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La Réception des troubadours au Moyen Âge (oc et oïl)

Le Peire Rogier de Peire d’Alvernhe revisité par l’auteur de Flamenca : Guillem de Nevers, le troubadour au psautier

Peire d’Alvernhe’s Peire Rogier revisited by the author of Flamenca : Guillem de Nevers, the troubadour with the psalter
Katy Bernard
p. 61-83

Résumés

S’il a été établi que les paroles constitutives du dialogue amoureux entre les personnages du roman, Guillem de Nevers et Flamenca, prenaient leur source dans les vers de Peire Rogier (Ges non puesc en bon vers fallir, sixième cobla) ou encore dans ceux, inspirés du précédent, de Guiraut de Borneil (̶ Ai las, com mor ! – Quez as, amis ?), le lien entre Guillem de Nevers et Peire Rogier apparaît davantage évident si l’on prend en compte la vida de ce dernier ainsi que la cobla que lui consacre Peire d’Alvernhe dans sa chanson satirique Cantarai d’aqestz trobadors. Dans cette chanson, une partie du conseil de Peire d’Alvernhe à Peire Rogier – à savoir qu’au lieu de chanter l’amour devant tous, il devrait tenir un psautier à l’église ̶ resserre d’autant plus les liens entre le troubadour et le personnage du roman. Il semble que l’auteur de Flamenca se soit amusé à fondre dans son personnage le troubadour Peire Rogier afin de lui faire suivre les conseils de Peire d’Alvernhe mais en redirigeant la satire – qui visait le troubadour dans la chanson  ̶ , vers la société religieuse et, en apparence, courtoise de son roman : il instaure un jeu particulièrement ingénieux autour de la symbolique du psautier et de celle de l’homme religieux. En effet, l’auteur s’amuse à faire de Guillem un clerc dont l’ordination n’a pas d’autre raison que l’amour qu’il éprouve pour Flamenca comme il s’amuse à faire du livre sacré le support où Guillem lit – par le biais de la bibliomancie – l’avenir de son amour avec Flamenca, le support par lequel les baisers de paix préfigurent les baisers amoureux, le support au-dessus duquel il échange les mots d’amour avec Flamenca. L’auteur s’ingénie ainsi à recouvrir les mots et les gestes sacrés par les mots et les gestes de la fin’amor afin de nous laisser entendre que le sacré est à trouver dans les valeurs de cette dernière qui elles-mêmes – puisque, dans cette société qui n’a de courtoise que le nom, elles ne peuvent s’accomplir que par la ruse et la dissimulation – n’ont peut-être pas d’autre avenir que dans les sphères de la fiction.

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Texte intégral

  • 1  Le dialogue amoureux se déroule du dimanche 7 mai au mardi 1er août (la fête de Saint Pierre-ès-li (...)
  • 2  On situe l’activité poétique de Peire Rogier à partir de 1160-62 jusqu’à 1180. Par ailleurs, la da (...)

1Nous savons depuis l’étude de Santorre Debenedetti (1921) que le célèbre dialogue amoureux1 entre Guillem, le faux vrai clerc et Flamenca, la mal mariée prisonnière, prend sa source dans les coblas tensonadas de Ges non puesc en bon vers fallir de Peire Rogier2 ; dans les premiers vers de la sixième strophe de sa chanson précisément :

  • 3  Peire Rogier, Ges non puesc en bon vers fallir (Riquer, 270-271 ; traduction française, 223-226). (...)

Ai las ! — Que plangz ? — Ja tem morir.
— Que as ? — Am. — E trop ? — Ieu hoc, tan
Que∙n muer3

  • 4  Cette chanson de Giraut de Borneil a été datée autour de l’année 1166 (Kolsen, vol. 2, 284 ; Rique (...)

2Nous savons aussi que ce dialogue amoureux a également pu trouver matière dans — Ai las, com mor ! — Quez as, amis ? de Giraut de Borneil, imitateur du précédent4.

3Mais se focaliser sur Peire Rogier est autrement intéressant car sa vida (Boutière-Schutz, 267-270) souligne qu’avant de se faire jongleur, il fut chanoine en Auvergne. Ainsi que le suppose Rita Lejeune, cela a dû sans nul doute inspirer l’espiègle auteur de Flamenca pour forger l’histoire de son singulier personnage à la fois chevalier et clerc (Gouiran, 199-214). Recevant la tonsure des mains du si crédule prêtre dom Justin, Guillem, affectant la plus grande piété, n’oublie pas de préciser qu’il fut chanoine de Péronne :

« E prec mon sener Don Justi
Ques ades mi tolla sa cri
E que∙m fassa granda clerguada,
Quar aüt n’ai autra vegada,
E sai que peccat i fazia
Quar aitan creisser mi giquia
Los pels ques ai en la corona.
Eu fui canorgues de Peirona
Et ancar i vol retornar :
Per so dei gran corona far.
E, merce Dieu, mon orde sai
E tot jorn lo recordarai
Ab lui, per so que∙l sapcha mielz :
Apenre posc, non sui tan veillz. »
(Zufferey 2014, v. 3547-3560)

  • 5  Trad. Fasseur (2014).

Je prie mon seigneur dom Justin de me couper immédiatement les cheveux. Qu’il me fasse une grande tonsure, car j’en ai eu une, autrefois, et je sais que j’ai commis un péché en me laissant tellement pousser les cheveux à l’intérieur de la couronne. J’ai été chanoine de Péronne, et je veux retrouver cet état ; c’est pourquoi je dois me faire une large tonsure. Grâce à Dieu ! Je connais mon office et chaque jour je le réviserai avec lui, pour mieux le savoir. Je peux apprendre, je ne suis pas si vieux5 !

  • 6  Plusieurs dates ont été retenues pour cette chanson ; elle aurait, quoi qu’il en soit, été composé (...)

4Certes, Péronne (en Picardie) n’est pas à côté de l’Auvergne, cependant, le rapprochement entre les deux chanoines se fait plus prégnant à la lecture de la cobla que Peire d’Alvernhe consacre à Peire Rogier dans sa galerie de portraits satiriques, Cantarai d’aqestz trobadors6 :

Cantarai d’aqestz trobadors
Que canton de maintas colors
E∙l pieier cuida dir mout gen ;
Mas a cantar lor er aillors
Q’entrametre∙n vei cen pastors
C’us non sap qe∙s mont’o∙s dissen.

D’aisso mer mal Peire Rotgiers
Per qe n’er encolpatz primiers
Car chanta d’amor a presen ;
E valgra li mais us sautiers
En la glieis’o us candeliers
Tener ab gran candel’arden.
(Riquer, 334-341)

  • 7  Trad. Riquer (277-283). Voir également Fratta (1996).

