega, e d’uei blu coumo la nialo que li flouris au mitan. Dins lou clarun d’aquélei bèis uei si visié qu’aquéu bèu pichoun chifravo pèr saupre coumo farié pèr gagna sa vido ! Ero arriba l’adematin emé sa caisso de ciro-boto ; mai dins sa caisso, l’avié ges de brosso, ges de ciràgi, e avié qu’un sòu, pecaire, que poudié pas croumpa tout ço que li falié pèr fa lou mestié que soun paire l’avié di. E pamens falié gagna sa vido ! L’anavo pas de demanda la carita20. (Nègre, 1903, 55-57)

21Lazarine prend bien soin de nous décrire ce jeune montagnard, elle insiste sur son teint blanc et ses yeux bleus, sa chevelure blonde. La comparaison avec les blés et la couleur franche des bleuets renforce l’image quasi stéréotypée du Gavòt (ou du Gavach) qui n’a rien d’un Méditerranéen. Comment ne pas voir dans ce « Savoyard » une référence à tous les immigrés des hauts pays qui cherchent leur fortune dans la cité phocéenne ? Lazarine elle-même en fait partie, même si ses montagnes sont provençales… Une fois de plus, la Manosquine s’attache à un personnage du plus bas de l’échelle sociale avec lequel s’établit une certaine fraternité ; l’anecdote lui sert d’appui pour un récit à la gloire du journal La Sartan dans lequel elle publie. En effet, c’est en vendant le journal à la sauvette que le petit Savoyard trouvera les ressources nécessaires à sa survie et pourra même subvenir, ensuite, aux besoins de sa famille restée dans les alpages. Le récit du petit Savoyard est ainsi un instantané, une photographie du quotidien. Elle fait de même avec le texte intitulé « La marchando de flour » qui décrit le petit métier de marchande ambulante de fleurs. Autre portrait du petit peuple marseillais : c’est une jeune fille qui, cette fois-ci, est mise à l’honneur. Une jeune fille qui travaille d’arrache-pied et ramène juste assez de subsides pour pouvoir nourrir ses frères. Aux fleurs de la Fête-Dieu des remembrances manosquines viennent donc répondre ces bouquets vendus aux abords de la Canebière :

  • 21  Le soir, quand elle arrive à la maison et qu’elle vide ses poches sur le tablier de sa mère, elle (...)

Lou sero, quand arribo à l’oustau e que vuejo sei pocho sus la faudo de sa maire, es touto urouso quand vèi que lou gazan es assas redoun. Elo, saup que fau que fague coumo la fournigo, fau que carrèje lou mai poussible pèr ajuda à-n-abari sei pichoun fraire21.

22Ces textes sont, par leur brièveté, comme des apparitions, des moments dérobés. Lazarine semble entretenir une sensation d’inachevé, elle ne rentre pas dans une longue description, elle ne cherche pas à développer ses portraits, mais semble préférer nous faire part d’impressions. Nous découvrons, avec elle (presque caméra sur l’épaule, pour s’autoriser un anachronisme) des visages et des bouts de vies issus de rencontres furtives, au gré des rues. Cette sensation est particulièrement forte dans le récit « En camin de fèrri » [En chemin de fer] (Nègre 1903, 60-62), elle y raconte un voyage en train, sur la ligne Est-Marseille qui passe par le marché des Capucins. Cette déambulation ferroviaire lui permet d’évoquer deux personnes opposées, une vieille dame faisant montre de sa richesse en étalant ses bijoux clinquants et une jeune veuve démunie avec ses quatre enfants. Lazarine s’adresse ici à une personnalité marseillaise, le comédien Louis Foucard (qui était célèbre pour ses interprétations de poissonnières notamment !) :

  • 22  Vous qui avez été élevé dans le quartier St-Jean et qui en avez gardé la belle façon de s’exprimer (...)

Vous, que sias esta coua dins lou quartié Sant-Janen e que n’avès garda la bello parladuro, leissas, pèr un còup, tóuti lei poulidei peissouniero, lei matelot, lei batèmo, lei proucessien, leissas lou fort Sant-Jan emé la Majour si miraia dins l’aigo bluio de nouesto bello mar ; leissas lou soulèu faire de babeto ei pàurei vièi au cagnard dóu Vièi-Port e venès au Marcat dei Capouchin prene lou trin de l’Est-Marsiho. Es aquito, qu’emé voueste bouen gàubi n’en atrouvarias de bèllei cavo à nous counta22 !

