- 1 Le corpus des œuvres pourvues de citations lyriques en concerne près de quatre-vingts. Cet importa (...)
1Quand on évoque les « romans à insertions », on pense à Jean Renart, instigateur du genre avec son roman de Guillaume de Dole émaillé de citations lyriques. Le procédé, inauguré ainsi dans les premières décennies du xiiie siècle (Lefèvre 2015), s’est poursuivi jusqu’au début du siècle suivant, sans se limiter aux œuvres narratives1. Voilà pour la langue d’oïl. Mais qu’en est-il de la langue d’oc ? Raimon Vidal et Matfre Ermengaud, au début et à la fin du xiiie siècle, ont tous deux fait place aux troubadours — et, à moindre échelle, aux trouvères — dans leurs textes, mais ils ne sont pas les seuls. Et le procédé présente des divergences importantes selon les auteurs. Les lieux possibles de la lyrique sont multiples dans la narration d’oc, plus encore peut-être que dans celle d’oïl. L’exemple des festivités suivant les noces de Flamenca et Archambaut dans Flamenca, où Marcabru est mentionné, est peut-être celui qui vient le plus naturellement à l’esprit et d’autres passages du roman évoquent des poésies lyriques, comme celles que l’on compose sur le compte d’Archambaut (Zufferey-Fasseur 2014, v. 1170-76).
- 2 Peu de textes mentionnent leurs sources : les romans de Guillaume de Dole, du Châtelain de Coucy e (...)
2La plupart des textes narratifs en langue d’oc présentent de telles occasions, sans que la lyrique ait pour autant un vrai droit de cité. Dans le registre qui nous occupera ici, ce sont les novas de Raimon Vidal qui citent la lyrique le plus volontiers et, de surcroît, dévoilent la paternité des chansons ou des fragments insérés, procédé rare dans les romans à insertions de langue d’oïl2. D’autres textes citent aussi des éléments lyriques, mais sans livrer les noms de leurs auteurs. Parfois enfin, la lyrique affleure la narration, sans toutefois s’en démarquer. D’autre part, la lyrique d’oc s’exporte aussi — peu, il est vrai — au Nord.
- 3 C’est le cas dans Aucassin et Nicolette et dans des textes plus tardifs comme La Prise amoureuse d (...)
- 4 Cette différenciation s’opère par le biais de « marques de chant » introduisant l’élément lyrique (...)
- 5 Initiales, pieds-de-mouche, soulignements.
3L’objectif de ces quelques pages ne pourra pas être une revue du phénomène dans son ensemble, mais se contentera de proposer quelques axes de pensée, en questionnant les rapports parfois ambigus qu’entretiennent narration et lyrique. Il s’agira surtout de poser quelques jalons mettant en perspective les deux registres, lyrique et narratif, dont la frontière n’est pas toujours aussi claire qu’elle le pourrait, ou tout au moins que nous, lecteurs modernes, voudrions qu’elle fût. En effet, la différenciation entre le « parlé » et le « chanté », si elle est parfois affirmée de manière externe3 ou interne4 au texte, voire sur le manuscrit lui-même par quelque scribe plus averti qu’un autre5, n’est pas toujours aussi rigoureuse que la terminologie pourrait le laisser croire.
- 6 Selon Huchet (1991, 38), « le roman est un genre qui a mal pris en Occitanie et son inconsistance (...)
- 7 D’après Field (1991, 61), le texte a été écrit soit avant 1209, soit courant 1213.
- 8 L’édition de Field compte 1776 vers. Le texte est conservé dans le seul manuscrit Paris, BnF, fr. (...)
- 9 L’édition de Field compte 1613 vers.
- 10 Les périodes d’activité de Jausbert de Puycibot et Guilhem de Montanhagol, deux des troubadours ci (...)
- 11 Les manuscrits Città del Vaticano, Bibl. apost. Vaticana, Vat. lat. 3206 (f. 71r-80v) et New York, (...)
4Dans l’ensemble — mince au point qu’on le qualifie de « genre minoritaire » (Huchet 1991) voire d’« exception » (Limentani 1977, au titre évocateur)6 — du corpus des œuvres narratives en langue d’oc, seuls deux textes courts, Abril issia et So fo e·l tems, assument clairement le procédé de citation en livrant à la fois des extraits lyriques et les noms de leurs auteurs. Le premier, probablement écrit entre 1199 et 12137, se présente comme un texte à enchâssements de près de mille huit cents vers8 qui situe dans une journée de printemps à Besalù deux récits parallèles : celui d’un jongleur évoquant le passé par le biais d’un conte que lui fit Dalfin d’Alvernhe et celui du narrateur répondant au jongleur et lui dispensant ses conseils. Le second texte, un peu plus court9, est un récit en quatre parties. Dans la première, un chevalier, après avoir prié d’amour une dame durant sept ans, la perd au moment où il requiert d’elle le jazer. Dans la deuxième, le chevalier accorde son amour à une demoiselle, mais la dame finit par le réclamer et les deux rivales s’en remettent à Uc de Mataplana, qui juge leur affaire dans une troisième partie. Peu convaincue par le jugement rendu, la demoiselle reprend son débat avec la dame dans la dernière partie. Celle-ci, contenue dans un unique témoin, est en réalité une continuation tardive10 de la nouvelle qui, selon H. Field (1991), l’un de ses éditeurs les plus récents, serait constituée de deux textes successifs : le premier, d’environ sept cents vers, serait l’œuvre non pas de Raimon Vidal mais de Raimon de Miraval, l’un de ses troubadours de prédilection, le second ayant bien été écrit par Raimon Vidal. Trois manuscrits et trois fragments — dont l’un est perdu — conservent So fo e·l tems, témoins de cette écriture à plusieurs mains11.
- 12 Voir les annexes I et II pour le recensement des citations.
5L’ensemble de So fo e·l tems est, plus encore qu’Abril issia, émaillé de citations renvoyant à un univers lyrique divers12. Les emprunts couvrent une période assez large dans les deux novas. Aucun nom ne renvoie avant 1150 et la majorité des citations date de la seconde moitié du xiie siècle ; dans Abril issia, le plus ancien est Peire Rogier, le plus récent Raimon de Miraval, dont la fin de l’activité poétique est contemporaine de l’écriture narrative (ex. 1).