Je chanterai sur ces troubadours qui chantent en diverses couleurs et le pire croit parler très noblement ; mais il leur faudra chanter ailleurs, car je vois s’introduire parmi eux cent bergers, dont aucun ne sait s’il monte ou descend. De cela est coupable Peire Rogier, c’est pourquoi il sera accusé le premier, puisqu’il chante l’amour devant tous ; mieux lui vaudrait tenir un psautier à l’église ou un chandelier avec un grand cierge ardent7

5Même s’il ne fait pas expressément référence à Peire d’Alvernhe dans son œuvre, il est bien peu probable, eu égard à cette série d’éléments, que le très savant auteur de Flamenca ignorât le sirventés de son prédécesseur. Il a même tout l’air de l’avoir exploité et glosé autant qu’il le pouvait en forgeant l’aventure amoureuse de Guillem de Nevers.

6En effet, dans sa chanson, Peire d’Alvernhe agence ses vers de telle manière que l’on peut y trouver au moins deux interprétations possibles. Il peut tout aussi bien conseiller à Peire Rogier d’abandonner le chant et de retourner à la chanoinie que de chanter l’amour à l’église. Que ces deux sens aient été voulus ou non par l’auteur satirique, le malicieux auteur de Flamenca semble à tout le moins les avoir perçus et en avoir joué tout son soûl.

7Ainsi, le Peire Rogier fondu dans les traits du personnage de Guillem de Nevers suit à la lettre les conseils de Peire d’Alvernhe mais, grâce à l’auteur de Flamenca, retourne à son avantage la satire dont il fut victime. Dès lors, les vers de Peire d’Alvernhe pourraient fort bien être pour l’auteur anonyme du roman le point de départ d’un jeu participant à fustiger la société religieuse de son temps.

8Le point d’ancrage de ce jeu se trouve être le psautier dont l’anonyme fait de Guillem le maître. Le livre sacré, devenant aussi protéiforme que le personnage qui le tient, apparaît alors comme le symbole même de la créativité de libre-penseur avant la lettre de l’auteur de Flamenca.

L’amour à l’église : quand le clerc-troubadour transforme le livre sacré en livre d’amour

9Nous savons que c’est à l’église que Guillem, devenu clerc, trouve le moyen d’échanger quelques mots avec la prisonnière d’Archimbaut au moment où il lui donne la paix avec le psautier. Nous savons aussi que ces brefs échanges sont conçus et perçus par les deux protagonistes comme une véritable entreprise poétique (Zufferey-Fasseur 2014, v. 4959-5082). Ainsi que le souligne Rita Lejeune (1979, 262-263), c’est une mise en action, à deux voix, de la chanson de Peire Rogier. Et il suffit de citer les réflexions du clerc juste avant qu’il ne prononce les premiers mots du dialogue pour voir que l’auteur de Flamenca s’est ingénié à le présenter comme un troubadour en train de composer, avec toute l’ironie que cela peut comporter. S’adressant à Amour, le clerc Guillem termine ainsi sa tirade :

« Anc apostols tan gran paor
Non ac davan emperador
Con eu ai ancui de faillir
Davan cella cui tan desir.
E nonperquant tot proarai
Vostre sen et assajarai
Si m’aures ben apparellat
Que sapcha dir bon mot cochat,
Quar ben a obs que sia leu
So que dirai e bon e breu,
E tal com posca leu entendre
Cella que∙m fai lo cor encendre.
Mas ren non sai qu’ieu deja dir,
Et on plus fort eu m’o albir
On meins atrop mot que li faza. »
(Zufferey 2014, v. 3859-3873)

  • 8  Trad. Fasseur (2014).

« Jamais apôtre n’éprouva devant un empereur un effroi si grand que celui que j’éprouve aujourd’hui à l’idée de faillir devant celle que je désire tant. Cependant, je mettrai à l’épreuve votre sagesse, et je vérifierai si vous m’avez assez bien préparé pour que je réussisse à prononcer un mot juste et bref, car il est nécessaire que ce que je dirai soit simple et percutant, et de telle nature que celle qui consume mon cœur puisse le comprendre aisément. Mais je ne vois vraiment pas quoi dire, et plus intensément j’y réfléchis, moins je trouve le mot adéquat8. »

10Ce mélange entre inspiration et exigence formelle fait bien de Guillem ce clerc-troubadour qui va chanter bas à l’église ce que Peire Rogier chantait devant tous. Et ce chant, Guillem ne le pourrait faire si le psautier ne lui servait de support : cela est un choix appuyé de l’auteur, pour les besoins de son intrigue sans nul doute, mais aussi pour les besoins de sa pensée.

  • 9  Voir n. 23.

11En effet, rappelons que Flamenca est la seule, eu égard à son enfermement dans l’église même9, à recevoir la paix avec le psautier alors que tous la reçoivent avec un osculatoire comme il est d’usage habituellement (Zufferey-Fasseur 2014, 291, n. 2559) ; l’auteur de Flamenca se plaît à le souligner lors de la messe où Guillem, qui n’a pas encore remplacé le jeune clerc Nicolas, voit Flamenca pour la première fois. Après que Nicolas eut donné la paix à cette dernière, Guillem

A son hoste que∙l fon delaz
Ne donet <el>. Et al pertus,
Quant una croz ac fag desus,
Nicholaus pren un breviari
On ac sauteri et imnari,
Evangelis et orazos,
Respos e versetz e lissons ;
Ab aquel libre pas donet
A Flamenca. Quan lo baizet,
Guillems ha vist, dal pertuset,
Que fora ples del menor det,
Sa bella boqueta vermeilla
(Zufferey 2014, v. 2552-2563)

  • 10  Trad. Fasseur (2014).

[Guillaume] la donna à son hôte qui se trouvait près de lui. Après avoir fait le signe de croix sur la petite niche, Nicolas y prit un bréviaire qui contenait psaumes, hymnes, évangiles, oraisons, répons, versets et leçons ; avec ce livre, il donna la paix à Flamenca. Quand elle le baisa, Guillaume aperçut, par la petite ouverture qu’on eût comblée en y glissant le petit doigt, sa délicate petite bouche vermeille10.

12Ainsi, bien avant de devenir le support où s’échangent les mots d’amour entre Guillem devenu clerc à la place de Nicolas et sa dame, le psautier devient pour Guillem encore chevalier l’objet transitoire, voire talismanique, préfigurant son étreinte avec Flamenca. En effet, par deux fois (lors de cette messe puis de celle du lendemain), Guillem demande à Nicolas de lui apporter le psautier après avoir donné la paix à Flamenca. Il baisera le livre juste après elle en ayant bien soin auparavant de trouver une ruse pour demander à Nicolas de lui montrer la page exacte où il a donné la paix :

« Bon es, » fai-ss’el, « ques ieu ensein
Per zo que sia enseinatz. »
Pueis <diz> : « Clergues, et on donatz
Vos paz ? Quar donar la devetz
Ab lo sauteri, si podes.
— Seiner, si∙m fas, e neis aisi
La donei ar. » E mostret li
Lo foil e∙l luec ; ab tan n’ac pro
Guillems, e met s’en orason,
E plus de mil ves lo foil baisa ;
Vejaire l’es tot lo mon aia
E mai res no∙il posca fallir ;
E si pogues los ueils partir
Si que∙l pertus gares l’us oilz
E l’autre gares sai los foils,
Ben l’estera, e ben l’estet.
En cel pensat tan demoret,
E tan si pac de cel consir,
Que non saup mot tro ausi dir
Ite missa est al preveire ;
Fort li pezet, so pot hom creire.
(Zufferey 2014, v. 2588-2608)

  • 11  Ibid.

