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AccueilNumérosTome CXXIV n°1CritiqueSilvan CHABAUD, Serranas/Sérannes

Critique

Silvan CHABAUD, Serranas/Sérannes

Montpeirós, Jorn, 2019, 120 p. Traductions de S. Chabaud, J.-C. Forêt, P. Gardy, F. Vernet.
Claire Torreilles
p. 192-194
Référence(s) :

Silvan Chabaud, Serranas/Sérannes, Montpeirós, Jorn, 2019, 120 p. Traductions de S. Chabaud, J.-C. Forêt, P. Gardy, F. Vernet.

Texte intégral

1Silvan Chabaud est un poète qui monte et un grimpeur. On connaît son goût pour l’ascension depuis la chanson de Mauresca : Per la montanha (2010) « Cèrqui lo còl, lo passatge, lo pas / De caminar soi jamai las ». Dans Montar (L’aucèu libre, 2016) la quête du passage dans les sommets s’intériorise : « En se, cercar lo pas / Lo còl, lo pòrt, la pòrta ». Après Leis illas infinidas (2012), les éditions Jorn publient Serranas dont le titre désigne à la fois un lieu proche du poète, la Serrane, cette « crête sauvage qui borde le Larzac méridional », comme dit le descriptif éditorial, et, par antonomase, l’extension de ce lieu à toutes les montagnes qui lui sont également chères.

2L’appropriation des lieux s’opère ici selon une alchimie de la marche et de la parole présente dans les recueils précédents : porosité infinie du corps et sa diffusion dans l’espace parcouru. Se laisser porter par la marche jusqu’à perdre conscience de soi, jusqu’à se confondre avec le dos de pierre de la montagne : « Tot es coma una mescla de cèu, de terrum et de cauquier, de lutz bluas, blancas e roginèlas e de negre perfiech. Tot es fòra temps e l’espaci n’a perdut sei confinhas. Tout est comme un mélange de ciel, de terre et de calcaire, de lumières bleues, blanches et rougeoyantes et de noir parfait. Tout est hors du temps et l’espace en a perdu ses limites ».

3À l’inverse de ces processus d’évaporation ou de minéralisation du moi, l’appropriation poétique passe par l’usage nécessaire de la nomination géographique. Dans les Pyrénées, les Maures, les Alpes ou les Cévennes, tous les lieux, crètes, ruisseaux, hameaux ou vallons sont localisables sur des cartes : le glacier de la Muzelle, la rivière de la Vis, la forêt de Parlatges, le col de la Traversette… Repères et antidotes aux visions : « A man esquèrra lei garrigas enauçadas e sei dos gigants, Òrtus e Sant Lop enquadravan la vision de Ventor, e, au fins fons dau tablèu, la preséncia blanca deis Aups. Èri ben. En plen dins lo moment. Èri au monde. / À main gauche, les garrigues surélevées et leurs deux géants, l’Hortus et le Saint-Loup encadraient la vision du Ventoux et, au fin fond du tableau, la présence blanche des Alpes. J’étais bien. En plein dans le moment. J’étais au monde. »

4En adoptant la forme du récit poétique à la première personne, Silvan Chabaud donne du champ et du temps à son écriture de l’espace. Il y ajoute une dimension d’histoire d’intensité variable. Chacun des quinze brefs récits qui composent ce recueil raconte un déplacement dans la montagne et, souvent, le franchissement d’une frontière. Autour du narrateur protagoniste, plusieurs personnages sont mis en scène dans des circonstances historiques déchirantes : une famille protestante obligée de fuir les dragons du roi dans l’Oisans, la traversée des Alpes par l’armée d’Hannibal, la « retirada » des républicains espagnols, un soldat de Massoud dans l’Hindou-Kouch… Il arrive que les humains n’aient plus leur place, comme dans le récit central : « L’incendi de Cartalhat », superbe description anthropomorphique du feu de 2017, ogre dévoreur de pins carbonisés dans l’attitude de suppliants « coma mila mans levadas ais estèlas / comme mille mains levés vers les étoiles », et ne s’arrêtant qu’à l’extrême pointe du cap Taillat, près de Ramatuelle, devant le vide : « i a plus ren per manjar, plus ren per empurar, plus ren per noirir lo desir. Res. / il n’y a plus rien à manger, plus rien à attiser, plus rien pour nourrir le désir. Rien. » L’écriture des confins débouche parfois sur le désert de l’inhumain ou sur la fin du monde, comme dans « Rendètz-vos ». Il arrive aussi que l’histoire cède à la légende. « Bonaüc » décrit le difficile cheminement du marchand de parchemins perdu dans les brumes de l’Aigoual et cherchant, avec sa mule chargée de velins en attente de poème, son chemin vers le monastère de Bonahuc. « Parlatges », notre préféré, nous semble le plus rouquettien de ces « paysages-récits », pour reprendre la formule de Jean-Yves Tadié. Un jeune berger de la Séranne a perdu la parole et sa grand-mère l’emmène depuis six ans, le jour de son anniversaire, boire l’eau miraculeuse de Notre-Dame de Parlatges. Le trajet du pélerinage est long et pénible, d’Arboras à Parlatges, en passant par le Col des Vents et la Vacquerie, l’enfant connaît le nom de chaque bois, de chaque rocher, de chaque ruisseau, attentif plus qu’aucun autre aux sons de la nature et aux mots de la langue qui vivent en lui. « Vesi los mots, los ausissi e los vesi, coma de flors dins un prat o de peisses dins la mar clara. Je vois les mots, je les entends et je les vois comme des fleurs dans un pré ou des poissons dans la mer claire. » Rien de trop. Le seul nom de Parlatges fonde le récit dans un espace et dans la parole qui le dit, même silencieusement.

5Silvan Chabaud choisit en artiste conscient un genre aussi ardu que les sentiers où il attire son lecteur, quitte à l’abandonner, comme ses personnages, au moment décisif de l’agonie ou de la délivrance. Il s’exerce à une écriture de l’instabilité, passant du languedocien au provençal, conjuguant vérité de l’espace et vérité du temps, avec pour point d’équilibre l’affirmation forte de la subjectivité : « Ai pres ta plaça, dit-il au marchand perdu, veni de retrobar una dralha mau definida… / J’ai pris ta place, je viens de retrouver un chemin mal défini… » Un chemin à suivre.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claire Torreilles, « Silvan CHABAUD, Serranas/Sérannes »Revue des langues romanes, Tome CXXIV n°1 | 2020, 192-194.

Référence électronique

Claire Torreilles, « Silvan CHABAUD, Serranas/Sérannes »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXIV n°1 | 2020, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 10 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/2972 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.2972

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Auteur

Claire Torreilles

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CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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