Ex. 1 : Chronologie des troubadours cités dans Abril issia
- 13 Et Raimon de Miraval, si l’on en croit H. Field.
6Dans So fo e·l tems, le temps invoqué est plus récent, la plus grande partie des citations étant l’œuvre de troubadours actifs entre les vingt dernières années du xiie siècle et les vingt premières du suivant. Le plus ancien est cette fois Bernart de Ventadorn et le plus récent, dans la partie écrite par Raimon Vidal13 au moins, est Cadenet. Les deux derniers figurent dans la continuation du texte (ex. 2).
Ex. 2 : Chronologie des troubadours cités dans So fo e·l tems
- 14 Elle n’a pas été retrouvée par ailleurs, mais sa structure métrique suggère qu’il s’agit d’une str (...)
- 15 Il s’agit des v. 1-10 et 14-20 de la chanson Conseilliez moi, seignour. Il est impossible, contrai (...)
- 16 Parmi les transformations lexicales opérées par Jean Renart : lors que pour lancan, la pour lai, e (...)
- 17 Voir le tableau de l’annexe II.
7Plus riche de références qu’Abril issia, So fo e·l tems marque aussi une évolution dans le choix de la temporalité et de la mémoire lyrique dont il témoigne, plus contemporaines de la narration. En cela, les choix du ou des auteurs narratifs diffèrent de ceux de la plupart de leurs homologues de langue d’oïl, qui ancrent la mémoire musicale de leurs récits sur d’assez longues périodes (Ibos-Augé 2006, 257-270). S’y ajoutent des incursions dans d’autres aires linguistiques. Une chanson issue de la lyrique gallego-portugaise est citée aux vers 625-3214 et deux strophes d’une tenson en langue d’oïl occupent les vers 666-8515. L’auteur a « occitanisé » ces deux pièces, en un processus voisin de celui auquel recourent Jean Renart et Gerbert de Montreuil quand ils francisent les citations de troubadours de leurs romans16. Parmi les noms, on compte une grande majorité de troubadours connus, voire très connus. Quelques-uns d’entre eux, en revanche, ont laissé peu de traces : Peire Rogier, auteur de seulement huit cansos, est de très loin le moins prolixe des troubadours cités dans Abril issia. Guiraut lo Ros, Gui d’Ussel, Uc Brunenc et Peire Bremon Lo Tort ont également laissé une production lyrique assez mince. Le dernier, surtout, questionne le lecteur de So fo e·l tems : l’insertion 21 qui lui est attribuée ne figure en effet pas parmi ses œuvres répertoriées — seulement quatre cansos dont deux d’attribution certaine. C’est aussi le cas de deux autres chansons, l’une attribuée à Guilhem de Saint Leidier (insertion 9), l’autre à Raimon de Miraval (insertion 33). Cette dernière évoque — et c’est la seule citation dans ce cas — l’art du trobar. Les deux autres font directement référence à l’intrigue elle-même, à tel point que l’on pourrait presque se demander si, comme le laisse entendre Jean Renart, l’auteur du texte ne serait pas aussi l’auteur de ces chansons, ainsi transformées en fausses « autorités ». La question reste entière, d’autant que certains des fragments lyriques sont bien attribués à Raimon Vidal — et à Raimon de Miraval dans la dernière partie du texte — et que certaines attributions sont par ailleurs fautives17.
- 18 « et il me souvient de ce que dit sire Guiraut, si estimé de tous ».
- 19 « on ne veut ni m’écouter ni entendre ce que je sais ».
- 20 « bellement chaussé et vêtu, seulement pour louer les dames ».
8À l’instar des troubadours, les genres lyriques représentés sont très divers. Les citations, de longueurs variables — entre un vers et plusieurs strophes —, se rattachent diversement, sur le plan prosodique, à leur contexte narratif direct. Dans Abril issia, la rime précédant la citation coïncide avec la première ou la deuxième rime de la citation et la rime suivant l’insertion reprend presque toujours la dernière rime de celle-ci. Dans So fo e·l tems, la rime précédant la citation coïncide toujours avec la première rime de la citation ; seule une insertion est sans rapport métrique avec le texte qui suit. La solution de continuité n’est donc perceptible que par la variabilité du schéma métrique, ainsi que par l’introduction généralement stéréotypée de l’élément lyrique qui le démarque clairement de son contexte : la mention d’un « dire », le plus souvent précédée du nom de son auteur, parfois assortie d’une évocation de la mémoire — membrar, sovenir —, ou de la réception — auzir, entendre — du fragment. L’auteur narratif justifie son discours ou celui de ses protagonistes à l’aide d’un autre discours, antérieur, qui se pose en référence. Cette référence, dans Abril issia comme dans So fo e·l tems est parlée ; les termes introduisant les citations excluent presque toujours le chant : dir précède chacune des insertions d’Abril issia et l’immense majorité de celles de So fo e·l tems. Le terme est parfois assorti d’un auzir, ou d’un membrar qui affirme plus encore la fonction d’auctoritas endossée par la lyrique. Les références au chant sont rares : dir chantan apparaît une seule fois (insertion 36), de même que dir en sa chanson (insertion 45) et chanso (insertion 49). Absente des manuscrits conservant les textes, la musique n’est guère présente dans les textes eux-mêmes. Paradoxale — ou clin d’œil auctorial —, la première citation d’Abril issia : la vue du jongleur rappelle au narrateur un autre jongleur, mentionné par Guiraut de Bornelh dans sa chanson. La référence mémorielle est explicite dans les vers précédents : e membret mi qu’en Guiraut dis | que tan se fes a totz prezar18 (Field 1989, I, 146, v. 94-5). Effet d’abyme, citation de la citation, mémoire de la mémoire… les symboles sont nombreux, mais ce fragment paraît justifié par l’apparition du jongleur à l’origine du récit, ou plutôt du double récit du jongleur puis du narrateur, récit en définitive généré par une pièce musicale dont, autre paradoxe, la musique ne nous est pas parvenue. Autre fonction apparente des vers de Guiraut de Bornelh : mettre en scène, en même temps que le jongleur, le « je » du narrateur — qui, par le biais de la citation, assume le « je » lyrique du troubadour et s’y superpose — et le décor de ce qui va suivre — le récit déclenché par ce « je ». Un autre paradoxe, non des moindres, est que le jongleur n’emprunte jamais à la lyrique : aucune citation n’est mise dans sa bouche, alors qu’il s’est vanté auprès du narrateur de savoir dire nombre de poèmes, notamment de Guiraut de Bornelh et Arnaut de Mareuil (Field 1991, 142-144, v. 44-7). Ces poèmes sont bien des chansons, même s’ils sont « dits ». Les deux troubadours seront parmi les plus cités dans les novas, comme si le discours du jongleur introduisait les références à venir. Son « mutisme lyrique » s’explique peut-être par son constat que no·m vol escotar | ni vol entendre mon saber (Field 1991, 144, v. 62-3)19 en même temps qu’il trouve un écho dans la citation de Guiraut, qui ne loue pas ses prouesses lyriques mais son apparence, le disant gen caussatz e vestitz | sol per donas lauzar (Field 1991, 146, v. 98-9)20. Autre effet du « dire », l’intégration à la narration par l’effacement de la frontière entre citation et contexte. Dans l’insertion 2 d’Abril issia, Raimon Vidal substitue aux heptasyllabes originels du sirventes-canso de Bertran de Born les octosyllabes propres à la discursivité narrative, tout en introduisant dans le contexte direct du fragment lyrique des éléments — richesse, courtoisie, franchise — présents chez Bertran (Field 1991, I, 172, v. 462-72). Un peu plus loin, le contexte de l’insertion 5, par l’anticipation répétée des termes mal azaut, évoque le contenu de la canso (Field 1991, 238, v. 1135-48).
