Je remercie vivement Myriam Bras et Louise Esher qui ont bien voulu relire cet article.
1Dans les vallées occitanes d’Italie, tant dans la zone septentrionale (vallées occitanophones de la province de Turin) que dans la partie méridionale (vallées de la province de Cuneo), le futur et le conditionnel présentent plusieurs particularités, tant du point de vue de la morphologie du futur synthétique et du conditionnel, que par la présence de plusieurs formes périphrastiques exprimant le futur.
- 1 « Occitan cisalpin septentrional » doit être pris ici dans une acception large, c’est-à-dire : l’e (...)
- 2 Salbertrand, Oulx, Jouvenceaux (commune du Sauze-d’Oulx), Bardonnèche, Champlas, dans l’ancien esc (...)
- 3 Val Germanasca et Val Pellis (voir bibliographie).
2Dans le présent article, nous étudierons ces particularités, plus spécifiquement dans la partie septentrionale1 (voir cartes en annexes I et II). Cette zone est exceptionnellement bien documentée. En effet, il existe neuf monographies d’une cinquantaine de page sur des parlers localisés2 ou des zones géographiques restreintes3, qui concernent pour l’essentiel la morphologie, une thèse de doctorat sur le parler d’Usseaux dans la Haute Vallée du Cluson (Alta Val Chisone) (Amaro-Péguy 2014), une tesi di laurea sur le parler de Cels (commune d’Exilles) dans la Vallée d’Oulx (Valle d’Oulx) ou « Haute Vallée de Suse » (Alta Val di Susa) (De La Coste 1989), et une autre sur le parler d’Inverso Pinasca (Griset 1966) dans le Moyen Cluson, un ouvrage sur le parler de Chaumont (Chiomonte) (Sibille 2019), la grammaire du parler de Rochemolles d’Angelo Masset (1997), celle plus sommaire d’Andrea Vignetta (1981) sur la Media-Alta Val Chisone (c’est-à-dire Fénestrelle et Mentoules, et les hameaux qui en dépendent), et enfin, les travaux de Morosi (1890) sur les parlers vaudois (Bas Cluson, Germanasca, Pellis) et ceux de Talmon (1914) sur Pragela. On dispose également de textes littéraires et d’ethnotextes.
- 4 L’aperture du E est variable suivant les parlers avec des distributions différentes suivant les pe (...)
- 5 Dans le présent article, les citations de mots ou morphèmes occitans non contextualisés sont en it (...)
- 6 Dans une partie de la zone languedocienne (languedocien sud-oriental), ‘-rai’ [ɾˈai̯] peut évoluer (...)
3Contrairement aux autres variétés d’occitan, les parlers Alpins présentent généralement, au futur, une désinence comportant une voyelle [e] (ou [ε]) sur tout le paradigme, de type : P1 ‘-rei’ /ɾˈei̯/, P2 ‘-rès’ /ɾˈɛs/, P3 ‘-ré’ /ɾˈe/, P4 ‘-rem’ /ɾˈen/, P5 ‘-retz’ /ɾˈe(s)/, P6 ‘-rén’ /ɾˈen/4 (ex. : ‘parlarei5’ « je parlerai », ‘parlarès’ « tu parleras » etc.) au lieu des formes plus répandues : ‘-rai’, ‘-ràs’, ‘-rà’, ‘-rem’, ‘-retz’, ‘–ràn6’ (ex. : ‘parlarai’ « je parlerai », ‘parlaràs’ ‘tu parleras’ etc.). Les parlers des vallées occitanophones d’Italie présentent, en outre, une autre particularité : l’extension du type à voyelle thématique [a] de la première conjugaison : ‘-arei’, -‘arès’, ‘-aré’, etc., à la troisième conjugaison et parfois à la deuxième. Ce type apparaît également de façon sporadique, dès le début du xvie siècle, dans les environs de Briançon.
- 7 Suffrarey « je souffrirai » (2 occurrences, v. 1212 et 1950), suffrarés « tu souffriras » (v. 1862 (...)
- 8 Apertagnaré « il conviendra » (v. 2569), cognoysaré « il connaîtra » (v. 3594), reculharén « nous (...)
- 9 Pour le Mystère de saint Eustache et l’Historia Petri et Pauli, nous n’avons pas fait de relevé ex (...)