  • 23  Quel malheur que je ne sois pas une fée ! J’en duperais des mauvais riches et ils n’y verraient qu (...)

23C’est vers l’artiste attentif aux faits et gestes du peuple marseillais qu’elle se tourne, cherchant à lui faire voir une réalité qu’il pourrait mettre à profit dans ses œuvres. Mais, justement, elle l’appelle à quitter l’eau bleue et le soleil du Vieux-Port pour se mêler à la foule entassée dans le train : un concentré d’humanité, avec ses paradoxes et ses écarts, ses inégalités criantes. Deux mondes se font face, deux images féminines aux antipodes : la vieillesse cupide et enrichie face à une jeunesse pauvre et malmenée. Deux portraits antagonistes qui rendent compte d’une tension sociale insupportable aux yeux de Lazarine qui s’imagine, ensuite, dérober les bijoux de la cacano [la poissarde] pour les changer en argent comptant et les donner à la jeune femme. Mais elle n’a pas les dons d’une fée et ne peut qu’user de son seul pouvoir, celui de dire et de dénoncer cette inégalité : « Que malur ! Que siegui pas’no fado ? n’en fariéu de mau-adouba e li verien que de blu23 ! ».

  • 24  En ces temps-là il n’était pas question de dot comme aujourd’hui et les mariages n’en étaient que (...)

24Il est particulièrement intéressant de souligner l’importance de la jeunesse dans les Proso. Nous y rencontrons nombre de portraits de jeunes femmes, d’enfants, souvent fragiles mais portés par une force et un enthousiasme certains : celui de la vie, de l’élan, de l’avenir. Une jeunesse qui s’incarne dans la première Marseillaise de l’histoire, la bello Giptis [belle Gyptis] dont Lazarine nous dresse un portrait haut en couleur, mettant en avant sa liberté : « Lei fremo d’aquéleis ome à mita sauvàgi èron mai respetado qu’aquélei d’aro. Avien sus seis ome un poudé que nautrei sian luen d’avé24 ». Le trait se fait donc plus incisif, la plume s’aiguise. Cette jeunesse, c’est aussi une façon pour Lazarine d’évoquer indirectement, et avec beaucoup de pudeur, la blessure profonde de la perte de son enfant. Derrière tous ces portraits de jeunes filles et garçons, l’on sent l’amour d’une mère, un regard protecteur et bienveillant envers la génération à venir. Comment ne pas penser, alors, au deuxième récit : « La maire e l’enfant » qui décrit le parcours d’une mère attachée à son fils, prête à tous les sacrifices et qui finit par le perdre des suites d’une maladie infantile… Ce texte résonne particulièrement avec le drame vécu par Lazarine, il fait écho au poème « Couer matrassa » et annonce, d’une certaine façon, l’œuvre théâtrale manuscrite Amour de maire.

L’écriture dramatique

25Nous terminerons notre exploration des diverses formes d’écriture de Lazarine en abordant une œuvre inédite conservée aux Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence. Il s’agit d’un drame en quatre actes intitulé Amour de maire [Amour de mère]. Ce texte est intéressant à plus d’un titre : d’abord parce qu’il aborde un genre peu développé dans la littérature provençale de cette fin du xixe siècle et enfin parce qu’il constitue, nous semble-t-il, une volonté pour son auteure de faire œuvre. Nous proposons ici une première approche d’un texte dont nous avons entrepris la transcription. Claire Frédéric avait déjà souligné son importance dans le second chapitre de son étude : « Une femme n’est pas plus qu’un valet » (Frédéric 1986, 12-18).

Une synthèse de son écriture multiforme ?

