- 1 Cette contribution a fait l’objet d’une communication au XIIe Congrès de l’association internation (...)
1Au regard de la critique occitane, les événements de la Seconde Guerre mondiale ont bien souvent été passés sous silence1. Ces non-dits relèveraient sûrement d’une trop grande difficulté de la part des acteurs de premier plan de la guerre à s’exprimer et à extérioriser ces longs moments de douleur dont ils ont souffert au cours des six années de conflit. Encore, le contexte politique extrêmement complexe de cette période, intimement lié aux choix idéologiques personnels de chacun des auteurs occitanographes apporte une deuxième clef de lecture à ce silence. Faut-il dire ce que l’on pense et ce que l’on vit au prix d’un véritable étiquetage pendant la guerre et à la Libération ? Peut-on se targuer d’être pétainiste ou résistant ?
2Pourtant, le dépouillement des revues littéraires de langue d’oc fait apparaître qu’un certain nombre d’écrivains occitans ont participé à la guerre, et d’une manière non des moindres dans la mesure où ils sont prisonniers en Allemagne. Je tiens à préciser qu’il a été possible d’identifier ces prisonniers de guerre grâce au titre de la publication qui nous donne une information relative aux camps de prisonniers (p. ex. Lessaffre, « La lenga d’oc a l’Oflag XB »), ou au choix de la ligne éditoriale de la revue qui s’est toujours attachée à indiquer à la fin de chaque publication son lieu de rédaction, accolé au nom de l’auteur : p. ex. « Aimat BAUDOUY, 3050 J A Stalag VIIIC 58r, Deutschland ».
3La liste des prisonniers occitans n’est à ce jour pas mince et tend « malheureusement » à se compléter au fur et à mesure de l’avancée des recherches.
4Parmi ces prisonniers, un des plus « connus » dans le monde occitan n’est autre que Charles Camproux (1908-1994). Sous-officier dans l’armée française, son bataillon, le 108e régiment d’infanterie, faillit contre les Allemands à Epoye, dans la Marne, en 1940. Il est fait prisonnier et emmené en Allemagne dans les stalags XIA e XIB, respectivement situés à Altengrabow (Saxe-Anhalt) e Bad Fallingbostel (Basse-Saxe). Il est très rapidement mis au travail et recruté comme ouvrier agricole dans une ferme avoisinante. Mais quelques mois plus tard, un décret annonce que les sous-officiers n’ont pas l’obligation de travailler. Il arrête son travail à la ferme et occupe ses journées, dans la baraque du stalag, à rédiger des poèmes, qu’il publiera en 1942 dans son recueil Poèmas sens poësia, et à organiser des conférences autour de la matière occitane. Charles Camproux arrive à s’évader du stalag grâce à la complicité d’un officier allemand, lecteur d’Occitania, revue que Camproux avait lui-même créée en 1934.
5Pierre Miremont est né en 1901 au Buisson de Cadouin, en Dordogne. Ses grands-parents, également originaires de Dordogne parlent uniquement en langue d’oc. Il suit des études religieuses, chez les Jésuites à Sarlat puis chez les Marianistes à Réquista. C’est à ce moment qu’il découvre le parler du Rouergue qui semble proche de celui que parlaient ses grands-parents. Il s’intéresse alors de plus en plus à la langue occitane, en lisant notamment Mirèio de Mistral. Il refuse par la suite de continuer dans la voie religieuse et devient instituteur. En 1922 il est appelé pour le service militaire. Il commence à prendre la plume dans la fin des années 20, alors qu’il est installé dans le Périgord. En 1930, Miremont entame des études de droit, dans le but de devenir officier ministériel et devient huissier de justice à Villefranche-de-Rouergue. Entouré de plusieurs félibres rouergats, il fonde le groupe « Lous grelhous de Vilafranca » dont l’objectif principal est de divulguer le théâtre d’oc. En 1939, il est mobilisé comme lieutenant chez les chasseurs alpins. Le 19 juin 1940, le même sort que Camproux lui est réservé : il est fait prisonnier lors d’une bataille dans les Vosges. Au départ enfermé dans un camp à Mulhouse, il est ensuite transféré en Allemagne où il sera baladé d’oflag en oflag. Il « visite » en premier l’Of XC à Lübeck où il restera jusqu’en 1941, puis le XD situé à Hambourg-Fischbeck (1941-1942), pour ensuite migrer en Westphalie, à Münster, de 1942 à 1944 (Of VID). Après le parachutage des troupes alliées les 18 et 19 septembre 1944 sur le camp, les prisonniers sont évacués dans un autre camp, à Soest. C’est dans cet oflag, VIA, que Pierre Miremont terminera son « tour de l’Allemagne » avec le son des cloches de la Libération (Bosc 1982).