9Dans So fo e·l tems, le vers précédant la citation 3 — e cel qe·m vol auçir, escout — est une variante octosyllabique du vers qui commence la strophe suivante chez le troubadour : E qui vol aprenre, escout (Pattison 1952, 138, v. 36). L’insertion 42 contient des analogies avec la trame narrative : le troubadour, selon la razo qui précède la pièce, a été congédié par sa dame et a cherché réconfort auprès d’une autre qui a promis de le prendre pour chevalier au cas où il ne rentrerait pas dans les grâces de la première ; celle-ci ayant découvert que le troubadour était innocent de ce dont elle l’accusait et l’ayant rappelé auprès d’elle, il quitte la seconde et compose le poème. Contrairement à ce qui se passait dans Abril issi, qui contenait déjà un fragment de S’abrils e foillas e flors, le mètre originel du sirventes-canso est respecté, créant une discontinuité avec le rythme narratif. Le vers précédant l’insertion renvoie à l’intertexte même de la lyrique en citant le v. 17 de l’original alors que plus haut, Raimon Vidal glissait déjà quelques allusions à la strophe.
- 21 So fo e·l tems est également copié dans cette section du manuscrit fr. 22543, ce qui est probablem (...)
10À y regarder de plus près, ces références ne paraissent pas avoir la même fonction dans Abril issia et dans So fo e·l tems. Dans le premier texte, il s’agit d’enseigner : le terme est d’ailleurs employé pour l’insertion 4, empruntée à l’ensenhamen Razos es e mesura d’Arnaud de Mareuil. Le champ lexical est celui de la didactique ; l’objectif est l’amélioration de la mentalité des hommes, grâce aux fragments lyriques choisis. Les insertions 2 à 10 servent toutes à étayer le discours, double, adressé au jongleur : d’abord, le Dauphin d’Auvergne lui rend compte de la perte graduelle des valeurs courtoises (insertions 2-3). Le registre lexical de ces deux fragments propose d’ailleurs des similitudes notables : les hommes sont de pretz dans la première citation (Field 1991, v. 468-71) et prozom dans la deuxième (Field 1991, v. 603-06). À partir de la citation 4, c’est l’auteur-narrateur qui prend la parole, conseillant le jongleur sur ses manières, son métier, son habillement, etc. Chacune de ces citations sert d’exemple quant à l’attitude à adopter afin de gagner en courtoisie. Plus encore, tout se passe comme si la narration glosait la lyrique. L’évolution dans la fonction des insertions suit celle du texte : de l’exemple, on passe à l’enseignement et le narrateur s’adresse alors directement au jongleur par l’intermédiaire des troubadours : membre-us, aujatz, aprendetz. Abril issia, qui n’est pas sans évoquer le schéma des ensenhamens, cite d’ailleurs à trois reprises Razos es e mesura d’Arnaut de Mareuil et se trouve significativement copié aux côtés d’ensenhamens dans son unique témoin manuscrit21.
- 22 Par exemple, la formule qe mais saup may d’amor que et ses variantes, qui associe successivement R (...)
- 23 « Et chacun peut savoir que c’est juste ».
- 24 « si vous ne voulez pas me croire, écoutez ce qu’en dit sire Miraval ».
11Cette fonction d’enseignement par la lyrique, analogue à celle du Perilhos Tractat d’amor de donas où Matfre Ermengaud privilégie lui aussi le « dire » de la lyrique à son chant (Fasseur 2002), se modifie dans So fo e·l tems, les citations y jouant davantage le rôle de justifications du discours et des actions des différents protagonistes. Les troubadours, volontiers présentés comme experts dans l’art d’aimer selon des formules souvent convenues22, sont porteurs de vérités indubitables et le lecteur-auditeur parfois pris à témoin de ces vérités, ce qui n’était jamais le cas dans Abril issia. Les citations ne sont plus le lieu de l’enseignement qui en constituerait une manière de glose mais des gages d’authenticité du récit proposé, que le narrataire est convié à vérifier, afin qu’il ne puisse le mettre en doute : E chascuns pot saber q’es dreiç23, affirme ainsi l’auteur, et si no·m voleç creire mi, | aujaç d’en Miraval, que·n diç24 dira-t-il plus loin. Si un jongleur était à l’origine d’Abril issia et servait de prétexte, par sa présence initiale, à la nouvelle elle-même, ce sont les troubadours qui fournissent à So fo e·l tems sa réalité et, à l’instar de certains dédicataires qui ont transmis à l’auteur un récit qu’il mettra en roman, justifient la mise en place du début de l’intrigue : l’amour du chevalier pour une dame de plus haute naissance. Par la suite, la parole lyrique justifiera, de la même manière, les partis pris des divers protagonistes. Deux d’entre eux, le chevalier et la dame, iront même jusqu’à l’utiliser en dialogue à un moment-clé du récit, invoquant tour à tour deux strophes de la même canso de Raimon de Miraval. La tenso est bien sûr fictive, mais son effet est bien réel, ce que fait d’ailleurs remarquer ironiquement le chevalier à sa dame, qui vient de l’accuser de manquer de sincérité (Field 1991, v. 603-06). Par bien des aspects, ce traitement de la citation est proche de ce qu’il sera dans certains romans d’oïl. Par exemple, le chevalier anonyme, protagoniste masculin de la Châtelaine de Vergy qui, à un certain moment de la narration, se trouve dans la même situation que le Châtelain de Couci, lui emprunte une strophe de chanson pour décrire son état (Raynaud 1978, v. 291-96). Ainsi comparé à un trouvère connu pour ses qualités d’amant mais aussi de musicien, le chevalier endosse, par son affinité de sentiments avec le châtelain-trouvère, un aspect de sa personnalité mais aussi sa réalité historique. C’est bien là une part de l’enjeu lyrique de So fo e·l tems : ancrer la réalité amoureuse de la narration dans un passé lyrique dispensant une autre réalité amoureuse, qui a déjà fait ses preuves et est devenue une part de la mémoire collective.
