- 1 Les titres de la revue et de la société dont elle a été l’expression ont été orthographiés selon so (...)
1Dans n’importe quel pays le domaine des études romanes se caractérise inévitablement par l’interrogation sur la méthode et l’objet de son étude (Limentani 1987, 13). Or force est de constater que la Revue des langues romanes (dorénavant RLaR)1 n’a pas échappé à cette démarche réflexive, en particulier à l’occasion de ses anniversaires.
2Voici, en quelques lignes, la raison d’être de la société, dont la revue était l’expression, à la fin de ses premiers trente ans d’existence :
Les fondateurs de notre société, Charles de Toutoulon, Camboliù, Anatole Boucherie, Montel, Paul Glaize, dirent explicitement qu’ils la constituaient pour contribuer au progrès du mouvement félibréen, pour étudier dans ses origines, dans ses monuments anciens, dans ses divers dialectes actuels, cette langue du Midi qui avait perdu ses titres de noblesse et à qui Mistral venait de les rendre, de par sa pleine puissance et joyeuse science. La Société entendait donc être la légion scientifique dans cette armée de poètes et de rénovateurs. (Extrait du discours prononcé par M. Léon-G. Pélissier, président de la Société des langues romanes, Teulié éd., 1900, XI).
3Le début du xxe siècle marquera désormais un tournant dans la vie de la société et de sa revue : la fin progressive de l’alliance provisoire entre « philologie » et « création littéraire », au sein d’une culture puissamment « renaissantiste » (Gardy 2001, 358). N’oublions pas en effet que le sceau de la société, visible sur la première de couverture du premier numéro de la RLaR de 1870 jusqu’en 1982, encercle, autour d’un soleil marin naissant, la devise « S’es escondutz mas non es mortz ».
4En 2000, à l’occasion des 130 ans de la revue, Philippe Martel et Pierre Boutan posent quelques questions de fonds (voir aussi, bien sûr, Martel 2010, 403-454) :
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l’interrogation sur l’existence d’une linguistique « méridionale » et, plus spécifiquement montpelliéraine, différente dans ses méthodes de celle des philologues parisiens ;
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la reconstitution des parcours des membres de la RLaR et de leur synergie ;
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les ancrages de la revue au niveau local (la mairie, puis l’université de Montpellier, les rapports complexes avec les académies et sociétés savantes de la ville), suprarégional (la relation fondamentale avec le Félibrige — dont nous avons déjà parlé —), national (relation complexe avec la philologie parisienne), puis international (Allemagne, Catalogne, Italie).
5Le présent numéro, qui paraît à l’occasion des 150 ans de la RLaR, renouvelle ces mêmes interrogations, dans une perspective qui conjugue la reconstitution historique à la reconnaissance de la valeur scientifique de la revue.
6Pour amorcer l’entrée dans la première question évoquée, il suffit de rappeler que, dans sa conférence sur les « Parlers de France », prononcée le 26 mai 1888 à la réunion annuelle des sociétés savantes, Gaston Paris énonce la fameuse théorie de la « tapisserie » pour expliquer la variation d’une seule et même langue sur le territoire français. Il s’en prend dès lors à Charles de Tourtoulon et à son ami Auguste Bringuier, coupables d’avoir essayé de trouver la ligne de démarcation entre « deux prétendues langues ». La position du philologue parisien, confortée par ailleurs par son collègue Paul Meyer, révèle la crise intellectuelle provoquée par la guerre franco-prussienne de 1870. La peur d’une division nationale prime ainsi sur la reconnaissance de l’avancée scientifique : à cause de la plaidoirie de Paris, les Français s’interdiront pendant longtemps de tracer des frontières dialectales (Goebl 2011, 15 ; Zantedeschi 2018).
7Dans le présent volume, Jean-Léo Léonard semble vouloir attirer l’attention sur l’importance de ces polémiques, parfois très violentes, qui conservent cependant toute leur valeur heuristique. C’est ainsi qu’il devient urgent de souligner les avancées en termes de méthode linguistique et dialectologique de Georges Millardet (1876-1953). Cet assidu contributeur de la RLaR s’oppose à la géographie linguistique de l’école de Paris, dominée par Jules Gilliéron, et réhabilite la méthode comparatiste néogrammairienne, tout en ouvrant des perspectives pionnières vers la phonologie moderne, par l’analyse de l’indépendance structurale ou systémique des aires.
8Au chapitre de la reconstitution historique, Danielle Bertrand-Fabre et Lisa Bertrand nous offrent l’exploitation d’un nouveau document de l’histoire de la Société pour l’étude des langues romanes (SELR) : le discours d’admission de Charles de Tourtoulon à l’Académie des sciences et des belles lettres d’Aix. Ce document, daté de 1897, permet d’éclairer davantage l’activité et l’entourage de l’une des personnalités les plus importantes de la RLaR. Toutoulon fut, sans aucun doute, pour ses enquêtes linguistiques de terrain un vrai précurseur de la science à venir.
9L’article, que Bettina Berther-Dessax consacre à la renaissance romanche à partir de 1874, permet d’autre part d’enrichir le dossier des collaborations internationales. La contribution de la chercheure suisse nous permet de comprendre concrètement « l’exportabilité » du modèle renaissantiste occitan. Le riche dossier présenté se situe à un moment crucial de la vie de la revue : Graziadio Ascoli qui, le premier, avait identifié en 1873 l’espace linguistique romanche et ses variétés dialectales, puis, en 1875, l’espace franco-provençal, fut en effet le lauréat du premier prix de philologie de la SELR en cette même année (Porcedda 2018).
- 2 Le nouveau comité est constitué par Jean-François Courouau, Catherine Nicolas, Gilles Siouffi, Jean (...)
10Philippe Gardy nous présente, in fine, un saisissant portrait de Robert Lafont, infatigable « homme de revues », qui marque sans doute le début de l’époque contemporaine de la RLaR, à partir de 1982. Le recentrage disciplinaire sur « la philologie des textes romans » et sur « le texte littéraire occitan » coïncide avec la fondation d’autres revues, qui n’ont d’ailleurs pas toutes survécu à l’heure actuelle. La RLaR, a fonctionné pour le polygraphe Lafont comme un laboratoire d’expérimentation scientifique ouvert sur l’avenir. Gardy souligne aussi l’importance de l’évolution du travail d’édition de la linotype à l’informatique qui coïncide avec la prise de fonctions de Gérard Gouiran à la tête de la RLaR. Cette attention à l’aspect intellectuel aussi bien que matériel de la revue, objet à « fabriquer » en des temps relativement brefs, livre cousu de 300 pages à mettre à la disposition des lecteurs deux fois par an, permet aussi au nouveau comité de rédaction2 de la revue de rendre hommage aux ouvriers de la main et de la tête qui ont tenu puis passé ce flambeau depuis un siècle et demi.