6Joseph Salvat (1889-1972) est ordonné prêtre en 1912 et nommé par la suite, en 1927, au petit séminaire Saint-François Xavier de Castelnaudary (Salvat 1975). Cette même année, le 19 novembre, il fonde avec Prosper Estieu le Collège d’Occitanie, association qui dispense des cours de langue et de culture occitanes. L’année 1927 est fructueuse pour Salvat puisqu’il est également nommé majoral du Félibrige. Quatre ans plus tard, il rentre à l’Académie des Jeux floraux et en devient mainteneur. Mais le 9 juin 1944, la route empruntée par Salvat jusqu’alors semble prendre un autre tournant. Les Allemands frappent à sa porte et l’emmènent à la prison de Saint-Michel à Toulouse, où il retrouve ses amis Mgr de Solages, recteur de l’institut catholique, le chanoine Carrières, doyen de l’École supérieure de Sciences, et l’abbé Decahors, professeur à la Faculté de Lettres. Dix jours plus tard, le 19 juin 1944 et, après un long trajet à travers la France, Salvat arrive au camp de Royal-Lieu à Compiègne, où il séjournera près d’un mois. Le 15 juillet 1944, un convoi les achemine vers Hambourg et le 18 juillet, Salvat est installé dans le camp de Neuengamme, camp « d’épuisement par le travail ». Il a pu échapper à ces travaux forcés puisqu’il était considéré comme prisonnier notable, Prominent, pour sa qualité de prêtre, au même titre que les préfets, les recteurs… Le 12 avril 1945, un camion de la Croix-Rouge suédoise vient chercher Salvat et ses camarades : c’est le début de leur lente libération.
7Jean Lesaffre2 (1907-1975) est ingénieur en chef au service du personnel de la SNCF. Élevé dans une famille catholique, il fait ses études au collège privé de la Trinité à Béziers. Il rejoint ensuite les bancs de l’Université de Montpellier où il termine une licence en mathématiques et soutient une thèse en droit en 1934. En 1928, étudiant à Montpellier, et déjà passionné par la littérature occitane, il fonde une association étudiante, Le Nouveau Languedoc. Les différentes associations de jeunes occitanistes œuvrant à la renaissance de la langue d’oc (les Estudiants ramondencs de Toulouse, l’Araire des Marseillais Camproux et Reboul) et ce Nouveau Languedoc se rassemblent autour d’une association mère, La Frédéric Mistral. En 1930, Lesaffre se rapproche du centre occitaniste toulousain et de l’Escòla occitana de Salvat, avec qui il partage, certes, la même foi catholique, mais aussi « la même vision de la langue d’oc mêlant félibrisme, occitanisme et catalanisme ». En 1937, muté à Paris pour des raisons professionnelles, Lesaffre rejoint les Amis de la Langue d’oc, la Société des félibres de Paris, et se lie d’amitié avec Pierre-Louis Berthaud. En 1939, il est mobilisé et l’année suivante, il est fait prisonnier en Allemagne, à Nienburg/Wieser (Oflag XB). Pour des raisons de santé, il sera rapatrié deux ans plus tard.
8Sylvain Toulze (1911-1993) est un félibre lotois, prêtre au diocèse de Cahors à Trespoux Rassiels de 1939 à 1991. Il reçoit le prix Fabien Artigues en 1943 pour son œuvre La canta del faidit, recueil de poèmes écrits en captivité dans un stalag du Xe district en Allemagne (Fourié 2009). Une annotation à la fin du poème « Al canton » publié dans Lo Gai Saber (janv.-juin 1945) nous permet de déduire qu’il se trouvait à Berlin à l’été 1941. Le manque d’informations au sujet de sa captivité et de sa libération ne nous permet pas d’en dire davantage. En 1961 il est élu majoral du Félibrige.