4Dans les mystères briançonnais du xvie siècle, les verbes des 2e et 3e conjugaisons présentent parfois, au futur et au conditionnel, à côtés des formes canoniques formées sur la base de l’infinitif, de type sentirey « je sentirai », sentiriouc « je sentirais », batrey « je battrai », batriouc « je battrais », des formes en -ar- de type : sentarey, sentariouc, batarey, batariouc. Nous en avons relevé neuf occurrences dans la Passion de saint André7, et trois dans le Mystère de saint Antoine8. Nous avons également relevé : cognoysario « il connaîtrait » (v. 1040), cognoysarén « nous connaîtrons » (v. 1556), ubraré « Il ouvrira » (v. 2214) et creysaré « il croîtra » (v. 2679) dans le Mystère de saint Eustache, et suffrarey (v. 1337) dans l’Historia Petri et Pauli9. Le Mystère de saint Antoine présente également une occurrence d’une forme à voyelle thématique e : atenderey « j’attendrai ».
- 10 [emaɾˈɛ] « j’aimerai », [emaɾjˈu] « j’aimerais » ; [partiɾˈɛ] « je partirai », [partiɾjˈu] « je pa (...)
5Le même polymorphisme se retrouve à l’époque contemporaine à Cervières (à 9 km de Briançon). Dans Le parler de Cervières (Roux 1964), l’auteur, après avoir cité les formes canoniques dans les tableaux des conjugaisons régulières10, cite, dans le chapitre sur les verbes irréguliers, les formes suivantes :
[kyjaɾˈɛ] « je cueillerai », [kyjaɾjˈu] ou [kɥejaɾjˈu] « je cueillerais » etc.
[kuzaɾˈɛ] « Je coudrai », [kuzaɾjˈu] « je coudrais » etc.
[mwɔʀdʀˈɛ] « je mordrai », [mwɔʀdaɾjˈu] « je mordrais » etc.
[sabʀˈɛ] « je saurai », [sabaɾjˈu] « je saurais » etc.
[segaɾˈɛ] « je suivrai », [segaɾjˈu] « je suivrais » etc.
- 11 Bien qu’étant un fait minoritaire, la dissymétrie entre thème du futur et thème du conditionnel n’ (...)
6On observe que pour [kɥˈi] « cueillir », [kɥø] « coudre » et [sˈege] « suivre », le futur et le conditionnel sont construits avec le même thème en -aɾ(j)-, ce parallélisme est rompu en ce qui concerne [sabˈe] « savoir » et [mwˈɔʀdʀe] « mordre », puisque pour ces verbes présentent un suffixe thématique –ʀ- au futur, et un suffixe -aɾj- au conditionnel11. On peut toutefois se demander si ceci n’est pas dû à un certain polymorphisme et il n’est pas dit que les formes [mwɔʀdaɾˈɛ], [sabaɾˈɛ], [segʀˈɛ] soient impossibles dans le parler considéré.
7Les parlers cisalpins méridionaux (Province de Cuneo) ont souvent généralisé le type à voyelle thématique -a-, à l’ensemble des conjugaisons : ‘chantaré’ « il chantera », ‘chantaria’ « il chanterait » ; ‘partaré’ « il partira », ‘partaria’ « il partirait » ; ‘finissaré’ « il finira », ‘finissaria’ « il finirait » ; ‘vendaré’ « il vendra », ‘vendaria’ « il vendrait », parfois aussi le type en -e- ou celui en -ə- : ‘chateré’ [ʧanterˈe]/[ʧantərˈe] « il chantera » etc. On trouve le type en -a-, notamment à : Chianale (Ottonelli 2012), Bellino (Bernard 1993) et Sampeyre (Pompon 2016) en Val Varaita ; Sant’Anna de Valdieri en Val Ges (Lamuela et al. 2008) ; Vernante (Jourdan 2009), Robilante et Rocavione en Val Vermegnana (Artusio et al. 2005). En Val Pò, on a soit -ər(i)- pour les trois conjugaisons (à Ostana), soit -ər(i)- pour les 1re, 2e non suffixée et 3e, et -ir(i)- pour la 2e suffixée (à Oncino) (Zörner 2008), à la 2e suffixée, les formes précédemment citées sont concurrencées par des formes en -isər(i)-. Pour Elva en Val Maira, Di Lizan (1983, p. 40), lorsqu’il énumère les terminaisons verbales donne : -ar- (-arey, -ares, etc.), -ir-, -er- pour le futur et -ari-, -iri-, -eri- pour le conditionnel mais, à la page suivante, lorsqu’il donne des exemples de la première personne des verbes canta « chanter », leze « lire » et gari « guérir », on lit : canterey, lezerey, garirey (et au conditionnel cantariu, lezeriu, gaririu). Et de fait, dans la traduction de l’évangile de Marc éditée à la fin du volume, la quasi-totalité des futurs de la première conjugaison ont le suffixe thématique -er- : scadalizere « il scandalisera », arubere « il arrivera », resûsiteren « ils ressuciteront », arnegerey « je renierai », mandere « il enverra », embruyeren « ils embrouilleront », etc. ; on relève toutefois : menaren « ils mèneront » ; Dans les traduction de la parabole de l’enfant prodique, dans Hirsch 1978, on relève, pour la Val Maira : menarái à Acceglio (p. 58), qui est le parler le plus archaïsant de la vallée, mais pastüreréi (p. 61) à Ubacco et garderé̜i à Celle di Macra (p. 63) (pour Grangette, hameau de Elva, c’est un autre texte qui est donné, ce texte ne comporte pas de verbe au futur).
