Barbara H. Rosenwein, Generations of Felling. A history of Emotions, 600-1700
Barbara H. Rosenwein, Generations of Felling. A history of Emotions, 600-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, xx p. + 368 p.
Tèxte complet
1Barbara H. Rosenwein, professeur émérite d’Histoire à l’Université Loyola à Chicago, a consacré ces vingt dernières années à l’étude des émotions et de leur manifestation dans l’histoire. Autrice de nombreux articles, elle est notamment celle qui a pensé le concept de communautés émotionnelles, « emotional communities », développé notamment dans son livre Emotional Communities in the Middle Age (Cornell University Press, 2006). Avant cela, elle proposait ce concept dans deux articles : « Émotions en politique. Perspectives de médiéviste », Hypothèses, 2002 (315-324) et « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review, 2002 (821-845). C’est en s’appuyant sur ce concept qu’elle propose dans ce nouvel ouvrage, paru en 2015, une analyse de l’histoire des émotions en Europe de 600 à 1700, afin d’en écrire une histoire, et non pas l’histoire (l’article anglais a ayant un sens certain) ; l’autrice étant bien consciente des enjeux de son travail et souhaitant ouvrir la voie d’une réflexion.
2L’histoire des émotions en tant que discipline a fait l’objet de débats, notamment en raison de l’apport des neurosciences que Barbara H. Rosenwein signale dans son introduction. Elle souligne que si la capacité de l’être humain à ressentir des émotions ne varie pas à travers le temps, ce que soutient la psychologie, la perception de ces émotions, leur place et leur fonction dans la société et son organisation, ainsi que les mots employés pour les dire, eux, changent.
3C’est cette enquête que l’autrice mène à travers ses sources et par le biais du vocabulaire qui a particulièrement retenu notre attention de philologue. Si l’on peut émettre quelques réserves sur le manque de clarté dans le choix du vocabulaire et des séquences de mots (ou l’emploi du Petit dictionnaire d’Emil Levy pour l’occitan), et de la méthode de pistage des occurrences des mots recherchés à travers les textes, par les index des éditions ? concordances ? recherche manuelle ou informatisée ? choix et type de dépouillement du corpus ? il n’empêche que l’idée semble excellente, et particulièrement dans le cadre d’une étude que nous dirions intertextuelle. Retracer les emplois des mots, l’apparition de nouveaux vocables pour dire les émotions, les corréler aux vices et aux vertus du temps, à la doctrine politique, philosophique et religieuse, et aux événements du siècle, c’est à notre sens tenter une audacieuse histoire totale de l’objet dans un temps et des lieux donnés.
4Pour mener son enquête, Barbara H. Rosenwein se détache de la périodisation traditionnelle, a et travaille sur la période dite pré-moderne, étendant ses investigations à des sources étalées de 600 à 1700, tout en commençant par ré-interroger la pensée de Cicéron (-100 avant notre ère).
5La technique employée dans l’ouvrage est micro-historique, s’intéressant à certaines communautés émotionnelles à travers l’Europe occidentale (essentiellement l’espace de la France et du Royaume-Uni contemporains). L’autrice cherche à montrer au-delà de ces cas parti-culiers comment les générations successives se fondent sur les acquis passés pour renégocier leur perception des émotions ressenties et la place qu’elle leur accorde.
6Si elle ne tente pas de définir les émotions en tant que telles de manière immuable, elle insiste au contraire sur la variabilité de ce qu’elles sont à travers le temps et l’espace pour les communautés qui les ressentent, les expriment et les codifient.
7L’ouvrage, suivant une perspective chronologique, est construit sur une alternance de chapitres consacrés à l’évolution des vues théoriques sur les émotions (en philosophie et théologie essentiellement), et des chapitres consacrés à l’exploration de communautés émotionnelles liées. Le dialogue entre théorie et pratique émotionnelle, s’il est possible de l’exprimer ainsi, signale bien la dialectique qui existe entre réflexion et élaboration à la fois dans le secret de la pensée du savant et dans la vivacité d’une communauté qui expérimente au fil de son évolution ; l’un nourrissant l’autre.