9Michel-Aimé Baudouy (1909-1999), Ariégeois de naissance, est plus connu pour son parcours à l’Académie française et ses talents d’auteur français de littérature de jeunesse. Il est prisonnier au St VIIIC à Sagan, en Allemagne, en 1942, où il écrit son premier roman de jeunesse en français, L’enfant aux aigles, publié en 1949. Cependant, Baudouy ne semble pas avoir oublié la langue occitane, son parler de l’Ariège, au cours de sa captivité. Il rédige en 1942, un poème intitulé « Nadal » publié dans Lo Gai Saber (GS).
10Enfin, Charles Roussely, félibre de Montréjeau, est emprisonné en juillet 1940 à Mayence (Of XIIB). Dès lors, il est transporté d’oflag en oflag : en décembre 1940 il est envoyé à Lübeck où il retrouve Pierre Miremont (Of XC), en mai 1941 il se retrouve à Fischbeck-Hambourg (Of XD). Il terminera sa captivité à Münster à l’Oflag VID, où il restera jusqu’en 1943 avant d’être libéré. Il signe dans GS un véritable témoignage de l’organisation félibréenne en captivité sur lequel je reviendrai (Roussely 1943).
11Cette liste longue, mais sans doute incomplète des prisonniers de guerre occitans permet de tirer une première conclusion : à travers ces figures, l’Occitanie est présente, de 1940 à 1945 sur le territoire allemand. Mais bien plus qu’une présence physique dans les camps, les prisonniers occitans, tous autant qu’ils étaient, ont eu à cœur de propager, de faire vivre leur langue et leur culture, occitanes, en créant notamment des escòlas de camp.
12L’article 27 de la convention de Genève du 27 juillet 19293 relative au traitement des prisonniers de guerre indique que
Les belligérants pourront employer comme travailleurs les prisonniers de guerre valides, selon leur grade et leurs aptitudes, à l’exception des officiers et assimilés. Toutefois, si des officiers ou assimilés demandent un travail qui leur convienne, celui-ci leur sera procuré dans la mesure du possible. Les sous-officiers prisonniers de guerre ne pourront être astreints qu’à des travaux de surveillance, à moins qu’ils ne fassent la demande expresse d’une occupation rémunératrice.
13C’est donc dans ces conditions que va être organisée la vie des prisonniers de guerre occitans dans les différents camps. Alors que les officiers ont la possibilité de n’effectuer aucun travail pour l’économie du IIIe Reich, les sous-officiers eux, ne peuvent effectuer que des tâches de surveillance. Néanmoins, tous participent aux corvées quotidiennes : nettoyage du camp et des baraques, service à table, vaisselle, etc. En dehors de ces quelques occupations, les prisonniers de guerre cherchent tant que possible une occupation pour évacuer l’ennui et la douleur des conditions de vie (faim, froid, solitude…). Les « escòlas » occitanes commencent à voir le jour en Allemagne.
14La plus importante d’entre elles semble être l’Escòla dels embarbelats. Elle est fondée en mai 1940 par Pierre Miremont et l’académicien Pierre-Henri Simon à Lübeck (Of XC). Charles Roussely, dans son essai « Le félibrige en captivité » détaille avec force précision l’organisation matérielle et intellectuelle de cette école. C’est à partir de cet encart que nous tirerons les informations qui vont suivre. Elle regroupe de nombreux prisonniers, félibres pour la plupart, qui « travaillaient ardemment à leur formation félibréenne ». Parmi les escolans on peut citer :
M. le lieutenant-colonel Roman, provençal, qui était capiscòl, M. Barthe, avocat à Toulouse, qui présidait le groupe régionaliste des « occitans » réunissant toutes les provinces d’oc, M. Barriéty, inspecteur des Eaux et Forêts en Gascogne, Sautel, notaire de l’Ardèche, Morin, instituteur à Tarbes ; Maury, agrégé d’histoire, du Limousin, Vayrette, professeur au séminaire d’Albi, qui fut le premier capelan de l’escòla ; Sanson, instituteur à Perpignan ; Mordant, pasteur à Cannes et d’autres de partout que je ne puis nommer, car ils sont trop nombreux : une soixantaine d’escolans. (Roussely 1943, 364)
15Ce qu’on peut remarquer à la lecture de ce passage, c’est que, malgré la diversité socioprofessionnelle de ces prisonniers, ils se retrouvent tous pour partager un patrimoine commun : l’amour pour la langue et la culture occitanes.
