1Dans le concert, plus ou moins audible en fonction des époques, de la littérature de langue occitane, la voix des femmes auteures est longtemps restée discrète. Un simple relevé dans deux histoires de la littérature occitane (Camproux 1953, Lafont/Anatole 1970) ainsi que dans l’anthologie de la poésie du xxe siècle publiée plus récemment par Jean Eygun (2004) permet de constater d’un coup d’œil la part réduite qui leur a été accordée :
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Camproux 1953
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Lafont/Anatole 1970
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Eygun 2004
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Noms indexés
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1 000
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879
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51
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Auteures
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31
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23 (dont 5 fr.)
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3
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Proportion des femmes
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3 %
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2,6 %
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5,8 %
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2Un constat similaire pourrait être fait à partir de n’importe quelle anthologie des xixe et xxe siècle ainsi que de registres bibliographiques comme ceux établis par Jean Fourié (1994, 2010). Cette part limitée dans les tableaux qui sont dressés de la littérature occitane ne correspond pas à la stricte réalité de l’histoire littéraire. Écrits par des hommes dans une société dominée par les hommes, ces travaux, quels que soient leurs incontestables mérites par ailleurs, omettent, par l’inertie d’une idéologie inconsciente, de prendre en considération des créations souvent de qualité, faussant ainsi la représentation que nous pouvons avoir de pans entiers de l’histoire littéraire occitane. Les écrits rédigés en occitan par des femmes sont en effet, selon les époques, plus nombreux que ce que nous avons l’habitude de penser et, en ce début de xxie siècle, un examen de la question s’impose.
3En préambule à une plongée dans la création des xixe, xxe et xxie siècles, on rappellera que, dans le temps long de l’histoire de la littérature d’oc, les choses avaient bien commencé. On connaît — plus ou moins, d’ailleurs — les trobairitz, qui, aux côtés de leurs homologues masculins, assurent une présence des femmes au sein de ce phénomène complexe qu’est l’écriture troubadouresque occitane. Souvent mise en rapport avec le statut privilégié qui aurait été celui de la femme (aristocratique) au sein de la société méridionale médiévale, cette prise d’écriture féminine ne survit pas à la conquête française ni non plus, quelques siècles plus tard, à la substitution linguistique qui voit les élites occitanes adopter le français comme langue de culture et d’administration au détriment de l’occitan. De fait, dans les trois siècles de l’époque moderne, entre la fin du xve siècle et la Révolution française, c’est à peine sur les doigts d’une seule main que l’on peut compter les femmes ayant composé une œuvre littéraire. Aucune au xvie siècle (bien que la thématique féminine occupe fort les esprits et les plumes des messieurs du Collège de Rhétorique toulousain), deux au xviie siècle : Suzon de Terson et Antoinette de Salvan de Saliès (Courouau 2018) tandis qu’au xviiie siècle, on éprouve quelque mal à accorder le statut de femmes de lettres occitanes à Milli de Rosset, correspondante occasionnelle du marquis de Sade, ou à l’aurostèra Marie Blanque dont l’œuvre orale ne sera recueillie et publiée que par fragments, d’origine incertaine, au siècle suivant (Courouau 2015, 431-433 et 64-67). Les femmes ne sont pas invisibles dans le paysage littéraire occitan des xvie, xviie et xviiie siècles, elles sont tout bonnement absentes en tant qu’auteures. Les raisons de ce qui pourrait apparaître comme un renoncement sont peut-être à rechercher dans la plus faible alphabétisation des femmes méridionales, dans la maîtrise plus limitée du français à une époque où tous les auteurs occitanographes sont bilingues français-occitan, dans une ouverture plus grande aux schémas sociolinguistiques qui privilégient l’écriture en français. Autant d’hypothèses qui restent à éprouver, avec le concours sans doute des historiens, spécialistes de l’écrit et de la condition féminine.