26Il est significatif de souligner la période d’écriture de ce drame. Lazarine appose en première page la date de 1896 ainsi que le lieu : Manosco. C’est donc dans les dernières années de son existence que l’autrice rédigea cette pièce de théâtre. Le lieu d’écriture aussi est donc précisé : il semblerait que ce soit lors d’un séjour à Manosque, parmi les siens, qu’elle ait trouvé le temps de produire l’œuvre. Bien entendu, nous pouvons supposer un travail antérieur, des essais effectués à Marseille, en amont. Quoi qu’il en soit, c’est de Manosque qu’elle souhaite signer et fixer l’ensemble du manuscrit. Nous savons qu’elle avait le projet de retourner dans la cité du Mont d’Or, la retraite s’approchant, malheureusement la maladie l’emporta en 1899. C’est entre 1891 et 1899 que la plupart des textes rassemblés dans les Remembranço ont vu le jour, les dix dernières années de sa vie furent, sinon les plus fertiles, du moins celles au cours desquelles elle connut le plus d’éditions (dans divers périodiques). Parallèlement à la production de poèmes et de proses courtes pour La Sartan ou L’Aiòli, Lazarine trouva donc le temps de se consacrer à l’écriture dramatique. D’une certaine façon, son travail pour les journaux semble correspondre avec des commandes, des thématiques précises. Dans L’Aiòli, elle déploie une prose mémorielle, tentant de fixer des pans entiers de son existence bas-alpine ; dans La Sartan, elle réagit aux évènements, s’inscrit dans une certaine contemporanéité. Son écriture apparaît donc fragmentée, évolutive selon les espaces d’édition possibles, selon le temps aussi qu’elle trouve après ses dures journées de labeur. Nous sommes en mesure de nous interroger sur le choix du théâtre pour le seul ouvrage de taille, complet, de sa main. Le drame est encore à la mode en cette fin de xixe siècle ; quelques années auparavant Théodore Aubanel (que Lazarine admire, voir le poème qu’elle lui dédie à la fin des Remembranço) s’est fait remarquer avec sa pièce Lou pan dóu pecat. Mistral, dans une tout autre esthétique, a publié La Rèino Jano en 1890. Cependant, avec son Amour de maire, Lazarine explore des horizons nouveaux et mêle, dans un équilibre subtil, les différentes lignes de force qui sous-tendent l’ensemble de son écriture multiforme. En effet, toutes les dimensions que nous venons d’explorer à travers ses chansons, poèmes et récits en prose, se retrouvent dans cette pièce inédite. En faisant le choix (comme Aubanel et Mistral) d’une écriture dramatique versifiée, Lazarine réinvestit sa maîtrise poétique. Elle choisit la forme métrique de l’alexandrin qu’elle adapte, en jouant sur les enjambements et les stichomythies, afin de rendre vivante une parole partagée. Son sens du récit lui permet de déployer son drame, d’acte en acte, avec équilibre. Son art du portrait rejaillit dans la peinture des divers personnages. La remembranço est bien sûr au cœur de la pièce qui rejoue son mariage trop jeune, à l’âge de quinze ans. Le personnage principal, Marieto, ouvre la première scène à l’écart de la fête matrimoniale par un monologue troublant :

  • 25  Je ne sais ce que j’ai ; je tremble comme l’agneau. / Il me semble qu’un gros nuage me cache le so (...)

Ieu sabe pas ço qu’ai ; tramble coumo l’agnieu.
Me semblo qu’un gros niéu me tapo lou souleu.
Ai pòu senso pousque n’en devina l’encavo.
M’aurien ti enmasca ? Noun acò s’uno cavo
Que m’arribara pas ! ai aquestou matin
Préga dóu found dóu couer ; piei ai dins lou bassin
Mès un escu tout nòu pèr lei paurei crentouso :
Quand sias pas riche es bouen de douna ei malurouso :
Me semblo qué l’aumouino, à nouestei ped, moun Diéu,
Vai dins lou Paradis tout dré parla de iéu25. (I, 1, p. 1-2)

  • 26  Eugène Pourcin qui fut le grand-oncle de Jean Giono.

27La mariée sent le doute l’envahir, le malheur à venir est déjà présent dans les premiers vers marqués par l’ombre du drame. Mais cette Marieto est un double de Lazarine, quand Bartoumieu représente son ancien mari violent, Eugène Pourcin26. Le mariage tourne à l’emprisonnement, Bartoumieu l’annonce haut et fort :

  • 27  En voilà une histoire. / Elle est mienne ! Allons, personne ne peut plus me la voler, / Et sur mes (...)