12Si Abril issia et So fo e·l temps recourent à une lyrique assumée, d’autres textes, plus longs — et plus tardifs, ceci pouvant peut-être expliquer cela —, la citent aussi, sans plus l’attribuer à quiconque. Plus de noms d’auteurs donc, mais, en revanche, une revendication affirmée de chant, absente, on l’a vu, des novas. Lai on cobra sos dregs estatz, Flamenca, Guilhem de la Barra et Blandin de Cornualha font chanter certains de leurs personnages, et les fragments figurent bel et bien dans le discours.
- 25 « d’une voix gracieuse, haute et claire ».
- 26 Le texte occupe les f. 147va-148ra du manuscrit Paris, BnF, fr. 22543. Les circonstances ne m’ont (...)
13C’est Vergonia qui anet chantan dans le premier texte, juste après la rencontre du poète-narrateur avec le dieu d’Amour qu’elle accompagne. Si « chanter » est revendiqué à plusieurs reprises, dont une fois gent, azaut e clar (Raynouard 1838, 409)25, ce chant noel, unicum de l’œuvre, demeure anonyme. Le schéma métrique inclut le fragment dans son contexte prosodique, à l’exception du premier vers, écourté par sa présentation. Cette absence de solution de continuité se retrouve dans le seul manuscrit conservant l’œuvre, écrite par Peire Guilhem probablement au cours du printemps 1253 (Jung 1971, 161)26 : aucun signe graphique distinctif ne rehausse l’emprunt lyrique, ce qui contribue à ancrer le fragment dans la parole.
- 27 L’auteur lui-même qualifie son œuvre de novas mais la critique diverge à ce propos (Huchet 1992, 2 (...)
- 28 Les évocations de la jalousie d’Archambaut donnent lieu à des citations provenant de la lyrique d’ (...)
- 29 Seul le premier vers, inclus dans le texte, est plus court, comme l’était celui de la chanson de V (...)
- 30 Le changement de registre s’accompagne d’ailleurs, comme dans nombre de refrains, d’une introducti (...)
14Plusieurs éléments lyriques émaillent la narration de Flamenca, un des récits27 de langue d’oc où la parole narrative côtoie le plus intimement la lyrique. Un seul toutefois convoque le répertoire des troubadours28 : la kalenda maia des vers 3236-47, qui rappelle bien évidemment celle de Raimbaut de Vaqueiras même si elle en diffère à bien des égards. La chanson de Raimbaut, à la métrique irrégulière, était chantée par un « je », celle de Flamenca, qui se coule dans le schéma des octosyllabes à rimes plates de la narration29, est chantée anonymement ; le « je » n’y intervient qu’à la fin de la citation, comme le refrain d’une chanson de langue d’oïl30. Par un de ces effets d’abyme dont le roman est coutumier, la chanson elle-même résume et anticipe une partie de l’intrigue, mettant en scène une mal mariée — seulement présente en creux chez le troubadour —, son amant et son jaloux de mari. Le procédé est similaire à celui qu’utilisait Jean Renart lors de l’épisode des chansons de toile dans son roman de Guillaume de Dole : les rapports conflictuels mère-fille évoqués dans les chansons, « fausses » citations créées de toutes pièces pour la narration comme c’est ici le cas, anticipaient la responsabilité de la mère de Lienor dans la disgrâce de sa fille auprès de l’empereur (Ibos-Augé 2010, 52). Et l’analogie entre sa propre situation et celle qui est décrite dans le fragment lyrique — et qui anticipe la rencontre amoureuse jusque dans la chambre — n’échappe d’ailleurs pas à Guillaume (Lecoy 1979, v. 3249-51).
- 31 Le premier vers du distique rime avec le vers qui le précède, le second rime avec celui qui suit ( (...)
15Au siècle suivant, deux romans empruntent encore à la lyrique, bien que très différemment : Guilhem de la Barra, écrit en 1318 par Arnaud Vidal, et l’anonyme Blandin de Cornualha, dont la datation reste à préciser. Dans le premier, les chansons sont là pour divertir, tout en possédant un rapport étroit avec la narration : Églantine, la fille du roi de Mauléon, a été promise au roi de la Serre et la première chanson est chantée par sa mère, qui remercie Dieu d’avoir permis cette union. La seconde est chantée aussitôt après par Églantine, qui exprime le souhait de rejoindre bientôt son futur époux. Les deux éléments, unica du roman, se présentent comme des refrains, sous la forme de deux distiques répétés en a8b8, chaque fois parfaitement inclus au rythme discursif des octosyllabes à rimes plates31. Le champ lexical est ici très similaire à celui que l’on rencontre dans les romans de langue d’oïl en introduction aux insertions à fonction divertissante (Ibos-Augé 2010, 46-51). Cela laisserait supposer que l’auteur du roman, un bourgeois peut-être juriste, premier lauréat des Jeux Floraux en 1324 (Notz 2006), ait eu connaissance de textes de langue d’oïl antérieurs : au début du xive siècle, les romans intégrant des citations divertissantes sont en effet en nette perte de vitesse.