8Dans le département des Alpes-Maritimes, l’extention du thème -ar(j)- à la deuxième et à la troisième conjugaison est attestée à Saint-Martin de Vésubie (Viani & Giuge, 2006) et à Saint-Étienne-de-Tinée (au futur mais pas au conditionnel ; Domenge, 2015), mais on a majoritairement soit les formes canoniques pour toutes les conjugaisons, soit, pour le type ‘vendre’, insertion d’une voyelle [e] entre la base et l’élément -r- : ‘venderai’ au lieu de ‘vendrai’ etc. et le type canonique pour les autres conjugaisons, soit, comme à Nice, la généralisation du suffixe thématique -er(j)- à l’ensemble des conjugaisons régulières (Dalbera, 1994, 268-281 ; Domenge 2015).
- 12 À Salbertrand, Oulx et Jouvenceaux, l’accent tonique tombe sur le i à la 3e personne du singulier, (...)
9En occitan cisalpin septentrional la situation est complexe et on observe de multiples configurations. Le tableau suivant énumère les différents suffixes thématiques du futur et du conditionnel dans les parlers cisalpins septentrionaux ; nous y avons ajouté le parler de Chianale en Val Varaita — qui appartient à la zone méridionale — comme élément de comparaison. En ce qui concerne l’élément /i/ du thème du conditionnel, nous notons [j] lorsque cet élément est inaccentué sur tout le paradigme, [ˈi] lorsqu’il est tonique sur tout le paradigme, [i] lorsque l’accent porte sur la finale ou la pénultième suivant la personne du verbe12.
Suffixes thématiques du futur et du conditionnel
* Bermond, Mendia, p. 13 « a partirei » ; Talmon 1914, p. 93
** D’après Talmon 1914.
*** D’après Vignetta 1981, Bourlot &Martin 2007 ne donnent pas le type ‘finir’.
**** Contrairement aux parlers des Vallées Dauphinoise, il n’existe pas, dans les parlers vaudois, d’opposition entre deux types de rhotiques en position intervocalique (de type (/r/ ~ /ɾ/ ou /ʀ/ ~ /ɾ/), dans ce cas, nous notons /r/.
10Ce tableau permet d’établir la typologie suivante :
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Type 1. Conservation de trois suffixes thématique distincts correspondant aux trois terminaisons de l’infinitif : ‘-ar’, ‘-ir’, ‘-(r)e’ : Salbertrand, Oulx, Jouvenceaux (Commune du Sauze-d’Oulx), Bardonnèche. Par rapport aux formes canoniques, les thèmes de la 3e conjugaison présentent l’insertion d’une voyelle entre la base et le r du suffixe thématique, [ə] à Jouvenceaux : [vəndəɾˈεi̯] « je vendrai » ou [e] à Cels et Salbertrand : [vəndeɾˈεi̯] ; seul Oulx conserve la forme canonique : [vəndʀˈεi̯] « je vendrai » au futur, mais pas au conditionnel : [vəndəɾjˈu] « je vendrais » et non *[vəndʀjˈu] ; à Bardonnèche également, la symétrie entre les suffixe thématique du futur et du conditionnel est rompue, puisqu’on a -əɾ- au futur et -eɾˈi- au conditionnel.
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Type 2. Conservation de trois thèmes distincts avec extention de la voyelle thématique a au type ‘partir’ mais pas au type ‘finir’. Dans notre documentation ce type est représenté par le seul parler de Cels.
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Type 3 : Extension de la voyelle thématique [a] à la 3e conjugaison et à la 2e non suffixée (type ‘partir’), la voyelle thématique i est conservée à la 2e conjugaison suffixée : Usseaux, Fénestrelle et Mentoulles, Bas Cluson, et probablement Pragela, mais dans ce dernier cas notre documentation est lacunaire en ce qui concerne le type ‘finir’, en outre l’extention à de -aɾ(i)- à la 2e conjugaison non suffixée, se limite au conditionnel, le futur conservant -iɾ-.
