À Frédéric Dinguirard
1De 1911 à 1933, Georges Millardet (1876-1953, désormais GM), romaniste, dialectologue et phonéticien, fut professeur à l’Université de Montpellier, où il contribua activement à la Revue des langues romanes (RLaR). Outre ses recherches en dialectologie gasconne, centrées sur les Landes, qu’il fut l’un des premiers à explorer à l’aide de la phonétique instrumentale, GM est connu pour sa réflexion théorique en linguistique et dialectologie romane (Millardet 1923, cf. une réactualisation critique dans Swiggers 2009). Dans cet ouvrage, qui relève davantage de l’essai théorique que du manuel à proprement parler, GM s’oppose à nombre de postulats en géolinguistique proposés par Jules Gilliéron (1854-1926). Non seulement il défend la pertinence et le caractère heuristique de la méthode comparatiste (dont la mouture de l’époque était encore nettement néogrammairienne, et dont le maître incontesté de ce courant en romanistique était Wilhelm Meyer-Lübke [1861-1936], qui enseigna dans des centres universitaires prestigieux, tels que Iena, Vienne et Bonn), mais il montre une sensibilité aiguë aux conditions sociales du changement linguistique, qu’il conçoit notamment en termes de liens de proximité et de parenté sociale entre les régions dégagées par les aires dialectales que dessine le géolinguiste sur des cartes.
- 1 [Phonologie] : « Ce terme avec cette signification [la phonologie est l’étude des sons du langage (...)
2GM est aussi précurseur, à bien des égards, de la démarche structuraliste qui émergera quelques années plus tard, indépendamment de ses travaux, dans le champ de recherche qu’on appellera « phonologie » avec le Cercle Linguistique de Prague (1928-1939). Même si l’influence de son collègue montpelliérain et « animateur principal » de la RLaR, selon les termes du présent appel à contributions, Maurice Grammont, n’est sans doute pas anodine (notamment la notion de dilation, ou interaction à distance entre segments, de droite à gauche), la perspective phonologique, et non pas seulement phonétique de la pensée de GM ne fait aucun doute, avec le recul que donne désormais un siècle de réflexion dans ce domaine, même si ce romaniste dialectologue et philologue ne se réclamait pas plus de la phonologie que ne le faisait Maurice Grammont. Dans son Traité de Phonétique, ce dernier consacre d’ailleurs quelques pages introductives à la phonologie, en exprimant tout le bien qu’il en pense, et son estime pour la pensée de Ferdinand de Saussure1.
3Si l’on donne à la formule École Montpelliéraine de Linguistique et de Dialectologie (EMLD) une acception plutôt informelle, principalement heuristique pour la sociologie et l’historiographie des sciences, tout comme on peut parler d’École de Toulouse pour le cercle réuni autour de Jean Séguy dans les années 1950-1973 et au-delà, autour du projet de l’Atlas Linguistique de Gascogne (ALG), l’apport et le caractère actuel (autrement dit, l’actualité) de la réflexion théorique de GM constituent un impressionnant fleuron de cette EMLD, dont la RLaR s’avère être, de fait, l’un des vecteurs.
4Ainsi, comme l’écrit Gabriel Bergounioux, fin connaisseur bourdieusien de l’histoire de la linguistique en France au xixe siècle : « Les romanistes : deux groupes sont en concurrence pour imposer sur le marché de la linguistique leur définition du champ : l’un est regroupé à Paris autour de la Revue critique, fondée en 1866, l’autre s’est formé à Montpellier en 1867-68 comme « Société pour l’étude des langues romanes » avec la Revue des langues romanes » (Bergounioux 1984, 19). Il donne la liste complète des grandes figures de la romanistique parisienne (Gaston Paris, Paul Meyer, Auguste Brachet, puis Arsène Darmesteter), en les situant dans le réseau des institutions universitaires et savantes de l’époque, avant de reprendre en main le dossier des Montpelliérains, qu’il définit comme davantage littéraires et autodidactes (du moins, dans ce domaine précis) que linguistes à proprement parler : « lorsqu’ils obtiennent la création de deux chaires à Montpellier en 1878, les provençalistes imposent des professeurs qui sont autodidactes en romanistique : Boucherie, professeur de lycée et spécialiste de versification, et Chabaneau, ancien receveur des postes, auteur d’une grammaire sur le dialecte nontronnais parue dans la Revue savante des Charentes […]. La bipolarisation de la romanistique française est accentuée par le problème du statut linguistique du provençal et la marginalisation politique et scientifique des romanistes provinciaux dont l’activité est tributaire du marché littéraire provençal » (Bergounioux 1984, 21).
5Un siècle après la création de la chaire de langues et littératures romanes, en 1978, « un trait de plume suffisait à condamner à mort cette même chaire, qui n’avait été occupée durant un siècle que par cinq titulaires : Camille Chabaneau, Jules Coulet, Georges Millardet, Jean Bourciez et Henri Guiter », déclare Henri Guiter dans son article qui relate l’histoire de cette chaire (Guiter 1995, 263). Jean-Marie Petit confirme cet ancrage de la romanistique montpelliéraine dans un paradigme qui associe Félibre et exégèse félibréenne d’une part et tradition raynouardienne, selon laquelle le « lexique roman » se concevait comme un dictionnaire de la langue des Troubadours, bien loin d’une épistémê de linguistique comparative ou « pré-structuraliste ». Mais le binôme que vont former GM (nommé en 1911) et Maurice Grammont (nommé dix ans plus tôt), qui va prendre la direction de la RLaR et, selon l’expression d’Henri Guiter « en faire sa chose », va modifier la donne, et inscrire l’Université de Montpellier et la RLaR dans le paradigme de la linguistique et de la dialectologie modernes. Si l’on ajoute l’activité d’Albert Dauzat, en tant que contributeur de la RLaR, notamment avec son Glossaire étymologique du patois de Vinzelles (1915, puis 1925-26) et ses Essais de géographie linguistique (nouvelle série), parus entre 1929 et 1938), ces trois linguistes vont considérablement augmenter le champ de réflexion théorique et la recherche empirique, tant en linguistique historique qu’en linguistique générale, en dialectologie et en philologie.
6Nous allons ici traiter uniquement des deux prépublications correspondant à Millardet (1921, 1923) dans la RLaR, car on y trouve l’essentiel des idées et méthodes de cet auteur. Nous manquons de place ici pour prendre en compte Millardet (1914), pourtant fascinant par le soin que met l’auteur à trier l’ivraie du grain dans les phénomènes de réduction vocalique devant nasale de coda (consonne entravante), aussi bien à travers l’oral que dans les attestations écrites, mêlant philologie et dialectologie synchronique. Nous ne traiterons pas plus de Millardet (1918a), magnifique monographie descriptive de la structure phonologique (à l’époque, phonétique était le terme prédominant) d’un parler gascon landais des plus représentatifs, qui est également celui de l’érudit, écrivain, ethnographe et photographe Félix Arnaudin, auquel il rend un vibrant hommage qui est tout à son honneur. Dans ce bijou de miniature descriptive, qui fait écho par ailleurs à un article de Ronjat sur la fonétique sintactique (sic) dans le même parler (Ronjat 1916), GM met bien en valeur la différence qu’il entend entre loi et tendance en phonétique, dans une perspective qu’on appellerait, depuis Martinet, de synchronie dynamique, ou de polymorphisme, depuis Séguy et Allières (1955). Quant à Millardet (1918b-c), il s’agit de contributions davantage hétéroclites par rapport aux thèmes traités ici, si bien que nous n’en ferons pas plus mention.