Aquelo sarie bello.
Es miéuno ! Vai, dégun pòu plus me la rauba,
E sus mei dré jamai dégun pourra toumba :
Farai ço que voudrai27… (I, 2, p. 9-10)

28Il affirmera plus loin que pour lui « Uno fremo es pas mai qu’un varlet » [une femme n’est pas plus qu’un valet] et transformera la vie de la pauvre Marieto en un enfer quotidien. Dans les vicissitudes de son existence de femme au foyer, malheureuse, nous retrouvons des accents déjà présents dans les portraits de figures féminines que Lazarine signa pour La Sartan. La jeune veuve du train de l’Est-Marseille, par exemple, incarne à sa manière un autre visage de la souffrance des femmes. Si la dimension autobiographique paraît évidente dans Amour de maire, tout autant que dans le poème « Couer matrassa » ou le récit « La maire e l’enfant », la forme théâtrale permet un décalage plus important. Le choix du drame constitue donc, peut-être, un moyen de mettre de la distance avec le pur récit de vie. Par l’artifice de la mise en scène, le théâtre, plus encore que les autres formes évoquées, nous paraît approprié à la dualité de l’œuvre de Lazarine : une inspiration qui puise dans les failles de l’existence mais reste capable de dépasser, justement, le seul discours autobiographique.

« Faire œuvre » 

  • 28  Il conviendra cependant de vérifier systématiquement, texte après texte, les différentes éditions (...)

29Lazarine est une voix féminine parmi le concert, prédominant, des voix masculines. Elle réussit à trouver, cependant, un espace de création et sait s’immiscer dans les colonnes de divers journaux. L’aspect fragmenté de son écriture résulte de cette adaptation aux conditions d’édition, au gré des rubriques. Si sa sœur Rosalie a pu réaliser le projet d’une édition posthume, c’est que, certainement, Lazarine elle-même avait envisagé de rassembler ces écrits. Les archives manuscrites témoignent d’un travail de mise au propre et de conservation, minutieux, des textes. Nombre de poèmes que l’on retrouve dans des lettres (notamment les poèmes adressés à Rémy Marcellin) sont copiés et notés dans ses cahiers d’écolier. L’auteure des Remembranço avait, nous le supposons, eu la volonté de faire œuvre, mais sa mort prématurée l’empêcha d’arriver au bout de ses projets littéraires. Cette pièce de théâtre nous paraît représenter une preuve de cette affirmation, Lazarine s’était imposée en tant qu’écrivaine en provençal. L’intérêt que lui portaient Mistral, Arène ou Fourvière est significatif. Nous savons que Mistral a lu la pièce de théâtre, malheureusement à ce stade de nos recherches, nous ne savons pas ce qu’il put en penser. Qui d’autre a eu en main cette œuvre ? Est-ce que Rosalie avait envisagé de la publier ? De nombreuses questions émergent, tout naturellement. Une seule constatation peut nous aiguiller : les pièces rassemblées dans les Remembranço ont vraisemblablement toutes connu une publication en journal, almanach ou revue. C’est la sanction de l’édition qui compta donc pour le choix des textes28. La pièce de théâtre n’a pas eu le temps de connaître une édition, il est d’ailleurs peu probable qu’un éditeur provençal ait pris le risque de s’emparer d’une œuvre aussi réaliste, dénonçant les travers du mariage, l’oppression des femmes… À la même époque, seuls les auteurs scandinaves ont abordé cette thématique avec succès : bien que la forme soit fort différente, par certains aspects Amour de maire nous rappelle Une Maison de poupée d’Ibsen, par exemple.