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Type 4. Voyelle thématique [ə] à la première conjugaison, à la 3e et au type ‘partir’ de la 2e ; la voyelle thématique [i] est conservé pour les verbes de la 2e conjugaison à conjugaison suffixée : Val Germanasca.
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Type 5. Voyelle thématique [a] pour les verbes de la première conjugaison, maintien de [i] pour les verbes de la 2e conjugaison et extension de [i] à la 3e conjugaison. Il semble que ce type ne soit représenté que par Rochemolles.
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Type 6. Chaumont constitue un cas particulier. En effet, les verbes de la 1ère conjugaison se conjuguent au futur avec un suffixe thématique -eɽ- tout comme ceux de la 3e conjugaison, tandis que le type ‘partir’ maintient -iɽ- et que le type ‘finir’ présente deux formes, en variation libre : une en -iɽ-, l’autre en -iɽes- construite sur le thème du présent et de l’imparfait, ‘finis-’ : [u finiɽˈε] ou [u finiseɽˈε] « il finira ». Au conditionnel, la lénition de [ɽ] devant [j] — régulière dans ce parler —, aboutit à un suffixe thématique -ij- pour les trois conjugaisons avec, comme au futur, deux formes en variation libre pour le type ‘finir’ : [u finijˈɔ] ou [u finisijˈɔ] « il finirait ». La généralisation de -ij- a l’ensemble de la conjugaison, plus que par la propagation du suffixe thématique du conditionnel de la deuxième conjugaison aux autres conjugaisons, est explicable par des évolutions phonétiques convergentes, suivant des processus évolutifs observés par ailleurs dans le parler : -aɽj- > -aj- > -ej- > -ij ; -iɽj- > -ij- ; -eɽj- > -ej- > -ij-.
11Si l’on met à part le cas de Chaumont, qui vient d’être évoqué, les cas de dissymétrie entre thème du futur et thème du conditionnel concernent, pour la 3e conjugaison : Oulx, Bardonnèche, Champlas et la Val Pellis ; pour la 2e conjugaison suffixée : Usseaux ; pour la 2e conjugaison non suffixée : Pragela. On ne note aucun cas de dissymétrie à la première conjugaison.
- 13 Ce phénomène de gémination existe également dans certains parlers francoprovençaux (de Savoie nota (...)
12Dans les parlers cisalpins septentrionaux la quantité vocalique est phonologiquement pertinente. Lorsqu’on a le schéma [Voyelle tonique + Consonne + Voyelle] (ou [Voyelle tonique + Attaque branchante + Voyelle]) si la voyelle tonique est brève, la consonne est géminée, si elle est longue (ou si c’est une diphtongue), on a une consonne simple : [pˈat͡tɔ] « patte » ~ [pˈaːtɔ] « pâte » ; [vˈiːtɔ] « vue » ~ [vˈit͡tɔ] « vie » ; [alˈɛg͡gre] alegre ‘joyeux’ ~ [mˈɛi̯gre] « maigre13 ».
13D’après, Pons & Genre (2003), en Val Germanasca, le futur synthétique est doté d’un accent secondaire sur la racine et d’un accent de groupe sur la désinence, ce qui a pour conséquence, d’une part, le maintien de la gémination devant la voyelle du suffixe thématique : [bˌat͡tərˈεj] « je battrai » et non *[batərˈεj], d’autre part, pour les verbes à alternance vocalique (notamment à alternance [ˈɔ]/[u]), le fait qu’au futur et au conditionnel, ces verbes ne respectent pas l’alternance [pˌɔrtərˈεj] « je porterai » et non *[purtərˈεj] :
« Le forme con tre o più sillabe dell’indicativo futuro e del condizionale presente hanno un marcato accento secondario sulla terzultima, che si comporta, nei confronti sia del suo vocalismo sia del consonantismo che segue, come se fosse tonica, V. : butâ, buttou, buttërèi, buttërìou ; pourtâ, portou, portërèi, portërìou. » (Pons & Genre 2003, p. 61, note 68).