« Il serait bon, se dit-il, que j’enseigne, afin d’être renseigné ». Puis, à haute voix : « Clerc, à quel endroit du livre donnez-vous la paix ? Si vous le pouvez, vous devez la donner avec le psautier. — Seigneur, c’est ce que je fais ; c’est en tout cas ainsi que je viens de la donner ». Et il lui montra le feuillet et l’endroit précis. En voilà assez pour Guillaume, qui se remit en prière, et plus de mille fois porta la page à ses lèvres. Il lui semblait que l’univers lui appartenait et que rien désormais ne pouvait lui manquer. S’il avait pu dissocier ses yeux, de sorte que l’un regardât la petite ouverture et l’autre le feuillet, il en eût été bien aise, et il le fut. Il resta si longtemps plongé dans ces pensées et il se rassasia tant de cette méditation qu’il ne se rendit plus compte de rien jusqu’à ce qu’il entendît le prêtre dire : Ite missa est. Il en fut fort chagrin, comme on peut l’imaginer11.

13La messe est dite en effet, les versets religieux sont désormais des ponts qui lient les lèvres des futurs amants. Et fort de son savoir en clergie souligné à loisir par l’auteur, Guillem, lors de la messe suivante, enseigne à Nicolas à toujours donner la paix au psaume 122, 7, Fiat pax in virtute. Ainsi, c’est lui désormais qui choisit l’endroit où Flamenca posera ses lèvres puis lui les siennes (Zufferey 2014, v. 3142-3196). Les mots sacrés s’effacent sous les lèvres de celui qui s’apprête à devenir clerc. La chair de la page préfigure celle de Flamenca. Inéluctablement, le mot se fera chair.

14Ainsi, dans le Roman de Flamenca, les mots liturgiques s’effacent au profit des mots de la fin’amor. Le livre sacré en devient même roman d’amour ainsi que le symbolise parfaitement la scène où Alis, voulant vérifier que la première réponse de sa maîtresse a été parfaitement entendue par Guillem, contrefait le clerc contrefait en donnant la paix à Flamenca avec, pour remplacer le psautier, le Roman de Blanchefleur (Zufferey 2014, v. 4475-4492) !

15Cependant, là n’est point, tant s’en faut, le seul rôle que l’auteur de Flamenca fait jouer à son personnage et à son psautier. Il semble utiliser le conseil de Peire d’Alvernhe à Peire Rogier d’une manière peut-être plus espiègle encore.

16Avant de faire prendre corps à l’amour de Guillem et Flamenca, le psautier va servir à deviner le sort réservé à cet amour. En effet, la première fois que Guillem se rend à l’église de Bourbon-l’Archambault, un moment avant la messe où il voit Flamenca pour la première fois, c’est pour y pratiquer la bibliomancie. Avant d’être le clerc-troubadour, Guillem est le chevalier-mage.

L’amour par l’Église : quand le chevalier-mage utilise le livre sacré comme livre de sorts

El mostier es Guillem intratz,
E quan si fon agenollatz
Davan l’autar de san Clemen,
Deu a pregat devotamen
E ma domna sancta Maria,
San Michel e sa compania
E totz sans, c’usquecs li valgues ;
Dos Paters Nosters diis o tres,
Et una orason petita,
Que l’ensenet us san hermita,
Qu’es dels .LXXII. noms Deu
Si con om los dis en ebreu
Et en latin et en grezesc.
[…]
Quant Guillems ac l’orazon dicha,
Un sautier pren e ubri lo ;
Un vers trobet de que∙l saup bo :
Zo fon Dilexi quoniam.
« Ben sap ar Dieus que voliam »,
Ha dih soau, e∙l libre serra.
Ades tenc los oils clis vas terra […]
(Zufferey, v. 2270-2297)

  • 12  Ibid.

Guillaume entra dans l’église, et, une fois agenouillé devant l’autel de saint Clément, il pria Dieu avec beaucoup de dévotion, et aussi Notre Dame sainte Marie, saint Michel, sa suite et tous les saints, de lui être favorables. Il dit deux ou trois Pater Noster, et une petite oraison que lui avait enseignée un saint ermite : les soixante-douze noms de Dieu tels qu’on les dit en hébreu, en latin et en grec. […] Quand Guillaume eut achevé sa prière, il prit un psautier et l’ouvrit. Il tomba sur un verset qui lui plut beaucoup : c’était Dilexi quoniam. “Dieu sait bien maintenant ce que nous voulions”, prononça-t-il-il à mi-voix en fermant le livre. Ensuite, il resta les yeux baissés vers le sol.12

  • 13  Cette technique pour connaître la volonté de Dieu connaît des variantes qui n’utilisent pas le liv (...)
  • 14  Le cas de Mathias est loin d’être isolé, Thomas d’Aquin souligne la validité de cette pratique en (...)
  • 15  C’est après la consultation des sorts bibliques, elle-même intimée par le chant d’un enfant, que s (...)
  • 16  Voir plus haut et Gouiran (1995).

17C’est ainsi que l’auteur de Flamenca, par le truchement de son héros et du psautier, intègre à son récit une scène de divination bibliomantique (Bernard 20091). La bibliomancie par le psautier ou tout livre sacré s’inscrit dans la lignée de la divination cléromantique — divination par tirage au sort — utilisée largement dans l’Antiquité grecque et latine. Elle consistait, dans sa forme la plus aboutie, nommée rhapsodomancie, à se servir de phrases rencontrées au hasard dans des livres faisant autorité, d’Homère pour les uns, de Virgile pour les autres, pour connaître la volonté de tel ou tel dieu sur une question donnée (Bouché-Leclercq 1879, 1, 188-197). Ainsi, la divination par le psautier, christianisation de la rhapsodomancie antique, consiste généralement à ouvrir le livre sacré au hasard ; le premier verset aperçu est considéré comme une réponse de Dieu13. Cette méthode était utilisée originairement par les hauts dignitaires religieux pour élire leurs pairs ou déterminer une vocation religieuse. On se souvient, par exemple, que les apôtres ont désigné Mathias, le remplaçant de Judas, en ayant recours aux sorts (Actes des Apôtres, 1, 26)14. On sait aussi l’importance des sorts bibliques dans l’engagement religieux de saint Augustin15. Cette utilisation du livre religieux pour faire entendre la voix de la Providence s’est vite laïcisée et a été employée pour des questions autres que religieuses par des gens qui ne sont plus forcément des religieux. L’auteur anonyme de Flamenca illustre parfaitement cette laïcisation des sorts. Bien que qualifié de chevalier et clerc16, Guillem est, à ce stade du récit, plus laïc que clerc et l’objet de sa divination est laïc lui aussi puisqu’il s’agit de consulter la Providence sur le sort de ses amours avec Flamenca pour laquelle Amour elle-même l’a expressément dépêché.

