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Varia

Pier Paolo Pasolini, « meglio » et « nuova gioventù » : dépassement et horizons illuminés de « la nuit des lucioles »

Jean-Yves Casanova

Texte intégral

1Bologne, 1937 : le livre poétique s’ouvre et révèle une lumière insoupçonnée. Casarsa della Delizia, 1941 : naissance dans la lumière de la langue, de la poésie et du dépassement des horizons du monde. Idroscalo di Ostia, nuit du 1er au 2 novembre 1975 : la lumière s’éloigne, puis s’éteint, volée par les ladri e assassini lucifériens qui l’emportent en leur ténèbre, laissant un corps meurtri, écrasé, broyé à coups de pioche, un corps désormais privé de la féerie des lucioles réfugiées dans des traces poétiques éparses, livrées à l’abandon du temps. Ainsi se noue, accompagné des ténèbres et de la lumière, le destin si particulier de Pier Paolo Pasolini, ainsi se définit ce qui a été pour toute une génération d’Italiens, écrivains et intellectuels, un traumatisme essentiel qui, aujourd’hui encore, prouve que l’on ne se sépare pas aussi facilement de ses démons, comme d’ailleurs de la lumière qui aurait dû les égarer.

2Naître à la littérature, pour Pier Paolo Pasolini, signifie une naissance double : celle en premier lieu d’un sujet fortement inscrit dans le texte qu’il écrit, corps vivant, souffrant, noué aux conflits de la psyché, et d’autre part celle qui s’effectue en littérature par l’appropriation et la récupération d’une parole littéraire, ces deux naissances dessinant donc les contours d’un Moi d’écriture qui tend à tisser les fils subtils qui cousent et décousent dans une trame ainsi constituée le corps, la lettre et le verbe de Pier Paolo Pasolini. De quoi est constituée cette naissance à la littérature, à quoi répond-elle, comment se détermine-t-elle et qu’est-ce qui guide la psyché pasolinienne à emprunter le chemin des mots ? Autant de questions auxquelles il est difficile d’apporter des réponses définitives, mais que nous pouvons essayer de comprendre, d’approcher, à l’aune des premiers poèmes pasoliniens écrits à Casarsa en frioulan à partir de 1941, La meglio gioventù rassemblant ces écrits en 1954, et La nuova gioventù les reprenant en 1975, testament poétique d’une réécriture sans cesse renouvelée.

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  • 1 Nous nous référons essentiellement aux deux volumes des poésies complètes : Pier Paolo Pasolini, Tu (...)

3Les poèmes écrits en frioulan constituent, avec des poésies écrites en italien, les premières tentatives poétiques de Pasolini1. En réalité, ce que l’on a trop souvent du mal à comprendre dans le cadre français, ne constitue pas en Italie un paradoxe. L’écriture in dialetto apparaît inscrite dans une tradition que nous ne retracerons pas ici, mais qui témoigne en 1941 comme aujourd’hui d’une diversité linguistique et littéraire qui fait justement la force et l’originalité de l’italien ou plutôt des parlers italiens. Ce que le contexte français renvoie aux écritures régionales n’existe pas en Italie ; aucune dévalorisation, aucun mépris n’accompagne cette écriture dialectale, la parole même dialetto ne relevant d’aucune péjoration. Le contexte pasolinien est toutefois particulier dans la mesure où il se situe pendant le fascisme, en ces temps où le régime mussolinien avait eu pour principe de réduire la portée et l’importance des dialectes considérés comme des obstacles à la grande aventure italienne. Peine perdue en ce qui concernait les usages bien évidemment, mais qui pèse sur la décision de Pasolini et place son choix dans une résistance au fascisme, du moins dans une opposition culturelle avant qu’elle ne se détermine tout à fait dans le champ politique.

4Loin de nous cependant de tenter une explication sociologique ou politique. Si la lenga furlana occupe Pasolini en ces années de guerre et d’après-guerre, et même toute sa vie, ce choix ne s’explique pas par une action politique, cette dernière apparaissant bien plus un prétexte, une précaution d’écriture que l’on ne saurait mésestimer, mais qui n’est qu’une précaution ; les explications les plus profondes demeurant en d’autres lieux, en un mot en un cheminement poétique individuel. En effet, l’accession au frioulan est pour Pasolini indissociable d’un rapport au lieu natal de Susanna Colussi, sa mère, et à la configuration particulière de la structure familiale qui fut la sienne. Le choix de la langue, bien plus complexe que l’on ne croit, révèle en un premier temps un chemin vers la mère et sa culture, ainsi d’ailleurs, forme paradoxale essentielle, une tentative d’émancipation ou du moins une distance avec cette même mère ; le père de Pasolini, prisonnier au Kenya devenant le grand absent qu’il fut d’ailleurs à son retour, sombrant dans la folie et l’alcoolisme. Chemin vers la mère et Casarsa disons-nous : en effet Pasolini, né à Bologne, vivant au rythme des garnisons paternelles entre Parme, Crémone et autres villes du nord de l’Italie, revient à Casarsa lors des vacances d’été. Le village natal de sa mère constitue un refuge empli des images de l’enfance, un refuge réel quand la mère s’y rendit avec ses deux enfants et entreprit d’y faire vivre sa famille en reprenant son premier métier d’institutrice, son époux étant perclus de dettes, renvoyé de l’armée. Ces années de refuge en 1928 induisent certainement une imago déformée du père qui conditionne une relation fusionnelle entre la mère et les enfants, en particulier Pier Paolo, l’aîné.

  • 2 Remarquons donc que le frioulan occupe une place paradoxale, étagée de diglossie intérieure. Le vén (...)
  • 3 Fascinus désigne le sexe masculin. L’aveu du thetis conforte notre point de vue, référentiel incons (...)

5Casarsa devient le lieu d’investissement des fantasmes pasoliniens : fantasmes d’été, de chaleur, d’eau et de fontaine, fantasmes des désirs naissants, des paysages découverts et prêts à offrir au jeune poète les formes d’une épiphanie. Cependant le passage du lieu à la langue, que l’on pourrait concevoir comme évident, ne l’est pas ; il se noue à une construction, à une élaboration, car le frioulan n’est pas à proprement parler la langue de Susanna Pasolini ; cette dernière parlait en effet veneto, un dialecte dans lequel la bourgeoisie rurale de Casarsa préférait s’exprimer dans la mesure où il jouissait d’un prestige plus grand2, le frioulan étant à cette époque le parler populaire des paysans de Casarsa. La distance avec la mère est donc accomplie : Pasolini ne s’exprime pas dans sa langue, mais choisit une antériorité maternelle, une langue qui aurait dû être la sienne. À cet égard, le choix de la langue ne se réduit pas à celui de la langue maternelle, mais correspond au croisement de deux chemins : l’antériorité maternelle, une catharsis de la parole de la mère, la retournant et la poursuivant dans les formes d’une ascension vers les origines et, dans un deuxième temps, la découverte pasolinienne, son attirance, sa fascination pourrions-nous dire en nous référant à l’étymologie latine du fascinus3, pour les êtres voués aux destins fragiles, simples, pour ceux qui, écrasés par l’histoire, dissimulent leur marginalité, mais sont perpétuellement relégués aux rives du temps et de la culture dominante. Une même démarche anime Pasolini quand il évoque les paysans de Casarsa qu’il transpose ensuite à Rome dans les Ragazzi di vita, et même au-delà dans les types humains, gros plans sur les visages des figurants de L’Évangile selon Matthieu ou du Decameron. Cette fascination pour les visages burinés, distordus, inélégants, pour une forme de beauté baudelairienne, ne quitte jamais Pasolini ; elle hante avec le paysage les premiers poèmes frioulans ; elle se noue aux formes diverses du désir pasolinien, jusqu’aux images insoutenables de la violence et du corps désarticulé.

  • 4 Guido Pasolini, né en 1925, a trois ans de plus que Pier Paolo. Il s’engage dans la résistance dès (...)
  • 5 Cf. Stroligut di cà da l’Aga (1944) — Il Stroligut (1945-1946) Quaderno romanzo (1947), riproduzi (...)
  • 6 Le 22 octobre 1949, Pasolini est dénoncé pour avoir entraîné deux jeunes garçons dans un bosquet. I (...)