Conclusion

30Nous achevons donc ce tour d’horizon des diverses formes littéraires utilisées par Lazarine. Ce qui nous frappe, de prime abord, réside dans la grande variété qui caractérise cette écriture. Nous regrettons, d’ailleurs, de ne pas avoir eu le temps d’évoquer les lettres, nombreuses et témoignant du réseau auquel elle appartenait. Ce travail sur les formes aurait également pu être enrichi d’une courte étude de la langue employée. Le titre Li Remembranço apparaît ainsi comme une étrangeté, jamais Lazarine n’utilise le li rhodanien derrière lequel se cache, certainement, Elzéard Rougier. Le provençal de Lazarine est donc également soumis aux choix des éditeurs ; elle écrit en bon marseillais dans La Sartan, par exemple. Là aussi, sa pièce de théâtre constitue un précieux document : nous y trouvons des traces de la variante bas-alpine des environs de Forcalquier, avec notamment l’emploi de la forme les pour lei devant des consonnes p, t, c. Amour de maire semble donc bien constituer une synthèse générale de l’ensemble de son travail d’écriture, et un retour aux sources. La remembranço y prend une dimension autobiographique forte tout en dégageant un discours exemplaire, engagé, attentif au sort des autres. Une même volonté anime cette pièce de théâtre et les tout premiers poèmes républicains en français : Lazarine conçoit l’écriture comme un engagement total. Mais sa dernière œuvre aborde de nouveaux horizons, elle s’éloigne tout de même des formes habituelles. La pièce Amour de maire synthétise et dépasse donc l’ensemble : elle constitue la dernière trace d’une écriture déjà longuement mûrie et capable de se renouveler. Elle fait de son auteure, Lazarine Nègre, l’une des voix qui comptent dans la littérature d’oc contemporaine.

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Bibliografia

Textes (ordre chronologique)

Arène, Paul, 1868. Jean des figues, Lyon, Association lyonnaise des cinquante.

Marcellin, Rémy, 1878. Lou bon tèms, Carpentras, Pinet.

Aubanel, Théodore, 1882. Lou pan dóu pecat. Drame créé le 28 mai 1878 au grand Théâtre de Montpellier, première édition limitée, Marseille, Aubertin et Rolle.

Mistral, Frédéric, 1890. La rèino Jano, Paris, Lemerre.

Fourvière, Xavier de, 1891. La creacioun dòu Mounde. Counferènci biblico dounado à Marsiho, dins la glèiso de Sant Laurèns, Avignon, Aubanel.

Nègre, Lazarine, 1903. Li Remembranço, Marseille, Ruat, Manosque, Association Manosquine des Recherches Historiques et Naturelles, 2007.

Barsotti, Claude, 1975. Antologia deis escrivans sociaus provençaus, Montpellier, Centre d’Estudis Occitans.

Études

Blin-Mioch, Rose, 2013. Lettres de la félibresse rouge Lydie Wilson de Ricard (1850-1880), Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée.

Frédéric, Claire, 1986. Une femme émancipée au xixe siècle. Lazarine de Manosque, Mane, Alpes de Lumière.

Mollier, Yves, 2006. « Les femmes auteurs et leurs éditeurs au xixe siècle : un long combat pour la reconnaissance de leurs droits d’écrivains », Revue Historique, n° 638, p. 313-333.

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Nòtas

1  Les lettres de Lazarine à Mistral sont conservées au Musée Frédéric Mistral à Maillane. Malheureusement, les lettres du poète, en retour, ont été vraisemblablement perdues.

2  Où elle tenait une boutique assez importante, avec l’aide de sa sœur Rosalie.

3  Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence, cote 001 J 531.

4  L’auteur du Bon tèms, un recueil de pièces républicaines en langue d’oc, ouvrage ayant connu un certain succès puisqu’il fut publié à 3 000 exemplaires en 1878 à Carpentras, F. Pinet. Six lettres de Lazarine adressée à Rémy Marcellin sont conservées à la bibliothèque Inguimbertine (cote ms. 2842, lettres 146-151).

5  Il fait partie des exemplaires de La Sartan conservés au CIRDOC-Institut de Cultura. Nous remercions Françoise Bancarel de nous avoir permis d’accéder à ces documents.

6  Le temps des mûres. Lorsque reviendra le temps des mûres / Je voudrais en cueillir sur le gros buisson / Là-bas dans l’herbette / Où avait fleuri la pâquerette / Avec une autre fleur dont j’ai perdu le nom. / Lorsque reviendra le temps des mûres, / Je voudrais les picorer comme un passereau. // Il était délicat le vin des mûres, / Que nous avions cueillies ensemble tous les deux / Quand la rosée pleure ; / Lorsque le biset et sa tourterelle / En se caressant tuaient le vieux temps, / Il était parfumé, le vin des mûres : / Il en fallait si peu pour être content ! // Nous n’en ferons plus de vin des mûres / Le roncier si beau est mort pour toujours / Et le chardonneret, / Qui revient toujours, entre les épines, / Prendre le berceau des petites amours, / N’y trouvera plus les belles mûres / Et pour faire son nid de jolies fleurs ! / Si revient le temps des mûres / Ne va plus rôder dans le sentier vert / Là-haut sur le talus / Où en souriant le soleil arrive : / Tu ne trouverais plus rien de nos desserts ! / Si tu vas seul pour manger des mûres / Ton beau paradis sera ton enfer !