16Malgré des « conditions matérielles très difficiles », l’Escòla dels embarbelats rassemble tous ses escolans deux fois par semaine pour des « séances plénières » dans lesquelles une question sur le domaine occitan est traitée. Tous les jours, des cours, conférences et discussions ont lieu. Tous les sujets sont abordés : « études de la langue, de la littérature, de l’histoire, de l’art des pays d’oc ». Pour honorer d’autant plus cette langue d’oc et son « patriarche », le Maître de Maillane et son œuvre sont au centre de bien des discussions.
17Plus encore qu’un simple partage intellectuel, l’Escòla dels embarbelats (EdE) a également une mission de divertissement. En mai 1940, tous les escolans s’affairent pour organiser leur première Santa-Estela de captivité. Un concours des Jeux floraux est également organisé à cette occasion. C’est Barriéty qui en est « le grand vainqueur » et qui reçoit le prix de 100 cigarettes pour la traduction du texte allemand du conte « Blanche-neige » de Grimm.
18En mai 1941, les prisonniers occitans sont envoyés dans un autre camp, l’oflag XD. Mais l’école est bien organisée et n’a besoin que de très peu de temps pour redevenir productive : étude de Mirèio et des œuvres en vers de Mistral. Des commissions s’organisent en fonction des centres d’intérêt des prisonniers : une commission sur la graphie, une autre sur la propagande, etc. Un des escolans, Arati, architecte de métier, a même l’audace de construire « les plans et la maquette d’un palais du félibrige ». Roussely et Miremont célèbrent à l’oflag XD leur deuxième Santa-Estela de captivité, en mai 1942. Au programme de cette nouvelle fête qui vient rompre avec la continuité morbide des longues journées de captivité : danses, chant, concours de littérature, messe, et le goûter.
Aussi la Sainte-Estelle 1942 fut une journée merveilleusement réussie qui a marqué notre vie de prisonniers d’un souvenir ineffaçable. Par elle sont à jamais liés ceux qui, dans les barbelés, loin de la Patrie, ont chanté ensemble de tout leur cœur « La Coupo Santo ». (Mordant in Miremont, GK).
19À la fin de l’année 1942, le groupe des embarbelats est divisé et les prisonniers sont répartis dans trois camps différents. Miremont et Roussely restent ensemble et sont envoyés à Münster (Of VID). On peut imaginer un véritable désastre pour l’Escòla dels embarbelats et pour le travail réalisé pour la diffusion, la valorisation et l’enseignement de la langue et de la culture occitanes. Mais bien au contraire, il n’est rien. L’éclatement des escolans à travers le territoire allemand va favoriser la diffusion du savoir occitan : « L’EdE, maintenant divisée en trois groupes, est plus florissante qu’elle ne le fut jamais » (Roussely 1943, 366).
20À Münster, Miremont et Roussely sont rejoints par Marcel Fournier (1900-1979). Ce dernier arrive de Lüben (Of IIIC), en Silésie. Président du Bournat dóu Peiregòrd, il est élu Majoral du Félibrige, en captivité, en 1942 (Fourié 2009, 139). Fournier prend la direction du groupe des embarbelats de Münster et rassemble une trentaine de nouveaux escolans. Les cours de langue occitane sont inscrits au programme de l’Université générale du camp qui dispense une préparation aux concours : Certificat d’études, Agrégation, Inspecteur des finances. La langue d’oc fait alors partie intégrante des centres intellectuels de l’Oflag VID. Parallèlement à ces cours de langues, l’Escòla dels embarbelats organise régulièrement des « conférences et causeries, des commissions se mirent à étudier et compléter les travaux commencés sur la langue, l’histoire, les arts ». Le 25 mars 1943 à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Mistral, une messe est célébrée, « suivie d’une séance solennelle », très suivie par les commandants français du camp.
21Charles Roussely est rapatrié en France pour cause de maladie au mois de juin 1943. Dès lors, nous n’avons plus de trace qui mentionne l’organisation de cette école même s’il est fort probable qu’elle ait continué de vivre jusqu’en 1945 à la libération des derniers embarbelats, dont Pierre Miremont.
22Une autre école dynamique formée au sein d’un camp de prisonniers, pas militaires cette fois, mais notables, les prominenten, est l’Escòla la Crotz-Jauna créée par Salvat à Neuengamme. La vie au camp est régie par la faim et le manque de nourriture fait perdre aux prisonniers des dizaines de kilos en quelques mois. Le quotidien est entrecoupé par les « canards » (Salvat 1975), ces ragots colportés par les prisonniers sur l’avancement de la guerre, ou par la « radiò-barbelat », terme qui nous rappelle qu’en 1941 Salvat avait accepté d’intervenir à Radio-Toulouse, moyen de propagande pour « maintenir l’ordre public » (Abrate 2001, 334).