8Le chapitre I « Ancient theories » discute la théorie des émotions et les mots employés pour les dire par Cicéron et saint Augustin.
9Le chapitre II « Attachment detachment » étudie trois communautés émotionnelles dans la très ancienne Francia médiévale : la première est celle liée au sentiment familial chez les Mérovingiens, la seconde est créée par l’attente du paradis en Neustrie chez les Burgondes, la troisième consacrée aux factions royales de la fin du septième siècle et à leurs mécontentements.
10Le chapitre III « Alcuin’s therapy » est consacré à la théorie des vices et des vertus (et leur thérapie), considérées comme étant à l’origine des émotions dans l’œuvre d’Alcuin, à la cour de Charlemagne.
11Le chapitre IV « Love and Treachery » étudie deux communautés émotionnelles aux XII et XIIIe siècles, et constitue la partie centrale de l’ouvrage. Il est consacré dans une première partie au monastère cistercien de Rielvaux sous la conduite de l’abbé Aelred en Angleterre au XIIe siècle, et dans une seconde à la cour de Toulouse au début du XIIIe siècle, pendant la période du conflit albigeois. Étudiant le vocabulaire employé dans ces contextes, en mettant l’accent sur la lyrique des troubadours et l’écriture occitane, et le mettant en relation avec le latin de la même époque, l’autrice conclut à l’extraordinaire diversité de la palette des émotions exprimées dans cette littérature romane. L’exploration du vocabulaire des troubadours de la cour toulousaine (ou de certains d’entre eux) pendant l’affaire de la croisade, est intéressante. Le relevé du vocabulaire devrait à notre sens aiguillonner de futures études, et les conclusions qu’en tire Barbara H. Rosenwein sont stimulantes, bien que plus de dépouillement bibliographique aurait pu être souhaité (les travaux de Martin Aurell, La vielle et l’épée, Aubier 1989 par exemple).
12Le chapitre V « Thoma’s passions » est consacré à l’étude des passions de l’âme dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin, pour qui l’amour, qu’il dissocie des vices et des vertus, était la source de toute émotion. Barabara H. Rosenwein tente de prendre la mesure de la contribution de Thomas d’Aquin à l’histoire de la théorie des émotions (identification et perception), soulignant le caractère déterminant de sa pensée sur son temps et sa postérité : pour lui, l’émotion liée à l’amour trouve sa plus haute expression dans l’extase.
13Le chapitre VI « Theatricality and sobriety » examine trois commu-nautés émotionnelles mettant à l’épreuve la théorie de saint Thomas. La première, la cour du duc de Bourgogne aux XIVe-XVe siècles, dévalue l’amour tout en portant aux nues la paire joie et chagrin. La seconde, se focalise sur la bourgeoise et autobiographe Margery Kempe et son entourage, dont l’œuvre est inspirée par un très fort mysticisme alternant avec un grand désespoir et exacerbant ses émotions, leur ressenti et leur expression dans son œuvre. La troisième est la communauté formée autour de la famille Paston, Anglais eux aussi, mais appartenant ou aspirant à la bonne société, et qui bien au contraire de Kempe et de son entourage se mettaient en scène comme imperméables aux émotions.
14Le chapitre VII « Gerson’s music » examine la théorie des émotions de Jean Gerson, lequel corrèle les passions avec la musique silencieuse du cœur.
15Le chapitre VIII « Despair and happiness » examine l’ambivalence du maintien de deux grandes théories et pratiques émotionnelles en Angleterre au XVIIe siècle, entre l’exaltation du désespoir et celle de la joie, face à l’apologie d’une vie paisible telle que la prônent John Evelyn ou Samuel Pepys.