14C’est ainsi que, dans la traduction de l’évangile de Marc par Arturo Genre, on relève :
(1) E coum ou sërè intrà ou trobërè un azënet eitachà. (XI.2, p. 46)
« Et lorsque vous serez entrés, vous trouverez un ânon attaché. »
15La même observation figure également, mot pour mot et avec les mêmes exemples, dans la monographie sur la Val Pellis (Rivoira 2007, p. 56, note 58). Elle figure également mot pour mot dans la monographie sur Fénestrelle et Mentoulles (Bourlot & Martin 2007), ainsi que dans celle concernant Champlas (Castagno et al. 2003), avec les exemples respectifs suivants : beutô, beuttou, beuttarèic, beuttariou ; pourtô, portou, pourtarèic, pourtariouc (Bourlot & Martin, p. 57, note 60) ; bëtâ, bëttou, bëttårèi, bëttårìouc ; pourtâ, portou, pourtåréi, pourtårìouc (Castagno et al. note 58, p. 48). Toutefois, ici, en ce qui concerne le vocalisme, les exemples donnés contredisent la règle qui est formulée. En effet, si l’antépénultième se comportait, « nei confronti del suo vocalismo comme se fosse tonica », on n’aurait pas pourtarèic, pourtariouc/pourtërèi, pourtërìou, mais : *portarèic, *portariouc/*portërèi, *portërìou. De fait, nous relevons, dans les poésies de Remigio Bermond : a troubarè « il trouvera » (Pancouta… p. 118) et i tournaren « ils reviendront » (Mendia, p. 43) et non pas *trobarè, *tornaren. Tout ceci nous amène à douter de la réalité de la double accentuation du futur dans la Haute Vallée du Cluson, d’autant qu’il n’est fait mention de ce phénomène ni dans les travaux sur Pragela (Berton et al. 2003, Talmon 1914), ni dans la thèse sur Usseaux (Amaro 2014).
16À Chaumont, nous avons constaté qu’au futur et au conditionnel, les verbes à alternance vocalique ne respectent pas toujours l’alternance : torsou « je tords », toursè « vous tordez », ou toursavo « il tordait », qu’ou tourseisse « qu’il tordît », mais torserèi « je tordrai », torsiioú « je tordrais » ; pourtâ « porter », pòrtou « je porte », pourtè « vous portez », ou pourtavo « il portait », qu’ou pourtèisse « qu’il portât », mais porterèi ou pourterèi « je porterai », portiioú ou pourtiioú« je porterais » ; bœvou « je bois », ou buvè ‘vous buvez’ ; ou buvió ‘il buvait’, qu’ou buveisse « qu’il bût », mais bœverèi « je boirai » ; bœviioú « je boirais ». Les verbes à infinitif en ‘-ir’ [iː] ne sont pas concernés et présentent les formes canoniques : sortou « je sors », sourtirèi « je sortirai ». Contrairement à ce qui est décrit pour la Val Germanasca, nous n’avons pas constaté la présence d’un accent secondaire, ni le maintien de la gémination en position prétonique ; ces traits ont pu exister dans le passé et avoir disparu. Dans le reste de la Vallée d’Oulx, d’après les sources disponibles, les verbes à alternance vocalique ne présentent pas de particularité au futur et au conditionnel portou « je porte », pourtarèi « je porterai » etc.
- 14 La commune de Chaumont — Chiomonte dans la toponymie officielle — est composée du bourg de Chaumon (...)
17Dans les vallées occitanophones d’Italie (et pas seulement dans la partie septentrionale), le futur synthétique est fortement concurrencé par une forme périphrastique formée du présent de l’indicatif suivi de l’adverbe ‘puei’ ([pøː] [pøj] [pej] [pe] [pi]) « puis », à tel point que, parfois, il est difficile de faire produire le futur synthétique par les locuteurs. Voici quelques exemples de cette forme périphrastique tirés du corpus que nous avons constitué dans le cadre de notre étude sur le parler de Chaumont et des Ramats14 (Sibille, 2019) :
- 15 Les exemples pris dans notre corpus de Chaumont et des Ramats, sont signalés par l’abréviation Ch (...)
(2) Quê libre, të lou porte pœ̂ douman15. (Ch_q)
« Ce livre tu l’apporteras demain. »
(3) Ou’m presantè pœ̂ a iè plû tar. (Ch_q)
« Vous me présenterez à lui plus tard »
(4) Nou parton ancœi, voû, ou partè pœ̂ douman. (Ch_q)
« Nous partons aujourd’hui, vous, vous partirez demain. »
- 16 Dans ces quatre phrases (2 à 5), la forme utilisée dans l’input est le futur synthétique de l’ital (...)
(5) Can të torne pœ̂ eissí a Marselho (Ch_s)
« Quand reviendras-tu ici à Marseille ?16 »
18Il s’agit d’une structure grammaticalisée qui ne saurait être assimilée à un présent futural, c’est-à-dire à une forme de présent exprimant le futur du fait de la présence dans la phrase d’un adverbe ou d’un complément de localisation temporelle, comme dans des phrases telles que fr. Je l’appelle demain ou Je le rencontre dans trois jours, ou bien :
(6) D’issí couquis an, nh’o porre, dë vinhe (Ch_s),
litt. « D’ici quelques année, il n’y en a plus, des vignes », pour : « …il n’y en aura plus… »
19En effet, dans le cas du futur périphrastique en [Présent + ‘puei’], l’élément ‘puei’ ne possède aucune mobilité et peut se cumuler avec un adverbe ou un complément de localisation temporelle, comme il apparaît dans les phrases (2), (3) et (4). Ajoutons que, dans la plupart des exemples cités dans le présent article, issus d’un questionnaire, de la traduction de l’évangile de Marc, ou de la traduction de la parabole de l’enfant prodigue, cette forme périphrastique représente la traduction d’un input au futur synthétique.