23La décision de la création de l’ECJ est prise le 20 août 1944 :
Decidam amb Lambert de la prefectura de Tolosa, la fondacion d’una escòla felibrenca, l’Escòla de la Crotz-Jauna. Seria un bon biais de nos mantene units mèmes quand tornarem al pais. (Salvat 1975)
24L’école est nommée ainsi en raison de la croix-jaune cousue sur le pantalon et la veste que portent tous les prisonniers : « Suls perdessus e suls capèls que nos an donat, se vei la Crotz-Jauna, eloquent simbèl de la vida al camp » (Salvat 1975). Elle est officiellement fondée le 22 août 1944, alors que Salvat fait une conférence à ses camarades prisonniers sur le Félibrige. Albert Sarraut (1872-1962), ministre de l’Intérieur de 1938 à 1940 qui a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, et frère de Maurice Sarraut, directeur de La Dépêche de Toulouse en 1932, assassiné en 1943, devient président d’honneur de l’ECJ. Lambert en est le secrétaire.
25Le 28 août 1944, c’est la première réunion du bureau de l’école, qui décide de « faire d’estudis de vocabulari ». Le 3 septembre 1944, le premier acamp se tient et rassemble un grand nombre de félibres : lecture de poèmes et suite de la conférence de Salvat sur le félibrige sont au programme.
26Les acamps de l’ECJ se tiennent chaque dimanche. Ajoutés aux discussions sur un point d’histoire, de littérature ou de culture occitanes, des cours de langue d’oc sont aussi dispensés par Salvat. Le 8 octobre 1944, l’ECJ se réunit pour parler de la cuisine locale, pas celle de Neuengamme, mais celle que les prisonniers ont tous en mémoire, la cuisine occitane. Pendant près de deux ans de captivité, Joseph Salvat ne cesse de travailler pour la diffusion de la matière occitane. Ses semaines à Neuengamme sont quadrillées par les nombreuses conférences qu’il prononce, pas seulement au sein de l’ECJ, mais plus largement dans tout le camp. On lui demande de participer au cabaret littéraire et de parler des troubadours. Le 18 décembre 1944 et le 21 février 1945, il partagera ses connaissances littéraires sur l’amour courtois. Pour tout le camp, il organise une grande conférence sur « La vie harmonieuse de Mistral ». Les acamps de ECJ sont néanmoins plus destinés aux spécialistes, à ceux qui déjà ont des notions sur la langue d’oc. Les grands auteurs sont passés en revue (Mistral, Fourès, Abbé Bessou, Aubanèl, Philadelphe de Gerde) et les topoï de la vie culturelle et historique de l’Occitanie également (la vigne, Noël en Provence, la croisade, le catharisme…). Pendant toute sa captivité, Salvat va tenter de mettre en place un lexique occitan dont il commencera la traduction en français le 29 janvier 1945. Le docteur Duclos de Perpignan, grand ami de Joseph Salvat, avait commencé de rédiger, dès le début de sa captivité, un « chemin de croix », recueil de poèmes de captivité, dont Salvat veut réaliser une version en prose et en occitan (Salvat 1975), qu’il commence le 15 décembre 1944 et qu’il termine à la fin du mois. Ensemble ils préparent une édition bilingue de leur « Camin de Crotz de Neuengamme ». Leur œuvre littéraire est lue à plusieurs reprises : à l’ECJ le 18 mars 1945 et au cabaret littéraire le 30 mars de la même année.
27Les acamps rassemblent par moment jusqu’à une soixantaine d’escolans (19 novembre 1944) et les comptes-rendus peuvent attirer jusqu’à 110 souscripteurs (Salvat 1975).