  • 17  Ce petit texte fait partie de l’ensemble des divers opuscules à caractère divinatoire des folios 1 (...)

18La singularité de ce passage du roman est en outre accentuée par une description très détaillée de la pratique de la bibliomancie qui pourrait, à plus d’un titre, faire de cet extrait un témoin « technique » de l’art de l’apertio libri. En effet, l’auteur adopte un style didactique qui rapproche singulièrement ce passage d’un texte traitant d’une divination par le psautier conservé dans le manuscrit latin 7420A17.

  • 18  « J’ai aimé car Dieu entendra la parole de ma prière ».
  • 19  Zufferey (2014, v. 2295) : « Ben sap ar Dieus que voliam » que nous traduisons par « Dieu sait bie (...)

19Selon l’usage classique, Guillem ouvre le psautier au hasard : c’est le verset I du psaume 114 de la version de la Vulgate (psaume 116) qui apparaît comme la réponse de Dieu. Le verset en question, dont l’auteur ne donne que les deux premiers mots, dit exactement : Dilexi quoniam exaudiet Dominus vocem orationis meae18. La phrase prononcée à voix basse par Guillem19 en réaction à cette intervention du sort ne constitue pas une traduction littérale du verset mais vise à nous montrer, ce qui témoigne du recul de l’auteur vis-à-vis de la technique qu’il met en scène, que Guillem a su interpréter le sort en sa faveur ou, à tout le moins, que sa subjectivité a trouvé dans ce verset quelque chose d’assez rassurant pour lui donner confiance en l’avenir de son ambition amoureuse. Et il s’avère, en effet, que ce passage, qui pourrait sembler de l’ordre de l’anecdote, est fondamental dans la réalisation des amours de Guillem : l’épisode de la bibliomancie va déterminer aussi bien le sort du protagoniste et de son entourage que le cours de l’œuvre.

20Si l’arrivée de Guillem libère le récit d’un temps répétitif et stérile, image même de l’enfermement de Flamenca dans la jalousie maladive de son époux, c’est grandement parce que le personnage a des talents de devin. Ainsi, l’épisode de la bibliomancie est tout aussi important que le long passage consacré au dialogue amoureux ; les deux usages du psautier sont étroitement imbriqués, le second n’aurait pu avoir lieu sans le premier.

21En effet, l’apertio libri est un point central autour duquel s’articulent toutes les manifestations « occultes » auxquelles est sujet Guillem de Nevers lors de son arrivée à Bourbon. Bien avant que le récit ne mette en scène Guillem lisant son sort sur le psautier, par le truchement de la déesse Amour, l’auteur anonyme prend soin de préciser, outre que son personnage est chevalier et clerc, combien est grande sa faculté à connaître les augures et les sorts (Zufferey 2014, v. 1782-1800). Et de fait, l’épisode de l’apertio libri se trouve au cœur d’une série de phénomènes que Guillem est le seul à voir et à savoir interpréter.

  • 20  Rappelons que l’on pouvait par exemple considérer comme une sentence de la Providence divine le pr (...)
  • 21  Il y a différents rêves et pertes de conscience dans le roman de Flamenca qui ne sont pas tous de (...)

22Le tirage au sort du verset du psaume 114 de la Vulgate s’inscrit au cœur d’un enchaînement de phénomènes qui se trouvent concentrés au moment où Guillem, nouvellement arrivé à Bourbon-l’Archambault, prend ses marques afin de connaître le meilleur moyen de rencontrer et de libérer Flamenca. Le récit est encore dans un moment de transition, son action se remet doucement en mouvement au rythme des avancées de Guillem dans la connaissance de ce que peut être son avenir. Ce possible avenir lui apparaît certes par la sentence du sort, mais aussi par deux rêves dont la révélation du livre sacré se trouve être l’articulation. En outre, un couplet d’une chanson de mai, venu par hasard aux oreilles de Guillem sortant de l’église, résonne comme le pendant de l’apertio libri20 et achève de le conforter dans sa lecture de l’avenir. Ces signes se manifestent dans un laps de temps très court, l’espace de deux jours, le 30 avril et le 1er mai, qui sont également les jours où Guillem verra Flamenca pour la première fois et transformera le livre sacré en talisman amoureux. On ne saurait donc mesurer la réelle importance de l’épisode de la bibliomancie en l’analysant indépendamment des autres phénomènes. Ainsi situé entre les deux rêves, il constitue la caution divine qui engage Guillem à faire passer les mots et les images de ses rêves, expression de son désir amoureux, dans sa réalité extérieure. Ces rêves deviennent ainsi de l’ordre de la prémonition21.

  • 22  Au sujet du rêve dans le roman de Flamenca, voir Mancini (1998) : le motif du rêve dans tous ses a (...)

23Le premier rêve prémonitoire22 de Guillem se produit entre une nuit blanche passée à réfléchir et cet instant du petit jour où il pratique l’apertio libri (Zufferey 2014, v. 2118-2181). Cet instant précède le moment où il voit Flamenca pour la première fois. L’auteur s’applique à préciser qu’alors le corps de Guillem est séparé de son esprit qui tient Flamenca en visïo (Zufferey 2014, en part. v. 2151-2161).

  • 23  Archimbaut est si jaloux qu’il a également fait construire une cellule dans l’enceinte de l’église (...)

24Guillem, dans son rêve, tient Flamenca dans ses bras et la courtise sans qu’elle s’en rende compte. Ce premier rêve met en place les grandes lignes de la première vision réelle que Guillem aura de Flamenca quelques heures plus tard, ce même jour (Zufferey 2014, v. 2407-2616). En effet, celle-ci, ignorant qu’elle est aimée, entre dans l’église et dans sa muda23 comme d’habitude, ne se doutant nullement que Guillem caresse du regard chaque parcelle qu’il entraperçoit d’elle. Cela vient renforcer la remarquable dualité de cette messe qui aboutit au premier baiser au psautier dont nous avons parlé plus avant. En effet, entre les deux utilisations du psautier, appliquant à sa manière les conseils de l’espiègle Peire d’Alvernhe, Guillem chante. Il chante la messe certes, mais cette messe qu’il chante mieux que quiconque est une messe de chair : se calquant parfaitement sur les temps de messe et entonnant sans faille les mots des chants liturgiques, son regard et ses pensées sont en vérité exclusivement tournés vers Flamenca. Chaque chant est rythmé par l’apparition des parcelles de peau ou de corps de Flamenca, ce qui fait que chantant la messe, Guillem chante finalement la fin’amor à l’église (Zufferey 2014, v. 2432-2570 ; Bernard, 20092, 45-60).