4Rien ne change dans la première moitié du xixe siècle. L’Occitanie n’a pas sa Madame de Staël ou sa George Sand et, dans ce domaine comme dans d’autres, on constate une remarquable continuité avec le siècle précédent. La véritable rupture se fait, on s’en doute, avec le Félibrige, ou plutôt à peine un peu auparavant. Lors du Roumavagi deis troubaires, la manifestation poétique qui précède de quelques mois la fondation du Félibrige (1854), trois femmes sont présentes : la sulfureuse Hortense Rolland dont l’anti-cléricalisme républicain choque certains membres masculins de l’assistance, Reine Garde, couturière d’Aix, et la très oubliée Toulonnaise Léonide Constans, auteure de poèmes en provençal dès les années 1840. La présence de ces femmes est perçue par les organisateurs comme une aubaine, destinée à accorder à la manifestation une originalité supplémentaire. Roumanille se réjouit auprès de Jean-Baptiste Gaut de la présence annoncée d’Hortense Rolland :
La présence de Mademoiselle au milieu de nous, serait, vous le savez, d’un piquant et d’une originalité parfaite. On en écrirait. (Lettre de Roumanille à Gaut, août 1853, Jouveau 1997, 30)
5La femme-poète qui écrit en provençal sert à faire couler de l’encre, à assurer la notoriété de la cause « provençale ». À ce niveau comme à d’autres, elle fait office de faire-valoir. Le Félibrige une fois fondé, la place des femmes en son sein reste réduite. Le mouvement suit en fait une ligne conservatrice, alimentée par la pensée de Mistral qui associe les femmes à une image idéalisée de la Provence :
- 1 « Car c’est vous, ô femmes, qui êtes l’orgueil de notre race ; et vous, ô Provençales, qui êtes, s (...)
Car es vous-àutri, o chato, que sias l’ourguei de nosto raço ; es vous-àutri, o Prouvençalo, que sias, se pòu dire, nosto Prouvènço en flour. […] Sias lou signe vivènt de la Prouvènço lumenouso1. (Mistral, éd. Jouveau 1941, 264-265)
comme en témoignent l’institution des reines du Félibrige et l’omniprésence des héroïnes féminines dans l’œuvre de Mistral (Mirèio, Nerto, Esterello, L’Angloro…), et en même temps il limite leur présence au sein d’un mouvement où elles ne représentent qu’une portion infime des adhérents. Le Félibrige naissant à la fois célèbre la féminité et ne lui donne pas la parole autrement que par son prisme masculin.
6C’est pourtant à partir de ce mouvement qu’un tournant s’opère. De plus en plus de femmes se mettent à écrire en occitan dans les années qui suivent la fondation du mouvement renaissantiste provençal et on peut, dès lors, tenter une périodisation, toute provisoire en attendant des recherches complémentaires. Au temps des pionnières (Léonide Constans au premier chef) des années 1840-1850 succède celui des félibresses. Dotées comme les félibres de pseudonymes qui renvoient à leur origine géographique, ces femmes se recrutent dans des milieux assez divers. Certaines semblent venir à l’écriture en provençal par l’intermédiaire d’hommes de leur entourage immédiat. Ainsi, Rose-Anaïs Gras, épouse de Roumanille et sœur du félibre Félix Gras ou encore Marie-Azalaïs d’Arbaud, membre d’une famille aristocratique acquise à la cause provençaliste (c’est la mère de Joseph d’Arbaud). Mais l’écriture en provençal ne se limite pas à ces milieux familiers de la culture écrite. On voit, dans cette deuxième période (années 1860-1910), des femmes issues de milieux modestes publier des poèmes dans des revues félibréennes, voire des recueils de poèmes. Parmi ces femmes auteures de la petite bourgeoisie provençale (Bremoundo de Tarascoun, Artaleto de Beucaire…), la figure de Lazarino de Manosco mérite qu’on la redécouvre. Commerçante à Marseille (elle vend des volailles au marché), divorcée d’un mari violent à une époque où on divorce peu, Lazarino compose une œuvre dans laquelle la composante autobiographique occupe une place importante, saisissante par l’émouvante sincérité qui s’en dégage.
- 2 « Nous voulons que nos filles restent, simplement, dans le mas où elles sont nées ».