- 32 Selon Cornélius Van der Horst, le roman aurait été écrit dans la seconde moitié du xive siècle, ma (...)
- 33 La référence, paradoxalement, est à la parole et non au chant.
16À l’instar des refrains insérés dans Guilhem de la Barra, le fragment lyrique de Blandin de Cornualha32 est un unicum. Son contexte direct implique le chant, mais c’est un oiseau qui s’adresse à Blandin et à son compagnon Guillot Ardit de Miramar au lendemain de leur première aventure. Le schéma métrique du cant s’inclut au déroulement du texte sans solution de continuité (Van der Horst 1974, v. 545-56). Les compagnons, sensibles à l’incongruité de l’événement si van meravigliar | Quant ausiron l’aussel parlar (Van der Horst 1974, v. 557-58)33 et Blandin rapporte même l’aventure à Briande, ce qui donne lieu à une répétition quasi exacte du fragment et de sa mise en contexte (Van der Horst 1974, v. 1887-1900). Vraie chanson, fausse citation, la question demeure entière, mais sa répétition témoigne de son importance. À la différence des oiseaux chanteurs que l’on rencontre dans les poésies lyriques d’oc et d’oïl, celui-ci endosse le rôle d’une créature magique surgie pour introduire les aventures des deux chevaliers ; rôle qui contribue à expliquer sa capacité à « dire en chantant ».
- 34 « Car si l’on veut, on y chante et on y lit ».
- 35 « Car on peut lire et chanter ».
17Deux des premiers romans à insertions en langue d’oïl, Guillaume de Dole et la Violette, citent des troubadours. Contemporains des novas de Raimon Vidal, ils ne présentent toutefois pas la même approche de la lyrique. Les prologues des deux romans expliquent leur choix de mêler chant et narration et affirment que les chansons sont bien destinées à être chantées et non pas seulement dites : Car, s’en vieul, l’en i chante et lit34, dit Jean Renart (Lecoy 1979, v. 19), Car on puet lire et chanter35 affirme quant à lui Gerbert de Montreuil (Buffum 1928, v. 38). De surcroît, dans l’un des quatre manuscrits qui contient le Roman de la Violette, des portées ont été tracées, preuves supplémentaires de la double destination de l’œuvre. En revanche, contrairement à la norme d’Abril issia et So fo e·l tems, les troubadours ne sont jamais mentionnés — alors que certains des trouvères choisis par Jean Renart le sont. Le contexte annonce néanmoins le plus souvent l’origine des cansos : dans le roman de Jean Renart, la chanson attribuée à Daude de Pradas est qualifiée d’auvrignace et Quant voi l’aloete moder de « son poitevin ». Seule Lanquan li jorn son lonc en mai, n’est pas rendue à sa sphère linguistique originelle. Dans le texte de Gerbert de Montreuil, seul Bernart de Ventadorn est cité, Quant voi l’aloete moder étant qualifié de « son poitevin » ou de « son provençal » selon les manuscrits et la troisième strophe d’Ab joi mou lo vers e·l comens de « bon son poitevin ». L’origine de ces strophes semble avoir troublé les copistes du roman : seuls deux manuscrits conservent Can vei, et un seul Il n’est anuis ni faillemens, les trois autres ayant opté pour des vers différents, toujours présentés comme chantés et parfois traduits ou adaptés les uns d’après les autres, mais n’ayant plus rien de commun avec la strophe originelle de Bernart de Ventadorn. La critique a évoqué à plusieurs reprises les adaptations lexicales subies par les cansos (Gégou 1973 ; Paden 1993), dans lesquelles on voit le plus souvent un souhait d’adaptation de la part des auteurs — ou des copistes. Partiellement traduites, mais contenant aussi des éléments qui ne sont ni d’oïl ni d’oc, elles sont la preuve que la lyrique méridionale était encore bien ancrée dans les mémoires.
- 36 « les textes des chansons s’accordent à ceux du récit ».
- 37 Parce qu’elle a laissé le sénéchal félon apercevoir le signe qui lui permettra d’accuser Lienor de (...)
- 38 « Hé ! Hé ! amour venu d’ailleurs, vous avez enchaîné et conquis mon cœur ».
- 39 « Sans l’homme qui voulut la déshonorer, que Dieu le châtie, elle eût bien pu chanter ces vers ».
- 40 « brodé par endroits de si beaux vers qu’un vilain ne saurait l’apprécier ».