16Le chapitre IX « Hobbes’ motions » examine la théorie des émotions développée par Hobbes dans son Leviathan, ce qui permet à l’autrice un envoi ouvrant sur la révolution scientifique du XVIIIe siècle ayant aussi affecté la perception des émotions et leur reconnaissance sociale.
17La conclusion revient sur le rôle des femmes dans les communautés émotionnelles, s’interrogeant notamment sur le fait de savoir s’il y a à travers l’espace et le temps des émotions « de femme » et sur les communautés émotionnelles qu’elles ont pu former. Barbara H. Rosen-wein considère que la grande diversité qu’elle a pu relever à ce sujet ne permet pas de reconnaître quoi que ce soit de spécifiquement féminin à certaines émotions, sinon comme objet analysé dans les contingences de circonstances bien particulières. L’autrice note aussi que les émotions sont un domaine, certainement inné pour le ressenti, mais où l’effort s’avère nécessaire pour l’individu afin de modeler ce ressenti sur ce que la société attend de lui. Par ailleurs, elle souligne combien le lien entre émotions et conception des vices et des vertus entraîne pour une communauté émotionnelle la reconnaissance des émotions qu’elle exalte comme supérieures (et son comportement avec). Enfin, Barbara H. Rosenwein insiste sur l’absence d’uniformité des émotions à travers le temps et l’espace, qu’il s’agisse de leur identification ou des mots utilisés pour les dire, de leur valorisation ou de leur dépréciation dans la société. Elle parle ainsi, reprenant une formule des sciences biologiques, de « mosaicism », soit de la mosaïque des émotions. L’image est convaincante.
18Si l’on pourrait regretter un plan plus classique, mieux articulé, l’ouvrage est efficacement doté de tables et d’un index, que précède la bibliographie. De même que l’étude nécessairement restreinte de corpus si variés dans l’espace et le temps oblige des coupes sévères même au sein des sujets choisis, cette diversité et cette sélectivité sont paradoxalement aussi une force de ce livre.
19Cet ouvrage, extrêmement savant, se caractérise aussi parfois par une impression de fouillis, grandement dû à la typographie et la mise en page d’un éditeur qui ignore les belles pages, et fait varier la casse sur une même page. L’autrice aurait aussi gagné à plus d’explications sur la méthodologie mise en œuvre pour l’exploration des textes en quête du vocabulaire, à l’établissement de légendes pour ses cartes (dont les langues varient), ou à une plus grande aération d’un texte dont le propos est dense et très bien informé.
20Si nous la suivons dans bien de ses raisonnements, l’ouvrage est aussi à nos yeux l’ouverture d’une piste dont l’on espère que d’autres chercheurs se saisiront ; historiens, mais aussi philologues et historiens de la littérature. Cet ouvrage partant de l’hypothèse qu’une variété de communautés humaines, dans leur diversité, représentent un échantil-lonnage large des comportements et des affects de l’ensemble du groupe humain, permet de balayer nombre de situations et de modalités de formation et d’expression de communautés émotionnelles et leurs émotions. L’ampleur des explorations et des investigations, la science de l’autrice, la variété des sources explorées, tant philosophiques que litté-raires, musicales ou documentaires confèrent à l’ouvrage une hauteur de vue réellement admirable. Le choix de dépasser le Moyen Âge pour s’étendre jusqu’à 1700 nous semble avoir été une excellente idée, motivée par l’enquête sur un objet à la fois tangible et fugace comme l’est l’histoire des mots.
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Referéncia papièr
Marjolaine Raguin-Barthelmebs, «Barbara H. Rosenwein, Generations of Felling. A history of Emotions, 600-1700», Revue des langues romanes, Tome CXXI N°1 | 2017, 321-325.
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Marjolaine Raguin-Barthelmebs, «Barbara H. Rosenwein, Generations of Felling. A history of Emotions, 600-1700», Revue des langues romanes [En linha], Tome CXXI N°1 | 2017, mes en linha lo 01 septembre 2017, consultat lo 05 octobre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/306; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.306
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