7L’écriture de Lazarino signale une évolution en cours dont rend également compte la brève œuvre poétique de la républicaine Lydie Wilson de Ricard, épouse de Louis-Xavier de Ricard, tard venue, comme son mari, à l’occitan (Blin-Mioch 2013). Ces deux femmes ne se conforment guère aux attentes que Mistral formulait à l’intention des femmes provençales : « Voulèn que nosti chato demoren, simplo, dins lou mas ounte nasquéron2 », disait le maître du Félibrige en 1868. Un temps nouveau se prépare, qui correspond à une émancipation progressive avec l’apparition de puissantes écrivaines mêlées à des femmes d’action, au sein du Félibrige, voire sur ses marges (années 1890-1950). La première femme à réellement s’imposer dans le milieu on ne peut plus masculin du Félibrige est sans conteste la Bigourdane Philadelphe de Gerde (1871-1956). Son apparition à la Santo-Estello de 1893 fait sensation, juste après la publication de son premier recueil de poèmes, Posos perdudos (1892). Au fil du temps, Philadelphe joue un rôle actif au sein du Félibrige, dont elle elle finit pourtant par s’éloigner à mesure qu’elle embrasse des positions de plus en plus nationalistes. Sa personnalité et son œuvre créent en tout cas un précédent. Philadelphe ouvre la voie à des femmes qui, comme elle, font entendre leurs voix. En Provence, c’est la bouillonnante Farfantello (1902-1989) qui publie son œuvre à partir de 1925 (Li mirage), nourrie des images camarguaises qu’elle partage avec Folco de Baroncelli et Joseph d’Arbaud. Ou encore l’iconoclaste Marcelle Drutel (1897-1985), la première femme de lettres d’oc à faire entendre une voix érotique féminine, ce qui ne va pas sans déclencher quelque irritation dans certains milieux traditionnalistes (Li Desiranço, 1933). En Languedoc, deux femmes symbolisent une éclosion des vocations féminines largement due au modèle représenté par Philadelphe : Clardeluno (1898-1972), dans l’Hérault, et Calelhon (1891-1980), dans l’Aveyron. Outre l’activité poétique en occitan, ce qui les réunit se situe au niveau de l’engagement résolu en faveur de la langue et de la culture d’oc. Ce militantisme prend des formes diverses avec, notamment, une prédilection pour le théâtre amateur qui leur apparaît comme un moyen efficace pour lutter contre la substitution linguistique en faveur du français alors à l’œuvre dans une bonne partie des campagnes occitanes.
8Moins engagée dans l’action militante, plus éloignée de la constellation félibréenne, la Tarnaise Louisa Paulin (1888-1944) conçoit une œuvre difficilement classable, d’une grande élévation artistique, loin des stéréotypes de tous ordres (Verny 2016, Coston 2018).
9Ainsi, lorsque prend fin la Seconde Guerre mondiale, le paysage littéraire occitan a bien changé. Certes, que ce soit du côté félibréen ou dans la mouvance qu’on va appeler occitaniste, l’écrit littéraire reste majoritairement une affaire d’hommes. Des figures de femmes, cependant, sont apparues et se sont imposées, porteuses d’une irréductible individualité. Il ne sera à partir de là plus possible de revenir en arrière.
10Les années 1960 et 1970 représentent le quatrième moment, au-delà de l’émancipation progressive vient le temps de la revendication. Les revendications, faudrait-il plutôt dire. Dans le contexte bouillonnant d’une remise en cause générale des cadres hérités, une revendication politique occitaniste émerge, marquée, dès le début des années 1960 par la création du Comitat Occitan d’Estudis e d’Accion (COEA, 1962), puis par la création de la revue Viure (1965) autour de Robert Lafont et Yves Rouquette. En divers lieux, les initiatives éclosent, les actions militantes s’organisent (plus ou moins) dans un climat qui favorise le réexamen des schémas hérités de traditions de pensée que l’on juge sclérosées. À la pensée occitaniste qui met en cause la « colonisation intérieure » et prône la prise en mains par le « peuple occitan » de son propre destin fait écho, de la part de certaines femmes engagées dans différents courants militants, une réflexion dont l’objectif est de questionner les fondements d’un ordre social dominé par les hommes. À l’occasion, revendications occitanistes et féministes se rencontrent, convergent comme on l’observe, par exemple, dans le milieu théâtral au sein du Teatre de la Carrièra, où des femmes engagées comme Annette Clément, Catherine et Marie-Hélène Bonafé composent et représentent des pièces dont la problématique est centrée sur la condition féminine : Saisons de femmes, Le miroir des jours, Chants de la Galina, Porte à porte, pièces publiées en 1981 sous le titre éloquent de L’écrit des femmes. Paroles de femmes des pays d’oc. Mais c’est peut-être dans l’extraordinaire explosion de la chanson occitane (la nòva cançon occitana) que se font entendre le plus fortement les voix de ces femmes militantes : Miquèla, Claudie Galibert, Josiane Vencenzutto, Rosina de Pèire et sa fille Martina, et, bien sûr, Marie Rouanet. La notoriété que cette dernière a acquise dans les années suivantes en privilégiant l’écriture en français ne doit pas faire oublier le rôle moteur qui fut le sien aussi bien pour la chanson que pour la poésie occitanes. L’anthologie qu’elle publie en 1971, Occitanie 1970. Les poètes de la décolonisation, a beau ne contenir que peu de noms d’auteures (Marisa Ros, Coleta Derdevet), elle marque les esprits par son engagement résolu en faveur de la cause occitaniste. La poésie, comme la chanson, les deux étant souvent entremêlées, devient en effet une arme de combat, illustrée par des femmes dont l’œuvre mérite d’être relue et au premier rang desquelles il convient sans doute de placer Rosalina Ròcha, à côté d’auteures comme Michèle Stenta ou Hélène Garcia, celle-ci pratiquant la prose. Dans sa ferme du Limousin, loin de l’agitation militante (sans pour autant en être complètement séparée), la paysanne-ethnologue Marcelle Delpastre compose une œuvre poétique puissante (Saumes pagans, 1971) attentive aux hommes et aux femmes, à la nature et aux animaux de sa région.