25Le deuxième rêve annonciateur qui touche le personnage de Guillem fonctionne exactement de la même manière que le premier mais à un degré supérieur (Zufferey 2014, v. 2800-2982). Il intervient dans la nuit même qui suit l’épisode de l’apertio libri et la première vision réelle de Flamenca.

  • 24  Ce deuxième rêve est appelé somni mais il s’agit du même phénomène que le premier.

26Dans ce deuxième rêve, Flamenca, d’abord réticente à croire en cet amour, va ensuite accorder sa merci à Guillem et l’en assurer par un baiser. Auparavant, elle lui a donné l’idée du déguisement en clerc, du dialogue amoureux dans l’enceinte de l’église, ainsi que celle de l’utilisation des bains de la ville pour les rencontres. À son réveil, Guillem prend le rêve24 à la lettre :

Lo somni recorda soen,
A si meseis jura risen :
« Jamais non voil manjar de pera
S’aquest somnis ben non s’avera ;
Et ancar, si Deu plas, sabra
Cest conseil qui donat lo m’a ».
(Zufferey 2014, v. 2977-2982)

  • 25  Trad. Fasseur (2014).

Il repasse souvent son rêve, et il se jure en riant : « Je ne veux plus jamais manger de poires, si ce songe ne se réalise bel et bien ; alors, s’il plaît à Dieu, elle apprendra qui m’a donné ce conseil25 ».

27En outre, nous lisons clairement que Guillem considère ce rêve comme une révélation de l’esprit même de Flamenca, une révélation qui le fait se sentir investi d’une mission :

Mais segon zo ques eu sompniei
Hoi vas lo jorn, quan m’esveillei,
Ques huncas poissas non dormi,
M’acordarai ab Don Justi,
E serai sos clers mai ugan […].
(Zufferey 2014, v. 3371-3375)

  • 26  Ibid.

Mais, d’après ce que j’ai vu en songe, aujourd’hui au point du jour, à mon réveil, — même que je n’ai pas pu me rendormir depuis ! — je m’entendrai avec dom Justin, et désormais, je serai son cler26 […].

28Ce second rêve devient sa référence, le point d’appui de son entreprise amoureuse. Il se fonde entièrement sur lui pour la suite des opérations, se répétant quasiment mot pour mot les indications de la Flamenca de son rêve. Guillem se convertit à la parole de la dame rêvée et entre en religion pour elle ; ce faisant, il fera des mots du rêve sa vérité. Son songe se révélera être la synthèse exacte de sa relation avec Flamenca jusqu’au premier baiser donné lors de leur première rencontre effective dans les bains (Zufferey 2014, v. 5870-5880 ; Bernard 20091, 475-489).

29Enfin, l’ultime étreinte des amants à la fin du roman se lit comme la mise en acte des mots de la calende de mai que des jeunes filles chantent en passant tout près de Guillem au sortir de la messe (Lejeune, 1979, 364-366). Ce chant, intervenant après le second rêve, vient clore la série de signes providentiels dont le futur amant de Flamenca est le destinataire au début de sa quête. Les mots chantés par les jeunes filles viennent corroborer la sentence du verset du psaume 114 mais tout en en constituant une variante, cette fois clairement profane.

  • 27  Voir ci-dessus, n. 13, 15 et 20.

30Rappelons27 que, normalement, c’est une phrase liturgique entendue en entrant dans l’église qui fait office de sort et non celle d’un chant d’amour entendu en en sortant.

  • 28  Soulignons d’ailleurs que c’est là que Guillem enseigne à Nicolas de toujours donner la paix au ve (...)

31Cependant, Guillem, encore tout ébloui par Flamenca qu’il vient de voir à l’église pour la deuxième fois28, reçoit ces mots de plein fouet et demande à Dieu de faire en sorte que ce verset, au sens ici de couplet de la chanson profane, se réalise. L’auteur de Flamenca souligne encore une fois ici, avec délectation, le jeu qu’il a instauré dans son roman avec les codes et les préceptes religieux :

Tot dreit davan Guillem passeron
Cantan una kalenda maia
Que dis : « Cella domna ben aia
Que non fai languir son amic,
Ni non tem gilos ni castic
Qu’il non an a son cavallier
Em bosc, em prat o en vergier,
E dins sa cambra non l’amene
Per so que meilz ab lui s’abene.
E∙l gilos jassa daus l’esponda
E, si parla, qu’il li responda :
“No∙m sones mot, faitz vos en lai,
Qu’entre mos bras mon amic jai !
Kalenda maia !” E vai s’en ».
Guillem sospira coralmen,
E prega Dieu tot suavet
Qu’en lui avere cest verset
Que las tosetas han cantat.
(Zufferey 2014, v. 3234-3251)

  • 29  Trad. Fasseur (2014).

Elles passèrent juste devant Guillaume, en chantant une calende de mai qui disait : « Que cette dame soit bénie, / qui ne fait languir son ami ! / Jaloux et blâme, elle s’en rit, / va retrouver son chevalier, /au bois, au pré ou au verger ; / dans sa chambre elle le conduit, / pour mieux s’ébaudir avec lui. / Au bord du lit, gît le jaloux. / S’il parle, la dame lui dit : / ‘Ne sonnez mot, éloignez-vous. / Entre mes bras, j’ai mon ami. / Calende de mai !’ Le voilà parti ». Guillaume poussa un profond soupir et pria Dieu, tout bas, pour que ce verset, qu’avaient chanté les jeunes filles, se vérifiât en sa faveur29.

  • 30  Quasiment à la veille des calendes de mai de l’année d’après, Archimbaut qui aura alors cessé d’êt (...)
  • 31  Même s’il a fallu le temps de la réalisation effective — autrement dit tout le reste du récit —, t (...)

32Dieu exaucera Guillem en tous points30. Par la force de sa conviction et de sa foi… amoureuse, Guillem de Nevers ne sait pas uniquement lire les augures et les sorts, il sait les créer dans le monde et au monde tout comme il saura transformer les paroles sacrées en paroles d’amour profane31.

  • 32  Voir ci-dessus, n. 13, 15 et 20.

33Ainsi, l’auteur de Flamenca s’amuse à parodier la détermination d’un destin religieux. En effet, la consultation du psautier, les rêves et la phrase entendue au hasard sont les éléments qui, dans l’hagiographie, concourent à déterminer une vocation religieuse32. L’enchaînement de tous ces phénomènes — que l’auteur s’applique bien sûr à utiliser dans une dimension laïque et profane — amène effectivement Guillem à vouloir devenir le clerc du prêtre dom Justin, et à prendre l’habit religieux… mais à la seule fin de pouvoir courtiser Flamenca dans l’enceinte même de l’église. L’auteur de Flamenca sourit beaucoup de cela :

Amors en pauc d’ora l’enansa
E pot li ben ara gabar
Qu’il a fah un clerc ordenar,
Mais per una de co<e>lum
De secundum apostolum
L’estorseria en jasse,
Car son titol sabia be
Ans que<·s> feses corona raire.
S’om pogues ren en mal retraire
Que Fin’Amors mande ni voilla,
Ben pogr’om dir que trop s’erguolla
Quan fai home dissimular.
Amors non a seinor ni par,
E per so pot far a-ssa guisa :
Aissi co·s vol home deguisa.
(Zufferey 2014, v. 3704-3718)

  • 33  Fasseur (2014). Voir également v. 3806-3824 et Lejeune 1979, 360-361.