20À la forme négative, la négation se place entre le verbe et l’adverbe ‘puei’ :
(7) Së la countunh’ a plòure, lâ mariosse lâ mœiroun pâ pœ̂. (Ch_q)
« S’il continue à pleuvoir, les fraises ne muriront pas. »
21Cependant le futur synthétique n’est pas complètement sorti de l’usage. Les exemples qui suivent sont pris dans notre corpus de Chaumont et des Ramats :
(8) Tas amise lâ veneran doman. (Ch_q)
« Tes amies viendront demain. »
- 17 À Chaumont, il est probablee que la désinence -an [ã] des personnes 4 et 6 du futur provienne d’un (...)
(9) Lâ mindie i laveran las assiœte17. (Ch_q)
« Les filles laveront les assiettes. »
(10) Qui’t chounge qu’ou t’acoumpanheré ? (Ch_qf)
« Qui crois-tu qui t’accompagnera ? »
(11) Can ou serè arrivá, ou vous arpòuseré (Ch_q)
« Quand vous serez arrivés, vous vous reposerez’
12) S’a’l parlan, ou voderé vinî. (Ch_q)
« Si nous lui parlons, il voudra venir.
22Cette situation de recul (relatif) du futur synthétique n’est pas nouvelle. On peut déjà la constater dans l’ALF. Douze cartes de l’ALF concernent un verbe au futur. Dans la partie française de l’espace occitan, c’est toujours le futur synthétique qui est employé, sans exception. Trois points de l’ALF se trouvent au-delà des monts, en territoire italien : 972 Oulx (Vallée d’Oulx) ; 982 Maïsette (Val Germanasca) et 992 Bobbio Pellice. Pour ces trois points, on observe les résultats suivants :
Carte
|
Oulx
9/12
|
Maïsette
6/12
|
Bobbio
7/12
|
469. je l’enverrai
|
FS
|
fp
|
fp
|
1202. je saurai
|
FS
|
FS
|
FS
|
1410. je verrai
|
FS
|
FS
|
fp
|
575. finiras-tu
|
FS
|
pi
|
pi
|
28. tu iras
|
pi
|
pi
|
FS
|
514. (ton fils) sera
|
FS
|
FS
|
FS
|
29. (quelqu’un qui vous) ira
|
ps
|
pi
|
FS
|
97. nous en aurons
|
FS
|
FS
|
FS
|
1341. vous trouverez
|
FS
|
FS
|
FS
|
532. ils feront
|
FS
|
fp
|
FS
|
1418. ils voudront
|
FS
|
pi
|
pi
|
869. Elles moisiront
|
pi
|
FS
|
pi
|
FS = futur synthétique
fp = futur périphrastique en [Présent + ‘puei’]
pi = présent de l’indicatif
ps = présent du subjonctif
23Sur douze occurrences du futur, on a neuf futurs synthétiques à Oulx (soit 75 %), deux présents de l’indicatif et un présent du subjonctif. Pour Maïsette on trouve six futurs synthétiques (50 %), deux futurs périphrastiques en [Présent +‘puei’] et quatre présents de l’indicatif. Pour Bobbio : sept futur synthétiques (58 %), deux futurs périphrastiques en [Présent +‘puei’] et trois présents de l’indicatif. Pour autant, le futur périphrastique en‘puei’ ne semble pas s’être massivement imposé comme alternative au futur synthétique, car les occurrences du simple présent à valeur de futur (ou ‘présent futural’) sont plus nombreuses que celle du futur périphrastique en ‘puei’.
24Dans les versions de la parabole de l’enfant prodigue recueillies par Hirsch dans les années 1950-1960 et publiées dans Provenzalische Mundarttexte aus Piemont (1978), pour it. « le pascolerò » (oc. ‘las larjarei’ ≈ ‘las gardarei’…), on trouve, dans la zone étudiée :
25Futur synthétique : 9/21 (43 %)
-
Futur périphrastique avec ‘puei’ 3/21 (14 %)
-
Futur périphrastique avec ‘anar’ + Inf.3/21(14 %)
-
Présent de l‘indicatif 1/21 (5 %)
-
- 18 Avec une construction un peu différente : pərké i a pastǘre s la muntáńe e ənt i bǫsk « Pour qu (...)