18Leur place au sein de la trame narrative pose toutefois encore question. Si l’intention première avouée de Jean Renart est de divertir ses lecteurs par le biais de chans et sons, il revendique que toz les moz des chans, | si afierent a ceuls del conte36. On s’est donc étonné d’entendre l’évocation de l’amor de lonh dans la bouche de Guillaume, et non dans celle de l’amoureux, l’empereur Conrad. Il convient au contraire de discerner plutôt dans ce déplacement la subtilité de l’auteur et l’introduction volontaire d’une distanciation permettant au lecteur de mieux appréhender la finesse de l’allusion. L’épisode des chansons de toile chantées par Lienor, qui précède l’insertion du troubadour de Blaye, était déjà riche en évocations de la narration. Il mettait en scène des rapports conflictuels entre une mère et sa fille dans lesquels on discernait, en une manière d’avant-texte, la future responsabilité de la mère de Lienor dans la disgrâce de la jeune fille37 ; en outre, le refrain de l’une des chansons — unicum du roman —, Hé ! Hé ! amors d’autre païs, | Mon cuer avez et lïé et souspris38, évoquait déjà l’amor de lonh que relaye ici le frère de la jeune fille. La chanson, comme les autres fragments de la lyrique d’oc d’ailleurs, intervient à un moment capital du roman : Guillaume se rend à la cour de l’empereur, déjà épris de sa sœur dont il a entendu vanter les qualités. La seconde citation, si elle est chantée par un anonyme, aurait pu, selon Jean Renart, être chantée par Lienor (Lecoy 1979, v. 4650-52)39. Évoquant le temps de Pâques, elle est chantée par la jeune fille qui vient clamer — en mai — son innocence à la cour de l’empereur. Enfin, la chanson de Bernart de Ventadorn, dont deux strophes sont citées, ce qui est peu fréquent dans le roman, est, comme la première citation d’oc, chantée par un chevalier accompagnant Guillaume qui se rend à la cour après que l’innocence de sa sœur a été reconnue. Les trois chansons se trouvent ainsi directement liées à Lienor, et plus particulièrement aux différentes étapes de sa vie amoureuse — préfiguration, obstacle, aboutissement. Elles sont également rattachées à la cour impériale, que Guillaume ou sa sœur rejoignent. Il paraît difficile dans ce cas de ne pas percevoir une assimilation, opérée par un auteur septentrional, entre la lyrique d’oc et les diverses étapes de l’amour courtois. Le même écho est perceptible dans les deux citations du Roman de la Violette, toutes deux directement liées à l’héroïne et à son histoire amoureuse. C’est en entendant la jeune fille chanter la première — dans laquelle elle invoque le faillement et la vilonnie des envieus qui la perdront, anticipation de la trame narrative — que Lisiart ébauchera sa trahison. Le choix de la strophe est d’ailleurs ici en accord avec le contenu du roman. La seconde chanson d’oc est certes chantée en l’honneur d’Aiglente, la nouvelle amie du jeune homme, mais c’est la découverte de l’anneau d’Euriaut que porte l’oiseau qui, par analogie, a suscité le chant, qui le rend à la quête initiale de son aimée. Tout se passe donc, dans les romans de langue d’oïl, comme si la citation de la lyrique d’oc venait établir un lien direct avec l’amour et les difficultés — amoureuses — rencontrées par les héros, et surtout les héroïnes. Comme si la lyrique des troubadours était la mieux à même, pour des lecteurs avertis des subtilités de son langage — Jean Renart s’est clairement exprimé sur la qualité de ses lecteurs, mettant en roman un conte brodez, par lieu, de biaus vers | que vilains nel porroit savoir (Lecoy 1979, v. 14-15)40 —, de dire et de chanter l’amour.
- 41 « Je ne saurais faillir en un bon vers ».
- 42 J.-M. Caluwé (1993 240, n. 108) voit même dans le vers central de la composition restaurée du roma (...)
- 43 Hélas, je meurs ! — Qu’as-tu, ami ?
- 44 Je veux chanter. — Pourquoi ? — Car il me plaît.
19Si la lyrique des troubadours s’invite parfois clairement dans la narration, elle n’y est parfois que sous-jacente. Deux textes en particulier recourent à ce que je nomme la « parole lyrique » et, plus que de la citation, participent de l’écho : Flamenca et la Cort d’Amor. L’échange entre Guillaume et Flamenca, qui a retenu plusieurs fois l’attention des chercheurs (en part. Huchet 1992, 287 et Caluwé 1993, 236-50), en est l’un des exemples les plus évidents. L’ensemble des mots échangés fonctionne comme un véritable dialogue en pointillé courant sur une grande partie du récit et une période d’environ trois mois (Lejeune 1979), tissant l’échange amoureux, prélude à la première rencontre en tête à tête des amants (Zufferey-Fasseur 2014, v. 3949, 4344, 4503, 4761, 4878, 4940, 4968, 5039, 5096, 5155, 5204, 5279, 5309, 5458, 5460, 5465, 5467, 5487, 5499, 5721). Il est possible que cet échange ait été imité de la chanson Ges no posc en bo vers faillir41 du troubadour auvergnat Peire Rogier42, ou encore de la chanson de Guiraut de Bornelh Ailas, com mor ! — Que as, amis43 ?, peut-être elle-même composée, vers 1166, sur le modèle de la chanson de Peire Rogier (Fasseur 2014, 64-65). Enfin Aimeric de Peguilhan, actif durant le premier quart du xiiie siècle — donc plus proche de l’époque de composition de Flamenca en même temps que preuve que ce mode d’expression était toujours en vogue — en fournit un autre exemple avec la chanson Chantar voill. — per que ? — ja·m platz44.
20Quel qu’ait pu être le modèle de l’échange lyrico-narratif entre Guillaume et Flamenca, il repose sur une tradition de dialogues lyriques bien ancrée dans la mémoire de l’auteur du récit, mais aussi dans celle de ses lecteurs-auditeurs. La version de Flamenca s’éloigne très vite de l’original ce qui est, certes, peu pour une citation, mais suffisamment pour qu’elle soit reconnaissable. On trouve maints exemples de ce type de citations tronquées, contrafacta sur le même incipit poétique ou variantes de refrains de langue d’oïl : l’essentiel est de citer, mais non de citer longuement ; on réassemble, on mêle, on « trouve » un nouveau texte à partir d’un original qui appartient à la mémoire collective. Jamais présenté dans sa continuité — ce qui, en la recontextualisant, dilue la citation jusqu’à l’imperceptible —, le dialogue est distillé réplique par réplique au cours de la narration ; chacune de ces répliques donne alors lieu à diverses gloses et réflexions des personnages quant à la réception des bribes échangées et à la manière d’y répondre au mieux. Le rythme de l’échange, lent au début, s’accélère brusquement quand il est question pour les amants de choisir le lieu de leur première rencontre pour ralentir à nouveau avant l’acceptation finale de Flamenca. La construction elle-même de l’échange semble s’opérer par vagues successives. Un exemple de dialogue de même facture est ébauché plus tôt dans le récit, en une manière d’avant-texte. Au plus fort de sa folie jalouse, Archambaut, qui est déjà la risée de l’Auvergne, dialogue avec lui-même et le point central du dialogue, qui évoque une possible violence physique envers sa femme, présente déjà la même régularité métrique disyllabique qui sera reproduite par Guillaume et Flamenca :
« — E tu dizes que ges non saps
Con la tenguas ni en cals caps ?
— Non sai. — Si fas! — E quo ? — Bat la !
— E·l batres que m’enanzara ? […] »
(Zufferey 2014, v. 1271-74)
- 45 Trad. Fasseur 2014, 211.
Et tu dis que tu ne sais nullement comment la garder, ni de quelle manière ? — Je ne sais pas. — Mais si ! — Et coment ? — Bats-la ! — À quoi cela m’avancera-t-il de la battre45 ? […]
- 46 « Hélas, comment ne pas mourir ? Amour, tu m’as bien peu fait avancer » (trad. Fasseur 2014, 373).