6Le refuge linguistique et littéraire trouve paradoxalement son accomplissement, son retirement le plus significatif lors du séjour à Versuta en 1944, quand, la maison de Casarsa bombardée, Pasolini et sa mère trouvent asile dans ce village, paix bucolique inscrite au cœur de la langue et des paysans, paix tragiquement déchirée par l’assassinat de Guido, le jeune frère de Pier Paolo4. Le refuge ne peut faire oublier les désastres de la guerre, et la mort de Guido, traumatisme essentiel, poursuit le poète toute sa vie, s’inscrit en creux dans les formes d’une œuvre en gestation. Cette reconstruction de la parole s’accomplit donc en surmontant le trauma, en le guidant vers les sources poétiques, et, dans ces années-là, vers une forme d’action culturelle : Pasolini fonde à Versuta L’Academiuta di lenga furlana et accomplit tout un travail de restitution littéraire dans la revue qui l’occupe, le Stroligùt di cà da l’aga5. Malgré la mort du frère, l’existence du refuge n’est pas remise en question, et ce n’est qu’en octobre 1949 que, dénoncé pour homosexualité, Pasolini dut partir de Casarsa et se rendre à Rome, radié de l’éducation nationale et exclu du Parti Communiste6. Là commence une autre vie, un autre chemin, celui des Ragazzi.

  • 7 Roberto Longhi (1890-1970), historien de l’art, exerça un magistère reconnu à Bologne puis à Floren (...)
  • 8 Cf. entre autres références la citation de Peire Vidal en en-tête de Poesie a Casarsa : « Ab l’alen (...)
  • 9 Cf. notre ouvrage L’Enfant, la mort et les rêves. Frédéric Mistral, Perpignan, Trabucaire, 2004.
  • 10 Gianfranco Contini (1912-1990) écrivit un compte rendu de Poesie a Casarsa en 1943.
  • 11 Les activités de traduction de Pasolini sont nombreuses à cette époque. Il traduit notamment en fri (...)
  • 12 Carles Cardó i Sanjoan (1884-1958), poète, érudit, traducteur catalan, qui collabora entre autres à (...)
  • 13 Cf. l’étude de Massimo Cacciari, « Pasolini provençal », parue dans la revue Po&sie (Paris, Belin, (...)

7L’élaboration d’une parole poétique frioulane est déterminée par une série de faits biographiques qui ne peuvent pas consister à eux seuls une explication totalisante. Les séjours à Casarsa conduisent Pasolini à reconnaître en lui des images que l’accession à une culture poétique avait révélées. La découverte de Rimbaud, d’Ungaretti et de Montale dès 1937 au lycée de Bologne, les études menées à l’université où il eut pour maître, comme Giorgio Bassani, le critique et historien de l’art Roberto Longhi7, et le long cheminement des lectures poétiques conduisent Pasolini au seuil d’une naissance où il s’approprie une poétique. La poésie française et castillane, ainsi que la présence revendiquée des littératures minorées, essentiellement l’occitane et la catalane, mènent Pasolini à concevoir les formes d’une redécouverte de la parole frioulane qui se veut avant tout parole poétique. On a pu ainsi parler d’un félibrisme pasolinien, d’une réappropriation d’une parole populaire, oubliée et minorée, et force est de constater que dès ses premiers recueils les troubadours occitans sont cités en compagnie de Machado8 ; on lit dans cette poésie un cheminement proche de celui de Lorca par exemple, thèmes figurant une propension du matériau poétique puisant dans les images recomposées d’une culture populaire. L’essentiel demeure dans le paysage humain et physique de Casarsa, dans ce Treib que constitue l’Heimat quand il fait écho aux conflits psychiques. Les modèles pasoliniens apparaissent clairement « renaissantistes », mais on ne doit pas se méprendre sur ce « renaissantisme » : Pasolini, fin lecteur de la littérature occitane, ne s’y est pas trompé : le poème et l’intention politiques dissimulent le plus souvent une fêlure originelle nouée à la langue et aux conflits intérieurs ; c’est d’ailleurs cette résonance, que pour notre part nous concevons comme mistralienne9, qui explique le cheminement pasolinien : le jeune poète de Casarsa ne choisit pas le frioulan pour la beauté de la langue, mais pour la liberté grande qu’il y trouve, cette force « marmoréenne » comme le suggéra Gianfranco Contini10. S’il découvre une puissance poétique dans une langue neuve, dans ce dialogue fécond entre lingua et dialetto si particulier à l’Italie, c’est toujours accompagné des lectures poétiques renouvelées, lectures qui viennent à point pour permettre une vue en perspective. Pasolini a lu les Troubadours et les félibres, les traduit, et s’inspire de l’irruption poétique occitane afin d’asseoir sa position dialectale11. Outre l’aspect renaissantiste, la lyrique de la fin’ amor trace les contours d’un joi que l’on retrouve sans conteste dans l’épiphanie poétique de « la nuit des lucioles ». La tradition philologique italienne a sans doute été l’initiatrice de cet héritage poétique, relayé par l’amitié de Gianfranco Contini qui lui fit connaître notamment le poète catalan Carles Cardó12. Le corpus troubadouresque occitan, la poésie d’oc du xixe siècle et la littérature catalane contemporaine permettent à Pasolini d’effectuer le lien indispensable entre une haute tradition littéraire, celle des poètes italiens, de Rimbaud, Machado, García Lorca et Shelley par exemple, avec une expression dialectale, une langue dévalorisée qu’il se devait de mettre en lumière13.

  • 14 « Livio parlait évidemment de choses simples et innocentes. Le mot « rosada », prononcé par ce mati (...)
  • 15 Albino Pierro (1916-1995), poète lucanien, a écrit dans le dialecte tursitano. Pierro raconte sa «  (...)

8Le mot, Pasolini en a parlé. Entendant un jour à Casarsa un jeune homme prononcer « rosada », « rugiada » en italien, il eut la révélation de la simplicité et de l’authenticité de cette langue, ce terme résonant dans son esprit comme une parole rustique qui n’avait jamais été écrite, la « rosée » d’un parler, beaucoup plus âpre que les autres variétés frioulanes14. Outre une évidente portée esthétique, l’épiphanie poétique se noue à la réalité, emprunte les chemins du désir de la parole du jeune homme, la rosée se retrouvant comme prémices de ces fontaines qui ouvrent Poesie a Casarsa le premier recueil de Pasolini. Révélation de la langue serions-nous tenté d’écrire, comme celle saisissant son contemporain Albino Pierro15, mais révélation poétique, car la langue a depuis longtemps creusé en Pasolini son chemin entre frioulan et italien. L’œuvre de Pasolini souligne tout au long de sa vie ce qui fut une de ses préoccupations et le conduit vers cette parole dialectale qu’il affectionne, mais cette dernière est avant tout pour lui parole poétique, car elle révèle ce qui est de l’ordre du mystère de la présence au monde, une mystique de la terre débarrassée de ses concepts identitaires où sourdrait une parole intempestive, sociale et nue, profondément poétique, donc subversive.

  • 16 La correspondance de Pasolini a été publiée en deux volumes. Nous faisons référence à : Lettere 194 (...)
  • 17 Lettre à Luciano Serra du 18 juillet 1941 (Let, p. 46-50 et 69-77).

9Les poèmes frioulans revêtent des formes diverses dans le temps et l’espace de la publication. Ils n’occupent pas une partie de la vie de Pasolini, celle de ses années de résidence à Casarsa et à Versuta, mais toute sa trajectoire poétique, jusqu’à ses derniers jours. Les premiers essais poétiques de Pasolini datent de ses années universitaires à Bologne, dès l’automne 1940 ; ils sont le plus souvent contenus dans la correspondance qu’il adresse à ses amis étudiants16. Faisant des allers-retours fréquents entre Bologne et Casarsa où il réside le temps des vacances d’été, Pasolini commence à écrire en italien des poèmes nettement inspirés de la poétique rimbaldienne des années 1870, celle d’avant la composition d’Une Saison en enfer ; ils évoquent le plus souvent les effets d’une « sensation » poétique sur le jeune sujet, mais paraissent déjà refléter une expérience poétique casarsienne, du moins habitée par le paysage frioulan. Certains de ces poèmes seront par la suite traduits en frioulan ou serviront de matière poétique, transposés d’une langue à l’autre. Les premiers vers en frioulan, qui seront d’ailleurs repris dans un autre poème, figurent dans une lettre de juillet 1941, et le premier poème écrit entièrement en frioulan est contenu dans une lettre du mois d’août de la même année17 ; italien et frioulan voisinent alors, Pasolini prenant soin de traduire et commenter ses poésies frioulanes dans ses lettres. Dans ces mêmes années, Pasolini mène également divers travaux de traduction en frioulan ou en italien, collecte les formes d’une langue qui devient très vite matériau littéraire, et s’exerce à une écriture réflexive qui constitue la matrice des abondants Materiali di Casarsa et plus sûrement celle des Quaderni rossi.