7Venons-en aux aspects épistémologiques, notamment à la « dimension véridictoire », en termes greimasiens, de la critique de la géographie linguistique gilliéronienne que développe GM dans ses deux contributions majeures à la RLaR.
- 2 N’oublions pas que K. Popper est pratiquement contemporain de GM : Logik der Forschung paraît en 1 (...)
8Nous tenterons ici de mettre en valeur cet apport disciplinaire, voire interdisciplinaire de cette période initiale de l’ELDM, dans la continuité d’une exploration de l’actualité des Néogrammairiens proposée récemment (Léonard 2014) et d’un retour sur le caractère précurseur des dialectologues suisses et français du xixe siècle (Léonard 2019). Paraphrasant le sociologue des sciences Bruno Latour (1991), on posera la question de savoir pourquoi tant d’idées et d’hypothèses de travail puissantes issues de la « dispute » théorique entre géolinguistes gilliéronistes et GM sont apparemment tombées dans l’oubli, depuis : avons-nous jamais été modernes, si la linguistique fait si aisément fi des leçons du passé ? C’est là tout l’enjeu de supports réguliers de publications et de débat scientifique, comme la RLaR, dans un champ aussi stratégique pour la linguistique générale que la linguistique romane, tout comme ce champ était considéré crucial, sur le plan empirique, à l’époque de GM, pour asseoir la grammaire comparée sur des bases solides. Car, anachronisme mis à part2, l’un des traits qui caractérise GM, est tout comme Karl Popper, 1953. GM est un fervent partisan de ce que Karl Popper appellera la falsification (qu’il faut entendre comme réfutation), et c’est à la lumière de cette attitude de recherche que s’éclairent ses rares, mais très denses contributions à la RLaR. GM n’aura de cesse de recadrer, réfuter, ou infirmer les hypothèses ou les postulats de celui qu’il tient non sans une certaine dévotion implicite, sous une patine de critiques, comme le maître de la géographie linguistique. Plutôt que de lire ses argumentaires comme des critiques acerbes ou des polémiques (ce dont elles ont tout l’air), il faut les « poppériser », c’est-à-dire les envisager de manière neutre, comme de simples falsifications heuristiques (autrement dit, destinées à faire progresser la connaissance). De même lorsque GM semble attaquer à boulets rouges, dans ses travaux publiés dans la RLaR, les travaux des émules de Gilliéron, comme Terracher. Le réel anachronisme réside plus dans une lecture au premier degré des propos critiques que dans une lecture dédramatisée, factuelle, épistémologique, de ces objections.
- 3 L’inverse est tout aussi vrai : Anne Hénault (1992, 18) rappelle que le caractère simple, dense et (...)
- 4 Tout ce qui relève du démontré, démontrable, nécessaire, vrai a priori, autrement dit, du postulat (...)
- 5 Autrement dit, de vérités démontrables — confiture exquise en ces temps postmodernes de fake news (...)
9Il en résulte un défi pour l’Histoire des Idées linguistiques, et en historiographie des sciences, au sens large : dépasser la surface du style pour restituer la profondeur épistémologique au sein des polémiques savantes3. C’est d’ailleurs sans doute parce que, comme le dénonce avec raison Bruno Latour, nous n’avons jamais réussi à être (vraiment) modernes, que nous avons tendance à tout lire « au pied de la lettre », avec ce même biais qu’on retrouve dans les études coloniales, du centre (la métropole) vers la périphérie (la colonie, ou l’ex-colonie). Il en va de même quand nous lisons au premier degré des textes d’il y a plus d’un siècle, comme cette sorte de rapport critique de recherches que constituent les deux monographies de GM parues dans la RLaR en 1921-1922 et 1923-1924 sur Linguistique et dialectologie romanes. « Il y a peu de pensées qui soient philosophiquement plus variées que la pensée scientifique », nous dit Gaston Bachelard (1971, 108), qui évoque les « rationalismes régionaux », subsumés par le « rationalisme intégral » ou « intégrant » (la métascience : l’épistémologie générale). Il énonce « On objectera sans doute qu’une cité savante reste une cité humaine et que nous ne modifions pas le problème métaphysique en spécialisant les organisations rationnelles spécialisées dans une cité savante ». (ibidem), et il ajoute « nous désignons une cité de physiciens, une cité de mathématiciens comme formées autour d’une pensée pourvue de garanties apodictiques4. Il y a désormais des noyaux d’apodicticité5 dans la science physique, dans la science chimique […]. La culture est une accession à une émergence ; dans le domaine scientifique, ces émergences sont effectivement constituées socialement. Il existe dans la cité mécanistique un canton relativiste. » Non seulement nous venons de voir que les lieux d’énonciation, de formation et de savoirs aux origines de la romanistique moderne sont au nombre de deux, deux cités (Paris et Montpellier), dans l’Hexagone de la fin du xixe siècle, mais nous avons aussi suggéré qu’à ces deux sites universitaires correspondent des paradigmes de recherche qui sont autant de cités savantes — et, partant, de cités humaines.
10C’est de ce double point de vue épistémologique, qui allie Gaston Bachelard et Karl Popper, que nous allons maintenant analyser et mettre en valeur l’apport de la pensée de GM à travers ce journal, ou cette gazette de la cité savante de Montpellier que constitue la RLaR. D’une part, la cité savante de la géographie linguistique, qui défie à boulets rouges la doctrine néogrammairienne issue du réseau des cités de savoir allemandes ou germaniques (dont Iena, Vienne et Bonn), sous la houlette du Général Jules Gilliéron (1854-1926) et de ses émules (dont Louis Adolphe Terracher, 1881-1955) ; d’autre part, la cité savante de Montpellier, qui défend une rangée de lignes à la fois défensives (GM et la méthode néogrammairienne ou comparatiste « réformée ») et, sinon offensives, du moins exploratrices, comme la phonologie ou la linguistique générale, représentée par Maurice Grammont et son alter ego hors phonétique, et parisien, Antoine Meillet, père fondateur de la linguistique générale en France — ce canton rationaliste au centre-ouest de l’Europe en voie d’industrialisation et d’urbanisation, ce foyer du positivisme comtien et de la sociologie durkheimienne, ainsi que de l’anthropologie sociale de Marcel Mauss (1872-1950), neveu d’Émile Durkheim (1858-1917).
11Dans son article de synthèse sur la contribution de GM à la linguistique et à la dialectologie romane, Pierre Swiggers (2009) décline les lignes de force de ce romaniste :
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La primauté de la méthode comparative sur la méthode géolinguistique, s’inscrivant en faux contre « l’auto-suffisance d’une étude en synchronie (même si la géographie vise à révéler des couches géologiques). » (Swiggers 2009, 15).
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Corrélat : le statut de science annexe, ou auxiliaire, ancillaire, de la géographie linguistique, par rapport à la méthode comparative et diachronique.
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La centralité de la question du changement linguistique en linguistique empirique, qui implique trois facteurs : a) l’historicité (tout changement s’inscrit dans le temps, et la géographie ne fait qu’offrir a posteriori des indices des événements ou phases évolutives qui ont pu se succéder dans le temps), b) le changement linguistique n’est pas progressif, mais abrupt, c) « la théorisation à propos des changements et de leurs causes doit faire la distinction entre tendance et loi […]. La tendance, qui est à la base de la loi phonétique, correspond au conditionnement global (non contraignant), la loi à la formule impérative de tendances efficientes » (Swiggers, 2009, 20).