Toutes les traductions en notes sont de René Limouzin, Jacques Reynaud et Gilbert Touvat (issues de la réédition de 2007), hormis les traductions de la pièce de théâtre.

7  Il s’agit de l’ancien nom de l’équipe d’accueil ReSO [Ndlr].

8  Le Bon Tèms de Rémy Marcellin est une évocation d’une nature printanière symbole du renouveau républicain après les années sombres de l’ordre moral.

9  Vive l’été aux mains pleines ! / Les gerbes d’or pour la moisson / N’attendent plus que la faux / Avec des lieuses bien jolies. // Les cigales font leur sortie, / Elles viennent de quitter leur prison. / Vive l’été aux mains pleines ! / Les gerbes d’or pour la moisson ! / Dans le ruisseau aux rives fleuries, / La chaleur fait courir Jeanneton / Pour tremper dans un trou profond / Son beau bouquet de marguerites. / Vive l’été aux mains pleines !

10  Les fleurs, oh ! Quelles miniatures, / Quelle livrée, le bon Dieu / Forgea là pour ses créatures / Qui sur la terre n’ont rien à elle ! / Il en sème sur les collines, / Le long des sentiers, dans les rochers / Au bord des sources où coule / De l’eau fraîche comme la glace. / Ceci fait que les pauvres gens / Qui n’ont pas un pied de jardin, / Trouvent toujours qu’il leur offre / Des bijoux au parfum divin !

11  C’est moi qui t’ai mis en prison / Qui ai décoré ta cage neuve ; / Pardonne-moi, pauvre oisillon, / Si je t’impose cette épreuve. / Oh ! Te priver de liberté, / Je sens que mon âme en pleure ! Mais j’aime tellement t’entendre chanter / Que je ne peux te dire quand / Pour te laisser prendre ton vol, / Je laisserai la cage ouverte / Que je ne ferai plus ce que je te fais / Être le bourreau de ta vie. / Mais moi aussi, bel oisillon, / Je suis en prison dans la grand’ ville ! / mon cœur me dit qu’il n’en peut plus / et mon âme me crie : File !… / Et pourtant il me faut rester ; / J’ai besoin de gagner ma vie : / Tout mon bonheur est dans ton chant, / Pardonne-moi, je ne suis pas méchante.

12  Les blés blondissent comme l’or ; / Le vent gémit dans les peupliers ; / Les prés sont pleins de boutons d’or ; / La menthe sauvage embaume les talus, / Seul, seul mon pauvre cœur / Voudrait la mort !

13  Marion et Martin se fréquentaient depuis l’âge de quinze ans. Ils travaillaient dur toute la semaine, mais attention, quand arrivait le dimanche ! Les voilà partis bras dessus bras dessous. Ils allaient sur la plaine, où le vieil oncle Mayenc jouait du tambourin et danses que tu danseras ! Leurs jambes ne disaient jamais assez ! … Martin pendant qu’ils dansaient, dérobait quelques baisers sur les joues cramoisies de Marion.

14  Ce matin un rayon de soleil, et une petite brise, sont venus me rappeler la dînette de Saint Joseph, la ribote d’un sou avec un œuf.

15  Il me semble que je les mange ces bons salsifis, ces couesto-counihiero, ces chicorées goûteuses, ces mousselets si tendres.

16  S’il faut croire ce que disaient les anciens, c’était un homme « du tron de l’air ». Que voulez-vous, il était né à Manosque une belle nuit oú galopinait dans le ciel la comète des rêveurs ! Ce dévoiement de l’idéal, dès que le petit Chave fut sorti de son cocon, lui projeta sur la tête sa longue chevelure de feu et cela faisait que Maître Chave n’avait de sa vie rien fait comme les autres. Les « fadas » de son époque disaient qu’il était fou !

17  Et ils trouvent, assis sur un talus des aires de la Calade, le brave Simplet qui était en train de toucher l’aubade à la lune !