Présent du subjonctif18 1/21 (5 %)
26Il faut y ajouter quatre occurrences (19 %) de formes plus complexes :
27– deux qui combinent ‘anar’ avec ‘puei’ :
(13) lā vau pǫ̈i lardžā́ (Maiseta)
litt. « je vais puis les pâturer. »
(14) mi a vau pǫ̈̄ a laržā́ lę (Chaumont)
litt. « moi, je vais puis les pâturer »
28La première (phrase 13) pourrait s’interpréter comme une forme emphatique combinant les deux périphrases. Nous voyons plutôt dans la seconde (phrase 14) une reformulation dans laquelle ‘anar’ « aller » suivi de l’infinitif, conserve son plein sens lexical de verbe de déplacement, étant donné que nous avons constaté qu’à Chaumont, lorsque ‘anar’ suivi de l’infinitif conserve son sens lexical, c’est-à-dire dans les cas où le syntagme conserve son sens compositionnel, les locuteurs hésitent entre la construction directe et la construction prépositionnelle avec a, imitée de l’italien.
29– une qui combine le futur synthétique de ‘anar’ avec l’infinitif :
(15) aneréi la gardá (Thures)
litt. « j’irai les garder »
30À ce stade de l’analyse, et en l’absence de contexte pragmatique, il n’est pas possible de déterminer si cette forme ne peut s’interpréter que comme une reformulation dans laquelle ‘anar’ conserve son sens lexical de verbe de déplacement, ou si elle pourrait également s’interpréter comme une forme emphatique de futur périphrastique.
31– une reformulation avec nominalisation du verbe :
(16) indréi əm pātǘra s la muntáńa e ənt ī bōk (Sala)
« j’irai en pâture sur la montagne et dans les bois. »
32Le pourcentage d’occurrences des différentes formes, n’est pas forcément le reflet des fréquences respectives de ces formes dans le discours spontané, car la forme de la phrase source était le futur synthétique de l’italien, qui a pu produire un effet de calque. Cependant, cela montre qu’au moment des enquêtes de Hirsch, c’est-à-dire dans les années 1950-1970, le futur synthétique pouvait être employé par les locuteurs avec son sens premier de futur, en concurrence avec la forme périphrastique en ‘puei’.
33‘Puei’ peut se combiner, non seulement avec le présent de l’indicatif pour former une périphrase du futur, mais aussi, plus rarement, avec le futur synthétique, sans en changer le sens :
(17) Douman i serè pœ̂ a Sœiso. (Ch_q)
« Demain elle sera à Suse »
(18) Ou pœrnerè pœ̂. (Ch_q)
« Vous prendrez »
(19) Ou dirè pœ̂. (Ch_q)
« Vous direz »
- 19 Dans ces quatre exemples (16 à 19) ‘puei’ ne peut pas s’interpréter comme adverbe marquant l’encha (...)
(20) La vanteré pœ̂ que t’anna mèi veire loun bos19. (Ch_qf)
« Il faudra que tu ailles aussi voir les garçons. »
Mais dans certains contextes, la particule ‘puei’ peut s’interpréter comme un adverbe temporel autonome :
(21) Ma loun mèitre disian : « Ben ! Paiou pœ̂ » e pœ̂ tanti il an pâ paiá. (Ch_s)
« Mais les patrons disaient : “Bien ! Je paierai plus tard” et puis, tant n’ont pas payé »
(22) La jon fisian fâ l’abilhamœnte e pœ aprê, invetje’d paiâ toussuto, i disian : « Lourens, nou paion pœ̂. » (Ch_s)
« Les gens faisaient faire les vêtements et puis après, au lieu de payer tout de suite, ils disaient : “Laurent, nous paierons plus tard” »
34Dans les phrases (21) et (22), on n’a pas une périphrase strictement équivalente à un futur synthétique, mais plutôt un présent futural suivi d’un adverbe temporel qui apporte une précision supplémentaire en renvoyant le procès à un futur indéterminé : « paiou pœ̂ » n’est pas ici tout à fait l’équivalent de « paierèi » « je paierai », pœ̂ marque l’indétermination quant au moment du procès futur et le sens est donc bien « je paierai plus tard », « je paierai une autre fois ». Dans ce type de cas, il n’existe pas de critère formel permettant de distinguer futur périphrastique et présent futural, seul le contexte global et la situation, permettent une interprétation compositionnelle de la séquence [Présent +‘puei’] plutôt qu’une interprétation comme forme périphrastique grammaticalisée, du futur.