  • 18 Chez la Libreria Antiquaria Mario Landi (cf. la bibliographie publiée in TlP II). Notons que la pré (...)
  • 19 Firenze, Sansoni, « Biblioteca di Paragone ». La gestation du recueil est maintenant bien connue. P (...)
  • 20 Respectivement à Milan chez Garzanti et toujours à Milan chez Longanesi.
  • 21 In Nuova Corrente en janvier 1955 (TlP II, p. 791-878).

10En ces temps où Pasolini continue ses études universitaires qui, en 1941, sont essentiellement occupées par la rédaction d’un mémoire de maîtrise sur Giovanni Pascoli, le poète souhaite très vite composer un recueil de ses poésies frioulanes : Poesie a Casarsa paraît en 1942 à Bologne18. Le recueil reçut un succès d’estime et attira l’attention de Gianfranco Contini : il piqua la curiosité du critique et philologue qui, outre l’emploi nouveau du frioulan, releva ce qu’il considérait comme un talent poétique assuré. Après avoir publié dans diverses recensions et plaquettes poétiques ses travaux et ses poèmes, ouvrages de diffusion restreinte, Pasolini, séjournant alors à Rome, décida d’éditer sous le titre reconnu de La meglio gioventù. Poesie friulane l’essentiel de ses productions dialectales19. Le recueil, soigneusement organisé, comprend Poesie a Casarsa, mais également une Suite furlana, et, dans un deuxième volume intitulé Romancero (en réalité une deuxième division), Il Testamento Coràn et le Romancero proprement dit. Le recueil publié chez Sansoni à Florence sous les auspices de la prestigieuse revue Paragone constitue une confirmation de la voix poétique de Pasolini, une voix de premier plan que confirment peu de temps après Le ceneri di Gamsci et L’usignolo della Chiesa Cattolica en 1957 et 195820. On sait que de nombreux poèmes frioulans ne figurent pas dans cette recension, poèmes écrits essentiellement à Versuta en 1944-1945 ou dispersés, souvent inédits avant l’édition critique de 2003. Pasolini continue dans les années cinquante son exploration des dialectes italiens à des fins purement poétiques, la publication en 1955 de L’Italiano è ladro illustre bien son propos consistant à mêler habilement expressions dialectales et italiennes21.

  • 22 Parma, Guanda. Traduction française : Les Anges distraits, Paris, Gallimard, 1995 (« Folio », 2001)
  • 23 Parma, Guanda, pour les deux titres.
  • 24 « Pour moi, maintenant écrire en frioulan est le moyen que j’ai trouvé pour fixer ce que les symbol (...)

11La meglio gioventù avait été précédée de divers essais critiques, soit dans le Stroligùt qui occupe Pasolini en ces années, soit dans des recensions, des essais littéraires ou des récits publiés dans divers périodiques, récits que Nico Maldini publia en 1993 sous le titre Un paese di temporali e di primule22. C’est au début des années 1950 que Pasolini publia deux essais remarqués, une anthologie de la poésie dialectale sous le titre Poesia dialettale del Novecento et un Canzoniere italiano. Antologia della poesia popolare23. L’intérêt de Pasolini pour la poésie in dialetto n’est donc pas une préoccupation de jeunesse qui disparut dès son séjour à Rome ; il se relie à une conception poétique beaucoup plus profonde, celle qui constitue les fondations de l’ensemble de l’œuvre pasolinienne, celle d’une melodia infinita24.

  • 25 TlP I, p. 9 et TlP II, p. 407.

12Considérer que les poésies frioulanes relèvent d’une préoccupation de jeunesse est une erreur regrettable, d’autant plus que la publication de La nuova gioventù. Poesie friulane 1941-1974, dernier ouvrage publié par Pasolini de son vivant, revient avec insistance sur ces années et en propose une lecture renouvelée, souvent contradictoire. En effet, de meglio à nuova, la relecture pasolinienne inverse le temps ; elle réécrit les poèmes pour souvent les infirmer, reproduire avec force l’errement poétique comme une contradiction fondamentale plus de trente années après leur écriture. Pasolini exprime ici sa grande liberté, essentiellement vis-à-vis de lui-même, et sans rejeter ses anciens poèmes, ce qui constituerait un topos littéraire, il les confirme tout en les infirmant, les fontaines ouvrant le recueil de 1942 de « frescia » devenant par exemple « vecia » et de « rustic amoùr » « amoùr par nissùn25 ». Le révélateur poétique frioulan est manifeste dès 1941 ; il continue tout au long de la vie de Pasolini à se manifester, à se confronter à un contexte de plus en plus problématique, à une liberté de parole la plus grande, un esprit critique aigu, à refléter les contradictions et les conflits de la psyché pasolinienne.

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  • 26 Let, p. 36-38, Correspondance générale, op. cit., p. 36-38.
  • 27 « L’articolo delle lucciole », in Saggi sulla politica e sulla società, edizione di W. Siti e S. De (...)
  • 28 Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009, p. 20.

13Au printemps 1941, Pasolini adresse à son ami Franco Farolfi une lettre connue et étudiée sous l’appellation de « lettres des lucioles26 ». Le poète relate qu’une nuit à Bologne, il fit une excursion avec des amis à Pieve del Pino, sur les collines proches de la cité. Là, il raconte son émerveillement devant une quantité impressionnante de lucioles qui illuminaient le paysage, féerie lumineuse provoquant une épiphanie poétique sans précédent : Pasolini, après une nuit passée à déguster du vin, se mit nu à l’aube pour exécuter une danse en honneur de la lumière. Le poète revient sur cette expérience en 1975 dans un article critique sur « la disparition des lucioles », essai sur la situation politique où il critique vertement le régime italien et annonce l’avènement d’un autre fascisme, les lucioles étant scamparse27. On prit désormais l’habitude de lire cette première lettre des lucioles à l’aune du politique, comme le fait d’ailleurs Georges Didi-Huberman, accordant aux lucioles la symbolique de lumières et d’illuminations fragiles et éphémères qui s’opposeraient aux démonstrations fascistes en 1941, comme d’ailleurs en 1975. Nous serons plus réservé, non pas sur la portée politique de ces lucciole, mais sur l’affirmation qui consiste à penser que : « la question des lucioles serait donc, avant tout, politique et historique » comme l’affirme Didi-Huberman28. Considérer que le politique englobe le poétique, c’est refuser au poétique une autonomie de pensée et d’action. On peut définir, en considérant cette épiphanie poétique, une portée politique que nous ne nions pas, et sur laquelle Pasolini insiste en 1975. Cependant, le Pasolini transposant les lucioles dans le domaine du politique a vécu, intensément et poétiquement, cette nuit, comme autant d’apparitions, de fuites et d’intermittences de la lumière, ce que ses poésies frioulanes évoquent avec force. Le glissement est l’œuvre même de Pasolini ; le politique est discrètement évoqué en 1941, mais ne constitue pas le corps central de cette expérience. Le poète s’en empare en 1975, faisant des lucioles un symbole de la lumière s’opposant aux ténèbres fascistes, mais rien en 1941 n’affirme avec certitude la primauté de la symbolique politique. L’épiphanie poétique contient en germe les formes d’une pensée politique, elle sert à critiquer les errements d’une société qui ne peut s’accorder poétiquement avec un idéal d’absolu, dans la mesure où le fascisme, celui que Pasolini dénonce avec ténacité, est essentiellement ennemi du poétique, la parole pasolinienne devenant, en ce sens, éminemment subversive. Pasolini pense en politique en 1975, ce qui n’était pas exactement le cas en 1941 ; de même, une pensée philosophique permet d’analyser l’article de 1975, mais confond le Pasolini de la fin de sa vie avec celui de 1941. La philosophie nous éclaire à partir de son lieu critique, la poétique doit en faire de même ; « la nuit des lucioles » doit donc concentrer ces deux approches qui apportent un éclairage différent et complémentaire.