Amour en peu de temps le faisait avancer, et pouvait bien se vanter, dès lors, d’avoir fait ordonner un clerc. Mais pour une prière de coelum ou un secundum apostolum, il le tirerait d’affaire sur-le-champ, car Guillaume savait bien son rôle, avant même de se faire tonsurer. Si l’on pouvait trouver à redire à ce que Fin’Amour requiert ou ordonne, l’on pourrait dire qu’il abuse de son pouvoir quand il force quelqu’un à dissimuler. Mais Amour n’a ni seigneur ni pair, c’est pourquoi il peut agir à sa guise. C’est ainsi qu’il fait prendre à quiconque le déguisement qu’il veut33.

  • 34  Il est d’ailleurs plaisant de voir combien l’auteur de Flamenca s’amuse également avec cette notio (...)

34Et, un peu avant, alors que Guillem vient d’énoncer ses nouvelles et austères résolutions de clerc nouvellement tonsuré (Zufferey 2014, v. 3537-3703), l’auteur narrateur, clairement moqueur vis-à-vis du prêtre, se plaît à plaisanter sur le fait que ce dernier est loin d’être devin34 :

Aissi presica N’Aengris,
Mais si∙l capellas fos devis,
Ben pogra dir si con Rainartz :
« Gar si Belis daus totas partz ! »
(Zufferey 2014, v. 3687-3690 )

  • 35  Trad. Fasseur (2014). Mais dom Justin n’a rien de Renart et Archimbaut (désigné ici par le bélier (...)

Ainsi prêche Maître Isengrin. Mais si le chapelain avait été devin, il aurait pu dire comme Renart : « Que Belin se protège de toutes parts35 ! »

35La fausse vocation religieuse de Guillem-Isengrin participe grandement du désir de l’auteur de fustiger et de déjouer, dans son roman, le cadre éminemment religieux de la société de son temps. Nous voyons alors, dans toute son amplitude, le chemin parcouru par l’auteur de Flamenca depuis sa lecture des vers de Peire d’Alvernhe.

Amour vaut bien une messe !

36Finalement, Guillem entre en Amour comme on entre en religion : il se couvre de la cape du clerc pour mieux se dévêtir avec Flamenca. Cependant, au-delà de l’ironie touchant l’habit religieux et l’Église en général (Lejeune, 1979, 359-373), au-delà de la critique touchant finalement la société courtoise tout entière (Bernard, 20112), cette fin’Amor qui transporte Guillem dans les voies de la transgression des préceptes religieux et de la dissimulation est présentée comme la valeur absolue, la seule qui reste, la seule qui ait encore un sens. Voilà sans doute pourquoi Guillem l’a lue dans le livre sacré, l’a extraite du verset tronqué, en a recouvert les psaumes et les chants liturgiques.

  • 36  Guillem IX d’Aquitaine, Ab la dolchor del temps novel (Bec 2003, 246-247, v. 4) (Bernard 2013, 96- (...)
  • 37  Pour la chronologie du dialogue amoureux, voir Lejeune (1979, 378). À partir de là, la chronologie (...)

37L’auteur de Flamenca s’amuse à faire de la suite de son œuvre une sorte de continuation amoureuse au verset religieux tronqué, illustration même de l’interprétation donnée par Guillem. En rendant lisible puis effectif le contenu des rêves et des prières de son personnage, il complète la parole sacrée par la parole profane, les fait se substituer l’une à l’autre. Les deux jours prolixes en augures et en visions sont ainsi les plus détaillés du roman ; l’espace de ces jours est dilaté car il est le point d’appui sur lequel la chronologie du récit va pouvoir repartir, s’accélérer, reprendre vie segon lo vers del novel chan36 de cet autre Guillem. En effet, dès le lendemain du premier mai, Guillem de Nevers sera le clerc de dom Justin et le jeudi suivant il mandera les ouvriers pour qu’ils creusent le souterrain devant relier sa chambre aux bains. Dès le dimanche 7 mai, en donnant la paix à Flamenca, il exprimera le premier mot de leur dialogue amoureux37. L’auteur s’amuse à entrelacer, avec un recul singulier, son savoir littéraire et son savoir de clerc. Dans cet entrelacs, les vers de Peire d’Alvernhe consacrés à Peire Rogier ne constituent que quelques fils. Mais ils nous ont permis de mettre en lumière le psautier en tant que symbole du jeu littéraire, philosophique et critique que le remarquable créateur instaure dans son roman pour témoigner d’un monde en perdition, où le sacré est, semble-t-il, à chercher dans d’autres sphères, celles de la fiction. Sous sa plume, le livre sacré, c’est le roman d’amour. Sublime ironie.

  • 38  À partir du moment où Jalousie le prend, Archimbaut ne semble plus avoir de rapports intimes avec (...)
  • 39  Et Flamenca de lui répondre, v. 5697 : « – A.ssegner, quan ben o dises ! » ; « – Ah ! Seigneur, vo (...)

38À ce stade, on pourrait s’amuser à se demander ce qu’est devenu le « grand cierge ardent » avec lequel Peire d’Alvernhe conseillait également à Peire Rogier d’aller en l’église. Il semblerait que le cierge en question soit le lot de consolation d’Archimbaut pour sa virilité perdue38. À la fin du dialogue amoureux, le parfait jaloux s’apprêtant à endosser le costume du parfait cocu ne trouve rien de mieux, pour aider Flamenca à guérir de cette maladie qui la pousse si résolument à aller se baigner, que de faire brûler — à l’occasion de la fête de saint Pierre — un grand cierge à l’église, pour que tout le monde l’admire... Signe, s’il en est, de sa parfaite impuissance et de son parfait ridicule (Zufferey 2014, v. 5689-5696)39. L’auteur de Flamenca n’en finira pas de nous amuser.

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Bibliographie

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Notes

1  Le dialogue amoureux se déroule du dimanche 7 mai au mardi 1er août (la fête de Saint Pierre-ès-liens). Voir n. suivante et 49.

2  On situe l’activité poétique de Peire Rogier à partir de 1160-62 jusqu’à 1180. Par ailleurs, la date de Pâques du Roman de Flamenca, à savoir le 23 avril, a permis de souligner que seules trois années du xe au xive siècle avaient connu Pâques à cette date : les années 1139, 1223 et 1234. Eu égard à ces données, Charles Révillout (1875, 5-18) situe la composition du Roman dans les années 1232-1235 tandis que Charles Grimm (1930), s’appuyant en outre sur d’autres données, situe, lui, la composition du Roman dans les années 1272-1300. Voir une synthèse sur la question dans Lavaud-Nelli (1960, 621-624) et dans Zufferey-Fasseur (2014, 99-105).