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La primauté de la phonétique, comme facteur déterminant de tous les autres changements qui en découlent, en cascade, aussi bien sur le plan morphologique que dans le lexique.
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La linguistique comme science historique, davantage liée à l’histoire qu’à la psychologie.
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La linguistique en tant que science connexe avec l’histoire littéraire, l’histoire des « mouvances féodales, des divisions ecclésiastiques, le rôle des substrats » (Swiggers 2009, 22).
12Pierre Swiggers a raison de distinguer ces lignes de force, caractéristiques d’une position somme toute à la fois conservatrice, par la primauté accordée au comparatisme, à la diachronie et à la phonétique, et novatrice, accompagnant le courant de la dialectologie florissante, qui conçoit l’approche historique de manière interdisciplinaire (géographie, voire géologie, sociologie, histoire) issue des initiatives du paradigme Paris-Gilliéron-Rousselot-Terracher, alors encore dominant dans les pays de langues romanes, en concurrence contre la tradition de recherches germaniques, issue des travaux des maîtres indo-européanistes du siècle passé. Mais on peut aussi projeter sur ces six caractères épistémologiques les lumières d’une épistémologie croisée (Bachelard et Popper), afin de faire le pont avec la linguistique et la dialectologie romanes (voire, générales) modernes, issues d’un paradigme peu connu, ou désormais négligé : celui de Grammont, Meillet, Vendryes, qui confine avec le paradigme Saussure-Sechehaye, sans pour autant en relever — ce dernier étant trop psychologisant et pas assez social, et trop systémique et programmatique, pour impacter celui qui nous intéresse ici. Nous voyons donc trois « cités rationnelles » émerger au début du xxe siècle, qui seront autant de matrices productives d’hypothèses et de réfutations (ou de champs apodictiques), d’horizons théoriques et empiriques nouveaux (la diversité des langues et des dialectes romans manipulée avec brio par Grammont, l’expertise de GM en gascon landais et en langues gallo-italiques), d’intuitions et de découvertes. Or, la RLaR va être l’organe de cette cité rationnelle et de ce canton apodictique bâti et défendu par GM et Grammont, alors que rien ne la prédestinait à cela, dans ses fondations. Cette réorientation qui s’apparente à une rupture, voire à une révolution, passant de la praxis philologique menée selon les normes du « canton rationnel » provençaliste de François Just Marie Raynouard (1761-1836) et de Friedrich Christian Diez (1794-1876), à une praxis critique et exploratoire de la diversité des langues romanes et des langues du monde, rappelle quelque peu le sort de la Revue de Grammaire Grecque et Latine dirigée par Georg Curtius à Leipzig, lorsque le jeune Karl Brugmann en détourna l’orientation pour publier son brûlot théorique sur les sonantes nasales indo-européennes, profitant que son maître et co-éditeur plus âgé était parti en vacances, sauf que Grammont ne prit pas le contrôle de la RLaR par une forme de putsch académique comme le fit Brugmann à Leipzig.
13Notre angle d’approche sera très différent de celui de Swiggers (2001, 2009) : plutôt que de cerner la conception que manifeste GM de la romanistique à travers ses choix paradigmatiques, nous allons l’aborder par le prisme de ses principales contributions à la RLaR, sous trois angles :
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Les conditions apodictiques, prépopperiennes de son opposition à la géographie linguistique non pas en soi, mais telle que la pratiquaient Jules Gilliéron et ses émules, ou l’art de la réfutation.
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La constitution, avec son collègue montpelliérain et éditeur de la RLaR, d’un canton rationnel relevant de la linguistique générale tout court, au-delà du comparatisme affiché et revendiqué — autrement dit, sa dimension pré-saussurienne, voire para- ou épisaussurienne.
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Sa praxis des facteurs externes : le réalisme de ses intuitions et observations sur les déterminismes sociaux du changement et de la variation linguistique. À ce titre, le champ d’observation et d’expertise de GM dépasse celui d’un Maurice Grammont, qui s’intéresse peu aux dimensions externes de la diversité des langues. Grammont est davantage un formaliste, ce qui explique aussi son intérêt pour la métrique et la versification, un typologue avant l’heure, qu’un dialectologue de terrain sensible au contexte géographique, socio-historique et, en un mot, écologique, de la diversité des langues.
14Ces trois perspectives s’imbriquent en cascade : l’art de la réfutation des « mirages géolinguistiques » de l’école de Jules Gilléron s’appuie de manière interactive aussi bien sur des principes de linguistique générale (qui, chez GM, ne dit pas son nom) que sur un réalisme de géographe, historien et sociologue du langage. Ces trois compétences interagissent en permanence dans ce qui, au-delà du ton polémique somme toute mondain, constitue une authentique dynamique de construction/déconstruction épistémologique à la fois du comparatisme néogrammairien que de sa réfutation géolinguistique gilliéronienne, pour défendre, aux côtés de Grammont et de Meillet, un des premiers « cantons rationnels » de la linguistique générale, voire de ce qu’on pourrait appeler la dialectologie générale (Rusu 1985, Léonard 2012), même si GM n’utilise aucunement ce terme. En revanche, sa volonté de faire entrer en synergie dialectologie romane et linguistique générale, par le biais des méthodes de la grammaire comparée, elle-même associée, comme l’avait entrepris l’abbé Rousselot de manière pionnière, à la phonétique instrumentale, est clairement énoncée tout au long de l’ouvrage.
15Nous allons illustrer ces trois points dans la présente section : en (3.1) les conditions apodictiques et la réfutation des incohérences et approximations du paradigme émergent de l’époque, la géographie linguistique — que l’on n’appelait pas encore, comme de nos jours, géolinguistique —, dont le bouillonnant et haut en couleur chef de file était Jules Gilliéron (1854-1926). En (3.2), le thème qui est au cœur du présent article : l’actualité, pour la dialectologie générale et la linguistique générale tout court, des travaux de GM publiés dans la RLaR — principalement ce qui constitue la prépublication de son ouvrage majeur, de linguistique et dialectologie romanes. En (3.3), la vision lucide et pénétrante que GM pouvait avoir des conditions sociales du changement et de la variation dialectale, à travers sa connaissance de ce qu’on appellerait aujourd’hui les « écologies » des milieux de locuteurs.
- 6 Iordan & Orr (1937) recensent pas moins de huit comptes-rendus de l’essai magistral de GM (Puşcari (...)
- 7 Gilliéron (1919), cf. recension plutôt clémente de Édouard Bourciez (1920).