14Revenons donc à ces lucciole, à leur force poétique et à l’événement qu’elles mettent en perspective : celui d’une recherche symbolique d’une lumière liée à l’éclosion du désir de langue et de chair. L’enjeu consiste donc à les retrouver dans le cœur même des poésies frioulanes, enchâssées dans le conflit de la psyché pasolinienne livrée aux tourments du désir et du corps supplicié.

  • 29 Let, p. 36-37 (Correspondance générale, op. cit., p. 37).
  • 30 Ibid.
  • 31 Ibid.
  • 32 Ibid.
  • 33 Ibid., p. 38.

15Pasolini évoque dans cette lettre sa vie quotidienne d’étudiant, ce qu’il nomme les parténai, et la visite qu’il fit à un bordel bolognais en compagnie de son ami Paria, là où « […] alle latebre di un allegro meretricio, dove grasse mamme e aliti di nude quarantenni ci hanno fatto pensare con nostalgia ai lidi dell’ innocente infanzia29. » Les lucioles, il les rencontre après un repas et lors d’une promenade sur les collines : « […] una quantità immensa di lucciole, che facevano boschetti di fuoco dentro i boschetti di cespugli, e li invidiamo perché si amavano, perché si cercavano con amorosi voli e luci, mentre noi eravamo aridi e tutti maschi in artificiale errabondaggio30. », lumière amoureuse qui le conduit à évoquer une communion intellectuelle où l’amour et l’art ne sont qu’une seule et même chose : « Ho visto (e me stesso vedo cosí) giovanni parlare di Cézanne, e pareva parlassero di una loro avventura d’amore, con uno sguardo scintillante e turbato31. » Arrivés au faîte de la colline, les jeunes hommes sont surpris par la lumière aveuglante des projecteurs, une autre lumière que la poésie n’a pas touchée, et réfugiée dans une clairière, ils y passent la nuit « […] parlando fra noi piacevolmente, sentivamo il vento battere e infuriare nei boschi, e non sapevamo dove fossimo e che luoghi fossero intorno a noi32. » À l’aube, au terme de l’exaltation et au comble de la lumière naissante, ils boivent leurs dernières bouteilles de vin, puis Pasolini se dénude : « Io mi sono desnudato e ho danzato in onore della luce ; ero tutto bianco, mentre gli altri avvolti nelle coperte come Peones, tremavano al vento33. »

  • 34 Lecture évidente que celle de Dante par Pasolini. Au chant xxvi de l’Inferno, Dante évoque ces luci (...)

16Le récit pasolinien affirme la primauté de la lumière errante ; son éclat n’en est que plus mesuré et son apparition est nimbée d’un mystère quasi religieux, d’une révélation teintée d’un mysticisme dont on devine, au-delà des bosquets en feu, les origines chrétiennes. Cette lumière, événement de la poétique, est celle d’un éclat que l’éphémère de chaque chose menace, opposée à l’artificialité agressive des projecteurs — une lumière d’une autre origine —, teintée de fragilité toute naturelle ; elle révèle cependant ce qui apparaît avec l’aube comme la lumière du monde et du désir que Pasolini salue avec la danse et la nudité dans les formes d’un joi troubadouresque. Ces lucioles apparaissent donc, dans leur polysémie italienne, comme l’irruption du désir ; semblables aux féeries shakespeariennes du Songe d’une nuit d’été, malice exceptée, elles guident le désir du poète parmi les ténèbres : lucciola désigne également l’ouvreuse de cinéma qui montre aux spectateurs tardifs le chemin avec sa lampe, ainsi que la prostituée, ces prostituées que Pasolini avoue dans la même lettre avoir visitées. La danse et la nudité pasoliniennes ressemblent ainsi à une offre au monde du corps et de l’esprit déterminant une illumination intellectuelle, un lien inexorable avec ce monde, ce que confirment par ailleurs le cheminement vers Casarsa, vers la terre et la langue maternelles. Les lucioles, en antériorité dantesque34, désignent également la course poétique erratique, foisonnante, l’intensité de la lumière beaucoup plus déterminée par son apparition, par l’éclat de l’instant que par une longue durée du sentiment et de la pensée. Les poèmes adressés, en italien, à Franco Farolfi en juin de la même année traduisent l’idée essentielle de l’issue, celle qui permet au poète de sortir de la nuit et d’entrer dans la lumière, comme Dante, de bolge en bolge, s’était extrait de l’Enfer et de la selva oscura :

  • 35 In Let, p. 42 : « Je ne veux pas m’assoupir / parce qu’au songe / suivra le réveil… », « Je ne veux (...)

Non voglio assorpimi
     perché al sonno
          seguirà il risveglio…
[…]
Io non voglio perdermi nella notte…
     Mamma dormi vicino a me
          e tiemmi stretta la mano.
[…]
Erano in due :
     lui e la sua ombra35.

poèmes qui font écho au distique d’Ungaretti :

  • 36 « Je m’éblouis / d’infini ». Ce distique de Giuseppe Ungaretti est daté du 26 janvier 1917 et est i (...)

     M’illumino
     d’immenso36.

  • 37 Let, p. 48-49, 52 et 55.

17Les poèmes suivants, toujours en italien, soulignent le retour au pays natal de la mère, la prégnance du paysage de Casarsa sur le poète : Ritorno al paese, Ode a un fiore a Casarsa, Nostalgia d’un tempo presente et Acqua di Casarsa traduisent bien ce sentiment indispensable à l’évocation poétique prolongeant, dans la matière même de la langue, l’épiphanie37. La continuité apparaît donc naturelle : le frioulan correspond à une autre révélation, linguistique celle-là, qui permet l’éclosion d’une nouvelle lumière. Les premiers vers en frioulan évoquent naturellement le soir illuminé :

  • 38 Let, p. 60. Nous reproduisons le texte tel qu’il figure dans sa première version adressée à Luciano (...)

Sere imbarlumide, tal fosal
a cress l’aghe, na femine plene
a ciamine tal ciamp38.

18Cette première version, transcrite sous le titre Frammenti, sera reprise dans un poème adressé à Luciano Serra en août 1941, premier poème en frioulan intitulé El nini muart, publié par la suite dans Poesie a Casarsa avec quelques variantes linguistiques. Ces soirs, qui deviendront singuliers dans la version publiée, renouant en quelque sorte avec une portée générale, révèlent le paradoxe des naissances futures que sanctifie l’image de la femme enceinte cheminant à travers les champs, lumière éblouissante revenant à plusieurs reprises :

  • 39 TlP I, p. 13 : « Ô moi, jeune homme, serein / le soir colore l’ombre / sur les vieux murs : dans le (...)

O me donzel, serena
la sera a tens la ombrena
tai vecius murs : tal sèil
la lus a imbarlumìs39

  • 40 Dans L’Italiano è ladro : « io e te si partiva pel sentiero, sui muschi / e i frondai molli di guaz (...)
  • 41 Le vers du second poème où ce mot est présent ne figure pas dans La nuova gioventù.
  • 42 Un parallèle pourrait être établi avec Œdipe roi : l’aveugle s’est volontairement privé de la lumiè (...)

19Les termes « imbarlumide — imbarlumìs » qui appartiennent au frioulan, ne peuvent être totalement traduits par Pasolini, à tel point que l’édition de Poesie a Casarsa laisse tel quel le mot frioulan que le poète italianise d’ailleurs dans un poème postérieur40. Dans La meglio gioventù et La nuova gioventù, le mot est traduit en italien par « luminosa » dans le premier poème et « acceca » dans le second41. Le choix et l’emploi de ce terme, proche de l’italien abbagliare, éblouir, aveugler, montre clairement l’intention pasolinienne confirmée par les traductions en italien : de lumineuse, intense, la lumière devient aveuglante42, éclats éphémères prolongeant la poétique des lucioles. C’est donc toute une poétique qui imbarlumìs le poète et répand ses éclats sur le monde ; c’est de la communion avec la terre, la langue et la mère que le chant naîtra, communion pétrie des désirs d’immensité et de chair, désirs avoués et pourtant si douloureux.

  • 43 Bassani fréquenta l’université de Bologne et Roberto Longhi dès 1935, quelques années avant Pasolin (...)