3  Peire Rogier, Ges non puesc en bon vers fallir (Riquer, 270-271 ; traduction française, 223-226). Voir également Nicholson (1976).

4  Cette chanson de Giraut de Borneil a été datée autour de l’année 1166 (Kolsen, vol. 2, 284 ; Riquer, 486-489, trad. fr., 401-403 ; Sharman 1989).

5  Trad. Fasseur (2014).

6  Plusieurs dates ont été retenues pour cette chanson ; elle aurait, quoi qu’il en soit, été composée après 1162 et avant 1173 (Riquer, 332-333 ; trad. fr., 275-276) ; (Fratta 1996).

7  Trad. Riquer (277-283). Voir également Fratta (1996).

8  Trad. Fasseur (2014).

9  Voir n. 23.

10  Trad. Fasseur (2014).

11  Ibid.

12  Ibid.

13  Cette technique pour connaître la volonté de Dieu connaît des variantes qui n’utilisent pas le livre sacré. Par exemple, une phrase sacrée entendue en entrant dans l’église pouvait être considérée comme l’expression de la volonté de Dieu, de même qu’une lecture liturgique imprévue lors d’une messe (Courcelle 1953, 204-208) ; (Montero Cartelle-Alonso Guardo, 2004 et 2013, 16).

14  Le cas de Mathias est loin d’être isolé, Thomas d’Aquin souligne la validité de cette pratique en donnant d’autres exemples de saints personnages ayant utilisé ou subi les sorts : Jonas, par exemple, se détournant du Seigneur, fut désigné par le sort et jeté dans la mer (Jonas, 1,7) ; voir Thomas d’Aquin, t. 3 (II-II), Question 15, Article 8.

15  C’est après la consultation des sorts bibliques, elle-même intimée par le chant d’un enfant, que saint Augustin décide de prononcer le vœu de continence qu’il ne se résolvait pas à faire. Augustin, Confessions, VIII, 12, 29, éd. Labriolle, p. 200, cité par Courcelle (1953).

16  Voir plus haut et Gouiran (1995).

17  Ce petit texte fait partie de l’ensemble des divers opuscules à caractère divinatoire des folios 113-114 de ce manuscrit. Cet ensemble de textes en prose sépare deux longs traités divinatoires en occitan et en vers : la géomancie astronomique de Maestre Guillem et un poème anonyme sur les signes géomantiques. Pour l’édition de ces textes voir Bernard (2007). L’opuscule sur la divination par le psautier a été édité pour la première fois par Paul Meyer (1897) avec les extraits des deux grands poèmes qui l’encadrent. Cette édition a été reprise dans l’anthologie Lavaud-Nelli (1960), avec une traduction de R. Nelli (t. II, 696-697). Pour une nouvelle édition et traduction de cet opuscule, voir Bernard, à paraître.

18  « J’ai aimé car Dieu entendra la parole de ma prière ».

19  Zufferey (2014, v. 2295) : « Ben sap ar Dieus que voliam » que nous traduisons par « Dieu sait bien maintenant ce que nous voulions ».

20  Rappelons que l’on pouvait par exemple considérer comme une sentence de la Providence divine le premier verset entendu en entrant dans une église lors d’une lecture liturgique (Courcelle 1953, 204-207). Ici, l’auteur de Flamenca s’amuse à utiliser cette variante de l’apertio libri de manière inversée, soulignant par-là la visée non religieuse de l’entreprise de Guillem de Nevers. Voir ci-après.

21  Il y a différents rêves et pertes de conscience dans le roman de Flamenca qui ne sont pas tous de l’ordre de la prémonition (Bernard 20091).

22  Au sujet du rêve dans le roman de Flamenca, voir Mancini (1998) : le motif du rêve dans tous ses aspects était utilisé abondamment, notamment par les troubadours. Mario Mancini développe également le fait que dans le roman on trouve, liée à ces notions de rêve et de vision, l’utilisation de la tradition du pneuma fantastique issue du néoplatonisme ; tradition que ce dernier partage avec la médecine arabe dans la lignée d’Avicenne. Nous développons pour notre part, ce qui n’est nullement incompatible avec ce qui précède, l’aspect oniromantique du rêve qui est évidemment partie prenante de l’évolution narrative du roman de Flamenca. Nous présentons ici un résumé de cette étude, on trouvera sa version détaillée dans Bernard (20091).

23  Archimbaut est si jaloux qu’il a également fait construire une cellule dans l’enceinte de l’église pour que Flamenca et ses suivantes ne puissent être ni trop regardées, ni réellement approchées (Zufferey 2014, v. 2467-2469 et v. 2481-2482).

24  Ce deuxième rêve est appelé somni mais il s’agit du même phénomène que le premier.

25  Trad. Fasseur (2014).

26  Ibid.

27  Voir ci-dessus, n. 13, 15 et 20.

28  Soulignons d’ailleurs que c’est là que Guillem enseigne à Nicolas de toujours donner la paix au verset « Fiat pax in virtute ».

29  Trad. Fasseur (2014).

30  Quasiment à la veille des calendes de mai de l’année d’après, Archimbaut qui aura alors cessé d’être jaloux, organisera un grand tournoi. Il accompagnera en toute confiance et en toute naïveté Guillem, héros de ce même tournoi, et Flamenca jusque dans les appartements de cette dernière pour qu’ils choisissent ensemble des bijoux à offrir aux chevaliers qui seront nouvellement adoubés. L’ancien jaloux maladif se retirera en s’excusant, bien loin de penser qu’il laisse ainsi libre cours au désir et au plaisir de sa femme et de son amant (Zufferey 2014, v. 7555-7674).