16Dans le compte-rendu très subtil que fait le romaniste finlandais O. J. Tallgren de Millardet (1921-1924), on lit ces formules polies au sujet de la verve de l’auteur6 : « je manque de titres pour synthétiser un jugement détaillé de la partie agressive de l’ouvrage de M. Millardet, c’est-à-dire pour essayer de prendre la balance de la justice entre la nouvelle école et les « romanistes vieux jeu ». Il est évident que ceux que vise cette dernière expression suivent docilement les argumentations de M. Millardet ; et j’ose avouer que c’est mon cas la plupart du temps, malgré le ton polémique un peu cru et parfois choquant que prend M. Millardet. Car, cela à part, et sans bien connaître la cause de l’autre partie, on le trouve en général plein de bon sens, de discrétion ; on le subit ; et, au lieu de le voir nous arracher notre assentiment, nous le lui lançons parfois d’avance » (Tallgren, 189). En réalité, c’est une litote, qu’énonce Tallgren, car le ton de GM est sans pitié, envers les limites de la méthode des « nouveaux prophètes » de la géographie linguistique, qui ânonnent des sophismes en faisant table rase aussi bien du corps de la méthode de la grammaire comparée, que de la phonétique instrumentale (au sujet de la « Faillite de l’étymologie phonétique », de Gilliéron7). GM n’a pas de qualificatifs assez féroces, tout en restant courtois, pour décrire les apories de la méthode géographique dans sa dimension doctrinaire, qui se déclare avec insistance comme novatrice. Il en fait une sorte de querelle entre « les anciens » et « les modernes ». Mais on se méprendrait à s’arrêter à la surface de cette polémique. L’excédent passionnel de l’argumentaire de GM vise bien plus qu’à réhabiliter les fondements de la méthode comparative. Il reproche plus l’obstination dans l’approximation et l’erreur, à ses adversaires, qu’un manque de compétences. Il constelle son argumentaire de propos élogieux envers les talents du maître de la géographie linguistique (Gilliéron) et ses émules (Terracher, Bloch, Bruneau). En réalité, au-delà de la tension narrative que produit ce style, il faut transposer l’ensemble de ce discours en termes de structures polémico-contractuelles, à la façon de Greimas et Fontanille (1991, 50) : d’une part, la dimension contractuelle, dont le terme positif, en haut à gauche d’un carré sémiotique, serait la collusion (ce à quoi GM se refuse), et en bas à gauche, la conciliation (ce à quoi GM se prête souvent avec probité), d’autre part la dimension polémique, dont le terme en haut à droite est l’antagonisme (ce que GM cultive, mais sur le plan paradigmatique : pour refonder la dialectologie à la lumière de la linguistique générale et de la grammaire comparée), et en bas à droite, la discorde. Or, la discorde que décrit GM n’est pas dirigée ad hominem, mais ad rem : il y a discorde entre les données accessibles hors atlas linguistiques (que GM accuse les « romanistes géographes » de négliger, voire de mépriser), et les produits de leurs spéculations. Il y a discorde entre une méthode hypothético-déductive, fondée sur les deux grands principes de la méthode gilliéronienne, comme le principe de réparation des collusions homonymiques, notamment par l’étymologie populaire, le principe de superposition versus configuration des aires, dont la relation dialectique permettrait d’élucider les mécanismes de chronologie relative à travers l’espace.
- 8 Son argumentation sur l’étymologie de la pervenche à partir d’une forme d’origine rédupliquée, for (...)
- 9 « Les langues évitent autant que possible la confusion des différents morphèmes et des diverses fo (...)
17À ces grands principes « hors sol » (si nous pouvons plaisamment risquer cette image paradoxale, pour des questions de géolinguistique), suspendus dans l’éther de la géométrie spatiale des faits de langue, GM oppose le principe du réalisme étymologique8, d’ordre diachronique, fondé empiriquement (et pour cela, nous dit GM, il faut ouvrir les dictionnaires des langues et dialectes et comparer avec les autres langues et dialectes romans), et le principe de transparence sens-forme, en synchronie9, qui rappelle la paire signifiant/signifié de Saussure et le principe de pertinence structurale, que GM appelle notamment la « force de caractérisation flexionnelle ». Il faut aussi opposer le principe au cœur de la pensée de GM : la tension dialectique entre contraction ou fusion et segmentation — cette dernière étant à l’origine des « phonèmes (lire « segments ») additionnels » dans les données dialectales, car l’oral est propice à ces accidents de la parole.
18GM invoque souvent la « vérité », dans sa critique des assertions issues du paradigme émergent de la géographie linguistique : « La linguistique ne s’attache à connaître ni la pensée prise en elle-même, ni les modes de la pensée ; la linguistique n’est pas la psychologie ; elle n’est pas la logique. Certaine école à l’heure actuelle oublie trop facilement cette vérité (cf. chap. XI v). La linguistique est essentiellement la science des mots, des phrases, de tout le matériel concret du langage considéré dans ses rapports avec la pensée à exprimer ». Sa dynamique argumentative, bien plus que polémique, est en réalité véridictoire. Pour GM, ne peuvent prétendre être vraies les assertions qui ne se fondent que sur l’examen de l’indépendance versus superposition des aires et de la configuration des aires dans un seul domaine dialectal (et donc, en synchronie), sans étendre le champ de preuves empiriques aux documents philologiques (chartes, dictionnaires, etc.), aux langues littéraires (qui ne sont jamais que des dialectes concurrents ayant gagné en puissance géopolitique ou « civilisationnelle ») et aux autres domaines dialectaux. Sont également sujettes à caution, de manière pré-Hjelmslevienne, les explications qui évacuent le plan de l’expression du signifiant (la phonétique), pour faire dépendre le raisonnement de la forme du contenu (la morphologie, les télescopages morpholexicaux et sémantiques).
19Par ailleurs, la doctrine consistant à prétendre que le plan synchronique de la cartographie des dialectes contemporains serait un miroir ou un révélateur de la stratification (la géologie gilliéronienne) diachronique est une contradiction, car prétendre qu’un reflet de la synchronie permet de lire la diachronie est aussi insensé que de dire que le présent permet de lire le passé — la figure métonymique est certes élégante et évocatrice, mais elle n’en reste pas moins illusoire. Bref, c’est la cité de la rationalité et le rationalisme, voire la pensée cartésienne, qu’invoque GM, contre le mentalisme et l’idéalisme gilliéronien. De même, GM critique sévèrement aussi bien les proportions géographiques et systémiques implicites de deux concepts majeurs de l’école gilliéroniste : d’une part la configuration des aires (ce que le courant dit de la « Néolinguistique » qualifiera par la taille et la position : aires majeures, mineures, centrales, périphériques, notions déjà latentes chez Gilliéron quoique non formulées en ces termes), d’autre part les « séries dominantes », qui préfigurent ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie de la diffusion lexicale, qui veut qu’un changement linguistique évolue série par série dans le lexique d’une langue, que ce soit par emprunts ou par conditionnement morphonologique (taille des mots, classe lexicale) ou sémantique (Chen & Wang 1975, Aitchinson 1991).
20Que propose d’autre l’auteur — voire, le censeur — de l’école des « romanistes géographes » ? C’est ce que nous allons voir maintenant : en résumé, ses propositions s’inscrivent en faux contre la monstration se voulant démonstration, pour lui typique de l’école gilliéronienne, et militent en faveur d’une vision préstructuraliste, en termes de systèmes et, plus précisément, de systèmes émergents ou d’autopoïèse — il va de soi que GM n’utilise pas ces termes, qui sont ceux utilisés actuellement en Théorie de la Complexité et en Systèmes Complexes.
21Ce point nous amène à l’apport de GM, qui est caractéristique de la synergie qu’il imprime à la dialectologie et à la linguistique générale alors émergente dans l’Hexagone : non pas celle d’un Ferdinand de Saussure, résolument (pré)fonctionnaliste et postcomparatiste, mais celle de linguistes résolument empiristes et comparatistes comme Antoine Meillet (1866-1936) et Maurice Grammont (1866-1946) : des linguistes qui privilégient encore l’érudition sur la théorie, mais qui ne conçoivent pas de développer leur pensée sur les langues et le langage sans faire intervenir des modèles ou des schémas récurrents, des grilles d’analyse systématiques, ou des concepts fédérateurs, sur la masse des données qu’ils manipulent. Ainsi, Meillet touchera un peu à tout, sur le plan conceptuel, pour présenter des domaines linguistiques (arménien, indo-iranien, grec et latin et langues classiques, slave, etc.) de manière foncièrement originale, en rupture plus ou moins franche avec le dispositif analytique canonique des néogrammairiens allemands, tels que Hermann Paul (1846-1921), Karl Brugmann (1849-1919), Hermann Osthoff (1847-1909), Leskien (1840-1916), Eduard Sievers (1846-1896), Karl Verner (1846-1896), etc. Quant à Maurice Grammont, son esprit de synthèse iconoclaste a envahi et inspiré profondément GM : non seulement il est l’un des premiers phonologues francophones à s’inspirer des idées de F. de Saussure, mais il préfère raisonner de manière phénoménologique plutôt que taxinomique, à la différence des néogrammairiens que nous venons de citer.