20Il est cependant difficile de relever ce qui relève de l’expérience individuelle, et ce qui découle de l’appropriation culturelle. Comme le note justement Georges Didi-Huberman, les années d’université et l’enseignement de Roberto Longhi ont dû porter leurs fruits, et quelle part de l’apprentissage de la lumière faut-il accorder aux écrits critiques d’un historien de l’art dont on connaît également l’influence sur Giorgio Bassani43 ? Cette lumière, trace du bleu du Quattrocento, des ciels effilés et des Madonne, trouve des prolongements inattendus chez Pasolini, comme une révélation soudaine qui put s’offrir à lui en contemplant ce qui demeure traces de la lumière, bien plus que lumière elle-même. Il nous plaît à penser que le peintre joué par Pasolini dans le Decameron définit la lumière et le cadre entre ses doigts pour la représenter, même si comme l’exprime Pasolini à la fin du film en regardant la fresque réalisée : « Perchè realizzare un' opera, quando è così bello sognarla soltanto ? »

21L’avènement poétique dans la langue s’effectue à partir de l’éclosion du mot, celui de « rosada » que l’on retrouve dès les premiers poèmes. L’isotopie de la lumière est en effet associée à celle de l’eau et des fontaines : de la même manière que les lucioles désignent l’éclat surprenant et éphémère, la rosée contient en son sein, par son caractère périssable, la puissance de l’évocation liquide, canaux, pluie, fontaines que l’on retrouve dans les premiers poèmes. La rosée est ainsi associée au sentiment proustien du temps passé et perdu :

  • 44 TlP I, p. 12 : « Regarde, enfant, sur nos corps / la rosée fraîche / du temps perdu. », PJ, p. 27.

Ti jos, nini, tai nustris cuàrps,
la fres-cia rosada
dal timp pierdùt44.

rosée des années enfuies d’enfance qui continue à hanter le poète trente ans plus tard :

  • 45 L’Hobby del sonetto (TlP II, p. 1121) : « L’idée qui m’a réveillée, miraculeuse comme la rosée, // (...)

L’idea che mi ha svegliato, miracolosa come la rugiada,
è quella di come e dove potrei uccidermi45

22Les fontaines de Casarsa ouvrent le recueil de 1942, poème écrit en italien dans une première version adressée en juillet 1941 à Luciano Serra, traduit par la suite en frioulan, le poète transposant ce qui figurait comme Acque di Casarsa en une Dedica symbolisant une démarche :

  • 46 TlP I, p. 9 : « Fontaine de l’eau de mon pays. // Il n’est pas d’eau plus fraîche que celle de mon (...)

Fontana di aga dal me paìs
A no è aga pì fres-cia che tal me paìs
Fontana di rustic amoùr46.

  • 47 Cf. ce qui est attesté dans les mythologies sumériennes ou dans certains écrits védiques à propos d (...)

23Les nombreuses occurrences de l’eau, de la pluie et des canaux révèlent, comme la critique l’a bien montré à propos des fontaines, une influence ibérique, celle de Machado et de García Lorca, et une inscription dans une tradition cosmologique remontant aux mythes de la création du monde47, mais elles expriment ici encore plus clairement les non-dits et les images d’un discours érotique et sensuel qui relie la naissance au paysage :

  • 48 Ibid., p. 13 : « Ô moi jeune homme ! Je nais / dans l’odeur que la pluie / exhale des prairies / d’ (...)

O me donzel ! Jo i nas
Ta l’odòur che la ploja
A suspira tai pras
Di erba viva… I nas
Tal spieli da la roja.
In chel spieli Ciarsarsa
coma i pras di rosada —
di timp antic a trima48.

24Ces occurences soulignent les évocations de Narcisse et des jeunes hommes appuyés sur la margelle des puits, images sensuelles, réellement observées par Pasolini a Casarsa ou à Versuta, et qui laissent transparaître d’autres angoisses, celles d’un désir retenu conduisant à la mort :

  • 49 Ibid., p. 17 : « Appuyé sur la margelle du puits, pauvre garçon, / tu tournes vers moi ton visage g (...)

     DAVID
Pognèt tal pos, puòr zòvin,
ti voltis viers di me il to ciaf zintìl
cu’ un ridi pens tal vuj.
Ti sos, David, coma un toru ta un dì di Avrìl
che ta li mans di un frut ch’al rit
al va dols a la muàrt49.

25Les Poesie a Casarsa et l’ensemble de La meglio gioventù sont traversées par l’évocation agreste du paysage de Casarsa tissant le décor d’une évocation du désir naissant : images des jeunes hommes, des canaux, des champs traversés par les paysans, images des étés du désir que viendra infirmer la réécriture de La nuova gioventù plus de trente ans après ; le désir est alors devenu, en partie seulement, l’expression d’un corps en souffrance que l’on devine parfois dans le texte de 1941.

*

26L’épiphanie des lucioles, la découverte incantatoire de la lumière et la réappropriation de la langue frioulane se nouent chez Pasolini à une exaspération des pulsions érotiques, Trieben de vie et de mort mêlées. Éros et Thanatos sont liés dès les premiers essais poétiques ; on sait qu’ils déterminent chez l’auteur des Poesie a Casarsa un cheminement repoussant les limites de la représentation des scènes érotiques, souvent liées à la violence la plus crue, à l’insoutenable par lequel on définit souvent Salò ou les cent vingt journées de Sodome. Dans quelle mesure les poésies frioulanes permettent-elles de comprendre les origines de ces images ? Dès les premiers poèmes, apparaissent avec netteté les images du corps souffrant que l’on conçoit comme une identification christique atteignant son apogée dans une mise en perspective singulière quand le cinéaste accorde à sa propre mère le rôle de la Vierge dans L’Évangile selon Matthieu. Cette identification christique conduit aux images du sacrifice et du corps souffrant ; Pasolini l’évoque en notant ces images entrevues dès l’enfance :

  • 50 In René de Ceccaty, Pasolini, op. cit., p. 30.

Dans mon imagination, affleurait expressément le désir d’imiter Jésus dans son sacrifice pour les autres hommes, qui consistait à être condamné et tué, quoique tout à fait innocent. […] Ce martyre public finit par devenir une image voluptueuse et peu à peu je fus cloué, le corps entièrement nu50.

  • 51 In Le Divan du Tamarit (Poésies III, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2005, p. 157).

27On pourrait aisément repérer dans la constitution de la psyché pasolinienne les formes d’un trauma originel entre l’ombre portée d’un père absent, faisant sacrifice de son corps à la guerre, revenant chez lui diminué et alcoolique, et une mère modèle de soutien et de courage, tissant avec ses fils une relation fusionnelle dont on sait que Pier Paolo ne se départit jamais. On peut également penser que la mort du jeune frère, sacrificielle elle aussi, poussa Pasolini jusque dans ses retranchements, et que ces images de corps malmenés, sacrifiés, souffrants et même dépecés répondent en grande partie à ce que représente la mort de Guido, tout au moins un chemin désormais emprunté dès les années de Versuta et que le poète a parcouru avec peine et tourments. L’homosexualité pasolinienne vécue et assumée en un temps où il n’était pas facile de le faire l’a offert à la vindicte populaire, que ce soit d’ailleurs dans les premières années de l’après-guerre, lors du procès qui le conduisit en exil, que dans les années soixante où il occupa la place d’un intellectuel résolument libre, mais payant le prix de sa liberté. Quoi qu’il en soit, la vision extatique, lumineuse, du corps souffrant s’affirme déjà avec force dans les premières poésies frioulanes. Ce Nini muàrt que nous avons déjà évoqué, et qui s’inspire clairement de la Gacela del niño muerto de García Lorca51 — une autre figure sacrificielle pour Pasolini — est accompagné par la lumière du soir et l’eau des fossés qui monte inexorablement :

  • 52 TlP I, p. 10 : « L’Enfant mort // Soir lumineux, l’eau monte / dans le fossé, une femme enceinte / (...)

Sera imbarlumida, tal fossàl
a cres l’aga, na fèmina plena
a ciamina pal ciamp.
Jo ti recuardi, Narcìs, ti vèvis il colòur
da la sera, quand li ciampanis
a sùnin di muàrt52.