31  Même s’il a fallu le temps de la réalisation effective — autrement dit tout le reste du récit —, toute l’histoire amoureuse de Guillem avec Flamenca s’est finalement écrite dans l’espace de ces deux jours où Guillem a lu et vu tous les signes qui se présentaient à lui et qui lui ont intimé d’agir. La matière de son entreprise amoureuse, ce sont les mots qu’il s’agit de mettre en acte ; les mots du chant des jeunes filles, les mots du livre sacré, les mots de ses rêves. Il s’agit pour lui d’un même mouvement consistant à rendre effectifs son rêve et sa conviction, consistant à faire des mots la matière de sa vie par sa singulière force spirituelle. Finalement, si Guillem réussit son entreprise, c’est aussi parce qu’il a la force de remplacer les images du monde qui l’entoure par les visions qui peuplent son esprit. Avant même de pratiquer la bibliomancie dans l’église, avant même son premier rêve prémonitoire, il impose sur la tour où est enfermée Flamenca un autre regard, un regard neuf. De symbole d’inhibition et d’enfermement, la tour devient pour Guillem et pour le lecteur symbole d’amour et de féminité, représentation même de la beauté de Flamenca. Par ce simple changement de regard, Guillem transperce, avant même de rêver, ce qu’il fera la seconde d’après, l’opacité de la tour et libère Flamenca de la vision réductrice dans laquelle le monde alentour l’a enfermée. Zufferey (2014, v. 2124 -2130) : Mais, abans que vestitz si fos, / Ubri·ls fenestrals ambedos / E vi la tor on cil estet / Per ques el plais e sospiret, / E sopleguet li de bon cor : / « Na Tor », fai s’el, « bell’est defor, / Ben cug dedins est pur’e clara » ; trad. Fasseur (2014) : « Mais avant de s’habiller, il ouvrit les deux battants de la fenêtre et vit la tour où était celle qui causait ses soupirs et ses plaintes. Il s’inclina devant elle de bon cœur : « Dame Tour, dit-il, tu es belle au-dehors, et je suis convaincu qu’au-dedans tu es pure et claire ». Guillem impose au monde ses images par la force de son esprit et crée son amour en recréant le monde pour lui et Flamenca, avec Flamenca. Il agit en poète (Bernard 20111, 35-56).

32  Voir ci-dessus, n. 13, 15 et 20.

33  Fasseur (2014). Voir également v. 3806-3824 et Lejeune 1979, 360-361.

34  Il est d’ailleurs plaisant de voir combien l’auteur de Flamenca s’amuse également avec cette notion. Quelques vers après avoir souligné, par le truchement d’Amour, que Guillem sait lire les sorts, l’auteur écrit que son personnage aurait bien voulu avoir un bon devin qui lui fît connaître ce qui lui adviendrait puis, finalement, il écrit qu’en cette affaire, Guillem préfère s’en remettre ad aventura, au hasard (Zufferey 2014, v. 1832-1841). Premièrement, quel besoin Guillem aurait-il de consulter un devin, étant devin lui-même ? En outre, il s’en remettra effectivement à l’aventure un peu plus loin en pratiquant la bibliomancie sur le psautier. Un peu plus loin encore, dans le deuxième rêve, au cœur du dialogue avec Flamenca, l’auteur s’amuse à faire dire à Guillem que nul ne connaîtra son cœur et ne lui donnera de conseils, en dehors d’elle, à moins d’être devin [Ibid., v. 2871-2882]. Ce passage trouve explicitement un écho, ici-même. Le prêtre dom Justin est effectivement loin d’être devin et ne se doute pas un instant des vrais sentiments qui animent Guillem à l’heure même où, croyant l’accompagner et l’aider dans sa quête religieuse, il fait de lui le clerc de la fin’amor qui trompera la jalousie d’Archimbaut. Le narrateur s’amuse à entrecroiser les mots du rêve et ceux de la réalité ainsi que les notions de devin et de clerc. Au fond, l’esprit libre du romancier joue avec ces deux états de Guillem et avec les notions auxquelles ils sont liés. Il s’attache beaucoup à montrer que ce ne sont que des états de circonstance, des émanations de son état amoureux. Ainsi, Guillem cessera d’être devin dès qu’il obtiendra une réponse de sa dame, et abandonnera l’habit religieux dès qu’il l’aura tenue dans ses bras. Cela dit, l’espiègle auteur de Flamenca n’est pas le premier à manifester poétiquement son esprit de libre penseur avant la lettre eu égard au monde religieux et aux bonnes mœurs. Guillem IX d’Aquitaine, dans son fabliau Farai un vers, pos mi sonelh, dit « fabliau du chat roux » (Bec 2003, 187-201 ; Bernard 2013, 54-71) se présente déguisé en pèlerin muet dans l’unique but de pouvoir obtenir, en même temps, les faveurs de deux femmes mariées. Le prétexte du déguisement religieux est encore plus osé, et la fin’amor n’est même pas là pour lui offrir une certaine morale.

35  Trad. Fasseur (2014). Mais dom Justin n’a rien de Renart et Archimbaut (désigné ici par le bélier Belin) le paiera bien cher. L’auteur de Flamenca fait une citation absente des témoins conservés du Roman de Renart (Zufferey-Fasseur 2014, n. 3687 et 3690). Pour Le Roman de Renart voir Strubel-Bellon-Boutet-Lefèvre, 1998.

36  Guillem IX d’Aquitaine, Ab la dolchor del temps novel (Bec 2003, 246-247, v. 4) (Bernard 2013, 96-97, v. 4 : « Selon le son du nouveau chant »).

37  Pour la chronologie du dialogue amoureux, voir Lejeune (1979, 378). À partir de là, la chronologie du récit s’accélère, image même de l’avancée spirituelle et amoureuse des futurs amants (Lejeune, ibid. et Bernard 20091).

38  À partir du moment où Jalousie le prend, Archimbaut ne semble plus avoir de rapports intimes avec Flamenca. L’auteur s’amuse même à jouer sur les mots en disant qu’Archimbaut s’« encobla », s’« accouple » désormais avec sa jalousie elle-même (Zufferey-Fasseur 2014, v. 1324). L’ardeur perdue d’Archimbaut apparaît expliquée et signifiée par l’auteur de Flamenca de diverses manières, notamment et essentiellement par le rapport de plus en plus obsessionnel et déviant qu’il entretient avec la nourriture, rapport symbolisant la confusion s’opérant en lui (dès le banquet de ses noces) entre le désir de chair (celle de Flamenca) et le besoin de chère : son impossibilité de manger avant la nuit de noces se transforme, ensuite, avec la jalousie, en une volonté de manger à toute heure, de faire manger Flamenca, de voir manger Flamenca (à son insu), de manger avec elle. L’obsession d’assouvir démesurément le besoin de chère semble se révéler, au fil du récit, comme étant la manifestation de l’impossibilité de continuer à éprouver le désir de chair, à le consommer. Le Jaloux mange, fait manger Flamenca, la regarde manger, veut manger avec elle car c’est désormais la seule façon qu’il a de consommer son mariage. Pour le traitement de ces aspects, Bernard (2010, 17-33).

39  Et Flamenca de lui répondre, v. 5697 : « – A.ssegner, quan ben o dises ! » ; « – Ah ! Seigneur, vous parlez d’or ! »

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Pour citer cet article

Référence papier

Katy Bernard, « Le Peire Rogier de Peire d’Alvernhe revisité par l’auteur de Flamenca : Guillem de Nevers, le troubadour au psautier »Revue des langues romanes, Tome CXXV n°1 | 2021, 61-83.

Référence électronique

Katy Bernard, « Le Peire Rogier de Peire d’Alvernhe revisité par l’auteur de Flamenca : Guillem de Nevers, le troubadour au psautier »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXV n°1 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/4033 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.4033

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Auteur

Katy Bernard

Université Bordeaux Montaigne

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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