22Si la « phonétique évolutive » reste bel et bien, pour lui comme pour eux, « la phonétique proprement dite », de manière résolument diachronique, celle-ci fonctionne avant tout par phénomènes dynamiques tels que les « mutations articulatoires », les phénomènes d’assimilation et de dissimilation, de différenciation, d’interversion (par transposition, pénétration) et métathèse, par dilation (métaphonie, Umlaut et Ablaut), sans oublier l’incidence majeure de la prosodie (accent et rythme : Grammont est un spécialiste de la métrique et de la versification) et de la phonétique syntaxique. Certes, il n’est pas le seul diachronicien à tenir compte de tous ces paramètres, et cette palette de phénomènes est présente chez tous les néogrammairiens de l’époque, à ceci près qu’il a su plus que quiconque leur insuffler une cohérence dynamique, un esprit de système. Outre toute la question des « phonèmes additionnels » de sa thèse de géographie phonétique des landes gasconnes (Millardet 1910a), dont toute la conception rappelle l’esprit de Grammont, GM développe à plusieurs endroits dans ses deux contributions programmatiques parues dans la RLaR à la base de son essai de linguistique et dialectologie romanes un intéressant paradoxe, sans doute indirectement inspiré à la fois de Grammont, par la dynamique d’interaction entre segments de la chaîne parlée, et de Gilliéron, par la notion de télescopage ou de nécessaire solution de continuité due à la rencontre de processus contraires.
23Le latin tardif quando ‘quand’ donne en effet dans les Landes les séries évolutives suivantes : kwando > kwan > kwån > kwon > kon, mais aussi les aboutissants délabialisés kån, kan, kèn (cf. aussi Millardet 1918a : 79-83, pour une première modélisation de ces séries évolutives).
24Voici la carte qu’en donne GM, qui correspond à la démarche qu’il préconise en géographie linguistique : l’enquête exhaustive, qui ne laisse échapper aucune localité dans son quadrillage du territoire, afin de disposer d’une trame empirique en continu — ce que ne pouvait, bien entendu, offrir le colossal Atlas Linguistique de la France, de Gilliéron et Edmont :
Figure 1 — ‘Quand’ dans les Landes (Millardet 1921 : 106).
25L’explication que donne GM de la diversité manifeste sur cette carte schématique est la suivante : « L’observation de ce qui se passe pour d’autres phénomènes intéressant aussi le vocalisme, dans certains patois actuels, fournit une indication précieuse. Dans la partie landaise du domaine gascon dont quatre-vingt-cinq communes limitrophes ont été explorées, village par village, et où par conséquent l’application du principe de configuration géographique acquiert une force démonstrative toute particulière, on a observé que le passage en position atone de -wa- à -o- par assimilation et réduction devant n (quando > kwan > kwon > konn) se produit dans deux aires géographiques indépendantes, et que l’innovation est, ici et là, d’âge différent. La cause profonde de l’altération est pourtant la même aux deux endroits : c’est la force assimilatrice du w et l’influence fermante et vélarisante de la nasale (cf. angl. norm. graunt, gront, Fraunce, etc. ; cf. prov. pan, man avec a vélaire ; lim. mod., rouerg. mod., po < panem, lono < lanam, etc.). Elles s’exercent, la première dans un sens progressif, la deuxième dans un sens régressif. De l’exemple de cette évolution saisie en quelque sorte sur le vif, et dont la réalité est aussi minutieusement contrôlée qu’il est possible en linguistique diachronique, il résulte qu’une seule et même transformation, conditionnée par les mêmes contingences d’ordre linguistique, peut se reproduire à des dates différentes et en des points différents d’un domaine dialectal relativement homogène. L’évolution est en quelque sorte en puissance dans la région tout entière : elle se propage par foyers successifs qui peuvent s’éteindre, couver sourdement, se rallumer, jusqu’au jour où l’innovation victorieuse, devenue consciente et réfléchie chez les sujets parlants, finit par s’installer solidement dans un secteur défini. » (Millardet 1921, 106-107).
26Tout l’art — et le meilleur, sans pathos ni polémique — de GM est là : le souci de l’exhaustivité et de la preuve — l’exigence empirique —, l’érudition en romanistique, l’hypothèse en termes de mécanismes diachroniques, la théorie diffusionniste fondée sur une latence structurale ou systémique, qui déploie des conditions d’expansion territoriale par foyers et micro-territoires sous forme auto-organisée (ou autopoïèse) afin d’aboutir à une configuration géolinguistique. À ces éléments de méthode et de style, on pourrait ajouter la modestie, par cette volonté de réduire au strict minimum toute spéculation. On est en effet loin, très loin de l’euphorie gilliéronienne, sans pour autant tomber dans une dysphorie, qui se limiterait à la seule déconstruction des idées adverses, ou à un retour à des poncifs. Et pourtant, le processus canonique de la chronologie relative, distribuée dans les aires du territoire, est bien présent : « il résulte qu’une seule et même transformation, conditionnée par les mêmes contingences d’ordre linguistique, peut se reproduire à des dates différentes et en des points différents d’un domaine dialectal relativement homogène ». Du point de vue des théories modernes en phonologie, l’hypothèse de la double contrainte d’assimilation progressive de labialité (kw→-a-) et régressive (-a-←N) pose un problème, dans la mesure où l’on tend désormais à privilégier la force de l’assimilation régressive partielle (par réduction) sur celle de l’assimilation progressive, et que si l’on représentait le scénario évoqué par GM en phonologie auto-segmentale, on serait obligés d’enfreindre une contrainte méthodologique, qui interdit de croiser les lignes d’association entre autosegments — ici, l’autosegment est l’élément {U} (cf. Lieutard 2005 : 36-42), qui correspond aussi bien à la labialité pour (kw→-a-) qu’à la réduction par rehaussement se transformant en labialité pour (-a-←N). Comment opère la résolution de ce conflit, ou comment émerge une solution de continuité à cette double contrainte ? C’est la configuration géolinguistique qui nous informe de tendances internes au sein du réseau dialectal, par émergence.
27La carte schématique reproduite dans la figure 2 des formes correspondant à l’entrée ‘joug’ de son atlas phonétique des Landes et l’explication de la dynamique des aires (ou configuration aréologique) qu’en donne GM sont également représentatives de cette attitude de recherche : « Si quelqu’un était tenté d’admettre une influence de la consonne initiale sur le sort de la voyelle tonique, il serait obligé de supposer que cette influence ne s’est exercée que subsidiairement ; et encore se heurterait-il à toute sortes de difficultés. En effet, d’une part, dans l’hypothèse où l’influence de la consonne initiale se serait manifestée avant la transformation de y en j (assimilation progressive : yü(w) > yi(w)), il faudrait admettre qu’elle s’est propagée aux secteurs Nord et Ouest, yiw, jiw, et qu’elle a respecté les secteurs Sud et Est dans lesquels, par une coïncidence étrange, le w final se trouve justement tombé : yü, jü. Un tel concours de circonstances est invraisemblable, et cette explication paraîtra d’autant plus inadmissible que la limite qui sépare les ü des i passe entre des communes limitrophes, et que par conséquent les domaines de yiw et jiw sont absolument contigus aux domaines de yü et jü, sans intermédiaires possibles.