28Évocation de Narcìs ou de David gardant entre ses mains le taureau qui s’en va à la mort, ce Linguaggio dei fanciulli di sera s’ouvre par les Ciants di un muàrt comme une veillée funèbre s’emplit de cris et de lamenti, images du rosaire et d’un fanciullo auquel est dédié un poème où la chair devient lumière au ciel, emplie de fraîcheur, et que définit le destin d’un pur, destin beaucoup plus empreint de pessimisme dans la réécriture de La nuova gioventù où l’absence révèle la trahison. La Pastorela di Narcìs illustre pleinement l’identification christique où un vendredi de fête — le vendredi saint — est décrite la rencontre du Je poétique et narratif avec une jeune fille blonde ramassant de l’herbe dans la brume, jeune fille qui, épiée, s’avère être l’image réfléchie de ce sujet parlant et écrivant, fixation autoérotique et narcissique :

  • 53 Ibid., p. 70 : « […] et à sa place, c’est moi : / je me vois assis sur une souche / sous les branch (...)

[…] e al so post i soj jo :
mi jot sintàt ta un soc
sot i rams dal pòul.
I vuj di me mari
     neris coma il fons dal stali,
il stomi lusìnt
          sot da l’abit risìnt
     e una man pojada sora il grin53.

29C’est plus sûrement dans le poème Il dì da la me muàrt que Pasolini révèle l’intensité d’un tourment insurmontable, celui de la confrontation du désir et de la mort, du corps aimant et souffrant et du dernier plaisir accordé par un jeune homme, la main posée sur un ventre de cristal :

  • 54 Ibid., p. 78-79 : « Sous un tiède tilleul de verdure / je chuterai dans le noir / de ma mort qui di (...)

Sot di un tèj clìpit di vert
     i colarài tal neri
da la me muàrt ch’ a dispièrt
     i tèjs e i soreli.
     I bièjs zuvinùs
a coraràn ta chè lus
     ch’ i ài pena pierdùt,
     svualànt fòur da li scuelis
     cui ris tal sorneli.
Jo I sarài’ ciamò zòvin
     cu na blusa
clara
e i dols ciavèj ch’ a plòvin
     tal pòlvar
amàr.
     
Sarài’ ciamò cialt
e un frut curìnt pal sfalt
     clìpit dal viàl
     mi pojarà na man
     tal grin de cristàl54.

30Réminiscences de l’Inferno de Dante, ces corps abandonnés, sans qu’il soit nettement fait allusion à un événement politique, trahissent le malaise de Pasolini en ces années où le désir éveillé se noue à la pulsion de mort, les corps semblant se désarticuler ou plutôt s’effondrer, la lumière des lucioles désormais enfuie, perdue, l’esprit entrant dans les ténèbres accompagné par la caresse d’un jeune homme sur un ventre pur et transparent d’un corps agenouillé. La mise en croix du désir est accomplie.

  • 55 Le compte rendu de Gianfranco Contini aurait dû paraître dans Primato, une revue littéraire, mais f (...)

31Le lieu de l’écriture, le lieu natal de la mère et le désir sont étroitement liés par l’évocation des jeunes hommes, jeunes paysans de Casarsa dont nous pouvons penser qu’ils ne furent pas pour le poète que de simples amis, mais l’objet d’un désir dissimulé, socialement occulté jusqu’en 1949, mais transparaissant nettement dans l’ensemble des poèmes frioulans. C’est sans doute cette inscription singulière du sujet qui mène à une lecture exemplaire : elle définit le poète Pasolini bien plus que les proclamations renaissantistes du Stroligùt, elle modèle la langue et le poème vers une expression unique que remarqua Gianfranco Contini en la qualifiant de « scandalo55 », notant ce qui est de l’ordre de la transgression, cette poésie tranchant avec tout ce qui existait alors comme littérature dialectale. Les évocations des paysages et des jeunes hommes ne constituent nullement une louange du Frioul, rien de tout cela, mais révèlent l’inscription d’une identité problématique dans le texte : en se saisissant d’une langue neuve, Pasolini est arrivé à la hisser à la hauteur d’une langue littéraire qu’il entend toute sa vie pétrir, modeler, former afin de donner corps au poème.

*

  • 56 Cf. note 13.
  • 57 TlP I, p. xv.
  • 58 Institutrice, elle écrivait des poésies. Pasolini l’a souvent présentée comme celle qui lui révéla (...)

32Les poésies frioulanes de Pasolini, rassemblées en 1941, réécrites au début des années 1970, poursuivent donc une quête unique : celle de la langue et du désir, du désir de langue et de l’évocation quasi impossible en 1941 du désir de chair, celui des dévoilements successifs de l’identité spectrale et de la meditatio mortis selon l’expression de Massimo Cacciari56. Pour comprendre et apprécier ce cheminement, ces permanences et ces ruptures, il faut revenir à 1941, au long apprentissage poétique qui fut celui de Pasolini à Bologne, et à ce qui fonde non seulement sa culture, mais son expression. Comme l’écrit avec justesse Fernando Bandini : « […] Pasolini pensa alla scrittura poetica come scrittura privilegiata, luogo dell’ assoluto, dove ogni asserzione diventa verità e il privato può presentarsi come un universale57. » La nuit des lucioles consiste en un dépassement de soi, une ouverture vers un monde nouveau où la parole et le corps peuvent se libérer, l’espace d’un moment, afin de suivre les traces de la lumière, éphémères traces éperdues dans les ténèbres. La recomposition du sujet littéraire en frioulan fait écho au cheminement vers le lieu natal de la mère, et à la nécessaire séparation qu’il produit : la fusion conditionne également une forme de distance linguistique, celle de la langue que la mère aurait perdue, et littéraire, prolongement de la culture scolaire de Susanna Colussi58. Ainsi comprises, les poésies frioulanes reflètent bien plus un engagement personnel qu’une préoccupation renaissantiste, même si cette dernière fut réelle et nécessaire à la construction d’un sujet Pasolini. Les mots de la langue de Casarsa demeurent perdus, oubliés, et Pasolini se doit de les inscrire dans une poétique en construction. Il n’en demeure pas moins qu’ils élaborent, dans leur nouveauté et leur éclosion, les contours et les fondations d’une perte originelle, d’une distance que sanctifie la permanence de L’Amor de lonh de Jaufre Rudel sous le signe duquel s’ouvre La meglio gioventù de 1941, renouvelé en 1975 par l’insistance de la dédicace à Contini, le « sempre » défiant le temps. Les fondations de cette poésie, entre autres images celles du désir, des fontaines, du paysage de Casarsa et des corps souffrants, sont en place pour une œuvre future, bien que Pasolini, homme en mouvement comme on a pu le suggérer pour Montaigne, réfute dans le miroir le reflet d’une identité figée. La réécriture de la Gioventù, qu’elle soit meglio ou nuova, traduit l’espace-temps ainsi que son abolition dans une contradiction acceptée, revendiquée, que le poète fait sienne. La nuit des lucioles initie, par l’événement qu’elle constitue et qu’elle place indirectement en poésie, les formes d’une avventura terrestre que seule la lumière pouvait accompagner, illustrer, mais une lumière dont on devine les traces inscrites dans notre mémoire : celles des lucioles s’inscrivent dans la chair de la langue, l’épaisseur du poème, la puissance du désir et l’effondrement du corps. Impossible désir que celui de la jeunesse perdue comme l’exprime la chanson traditionnelle qui servit de modèle au titre du recueil de 1954 : « La megio zoventù la va soto terra ». Pessimisme fondamental ou lucidité exemplaire, on ne pourrait et on ne devrait trancher ; il faut pour comprendre la poésie de Pasolini seguire la luce delle lucciole.

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Notes

1 Nous nous référons essentiellement aux deux volumes des poésies complètes : Pier Paolo Pasolini, Tutte le poesie, a cura e con uno scritto di Walter Siti, saggio introduttivo di Fernando Bandini, cronologia a cura di Nico Naldini, 2 vol., Milano, Mondadori, « I Meridiani », 2003. La meglio gioventù et les autres poésies frioulanes figurent aux pages 1-380 du premier volume, La nuova gioventù aux pages 391-527 du second volume (abrégés désormais par TlP I ou TlP II). Cf. également la traduction française, Poésie 1953-1964, Paris, Gallimard, 1980 et Poèmes de jeunesse et quelques autres, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1995 (abrégé en PJ). Sauf indication contraire, les traductions françaises sont tirées de ce recueil. Ce dernier ouvrage contient des extraits de La meglio gioventù et de La nuova gioventù (p. 21-67).