28Le seul stalag qui semble avoir organisé des cours et conférences sur la matière occitane est celui de Fallingbostel, en Basse-Saxe (St XIB). Au moins deux occitanistes y ont séjourné : Jean Raynaud et Charles Camproux. Ce dernier passe l’année 1940 et une partie de 1941 dans le stalag. Raynaud signe dans la revue Lo Gai Saber un essai intitulé « Le félibrige au stalag XIB » (Raynaud 1945a) qui indique qu’il était déjà prisonnier à la fin de l’année 1941. À ce jour, il est impossible de savoir si les deux occitanophones se sont croisés dans le camp. Dans cet article, il mentionne la création d’une école félibréenne au sein du stalag, l’Escòla de la Gàbia. Cette école est née de la fusion des différents « groupes des régions méridionales : groupe Provence, Languedoc-Roussillon, Gascogne et Périgord-Limousin » (Raynaud 1945a, 102). Le groupe Languedoc-Roussillon, dont fait partie Jean Raynaud, organise des « causeries » en languedocien sur la région et une revue de presse. Au fur et à mesure des réunions, les prisonniers ont le souhait de « se perfectionner dans leur langue maternelle ». Une étude de la graphie occitane se met en place à partir de l’œuvre de Perbosc, Libre dels auzèls (Perbosc 1930). « Fin 42, commencement 43 », la fusion de ces groupes régionaux donne naissance au groupe « Midi » qui fonde l’Escòla de la Gàbia. De nombreux sujets de littérature, d’histoire, de politique et d’art sont abordés : des troubadours à Folco de Baroncelli, sans oublier Mistral, du « Midi de la France aux temps gallo-romains » à la croisade des Albigeois, du Félibrige aux « jeux taurins dans le Midi de la France », il y en avait pour tous les goûts. Parallèlement à ces « cours », l’étude de la langue d’oc se perpétue : « Chaque semaine, chacun faisait une version et un thème et une partie des réunions était consacrée aux corrections et aux exercices ». À partir de mai 1943, l’Escòla de la Gàbia n’est pas seulement une association de réflexions, mais se dote d’une mission plus culturelle. Le 21 mai, la première Santa-Estela du stalag XIB est organisée. On peut deviner que la clôture de ce moment « festif » se fera par l’entonnement de la « Coupo Santo » par tous les occitanophones du camp. En 1944, la troupe théâtrale du camp se joint à l’Escòla pour représenter « Marius » et « Fanny » (Raynaud 1945a, 104). L’association félibréenne organise la même année une « Exposition du Midi ». Jean Raynaud indique à la fin de son essai que l’activité en faveur de l’occitanisme a duré cinq ans. On peut donc supposer l’existence de l’Escòla de la Gàbia jusqu’à la libération du camp, en 1945. De la même manière, les détails que transmet l’auteur sur le déroulement de ces activités peuvent laisser penser qu’il est resté enfermé jusqu’à la date limite, 1945.
29Rien n’indique que Charles Camproux ait fait partie de l’Escòla de la Gàbia. On sait néanmoins qu’il organisait au sein du stalag des conférences et des cours sur les troubadours et sur Mistral (Petit 1983).
30Charles Camproux a entrepris la rédaction d’un « journal de captivité » dans lequel apparaissent, alternativement, des poèmes en vers, dotés d’un titre, au nombre de vingt-deux, et d’autres en prose, numérotés avec des chiffres romains, vingt-trois au total. Le premier récit nous fait part des conditions d’arrestation du bataillon de Camproux lors de la défaite à Époye. Par le biais de l’utilisation abondante du lexique des armes, par l’anaphore du terme « presonièr », répété cinq fois dans le poème et par l’emploi des temps verbaux du passé, Camproux dépeint une scène d’une situation de non-retour. En une journée, la première de sa captivité, on peut comprendre que la guerre l’aura marqué pour toujours :
Presonièrs ! presonièrs nos enmenavan, la maissa plombada, lis espatlas rotas.
Presonièrs ! presonièrs nos enmenavan au mitan d’un deluvi d’engenhs motorisats.
Nos enmenavan presonièrs lòng di rotas.
E cinc jornadas caminèrem
Cinc jornadas de sòrne dòu,
Lòng di rotas,
presonièrs. (Camproux 1983, 2)
31Le statut de « prisonnier », celui qui fait oublier l’identité d’une personne pour la remplacer par un numéro, celui qui inhibe les libertés de chacun pour les contraindre à vivre dans les restrictions, ce statut de « prisonnier » semble avoir marqué au fer rouge les esprits de tous ceux qui sont passés par les camps en Allemagne. Pierre Miremont signe en 1944 une ode, « Crida », adressée à Dieu, en lui demandant d’avoir pitié pour les prisonniers : « Pietat mon Dius, pels prejonièrs » (Miremont 1945, 101). Dans ce poème, l’auteur résume, en quinze quatrains d’octosyllabes, le quotidien de la vie du prisonnier. L’utilisation de nombreux procédés rhétoriques provoque un effet d’insistance sur les conditions mortifères des camps. Un à un les quatrains décrivent chaque sensation vécue par le prisonnier : la douleur, le froid, la faim, la fatigue, la misère, la solitude et l’ennui. Chaque quatrain est construit par antépiphore, qui entame et clôture le discours, et empêche donc une quelconque contestation : le mal est fait, il est irrévocable.
