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Critique

Les Macariennes, poème en vers gascons

Traduction française de Bernard Manciet, Texte établi et présenté par Guy Latry. Les éditions de l’Entre-deux-Mers/CLEM, 2019, 59 p.
Claire Torreilles
p. 195-199
Référence(s) :

Les Macariennes, poème en vers gascons, traduction française de Bernard Manciet, Texte établi et présenté par Guy Latry. Les éditions de l’Entre-deux-Mers/CLEM, 2019, 59 p.

Texte intégral

1Si l’expulsion des Jésuites au xviiie siècle est un phénomène européen qui nourrit une abondante polémique dans toutes les langues des pays concernés, le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la France, on ne dispose, selon Guy Latry, que d’un texte en occitan sur le sujet, un long poème en octosyllabes daté de 1763, intitulé en gascon « Les Macarienes ». Ce poème se présente sous la forme d’un diptyque dont les sous-titres indiquent le thème : « Requeste de les Recardeyres de Semmacari à Messius dou Parlemen, en fabou dous Jüistes / Requête des marchandes de Saint-Macaire à Messieurs du Parlement en faveur des Jésuites » pour la première partie (818 vers), et « Remerciemen dous Matelos de Semmacari a Messius dou Parlemen / Remerciement des matelots de Saint-Macaire à Messieurs du Parlement » pour la seconde (618 vers). Ainsi le titre du poème désigne-t-il les femmes de Saint-Macaire, bourgade sur la Garonne, proche de Langon, à environ cinquante kilomètres de Bordeaux. Elles ont fait le voyage, tout comme les hommes, en prenant le bateau pour venir s’adresser aux membres du Parlement de Bordeaux qui ont proclamé l’arrêt du 26 mai 1762 contre les Jésuites :

De Semmacari per batteu
Soun aribades à Bourdeu…

De Saint-Macaire nous venons en chœur
Au débarqué conter notre douleur

2Pourquoi ce « chœur » des marchandes, comme le dit librement Bernard Manciet, prend-il le pas sur celui des matelots ? La raison principale nous paraît tenir à leur intervention dans l’Histoire le jour où — ce sont les maris qui racontent — elles firent fuir jusqu’à Langon à coups de bâtons le crieur de Saint-Macaire venu lire l’édit :

Boste Crideur saubet sa pet
Y perdut pertant lou capet ;
Crideoue Arret, deden les rues
Coume s’ere toumbat des nues ;
Les debotes dans dous tricots
L’y hiren ha cent haricots.

Si le crieur public sauva sa peau
Il y perdit toutefois son chapeau.
Il criait donc : « Arrêt », à travers rues
On crut alors que ça tombait des nues
Car nos dévots, à coups de bâton,
Le font rouler cent fois comme un chaudron.

3Cet épisode est signalé comme véridique par une des nombreuses notes du texte original. Au reste, ces notes ont essentiellement pour fonction de confirmer, bibliographie à l’appui, les allusions à la « légende noire des Jésuites » dont l’auteur se fait le propagandiste. Identifié comme le sieur Jean-Baptiste Girardeau, curé du Plan, près Saint-Macaire, est-il janséniste ou simplement opportuniste — ce qu’on pourrait croire puisqu’il occupa un court moment la riche cure laissée libre par le départ des Jésuites ? On ne sait. Mais son talent ne fait aucun doute, comme en atteste le succès de son poème abondamment diffusé en son temps et plusieurs fois réédité avant cette belle édition critique de Guy Latry qui en élargit et renouvelle le lectorat.

4L’intention satirique est affichée dès la page de titre visant l’internationale jésuite par la localisation : « à Nankin, chez Romain Macarony, imprimeur ordinaire du Public à l’enseigne de la Vérité ». La satire se déploie différemment dans les deux parties du poème, selon qu’elle passe par le discours des femmes ou par celui des hommes.

5L’apologie excessive des Jésuites que font les femmes est censée, en ridiculisant leur naïveté au gré des anecdotes, dénoncer l’emprise des bons pères sur les âmes faibles : le « ciel facile » qu’ils promettent, les belles fêtes et processions qu’ils organisent, les médailles qu’ils distribuent à leur retour de Rome, leur disponibilité à toute heure, envers tous, « maître ou valet, fille ou garçon », leur trop exquise politesse, leur éloquence en chaire où ils font pleurer d’abondance, leur patience au confessionnal où ils savent écouter et comprendre, leur indulgence en tous points :

Troben remedes à tout mau
Soun counsoulans pouin rebutayres
Apelats lous, ne tarden gaires.

Juste remède à chacun de nos maux
Et consolants avec ça ! Chose sûre
Au moindre appel ils venaient sans murmure.

6Et, sans prévoir aucune malice voltairienne, nos marchandes girondines vantent tout aussi bien le rayonnement des Jésuites dans le monde entier où

Soun touts a touts, coume l’Aposte.

Tout à tous, comme l’exige l’Apôtre.

7Certes ils sont riches, répondent-elles à leurs détracteurs, mais la pauvreté évangélique n’est plus de mise, et ceux qui les accusent ne sont-ils pas des hérétiques, des démons, des « Mancénistes » (jansénistes) et, pour tout dire, des Calvinistes ?