2 Remarquons donc que le frioulan occupe une place paradoxale, étagée de diglossie intérieure. Le vénitien est un dialecte de plus haut prestige, aux œuvres littéraires conséquentes, et le frioulan apparaît se conformer suivant le parler d’Udine, variété de la rive nord du Tagliamento. Le parler de Casarsa, dans lequel Pasolini a écrit, est en 1941 considéré comme rustique.

3 Fascinus désigne le sexe masculin. L’aveu du thetis conforte notre point de vue, référentiel inconscient du teta-veleta de l’enfance pasolinienne selon Gianfranco Contini. Pasolini a explicité l’image du teta-veleta, révélation de la partie intérieure des genoux des jeunes garçons qui éveilla ses désirs sensuels et sexuels : « Ce sentiment d’affection, je l’avais appelé Teta-veleta. Il y a quelques jours, Contini m’a fait observer qu’en grec Thetis veut dire sexe (masculin ou féminin) et que Teta-veleta serait un reminder du type dont on use dans les langues archaïques. Ce même sentiment de Teta-veleta, je l’ai éprouvé pour la poitrine de ma mère. » (In Nico Naldini, Pasolini, Paris, Gallimard, 1991 (cf. également Dacia Maraini, E tu chi eri ? 26 interviste sull’ infanzia, Milano, Rizzoli, 1998, p. 316-328).

4 Guido Pasolini, né en 1925, a trois ans de plus que Pier Paolo. Il s’engage dans la résistance dès 1944 et est capturé par des partisans titistes, favorables au rattachement du Frioul à la future Yougoslavie. Il s’échappa, mais fut rattrapé et assassiné à coups de pioche après avoir creusé sa tombe. À trente années de distance, les deux frères connurent le même supplice.

5 Cf. Stroligut di cà da l’Aga (1944) — Il Stroligut (1945-1946) Quaderno romanzo (1947), riproduzione anastatica delle reviste dell’ Academiuta friulana, a cura del circolo filologico linguistico padovano, Padova, 1983.

6 Le 22 octobre 1949, Pasolini est dénoncé pour avoir entraîné deux jeunes garçons dans un bosquet. Il est ensuite radié de l’éducation nationale et exclu du parti communiste qui entend « dénoncer encore une fois les délétères influences de certains courants idéologiques et philosophiques des Gide, Sartre et autres poètes et littérateurs décadents qui se veulent progressistes, mais qui en réalité recueillent les plus délétères aspects de la dégénérescence bourgeoise. » (cf. TlP I, p. xx et René de Ceccaty, Pasolini, Paris, Gallimard, « Folio Biographie », 2005, p. 90 et suiv.). Il part pour Rome en janvier 1950 et sera condamné en décembre de la même année à trois mois de prison avec sursis.

7 Roberto Longhi (1890-1970), historien de l’art, exerça un magistère reconnu à Bologne puis à Florence. Il fut l’époux de la romancière Anna Banti avec qui il anima la revue Paragone et l’un des maîtres du Ferrarais Giorgio Bassani.

8 Cf. entre autres références la citation de Peire Vidal en en-tête de Poesie a Casarsa : « Ab l’alen tir vas me l’aire / Qu’eu sen venir de Proensa : / Tot quant es de lai m’agensa », celle d’Antonio Machado en en-tête de Suite furlana : « Mi juventud, veinte años en tierra de Castilla… », et la dédicace à Gianfranco Contini de La meglio gioventù qui cite « L’Amor de loinh » de Jaufre Rudel. La première citation a disparu dans l’édition de La nuova gioventù.

9 Cf. notre ouvrage L’Enfant, la mort et les rêves. Frédéric Mistral, Perpignan, Trabucaire, 2004.

10 Gianfranco Contini (1912-1990) écrivit un compte rendu de Poesie a Casarsa en 1943.

11 Les activités de traduction de Pasolini sont nombreuses à cette époque. Il traduit notamment en frioulan ou en italien, outre les classiques de l’Antiquité, le félibre Théodore Aubanel, les catalans Joan Rois de Corella, Jacint Verdaguer, Josep Carner, les Français Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Laforgue, Apollinaire notamment, les Castillans Jimenez, Salinas, Guillén, García Lorca, l’Anglais Eliot, les Allemands Hölderlin, George, Trakl… (cf. TlP II, p. 1329- 1505).

12 Carles Cardó i Sanjoan (1884-1958), poète, érudit, traducteur catalan, qui collabora entre autres à La Veu de Catalunya. Il s’exila en Suisse, à Fribourg, où il se lia d’amitié avec Contini. Carles Cardó fit connaître à Pasolini la poésie catalane médiévale et contemporaine. Pasolini présente et traduit de nombreux poètes catalans dans le n° 3 des Quaderno romanzo qui reprend la numéritation du Stroligùt.

13 Cf. l’étude de Massimo Cacciari, « Pasolini provençal », parue dans la revue Po&sie (Paris, Belin, 1996) (disponible sur internet sur www.lyber- eclat.net/lyber/cacciari/pasolini.html), reprise d’un article antérieur publié en 1988 chez Garzanti à Milan. Notons qu’une traduction en occitan moderne des poésies frioulanes a été publiée (La Nòva Joventut, traductions de Pierre Bec, Toulouse, Institut d’Études Occitanes, 1987).

14 « Livio parlait évidemment de choses simples et innocentes. Le mot « rosada », prononcé par ce matin ensoleillé, n’était qu’une pointe expressive de sa vivacité orale. / Certainement ce mot, à travers tous les siècles de son usage dans le Frioul qui s’étend au-delà du Tagliamento, n’avait jamais été écrit. Ce n’avait été toujours qu’un son. / Quoi que j’aie été en train de faire ce matin-là, peindre ou écrire, je m’interrompis alors aussitôt : ça fait partie du souvenir hallucinatoire. Et j’écrivis immédiatement des vers dans ce parler frioulan de la rive droite du Tagliamento, qui jusque-là n’avait été qu’un ensemble de sons : je commençais en premier lieu, à rendre graphique le mot ROSADA. » (In Nico Naldini, Pasolini, op. cit., p. 38 et René de Ceccaty, Pasolini, op. cit., p. 53). Cf. également Francesca Cadel, La Lingua dei desideri. Il dialetto secondo Pier Paolo Pasolini, Manni, Lecce, 2002 et du même auteur La Langue de la poésie. Langue et dialecte chez Pier Paolo Pasolini (1922-1975) et Andrea Zanzotto,, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2001.

15 Albino Pierro (1916-1995), poète lucanien, a écrit dans le dialecte tursitano. Pierro raconte sa « conversion » au dialecte de Tursi en septembre 1959, de retour à Rome, quand il prit conscience de « ‘a parlèta frische du paise » (cf. Albino Pierro, Metaponte, Paris, Orphée — La Différence, 1996).

16 La correspondance de Pasolini a été publiée en deux volumes. Nous faisons référence à : Lettere 1940-1954, a cura di Nico Naldini, Einaudi, Torino, 1986 (désormais abrégé en Let) (traduction française : Correspondance générale (1940-1975), texte établi et présenté par Nico Naldini, lettres choisies de l’italien par René de Ceccaty, Paris, Gallimard, 1994).

17 Lettre à Luciano Serra du 18 juillet 1941 (Let, p. 46-50 et 69-77).

18 Chez la Libreria Antiquaria Mario Landi (cf. la bibliographie publiée in TlP II). Notons que la préposition a peut avoir en italien un sens attributif ou de localisation. Les Poesie proviennent de Casarsa et lui sont offertes.

19 Firenze, Sansoni, « Biblioteca di Paragone ». La gestation du recueil est maintenant bien connue. Pasolini avait pensé à plusieurs titres, notamment Romancero et Ciants di un muàrt.

20 Respectivement à Milan chez Garzanti et toujours à Milan chez Longanesi.

21 In Nuova Corrente en janvier 1955 (TlP II, p. 791-878).

22 Parma, Guanda. Traduction française : Les Anges distraits, Paris, Gallimard, 1995 (« Folio », 2001).

23 Parma, Guanda, pour les deux titres.

24 « Pour moi, maintenant écrire en frioulan est le moyen que j’ai trouvé pour fixer ce que les symbolistes et les musiciens du xixe siècle ont tant cherché (et même notre Pascoli si maladroitement que ce soit), à savoir une « mélodie infinie ». (lettre de novembre 1945 à Franco De Gironcoli in Nico Naldini, Pasolini, op. cit., p. 92).