21À cette violence physique extrême répondra l’amour extrême des deux jeunes gens. La seconde étape de la construction discursive viendra avec Guillaume qui, après avoir amorcé le dialogue au v. 3949, ne reprendra la parole que pour gloser son exclamation initiale et anticiper ses propres répliques futures. Las ! con no mor ? | Amors ! ben pauc enansat m’as46, dit-il aux v. 3992-93, avant de proposer plus loin ce qui ressemble beaucoup à une autre cobla tensonada :
Lasset ! caitiu ! que donc farai
Ni qual consseill ara penrai ?
Non sai qui donc. — Amors ! — Que·t val,
Qu’il non s’entremet d’autrui mal ?
— Tort has. — Per que ? — Si fai ! — Cossi ?
— Deu ! fez ti parlar hui ab si.
— Vers es, ab ma dona parliei,
Mas qual pro·i hai ni qu’enanciei ?
— Tu si fesist ! — Digas mi quan.
(Zufferey 2014, v. 4009-17)
- 47 Trad. Fasseur 2014, 373-75.
Hélas ! malheureux ! Que faire. Quel parti prendre désormais ? Je ne sais vers qui me tourner. — Vers Amour ! — À quoi bon, puisqu’il ne se mêle pas du mal qu’endure autrui. — Tu as tort. — Pourquoi ? — Si fait ! — En quoi ? — Dieu ! il t’a permis de lui parler, aujourd’hui. — C’est vrai, j’ai parlé à ma dame, mais quel profit en ai-je, et en quoi ai-je progressé ? — Tu l’as fait ! — Dis-moi en quoi47 ?
22Ce passage anticipe une seconde fois le rythme de la parole lyrique des deux amants. L’intertexte est ici sous-jacent et renvoie le lecteur à un réseau lyrico-narratif déjà perçu dans le roman et ailleurs : d’une part la jalousie d’Archambaut à laquelle répond, comme en miroir et sur le même modèle rythmique, l’amour de Guillaume et Flamenca ; d’autre part, la lyrique des troubadours qui anticipe à la fois la forme discursive et l’inspiration poétique des événements à suivre.
23Citation cachée de Peire Roger, de Guiraut de Bornelh ou d’Aimeric de Peguilhan, la cobla tensonada reformée constitue bel et bien un des ressorts de l’intrigue amoureuse de Flamenca. D’autres évocations, plus discrètes, se font entendre tout au long du roman, chant comme suspensif, recontextualisé, re-trouvé, à lire entre les lignes de la narration. Parmi elles, le motif de la dame prisonnière et celui du bel nient rappelant le vers de dreit nien de la chanson éponyme (Pasero 1973, 92, v. 1-3) proviennent de Guillaume IX, alors que des fragments de vers paraissent venir tout droit de cansos préexistantes. Sont ainsi évoqués Bernart de Ventadorn (Quan vei l’alauzeta mover, Tant ai mon cor ple de joja), Marcabru (Dirai vos senes doptansa, Bel m’es quan s’esclarzis l’onda), Jaufre Rudel (Bels m’es l’estius e·l temps floritz) ou encore Arnaut de Mareuil (Cel cui vos etz del cor plus pres). Les emprunts interviennent à certains des moments-clés de la narration (Mancini, 2003), s’attachant à divers topoï de la lyrique des troubadours et prolongeant certains des sentiments ou des émotions des protagonistes principaux : Guillaume, Flamenca et leurs rêves d’amour, Archambaut et sa jalousie.
24On pourrait multiplier les exemples et trouver quantité d’autres fragments de cette « parole lyrique » des troubadours (Limentani 1978 ; Mancini 2003). Flamenca emprunte résolument à la lyrique, s’en nourrit même, par le biais de motifs subissant une transformation narrative plus ou moins complexe. Lyrique et narration s’y interpénètrent, faisant le jeu d’un texte dans lequel la frontière entre les deux registres n’est jamais parfaitement définie.
25C’est ce même chant en pointillé que donne à lire la Cort d’amor, texte allégorique écrit dans la seconde moitié du xiiie siècle. Il s’agit là encore plutôt d’emprunts que de véritables citations. Les images sont néanmoins bien là, et disent une lyrique qui n’est jamais chantée. Parmi ces références, certaines sont utilisées à la manière d’exemples, auctoritates nécessaires à la construction didactique qu’emprunte parfois le texte. La parabole du larron traître, racontée par la dame à son ami (Jones 1977, v. 1196-1202), est par exemple peut-être empruntée à la deuxième strophe de la chanson Tot l’an mi ten amors d’aital faisso de Perdigon (Chaytor 1926, 11-12, v. 10-18). Celle du cerf (Jones 1977, v. 1555-69) se trouve déjà dans la littérature latine (Hervieux 1893-1899, II, 760, fable XIII, Cervus ad fontem), puis chez Marie de France, avant d’être citée par Guilhem de Montanhagol, dans la cinquième strophe de la canso Non estarai, per ome qe·m casti de peu antérieure à la composition de la Cort d’Amor (Ricketts 1964, 94, v. 37-45). Le plus souvent, l’auteur recourt à des topoï plus classiques qui disent l’amour et ses maux. Mal d’amour, apostrophes à la dame, motif des « traîtres yeux », les allusions émaillent la narration — l’éditeur du texte, L. E. Jones, ne recense pas moins de quarante troubadours dont les motifs affleurent dans le discours. À l’instar de Flamenca, la Cort d’Amor est un texte dans lequel la parole narrative puise à la parole lyrique non seulement d’oc mais aussi d’oïl. Cette parole n’est plus exogène mais interne à la trame textuelle et revisite nombre de topoï présents dans la mémoire collective des auteurs comme des destinataires de leurs œuvres.