Patison de la freg que ponha ;
Lo jal lor fai purar los èlhs :
Jos la nèu que lor fai mantèl,
Patison de la freg que ponha.
(Miremont 1944)
32L’empreinte de l’ennui sur le moral des prisonniers, intimement liée à un sentiment de solitude, s’impose dans la poésie de captivité. Le temps semble infiniment long et les nouvelles de guerre qui arrivent jusqu’aux camps ne semblent pas traduire une quelconque raison de croire à la fin de la guerre, et ce jusqu’au dernier jour de captivité.
Dins lo camp li jorns semblavan sègles.
De lònguis oras sens ren faire lo primièr mes. (Camproux 1983, 8)
33Charles Roussely propose un poème intitulé « Planh » (Roussely 1945, 110-111) dans lequel il peint le déroulement d’une journée au camp, de l’aube au crépuscule, en l’espace de six huitains. Les différents procédés stylistiques de la répétition, provocant un rythme cyclique et sans fin, traduisent inéluctablement la vie à l’oflag : les journées se suivent et se ressemblent, se répètent, les unes après les autres, sans fin, sans que, jamais, les prisonniers ne puissent croire à la chimère de leur libération. L’évolution chronologique de la scène décrite, suggérée par l’emploi de termes qui se réfèrent à chaque moment de la journée (l’aube, le matin, à midi, l’après-midi, le soir et la nuit) vient compléter l’objectif principal de l’auteur en ces journées de captivité : partir à la recherche d’une âme. À chaque moment de la journée correspond un état d’avancement de la quête de l’auteur : « Cercar ton ama […] Quèrre ton ama […] Cantar ton ama […] Cridar ton ama […] Plorar ton ama […] Trobar ton ama ». La nuit vient apporter comme une infime satisfaction, la quête est accomplie. Mais cet accomplissement est peut-être le fruit d’une illusion rêvée, et lorsque le jour poindra, l’auteur replongera dans cette « chasse à l’âme », à la vie, interminable.
34Dans un court poème, « Al vent que pasa », Jean Raynaud propose le panorama de la guerre dans lequel viennent s’entrechoquer les souvenirs heureux du temps d’avant-guerre, qu’il traduit par l’emploi d’un vocabulaire lié au « bon temps » (l’amour, la musique, la danse) avec les moments présents de la captivité. Les moments de joie sont balayés par la guerre. En quelques vers seulement tout disparaît et le temps de la captivité a juste permis cet effacement :
Mòron los ans, finìs la dansa,
Tornarà pas la joventut.
La flor de Mai ven lèu pasida,
Canson d’amor es lèu auzida,
Raja lo riu, pasa la vida,
Lo temps perdut es plan perdut.
(Raynaud 1945b, 112)
35Ce qui apparaît comme une apologie de la solitude n’est autre que les fêtes de Noël que les prisonniers passent dans les camps, loin de leurs proches et de leur famille. Joseph Salvat dispense le 25 décembre une conférence sur le thème des « Nadals en Provença » (Salvat 1975), sujet qui apparaît aussi dans les conférences de l’Escòla de la Gàbia (Raynaud 1945a). Dans le poème « Joina alemanda » (Camproux 1983, 25), Camproux décrit sa rencontre avec une jeune Allemande qui lui raconte sa soirée de Noël et lui montre ses cadeaux. Pour elle, ce Noël n’est en rien différent des autres. En revanche le Noël de Camproux lui provoque comme un sentiment de culpabilité, puisqu’il n’est pas auprès de sa fille pour lui offrir le premier cadeau qu’un père offre à son enfant, un simple baiser :
Que i a tanben a l’ostau
Dau presonièr eilavau
Una filha qu’es sa vida,
Qu’a ren agut de son pai,
Pas un poton, ai ! ai ! ai !
O tu que siás tan polida ?