25 TlP I, p. 9 et TlP II, p. 407.

26 Let, p. 36-38, Correspondance générale, op. cit., p. 36-38.

27 « L’articolo delle lucciole », in Saggi sulla politica e sulla società, edizione di W. Siti e S. De Laude, Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1999, p. 404-411. L’article publié auparavant dans le Corriere della sera le 1er janvier 1975 s’intitulait « Il vuoto del potere in Italia ».

28 Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009, p. 20.

29 Let, p. 36-37 (Correspondance générale, op. cit., p. 37).

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Ibid., p. 38.

34 Lecture évidente que celle de Dante par Pasolini. Au chant xxvi de l’Inferno, Dante évoque ces lucioles : « Quante ‘l villan ch’al poggio si riposa, / nel tempo che colui che ‘l mondo schiara / la faccia sua a noi tien meno ascosa, / come la mosca cede a la zanzara, / vede lucciole giú per la vallea » (« Comme le paysan se reposant sur le coteau, / pendant le temps où le flambeau du monde / nous tient sa face le moins longtemps cachée, / à l’heure où la mouche fait place au moustique, / voit des lucioles dans la vallée »), in La Divine Comédie Inferno, traduction de Jacqueline Risset, Paris, Garnier — Flammarion, 1992, p. 237-239. La portée des vers de Dante est politique, car elle concerne la lumière de la bolge des « conseillers perfides ». L’intertextualité dantesque est évidente chez Pasolini, mais elle ne suffit pas à conduire une analyse politique excluant le poétique. Nous ne pouvons pas écarter une explication purement physique faisant de la lumière du crépuscule estival le décor d’une danse des lucioles, phénomène fréquemment observable en Italie.

35 In Let, p. 42 : « Je ne veux pas m’assoupir / parce qu’au songe / suivra le réveil… », « Je ne veux pas me perdre dans la nuit… Maman, dors près de moi / et tiens moi la main serrée. », « Ils étaient deux : / lui et son ombre » (traduction de notre fait).

36 « Je m’éblouis / d’infini ». Ce distique de Giuseppe Ungaretti est daté du 26 janvier 1917 et est intitulé Mattina. Son premier titre était Cielo e mare (Giuseppe Ungaretti, Vie d’un homme. Poésie 1914-1970, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1981, p. 80).

37 Let, p. 48-49, 52 et 55.

38 Let, p. 60. Nous reproduisons le texte tel qu’il figure dans sa première version adressée à Luciano Serra. Quelques variantes linguistiques le distinguent de la version publiée dans Poesie a Casarsa : « Soirs lumineux, l’eau monte / dans le fossé, une femme enceinte / chemine à travers le champ. » (traduction de notre fait).

39 TlP I, p. 13 : « Ô moi, jeune homme, serein / le soir colore l’ombre / sur les vieux murs : dans le ciel / la lumière rend aveugle », PJ, p. 28-29 (traduction de notre fait)

40 Dans L’Italiano è ladro : « io e te si partiva pel sentiero, sui muschi / e i frondai molli di guazza, / imbarlumiti dall’ alba, che gusto ! » « nous allions tous deux sur le sentier, sur les mousses / et les amoncellements de branches molles de rosée, / illuminées par l’aube, quel délice ! » (traduction de notre fait), in TlP II, p. 795.

41 Le vers du second poème où ce mot est présent ne figure pas dans La nuova gioventù.

42 Un parallèle pourrait être établi avec Œdipe roi : l’aveugle s’est volontairement privé de la lumière du monde en accomplissant un sacrifice.

43 Bassani fréquenta l’université de Bologne et Roberto Longhi dès 1935, quelques années avant Pasolini. La trajectoire d’écriture et de pensée des deux écrivains est différente, mais tous deux s’accordent sur une forme de dénonciation du fascisme et de l’intolérance bien visible dans Gli occhiali d’oro par exemple, récit évoquant les années d’étude de Bassani.

44 TlP I, p. 12 : « Regarde, enfant, sur nos corps / la rosée fraîche / du temps perdu. », PJ, p. 27.

45 L’Hobby del sonetto (TlP II, p. 1121) : « L’idée qui m’a réveillée, miraculeuse comme la rosée, // est comment et où pourrais-je me tuer » (traduction de notre fait).

46 TlP I, p. 9 : « Fontaine de l’eau de mon pays. // Il n’est pas d’eau plus fraîche que celle de mon pays. // Fontaine d’amour rustique. » (traduction de notre fait).

47 Cf. ce qui est attesté dans les mythologies sumériennes ou dans certains écrits védiques à propos de l’eau-sperme du créateur jaillissant sur le monde.

48 Ibid., p. 13 : « Ô moi jeune homme ! Je nais / dans l’odeur que la pluie / exhale des prairies / d’herbe vive… Je nais / dans le miroir du canal. // Dans ce miroir Casarsa / — comme les prairies de rosée — / tremble depuis bien longtemps. » (traduction de notre fait).

49 Ibid., p. 17 : « Appuyé sur la margelle du puits, pauvre garçon, / tu tournes vers moi ton visage gracieux, / un rire pensif dans tes yeux. // Tu es, David, comme un taureau un jour d’Avril / qui entre les mains d’un enfant moqueur / s’en va doucement vers la mort. » Le poème est également inspiré par une sculpture de Giovanni Manzù.

50 In René de Ceccaty, Pasolini, op. cit., p. 30.

51 In Le Divan du Tamarit (Poésies III, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2005, p. 157).

52 TlP I, p. 10 : « L’Enfant mort // Soir lumineux, l’eau monte / dans le fossé, une femme enceinte / chemine à travers le champ. // Je me souviens de toi, Narcisse, tu revêtais la couleur / du soir, quand les cloches / sonnent le glas. » (traduction de notre fait).

53 Ibid., p. 70 : « […] et à sa place, c’est moi : / je me vois assis sur une souche / sous les branches du peuplier. / Les yeux de ma mère, noirs comme le fond de l’étable, / la poitrine brillante / sous l’habit neuf / et une main posée sur le ventre. » (traduction de notre fait). « Grin », « grembo » en italien, désigne la cavité que fait le corps quand on est agenouillé, recroquevillé, ainsi que la matrice. Conformément à son étymologie latine « gremium », « grembo » désigne par extension l’intériorité des choses ou de quelqu’un ; on évoquera ainsi « il grembo della terra » La portée érotique de ce « ventre » est à remarquer, ainsi d’ailleurs que la position du fœtus soulignant l’image poétique.

54 Ibid., p. 78-79 : « Sous un tiède tilleul de verdure / je chuterai dans le noir / de ma mort qui disperse / les tilleuls et le soleil. / Les beaux garçons / courront dans cette lumière / que je viens de perdre, / s’enfuyant des écoles / boucles sur le front. // Je serai encore jeune / vêtu d’une chemise claire / les doux cheveux tombant en pluie / sur la poussière amère. / Je serai encore chaud / et un enfant courant sur l’asphalte / tiède de la chaussée / posera une main / sur le ventre de cristal. » (traduction de notre fait).

55 Le compte rendu de Gianfranco Contini aurait dû paraître dans Primato, une revue littéraire, mais fut censuré en raison de son sujet « dialectal ». Il parut dans Il Corriere del Ticino le 24 avril 1943. Contini écrit qu’il faut se rendre compte du « scandale que [cette publication] introduit dans les annales de la poésie dialectale. » On peut également penser que Contini, fin lecteur, se rendit compte d’un autre « scandale » que pouvait causer Poesie a Casarsa.

56 Cf. note 13.

57 TlP I, p. xv.

58 Institutrice, elle écrivait des poésies. Pasolini l’a souvent présentée comme celle qui lui révéla la présence poétique du monde.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Casanova, « Pier Paolo Pasolini, « meglio » et « nuova gioventù » : dépassement et horizons illuminés de « la nuit des lucioles » »Revue des langues romanes [En ligne], TOME CXVIII N°2 | 2014, mis en ligne le 28 mai 2020, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/2846 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.2846

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Auteur

Jean-Yves Casanova

Centre de Recherches Poétiques et Histoire Littéraire
UPPA

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