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26Ces motifs vont même parfois d’ailleurs jusqu’à servir de point de départ à la narration elle-même, comme en avant-texte. Ainsi Flamenca, comme le roman de Guillaume de Dole évoqué plus haut, renvoient-ils directement à l’amor de lonh qui a fait la célébrité de Jaufre Rudel — et a inspiré d’autres récits48. Citée dans le roman d’oïl, la chanson n’est qu’évoquée par certains de ses vers dans le premier (Huchet 1992) mais ces réminiscences fonctionnent à la manière d’un réseau à la fois intertextuel et « avant-textuel » pour le lecteur. Quant aux deux novas — qui sont finalement les seuls textes narratifs à citer explicitement les troubadours et leur lyrique —, elles participent aussi d’un jeu avant-textuel : plusieurs tensos49 sont basées sur un argument similaire à celui de So fo e·l tems et Abril issia constitue une manière d’amplification narrative de la question sur le devenir des jongleurs (Sharman 1989, 468, v. 31-32) posée par Guiraut de Bornelh dans le sirventes Per solatz reveillar, dont une partie est citée aux v. 96-99.
- 50 Outre le Roman de la Violette cité plus haut, le Lai d’Aristote, le Commens d’amours, la Complaint (...)
27Et la musique, dira-t-on ? Contrairement à certains témoins50 de romans à insertions de langue d’oïl, aucun des manuscrits contenant des textes narratifs en langue d’oc n’a été prévu pour comporter de notation musicale. Tout au plus quelques-unes des citations sont-elles parfois différenciées du corps du texte. C’est le cas dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 22543 pour les deux novas où des initiales filigranées alternativement bleues et rouges commencent chacune des citations, des pieds-de-mouche — qui structurent par ailleurs le texte en unités discursives de quelques vers — marquant la reprise du cours de la narration. La chanson présente dans Lai on cobra sos dregs estatz, copié dans le même témoin, ne présente quant à elle aucune solution de continuité avec son contexte. Dans les autres exemplaires de So fo e·l tems, il semble que les copistes, s’ils étaient conscients de la coexistence des deux registres, n’aient pas toujours identifié les citations elles-mêmes. Les initiales colorées ou filigranées sont parfois placées à mauvais escient, pour démarquer le vers introductif de la citation quand il comporte le nom de son auteur par exemple, et des pieds-de-mouche figurent aux alentours des citations, mais sans les marquer toujours exactement. Le copiste du manuscrit (Chantilly, Musée Condé, 594) dans lequel est conservé Guilhem de la Barra a, pour sa part, matérialisé les changements de registre du roman, comme les structurations internes du texte, à l’aide de pieds-de-mouche. Les refrains sont néanmoins inclus au texte sans solution de continuité, à l’inverse de la prière faite par Guilhem au début du roman, mise en valeur par une rubrique encadrée comparable aux rubriques signalant les citations lyriques dans certains romans tardifs de langue d’oïl. Enfin, aucune des citations n’est soulignée dans Blandin de Cornualha. Quant aux emprunts à la lyrique de Flamenca, leur parfaite intégration à la syntaxe de l’auteur leur dénie la fonction de citation. Au contraire de leurs homologues d’oïl, les citations sont, dans les textes narratifs d’oc, a priori dénuées de leur sens musical. Seul leur impact poétique est requis par les auteurs, à des degrés qui paraissent très divers.
28Ce que j’ai appelé le « dire d’auteur » possède une fonction didactique, même si elle n’est pas exactement toujours la même d’une œuvre à l’autre. Dans Abril issia, l’enseignement dispensé par le narrateur amplifie, glose l’enseignement lyrique transmis par les troubadours. Dans So fo e·l tems, à l’inverse, c’est la lyrique qui justifie la parole narrative. Les citations conservent le plus souvent leur nature exogène et rares sont les tentatives d’intégration au contexte qui pourraient témoigner d’un envahissement formel des fragments lyriques sur la narration. Tous les autres textes en revanche, et jusqu’au roman de Guilhem de la Barra, citent sans citer, presque « ni vu ni connu ». Il y est parfois fait mention d’un chant, mais celui-ci est si parfaitement inclus au schéma métrique qu’il passerait presque inaperçu. À l’inverse, on remarque que sur l’ensemble du corpus, peu de textes font l’économie de la lyrique ou de l’intention lyrique. Outre les citations volontairement mises en exergue, les deux novas de Raimon Vidal possèdent une manière d’avant-texte lyrique. Certains romans comme la Cort d’Amor, mais surtout Flamenca empruntent à la parole des troubadours, créant ainsi des réseaux lyrico-textuels d’une grande densité, à l’intérieur desquels le lecteur doit s’orienter. Véritable variation autour de la lyrique, le roman anonyme puise à la matière des troubadours non seulement les ressorts de son intrigue mais sa discursivité même.
29L’objectif des citations dans la narration de langue d’oc, s’il n’est pas la conservation revendiquée d’un patrimoine musical — qu’il est d’ailleurs malaisé de reconstituer : seule une des dix pièces lyriques d’Abril issia et dix-neuf des quarante-neuf de So fo e·l tems possèdent des versions musicales dans des sources parallèles — ou l’innovation formelle, n’en demeure pas moins, comme chez les écrivains de langue d’oïl, directement lié à la mémoire et à la nouveauté. La parfaite connaissance du répertoire de la lyrique chez les auteurs de textes narratifs va sans dire et explique peut-être les choix opérés par Raimon Vidal — un vers d’une canso, une strophe d’une autre, deux coblas fragmentaires d’une troisième : peu de strophes entières d’un poème, presque jamais les premiers vers, dont on pourrait pourtant penser qu’ils aient été les mieux connus. Ce n’est pas la continuité de l’élément lyrique qui est recherchée mais plutôt une volontaire fragmentation, qui laisse imaginer chez le destinataire une connaissance comparable à celle du concepteur, connaissance qui lui permettra d’adapter la citation à son nouveau contexte. Cette même connaissance est requise pour apprécier les clins d’œil à la langue d’oïl dans Flamenca et la réappropriation stylistique des coblas tensonadas à la mode du temps. C’est enfin toujours elle qui permet d’apprécier à sa juste valeur les multiples emprunts à ce que j’ai nommé la « parole lyrique » des troubadours, véritable intertexte en pointillé. Comme en musique, c’est bien de composition qu’il est question dans les romans de langue d’oc : assemblant narration et lyrisme, expliquant ou justifiant la première à l’aide du second, les auteurs devenus compositeurs s’approprient un discours devenu partie intégrante de la mémoire commune. Entre chansons dites et paroles chantées, le lecteur est alors confronté à un tissu narratif où affleure une lyrique qui a perdu son chant pour n’être plus qu’un « dire », mais dont la « remembrance » musicale appartient bel et bien à tous.