11L’effervescence militante, on le sait, retombe au début des années 1980, particulièrement après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Commence alors la dernière période de notre histoire qui s’étend jusqu’à nos jours. Du point de vue de la place des femmes dans la vie littéraire d’expression occitane, on assiste alors à une certaine normalisation. Le temps des revendications est, pour l’essentiel, passé et les femmes qui écrivent en occitan semblent privilégier une démarche plus strictement littéraire que dans les deux décennies précédentes. À la suite de Danielle Julien (Viatge d’ivèrn, 1996), la prose est de plus en pratiquée tandis que le nombre de femmes ne cesse d’augmenter qui composent de la poésie en occitan. Une récente anthologie, intitulée Paraulas de hemnas (Kamakine 2020) présente les œuvres de 36 auteures et un second volume est en préparation. Signe de vitalité, sans doute, dans un monde en pleine mutation où l’emploi quotidien de la langue occitane s’est effondré et où la poésie n’est plus censée faire recette.
12Dans les contributions rassemblées dans ce dossier, nous souhaiterions tenter de poser un nouveau regard sur les différentes périodes qui viennent d’être identifiées en nous intéressant à des figures connues mais aussi à des femmes davantage restées dans l’ombre, oubliées des histoires de la littérature occitane. Rose-Blin-Mioch présente les trois premières femmes à avoir été publiées dans la Revue des langues romanes, alors très masculine : Rose-Anaïs Gras, Lydie de Wilson, Léontine Goirand. Sylvan Chabaud nous fait redécouvrir l’œuvre méconnue de cette personnalité exceptionnelle qu’est Lazarino de Manosco. Pour la période de l’Entre-deux-guerres, celle que nous appelons de l’émancipation progressive, Joëlle Ginestet dresse le portrait d’une femme plus d’action que de lettres, totalement négligée jusqu’à présent, Juliette Dissel, alors qu’elle a déployé une activité considérable en faveur de la langue et de la culture occitanes. Cécile Noilhan et Jean-Yves Casanova reviennent sur le coup d’éclat que représente dans le monde policé de la littérature d’oc la publication de Li Desiranço de Marcelle Drutel. Marie-Jeanne Verny analyse l’ensemble de l’œuvre de Rosalina Ròcha qui prend son essor dans le climat militant de la fin des années 1960. Enfin, plus proche de nous encore, Marine Mazars présente la création de la jeune poétesse Maëlle Dupon, à présent établie à Toronto, dont le dernier poème publié date de 2020.
13La situation de l’occitan comme langue exposée à une situation de diglossie n’est pas, comme on sait, unique en Europe, loin s’en faut. En ce sens, il nous a paru intéressant de tenter un rapprochement avec un cas qui, s’il n’est pas identique en tout point à celui de l’occitan, présente avec lui un certain nombre de similitudes. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé à Cristina Noacco de dresser un panorama des écritures de femmes frioulanes des xixe et xxe siècles. À terme, croyons-nous, il y aurait quelque sens à mettre ainsi en relation des situations qui, au final, paraissent liées entre elles par une convergence de conditions à la fois sociolinguistiques et liées au genre en forme de contraintes et de dominations. Écrire dans une langue disons minoritaire condamne en effet l’auteur à occuper les marges dans un paysage littéraire dominé par la langue nationale. Quand on est femme, faire ce choix d’une écriture en langue minoritaire dans un microcosme où les hommes tiennent le haut du pavé, c’est donc immanquablement occuper une marge dans la marge. Le croisement de cette double problématique, sociolinguistique et féminine, déjà complexe en soi, intervient au niveau de l’écrit littéraire. C’est la littérature, en ce qu’elle porte comme vision de soi et du monde, en ce qu’elle façonne la langue, qui peut nous permettre de mieux saisir les fondements de cet engagement doublement marginal.