28Quant à l’autre hypothèse, celle où l’influence de la consonne initiale se serait exercée après la transformation de y en j, elle est à rejeter absolument. En effet, dans cette hypothèse, il faudrait admettre d’une part que, dans le secteur Ouest (yiw), le y a exercé cette assimilation progressive supposée précédemment, mais qu’il ne l’a pas exercée dans le secteur Sud (yü), où, coïncidence étrange, le w final est tombé […]. De toute manière donc, et à ne s’en tenir qu’aux seules données de la géographie telles qu’elles sont fournies par cette seule et unique carte, on est obligé d’écarter l’hypothèse d’une action quelconque de la consonne initiale sur l’ü tonique, et on est amené à expliquer l’i de jŭgŭm dans les Landes par une influence de w final sur ü.» (Millardet, op. cit. 241-242).
29En somme, le phénomène déterminant ici est la dissimilation (-u-←w) aboutissant à une voyelle palatale, qui ne peut survenir que si l’approximante labiale en coda (consonne finale de syllabe) se maintient. C’est là une contrainte d’interaction syllabique optionnelle, à l’échelle de ce mot monosyllabique, suite à l’apocope de jŭg(ŭm) latin. Ce qu’il advient, en termes d’accidents de parcours à l’attaque (la consonne initiale, qui est une approximante palatale y-, mais peu importe…) est une autre affaire, qui va suivre des conditions de structuration spatiale différentes — car les deux phénomènes sont indépendants l’un de l’autre. L’intrication des aires qui apparaît ainsi que la carte rassemble deux phénomènes d’interaction syllabique autonomes.
Figure 2 — ‘Joug’ dans les Landes (p. 241).
30Il n’en reste pas moins que le phénomène le plus positif, en termes d’interaction entre segments, est la palatalisation de la voyelle tonique du radical, par effet de dissimilation avec la coda labiale : pour un étymon du latin tardif présentant les conditions structurales d’un radical apocopé lat. jŭg- SIVUCU > gascon land. C{}VSU ⊃ V = i serait la formule de cette transformation diachronique et aréale de Jiw- (où S = Sonante, V = Voyelle, U indique l’élément de labialité ou de vélarité, I la palatalité,{ } la sous-spécification d’un segment, ⊃ vaut pour une relation d’implication). Cette « solution » structurale est active dans l’ouest du domaine, alors que le centre et l’est ont lat. SIVUSU > C{ }VU, sans coda et donc sans interaction entre le noyau syllabique et une coda. Or, on notera que dans le schème initial lat. jŭg- SIVUCU contenait une redondance d’éléments {U}, que la solution landaise orientale à l’origine du changement décrit, en yuw- SIVUCU ne résorbait pas, à la différence de la solution /Jiw-/ (la majuscule initiale vaut ici pour un archiphonème)
31Il n’est donc pas étonnant que le principe qui domine la répartition des isoglosses ne soit pas la cohérence ou le recoupement, mais au contraire, l’intrication. Le chevauchement des aires est un principe intrinsèque aux systèmes dialectaux — on dirait aujourd’hui aux diasystèmes (cf. Weinreich 1954). GM en avait l’intuition, en pur observateur, davantage intéressé par la dynamique ondulatoire, intrinsèquement variable, des phénomènes linguistiques, que par la quête des zones ou régions, ou entités territoriales. GM fondait son point de vue en dialectologie à la manière d’un physicien observant le niveau d’interaction atomique et infra-atomique, plutôt qu’en géographe ou en historien des sociétés où cette matière linguistique était en usage. De ce point de vue, sa vision grammontienne, se fonde sur les interactions entre segments et l’incidence de ce que l’on appelle aujourd’hui les éléments ou les primitives phonologiques (Durand et Katamba 1995, Durand 2005). Tout comme Grammont, directeur de la RLaR en son temps, il s’intéressait aux « relations latérales », qu’on appelle aujourd’hui de gouvernement et de licenciement, entre les segments d’un gabarit syllabique (Scheer 2004, 2015, 122-128) : les premières appauvrissent une grille rythmique (les unités de la chaîne parlée), les secondes l’enrichissent.
32Cependant, si GM excellait, tout comme Maurice Grammont, dans l’analyse des données linguistiques, d’une manière qui préfigure les théories les plus modernes en phonologie, tout comme Maurice Grammont, et tout en prétendant n’exercer que le métier de phonéticien et de linguiste — et non de « romaniste géographe », il importe d’introduire un troisième aspect de son « comportement de recherches », selon l’expression de Gaston Tuaillon (1976). À ce titre, la finesse et la pertinence de remarques de GM au sujet des « écologies » socio-historiques des sociétés dialectophones est en tous points remarquable, et là encore, il n’hésitait pas à corriger les vues approximatives des « romanistes géographes ».
33Une des lignes d’attaque de la réfutation de la méthode des « romanistes géographes » concerne le recours aux explications de géographie humaine que peuvent faire les tenants de cette école, en particulier le maître, Gilliéron. GM n’a pas la fibre sociologique d’un Adolphe-Louis Terracher (1914), qui avait mis en corrélation les « facteurs humains constants », tels que les intermariages, avec la variation morphologique dans l’Angoumois, en s’appuyant sur des statistiques et des observations de terrain. Cependant, GM a réalisé les enquêtes de terrain pour son atlas linguistique (principalement phonétique) gascon (Millardet 1910b). Il fait preuve d’une indéniable sensibilité au contexte social, même si son rigorisme linguistique et philologique le pousse à en faire le moins d’usage possible : en ce sens, tout comme F. de Saussure, il est de ces linguistes qui étudient le langage en lui-même et pour lui-même. Au sujet des séries lexicales de Muta cum liquida gallo-romanes à vélarisation, endémiques dans plusieurs aires de la Gallo-romania, voici comment l’auteur critique les hypothèses externalistes de Gilliéron, qui cherche à réduire l’endémisme par un déterminisme social qui semble, de toute évidence, intenable, à qui n’a pas la « foi » dans les explications géographiques à tout prix, encore moins d’ordre sociologique :
« “Mirages phonétiques.” Sous ce titre suggestif, comme il excelle à en trouver, M. Gilliéron, dans un important article qu’il a publié en collaboration avec M. M. Roques dans la Revue de philologie française et de littérature, XX, 118, a examiné le problème phonétique et proposé une solution hardie. Réimprimé dans les Études de géographie linguistique parues en 1912, pp. 49-80, cet article n’a jamais, à notre connaissance, été discuté en détail ni réfuté à fond, chose étrange, car les conclusions auxquelles il aboutit ne tendent à rien moins qu’à renverser de fond en comble les notions habituellement admises touchant un des points essentiels de la linguistique. Comblé d’éloges par les uns, timidement ou maladroitement critiqué par les autres […], il a franchi sans grand encombre près d’une décade et demie d’années. Les romanistes de la vieille école, sans paraître effrayés de ce manifeste révolutionnaire, ont continué leur petit bonhomme de chemin dans la voie traditionnelle ; et les linguistes non-romanistes, jugeant sans doute que le litige n’intéressait que leurs voisins de la petite maison, n’ont pas jugé utile d’instituer un débat en règle sur une question qui, pensaient-ils, ne les regardait pas ». (Millardet 1921, 193)
34Le décor est ainsi planté, dans ce « canton de rationalité » qu’est le « romanisme (sic) » des « romanistes géographes », avec un article programmatique censé faire date, remettant en cause la régularité des changements phonétiques, illustrant le rôle des télescopages et des réanalyses, à travers notamment quatre postulats et un schéma, que GM reprend à Gilliéron et Roques :
« Quatre principes généraux se dégagent de l’étude particulière qui fait l’objet des Mirages phonétiques. Ils peuvent se formuler ainsi : dans un patois roman considéré à l’époque actuelle : 1° il n’y a pas de tradition phonétique locale remontant à l’antiquité latine ; 2° il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu, de régularité phonétique, et tout patois est un « bâtard » ; 3° si la régularité phonétique apparaît, elle n’est ou peut n’être qu’un mirage, qui ne fait que voiler l’incohérence et la confusion ; 4° cette régularité apparente, là où elle se manifeste, est le fruit d’un travail plus ou moins récent du patois. ». (Millardet 1921, 194)
- 10 Ici, nous convertissons en symboles de l’Alphabet phonétique international les transcriptions de l (...)