18  La brise de mer gémit à travers les fenêtres mal jointes et le soleil est caché ; de temps en temps, il fait quelque éclaircie mais tout juste pour vous éblouir ; ces brèves apparitions du soleil taquinant la brise marine me font songer aux quatre aveugles de mon pays : Monsieur Dupiés, le brave Luc Montagnier, le joyeux Louis le Roc, avec le plus jeune des quatre, le pauvre Reymond.

19  Voici bonne Marie, ce que la brise marine est venue souffler à mon souvenir.

20  Le beau jour de Pentecôte, arriva à Marseille un petit Savoyard joli comme un sou. Il avait la figure blanche comme le blé quand il est prêt à être moissonné, et des yeux bleus comme la nielle qui fleurit au milieu… Dans la clarté de ces beaux yeux on voyait que ce beau petit calculait pour savoir comment il pourrait faire pour gagner sa vie ! Il était arrivé le matin avec sa caisse de cire-bottes ; mais dans sa caisse, il n’y avait point de brosses, point de cirage, et il n’avait qu’un sou, le pauvre, pour pouvoir acheter tout ce qu’il fallait pour faire le métier que son père lui avait dit. Et pourtant il fallait gagner sa vie ! Cela ne lui convenait pas de demander la charité.

21  Le soir, quand elle arrive à la maison et qu’elle vide ses poches sur le tablier de sa mère, elle est tout heureuse quand elle voit que le gain est rondelet. Elle sait qu’il faut qu’elle fasse comme la fourmi, il faut qu’elle rapporte le plus possible pour aider à élever ses petits frères.

22  Vous qui avez été élevé dans le quartier St-Jean et qui en avez gardé la belle façon de s’exprimer, laissez pour une fois toutes les belles poissonnières, les matelots, les baptêmes, les processions, laissez le fort St-Jean et la Major se mirer dans l’eau bleue de notre belle mer, laissez le soleil sourire aux pauvres vieux au cagnard du Vieux-Port et venez au Marché des Capucins prendre le train de l’Est-Marseille. C’est ici qu’avec votre aisance naturelle, vous en trouveriez de belles choses à raconter !

23  Quel malheur que je ne sois pas une fée ! J’en duperais des mauvais riches et ils n’y verraient que du bleu !

24  En ces temps-là il n’était pas question de dot comme aujourd’hui et les mariages n’en étaient que plus heureux. Les femmes de ces hommes à moitié sauvages étaient plus respectées que celles de maintenant.

25  Je ne sais ce que j’ai ; je tremble comme l’agneau. / Il me semble qu’un gros nuage me cache le soleil. / J’ai peur sans pouvoir en deviner la cause. / M’aurait-on. Ensorcelée ? Non c’est une chose / Qui ne m’arrivera pas ! / J’ai ce matin / Prié du fond du cœur ; puis j’ai dans le bassin / Jeté un écu tout neuf pour les pauvres craintives : / Quand vous n’êtes pas riche il est bon de donner aux malheureuses : / Il me semble que l’aumône, à nos pieds, mon Dieu, / Va tout droit au Paradis pour parler de moi.

26  Eugène Pourcin qui fut le grand-oncle de Jean Giono.

27  En voilà une histoire. / Elle est mienne ! Allons, personne ne peut plus me la voler, / Et sur mes droits personne ne pourra passer : / Je ferai ce que je voudrai…

28  Il conviendra cependant de vérifier systématiquement, texte après texte, les différentes éditions connues. Malheureusement ni l’édition de 1903, ni l’édition de 2007 ne mentionnent l’origine des textes.

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Referéncia papièr

Sylvan Chabaud, «Lazarino de Manosco : une écriture féminine multiforme à la fin du xixe siècle»Revue des langues romanes, Tome CXXV n°2 | 2021, 259-282.

Referéncia electronica

Sylvan Chabaud, «Lazarino de Manosco : une écriture féminine multiforme à la fin du xixe siècle»Revue des langues romanes [En linha], Tome CXXV n°2 | 2021, mes en linha lo 01 janvier 2022, consultat lo 02 novembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/4435; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.4435

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Sylvan Chabaud

Université Paul-Valéry Montpelllier 3. ReSo EA 4582

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