(Camproux 1983, 25)
36Le seul réconfort de Camproux au moment de Noël sont deux jours de pause qui lui sont accordés et la soirée qu’il passe au kommando avec ses camarades, à chanter et à lire son poème « Nadau ». Matériellement, rien ne ressemble à un Noël de Provence : il n’y a pas de santon, pas de fête, pas de joie, pas même sa fille ni sa femme. Le Noël de 1940 est un jour de privation, loin des coutumes instaurées par la tradition chrétienne :
Onte son li santons de Provença
Qu’ai coneigut en d’autri Nadaus
Dins lo dòu di records festenaus
Ne demòra que la sovenença.
Siam tot embarrats dins l’ostalàs,
Darrièr de barras coma marriàs
Mentre de tròç de cèu gris, ai-las !
(Camproux 1983, 23-24)
37Aimat Baudouy chante Noël dans son poème éponyme (Baudouy 1942). Alors même qu’il est prisonnier au moment de la prise d’écriture, il imagine un Noël harmonieux. Baudouy transpose la douceur des Noëls d’avant-guerre, en empruntant un lexique de la musique et du son, dans la réalité de captivité, marquée par la répétition du déictique « anèit ».
Las campanas anèit cantaran a l’estèla
Suls camps e suls tucòls que la nèu emmantèla
Armonoïozament, coma vòls de borièrs.
Los sons blaus, en tropèl, à l’entorn dels cloquièrs,
D’enlà en mai enlà portaran la novèla.
Las campanas anèit cantaran a l’estèla
(Baudouy 1942, 192)
38L’emploi du futur démontre que cette scène, joyeuse et harmonieuse, n’est pas encore réalisée et peut donc être considérée comme le fruit d’un songe.
39Face à ce temps interminable, l’espoir, le souvenir du temps d’avant-guerre et la foi apparaissent comme unique échappatoire pour vaincre la solitude. Sylvain Toulze écrit en juillet 1940 un « Cant d’esper » sous la forme d’une ode qu’il adresse à la France personnifiée. Il lui propose des solutions afin de relever le pays en listant toutes les nécessités par le biais de la répétition du verbe « caler » : « Nos cal de triga / un òme, una règla, un govèrn ! […] nos cal de brèses e de maires / generozas e santas ; cal / que cada còrs de mestièr sache / far son òbra segon lo pache / dels trabalhaires d’ancian temps ». À travers la personnification de la France, Toulze s’adresse à tous ses habitants. Il leur lance un cri d’espoir en leur rappelant que la guerre ne leur a pas tout pris :
T’an pas tot prés :
Ni ta fe, ni ta pura glòria,
Dont s’ilumina ton istòria,
Ni tos grands protectors del cèl,
Ni Joana la Pastoreleta,
Ni la Dòna de la Saleta
De Pontman e de Masabièl !
(Toulze 1941, 359)
40Cette liste nous laisse penser que l’unique richesse qu’a laissée la guerre à ses victimes, c’est la foi. Immatérielle, elle apparaît comme invincible et comme une arme pour supporter l’insupportable.
41Tous les poètes prisonniers, sans aucune exception, voient en la religion la seule échappatoire qui se présente pour fuir la misère des camps. Pierre Miremont s’adresse directement à la figure divine dans sa « Crida ». Il implore Dieu de rendre aux prisonniers leur dignité, l’espoir et l’amour. Cette imploration prend la forme d’une supplication dans les derniers quatrains du poème, lorsque, par le biais d’une antépiphore sur le syntagme verbal « Tornatz-lor », le poète liste tous les besoins nécessaires à la survie des prisonniers : « Tornatz-lor l’esper subrebèl […] Tornatz-lor l’amor abrazaire […] Tornatz-lor subretot la fe ». La foi apparaît comme un élément primordial à la survie des prisonniers. Miremont identifie les prisonniers à « la rezenson de la Fransa » : si les prisonniers n’arrivent pas à survivre, la France ne se relèvera pas. Par syllogisme, la foi est présentée comme indispensable à la survie des prisonniers et donc au redressement de la France.
42Enfin, et en mode de conclusion, on peut donc se rendre compte que derrière les barbelés (mot employé à maintes reprises dans les différents poèmes), les prisonniers sont toujours restés fidèles à leur langue, la langue occitane, en créant une véritable littérature des camps et en organisant quotidiennement cours et conférences sur la matière occitane. C’est cette langue qui leur a permis de fuir et de supporter, l’espace de quelques instants, la réalité morbide des camps, pour rentrer en vie, chez eux, après des années de souffrance.