8Le discours des hommes fonctionne au premier degré. Les Jésuites sont mauvais parce que, tout d’abord, ils les craignent et en sont jaloux. Ils subjuguent nos femmes, disent-ils, elles « baden lous Peres », se pâment à l’église alors qu’elles négligent maisons et maris. Nous peinons à gagner notre vie dans les « voyages » sur nos bateaux, mais eux ont toujours « la meilleure étrenne ». Pour tout le reste, c’est l’argument d’autorité qui prévaut : leur syndic qui sait lire et a de l’instruction leur a tout expliqué, ils le suivent aveuglément. Ils donnent raison aux Parlementaires qui incarnent l’ordre et la royauté, approuvent que les Jésuites soient chassés des collèges, que leurs livres soient brûlés et eux-mêmes s’ils approuvent le régicide, leurs missions condamnées, leur enrichissement aux dépens des paysans locaux vitupéré. Ils vont jusqu’à la dénonciation devant la Cour d’un certain frère Banitous resté à Saint-Macaire et qui recueille à la sacristie les Jésuites recherchés.

9L’auteur réussit à peindre avec vivacité la manière dont les conflits politiques se traduisent dans un contexte local et viennent troubler jusque dans ses foyers le peuple travailleur et analphabète, mais non pas ignorant ni muet ! Les femmes surtout revendiquent haut et fort le droit de s’exprimer. Elles ont tout le temps, assises dans le bateau, lorsqu’elles partent vendre leurs denrées à Bordeaux ou qu’elles en reviennent, de parler avec des « messieurs » instruits, qui ont lu et couru le monde ; leurs filles apprennent à lire dans les livres prêtés par les Pères et elles comptent, quant à elles, sur leur présence d’esprit, leur répartie et leur bon sens. Leur parole émancipée et volubile nous enchante. Comme dit Guy Latry, « le rédacteur janséniste du libelle leur donne éloquemment la parole ». Le fait-il à son insu ou par connivence locale ? En tout cas la vigueur de leur discours entraîne parfois le lecteur loin du propos initial. Il y a des morceaux de bravoure politique difficiles à prendre avec ironie, comme la harangue prononcée au nom de toute la ville, « paysans, damiselles, moussus », contre l’arbitraire et la hauteur parlementaires :

Quan bous aus ats bostes grans raubes
Bous aus n’escoutets pas lous praubes.
Bous aus n’ets pas mey que Paris ?
Soun Parlamen, be lats be bis
Courre per tout la patantene ;

Quand vous avez vos robes sans pareilles
Vous n’ouvrez pas aux pauvres vos oreilles.
Ne seriez-vous rien d’autre que Paris ?
Vous avez vu son Parlement soumis
De toutes parts courir de honte en honte.

10Il y a surtout, portée par la langue vive du peuple, la présence d’une société villageoise en mouvement et traversée d’influences urbaines. Dans le conflit des sexes et le croisement des langues — sans cesse il est question dans le poème, et précisément, de médiation linguistique ou culturelle — s’exprime une théâtralité à la fois familière et distancée. On ne peut s’empêcher de penser aux rôles de femmes du peuple dans le Théâtre de Béziers ou chez l’abbé Fabre. Ici, la colère des femmes, quelquefois surjouée, amplifiée par le rythme de l’octosyllabe, n’est pas feinte et ne produit pas vraiment d’effet burlesque. Leur vie leur paraît assez dure pour qu’elles aient le droit de trouver insupportables les leçons de catéchisme et les pénitences infligées par les curés ordinaires :

Bous baillen rude penitence,
Bous exorten à la patience,
A nous aus, acos nous tua.
An tan coûentes deça, dela
Fau gaigna noste praube bie.

Ils vous infligent rude pénitence
Et vous exhortent à la patience.
Mais nous, cela revient à nous tuer.
Devons-nous pas assez nous démener ?
Il nous faut gagner notre pauvre vie.

11Alors leur requête devient menace : si les Jésuites partent, les églises seront désertes, et qu’on le sache, le feu couve sous la cendre, « devat cendre lou huc se garde ».

12C’est ainsi qu’au-delà du pamphlet de circonstance nous parvient une superbe orchestration des voix et des langues, la réécriture en français du poème par Bernard Manciet ajoutant au texte occitan une sorte d’élégance Grand Siècle. Avec des effets d’échos et de dissonances, les paroles des femmes et celles des hommes se mettent à résonner à travers les maisons, les jardins, l’église, les rues, sur l’eau, sur le port, transportant le lecteur à Saint-Macaire en 1763, et ce n’est pas le moindre charme de ces Macariennes revisitées.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claire Torreilles, « Les Macariennes, poème en vers gascons »Revue des langues romanes, Tome CXXIV n°1 | 2020, 195-199.

Référence électronique

Claire Torreilles, « Les Macariennes, poème en vers gascons »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXIV n°1 | 2020, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/2982 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.2982

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Auteur

Claire Torreilles

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