35Il y a là de quoi définitivement se fâcher avec tout néogrammairien qui se respecte. Gilliéron et Roques vont illustrer le jeu de transformations (palatalisation kl > kλ, fl > fλ), d’interpolation et de télescopages (kλ > çλ, fλ > çλ > kλ) ; et évolutions secondaires (çλ > çj, fλ > çj, fj) ou tertiaires (çj > sj)10. Gilliéron et Roques expliquent cette diversité des solutions dialectales pour un ensemble de mots dont certains sont des emprunts évidents au français littéraire, d’autres des mots davantage communs ou endogènes : ‘clarinette’, ‘clarté’, ‘clé’, ‘cloches’, ‘clou’, ‘clouer’ ‘fleur’, ‘flamme’, ‘fléau’. « De ce groupement », nous dit GM, « doit ressortir l’accord ou au contraire la discordance du traitement phonétique des mots à l’intérieur d’un même parler ou d’un parler à l’autre », dans quatre aires dialectales constituée de pas moins de quarante patois (ou localités ou points de l’ALF : Gilliéron et Edmond 1902-10), qui se trouvent réunies par le dénominateur commun du circuit d’options structurales représenté par le graphe de la figure 3 ci-dessous.
Figure 3 — Options structurales des muta cum liquida périphériques (kl-, fl) initiales latines dans quatre « groupes de patois » gallo-romans identifiés par Gilliéron et Roques.
36Les aires dialectales qui se laissent réunir par un tracé sur une carte de synthèse sont celles qui apparaissent dans la figure 4 : on y trouve, pêle-mêle, des régions de la Normandie (Manche), de l’embouchure de la Loire, de la Vendée et du Poitou, de la côte charentaise et de la Creuse, de l’Allier, du Puy-de-Dôme, de la Saône-et-Loire, au centre et à l’est. Autrement dit, une bigarrure endémique, que Gilliéron et Roques, emportés par leur élan d’exégèse cartographique, tentent d’expliquer à un moment par des conditions sociales communes : « Ces parlers, répondent MM. Gilliéron et Roques (ibid., 53), forment des groupes géographiquement cohérents ; dans une même région de petite étendue, il est vraisemblable que les conditions sociales ne varieront pas à l’infini, et que les besoins nouveaux [et par conséquent les besoins de mots nouveaux] se manifesteront sur les divers points à des dates qui ne sauraient être extrêmement éloignées. Dans un même groupe géographique de parlers on doit donc a priori trouver : 1° une « masse homogène » de mots anciens de signification élémentaire constituant « une série phonétique dominante » caractéristique dans chaque patois et 2° des mots à traitements divergents représentant les emprunts » (Millardet 1921, 199 citant Gilliéron et Roques).
Figure 4 — Situation géographique des quarante « patois » classés en quatre groupes « cohérents » par les « romanistes géographes ».
- 11 Sur la modélisation de l’évolution des séquences à muta cum liquida en gallo-roman d’après les don (...)
37GM va s’inscrire en faux contre ce réductionnisme géographique à tout prix, en montrant que le jeu des « séries dominantes » prétendument autochtones et des emprunts est brouillé par le caractère hétéroclite de l’ensemble de ces lexèmes. On trouve en effet dans cette liste à la Prévert de candidats à porter le circuit intriqué des changements de la figure 3, aussi bien des emprunts très spécialisés, comme ‘clarinette’, que des mots abstraits comme ‘clarté’, ou onomatopéique, comme ‘cloche’, peu susceptibles de faire passer ‘flamme’ à [klam, kjam], et des vocables plus communs, comme ‘fleur’ et ‘flamme’, ou de spécialisation agraire pointue, comme ‘fléau’. La série est donc hétéroclite et la trame des interactions analogiques (puisque c’est de cela qu’il est question) entre les sous-séries de fonction et nature ou registre différents se prête à un insondable champ de spéculations. GM suggère, sans bien entendu utiliser le terme d’autopoïèse, que le principe fédérateur de ce jeu de chaises musicales des groupes consonantiques de type muta cum liquida de ces séries de mots y ressemble fort, et que c’est finalement l’endémisme (concept qui lui manque, mais qu’il pressent) qui rend compte de l’émergence de ces aires, qu’il serait vain de corréler à des conditions sociales communes. Plus réaliste encore, GM propose d’expliquer que des séries complètes ont pu être empruntées d’une aire à l’autre ou d’un parler à l’autre, par effets de mode, par effet de « clique lexicale » en quelque sorte11.
- 12 Voir le très beau texte de Reclus (1864), sur une région d’ailleurs chère à GM. À ce titre, le sty (...)
- 13 Nous avons été quelque peu injuste de suivre avec la docilité et la loyauté requises aux panégyris (...)
38Mais le détail de sa contre-argumentation, par principe de réalisme, montre sa lucidité sociale, et frappe fort sur le ballon enflé de l’explication externaliste gilliéronienne : « Le premier groupe de patois, celui du Nord-Ouest (Manche et Calvados), est le seul où la cohérence géographique invoquée semble réelle. À première vue, le troisième groupe, celui du Sud-Ouest (Charentes et Gironde), avec ses neuf patois assemblés deux par deux, côte à côte, suivant la direction Nord-Sud, offre un aspect homogène. Mais, en y regardant d’un peu près, on verra que les points extrêmes de ce groupe sont nettement dissemblables. D’une part, Saint-Clément-525, canton de Tonnay-Charente, s’oriente, en plein Aunis, vers le port de Rochefort, et les marais ou les pâturages de la côte. De tout temps cette région a été nettement séparée de celle de Saint-Savin-630. Entre elles deux, s’étend une barrière naturelle, la lande désertique de Saint-Ciers-la-Lande, de Bussac, de Montendre, ou Lande de Tout-y-faut, appellation caractéristique. Saint-Savin-630 vit dans le giron de Blaye, pays de vins, centre actif de navigation fluviale, patrie du troubadour Jaufre Rudel, situé dans la zone d’attraction de la grande cité gasconne. De son côté Abzac-632, repoussé par le sauvage pays de Double vers Coutras, sur la grande route de Paris à Bordeaux, est sollicité par cette dernière ville et par Libourne, son avant-poste. Entre des points aussi différents que Coutras ou Blaye et Rochefort, peut-on parler raisonnablement de solidarité, soit pour la géographie physique soit pour la géographie humaine ? Il serait même abusif de vouloir assimiler la population dispersée que nourrissent mal les craies dures des environs de Barbezieux (Angeduc-529), à la population dense, qui prospère sur les calcaires friables, les terres de groies, de l’Ouest des Charentes, et qui alimente de ses eaux-de-vie les marchés de Cognac et de Jarnac (Chassors-518). La prétendue « cohérence géographique » de ce troisième groupe de patois se traduit donc en réalité par un morcellement en trois ou quatre petites régions n’ayant entre elles que peu de liens. Mais que dire des seconds et quatrièmes groupes ? Ici l’absence de parenté sociale, l’absence même de « proximité géographique » frapperont les esprits les moins attentifs. » (Millardet 1921, 213). Ce sont là les remarques qu’on pourrait retrouver sous la plume d’un géographe polygraphe comme Élisée Reclus (1830-1905)12, où se fait jour le réalisme de GM dans les questions de géographie humaine. De fait, les solutions qu’il propose consistent à recenser quantitativement les types d’options structurales retenues en fonction du degré d’iconicité (‘clou’, ‘cloche’) et de spécialisation (abstraction comme ‘clarté’ ou, au contraire de fonctionnalité agricole, comme ‘fléau’), ou d’exotisme urbain comme ‘clarinette’, dans une logique de circulation de formes hypocoristiques, empruntables par cliques et sous-cliques. En somme, on peut y déceler une version avant l’heure du principe de diffusion lexicale de Chen et Wang cité plus haut, sous une forme qu’on qualifierait aujourd’hui d’ethnométhodologique. Une fois de plus, les intuitions de GM ouvrent des perspectives bien en avance sur leur époque, par simple usage du bon sens, de l’expérience, de l’érudition mais aussi et surtout, de la méthode. Une méthode héritée de deux cantons rationnels : la grammaire comparée et la philologie, qui contiennent de telles intuitions en germe, par l’usage de la praxis des exégèses de cognats et de textes, respectivement — praxis empirique avec laquelle, la romanistique « géographiste » de Gilliéron, Roques et consorts se déclare péremptoirement en rupture de ban, précisément13.
39Nous en arrivons donc à la conclusion et aux perspectives de l’apport de GM à la linguistique et à la dialectologie romanes, à travers ses contributions à la RLaR, dont les deux versions de prépublication de sa grande monographie théorique (Millardet 1923).
40Quel bénéfice la RLaR a-t-elle tiré de ces publications de GM ? Nous avons laissé de côté quelques articles qui ne sont aucunement négligeables, tels Millardet 1914, 1918a-c, 1921, mais dont une présentation du contenu était moins urgente, au moment de présenter un moment de l’histoire et du parcours épistémologique de la revue. En réalité, les articles de GM peuvent être considérés comme des pierres de touche de l’histoire de la RLaR. Ils ont puissamment conforté la dimension théorique des réflexions et des débats qui y prennent place. Ils ont opposé, dans la logique évoquée plus haut par Gabriel Bergounioux, ces deux centres hexagonaux de romanistique qu’étaient au début du siècle passé Paris et Montpellier, avec le second en position d’étriller le premier (cf. aussi Brun-Trigaud 1990, 163-178). La périphérie a pris le centre à coups de bois vert, et a haussé la RLaR à la hauteur de la Revue des patois gallo-romans, fondée en 1887 par Gilliéron aux côtés de l’abbé Rousselot, mais qui avait cessé de paraître dès 1893. Avec la pré-publication de Millardet (1921-1923) dans la RLaR, la revue montpelliéraine peut se flatter d’avoir publié le premier grand manuel de synthèse critique des méthodes et des théories en linguistique et dialectologie romane — excusez du peu —, d’une valeur qui n’a rien à envier à la Sprachgeographie que fera paraître Karl Jaberg en 1928, et d’autres grands manuels de romanistique du début du xixe siècle. Des ouvrages qui diffèrent de ceux des maîtres fondateurs comme Diez et Raynouard, dans la mesure où l’expérience de terrain prime sur la compilation, les visées théoriques et linguistiques sur l’édition et l’exégèse de texte, et les liens interdisciplinaires, avec la géographie, la phonétique, mais aussi et surtout, la linguistique et les sciences connexes appelées à devenir les Sciences du langage.
41En outre, une certaine cyclicité — un « éternel retour » — des tensions épistémologiques apparaît dans ce que nous avons présenté ici de l’apport de GM à la RLaR : la querelle des « anciens » contre les « modernes », l’empirisme des linguistes et phonéticiens opposé au mentalisme des romanistes géographes gilliéroniens. Rien n’empêche de transposer, en jetant un regard non dénué de nostalgie vers l’époque de notre jeunesse de chercheurs, où les structuralistes s’opposaient aux générativistes, sur des arguments similaires, les uns traitant les autres de « mentalistes », tandis que les autres les qualifiait de « taxinomistes » ou de « collecteurs de papillons ». Rappelons aussi que l’irruption d’une masse de données de première main comme celle offerte par l’ALF, en 1902-1910, bouleversait le panorama des données dialectales disponibles en linguistique romane d’une manière quelque peu analogue à ce que le Big Data de nos jours représente pour les linguistes auparavant habitués à travailler sur des corpus réduits, ou de modestes collections d’énoncés. L’ALF et les atlas linguistiques avaient une fonction de valorisation des données dialectales dont on peut risquer un parallèle avec les Humanités numériques, qui mettent soudain à portée de main de grandes quantités de données, ordonnées et éditées selon un programme ambitieux, en fonction d’une architecture éditoriale complexe, fût-elle digitale.
42Enfin, et pour nous, c’est là le point le plus crucial, ce « travail d’équipe » entre GM et Maurice Grammont sur une sorte de « phonétique générale », dans le cadre d’une linguistique générale dont Antoine Meillet était alors le garant, a permis à ces deux contributeurs de la RLaR en particulier, de développer des intuitions théoriques bien en avance sur leur temps : nous avons vu combien GM et Grammont ont eu l’intuition des « relations latérales » entre segments de la chaîne parlée, et combien ils préfigurent l’actuel paradigme autosegmental de la Phonologie de Gouvernement (Scheer 2015). Nous avons vu que GM traitait de la complexité de l’intrication des phénomènes de dissimilation, et que ses travaux, ainsi que ses données landaises, exhaustives, se prêtent à une approche en termes de systèmes complexes. Bref, nous avons vu à quel point GM et Grammont nous aident encore aujourd’hui, sinon à être modernes, du moins à ne pas oublier, selon l’expression de Bruno Latour amplifiée, que nous n’avons jamais été (aussi) modernes (que nous voulons bien le croire).
43Nous espérons par ce rapide survol de deux contributions majeures de GM à la RLaR avoir donné le goût de lire et relire ce linguiste et dialectologue, compère de Maurice Grammont, qui fut détenteur de la chaire de langues et littératures romanes de l’Université de Montpellier, et qui reste l’un des romanistes les plus novateurs et visionnaires du xxe siècle. Son œuvre et sa pensée méritent d’être revisitées à la lumière des théories et de l’épistémologie contemporaine des Sciences du langage. Outre un indéniable « plaisir du texte » à le relire, on gagnera également par la « traversée du langage gascon », comme disait Xavier Ravier de l’œuvre de Jean Séguy (Ravier 1976), ainsi que la traversée de la complexité empirique en dialectologie générale.