35Après un verbe au présent de l’indicatif non actualisé, c’est-à-dire exprimant une vérité générale ou un fait récurrent,‘puei’ conserve sa valeur de connecteur marquant l’enchaînement temporel ou discursif, comme c’est aussi le cas après un verbe au passé ou au subjonctif :
(23) Cant il an finí’d travalhâ i tórnoun pœ̂ a meisoun.
« Quand ils ont fini de travailler, ils retournent ensuite à la maison » (‘présent’ non actualisé), e non pas : *« ils retourneront ».
(24) Lh’o pœ̂ quéloun qu’i fan eitjan’d meitie. (Ch_s)
« Il y a aussi ceux qui font cela [vigneron] comme métier » (‘présent’ non actualisé)
(25) Tjoû, èi tjoû itá a Chòumoû, da la neissœnso fin a quë l’arrivë pœ̂ la mor. (Ch_s)
« Toujours, je suis toujours restée à Chaumont, de la naissance, jusqu’à ce arrive ensuite la mort. » (subjonctif)
(26) Cant oulh’erë sèc, tal bitávan pœ̂ a banhâ din in nèi. (Ch_s)
« Quand il était sec [le chanvre] on le mettait ensuite à tremper dans un rouissoir. » (passé)
36Il convient de préciser que le futur périphrastique ne peut pas assumer la valeur conjecturale, dans ce cas, le futur synthétique est obligatoire :
(27) Œiro i minjaran e non : *Œiro i minjon pœ̂
« Maintenant ils mangeront » = « Maintenant ils sont probablement en train de manger. »
(28) Œiro i serè arrivá a meisoun, et non pas : *Œiro il ei pœ̂ arrivá a meisoun
« Maintenant elle sera arrivée à la maison = Maintenant elle est probablement arrivée à la maison. »
(29) Antei oul arè bitá quê libre, toun frèire. (Ch_q) et non *Antei oul o pœ̂ bitá quê libre, toun frèire. « Où aura-t-il mis ce livre, ton frère ? » = « Où a-t-il dû mettre… »
37Toutefois, le futur synthétique employé comme futur — c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas employé comme présent de conjecture — et la périphrase [Présent +‘puei’] — quand elle n’est pas employé avec son sens compositionnel (cas du ‘présent’ non actualisé) — sont strictement synonymes et on ne peut distinguer entre les deux formes aucune nuance temporelle, aspectuelle ou modale. Dans le cadre de notre enquête sur le parler de Chaumont et des Ramats, quand nous faisions traduire une forme verbale ou une phrase formulée en italien ou en français avec le futur synthétique, les locuteurs traduisaient le plus souvent avec le futur périphrastique (en particulier ceux de Chaumont) mais parfois aussi avec le futur synthétique.
38Divers textes littéraires ont été produits depuis le xixe siècle dans les parlers la zone que nous étudions. Dans ces textes, les fréquences d’emploi respectives des différentes formes de futur, ne sont pas forcément le reflet de leurs fréquences dans la langue parlée, et le choix exclusif de la forme synthétique dans certains textes relève forcément d’un choix conscient de l’auteur. Malgré tout, leur présence dans les textes nous semble significative en termes d’acceptabilité, dans la mesure où, en ce qui concerne ces textes, l’écart entre langue écrite et langue parlée n’est pas comparable à celui qu’on peut observer dans des langues officielles qui ont un standard bien établi, dans la mesure aussi où les auteurs sont d’authentiques locuteurs natifs qui maîtrisent bien leur langue.
39Nous avons recensé les occurrences des différentes formes de futur dans quatre textes de trois auteurs d’expression occitane, originaires du Haut-Cluson et de la Val Germanasca :
Auteurs
|
Œuvres
|
Localisation
|
Remigio Bermond
(1926-1982)
|
Pancouta e broussée (poésies)
Mendia (poème épico-pastoral)
|
Pragela
(Haut-Cluson)
|
Franc Bronzat
(né en 1950)
|
Lo darrier jarraç (roman)
|
Roure
(Haut-Cluson)
|
Arturo Genre
(1937-1997)
|
La bouno nouvello sëgount Marc
(traduction de l’évangile selon Marc)
|
Val Germanasca
|
40Nous obtenons les résultats suivants :
Auteur
|
futur
synthétique
|
fut. périphrastique
Présent + puei
|
fut. périphrastique
anar + Infinitif
|
formes
emphatiques
|
Bermond
|
19 (a)
|
0
|
0
|
0
|
Bronzat
|
41 (b)
|
2
|
0
|
1
|
Genre
|
37 (c)
|
38
|
19
|
3
|
(a) Dont aucune occurrence de ‘èsser’ ou ‘aguer’ employés comme auxiliaires du futur antérieur.
(b) Dont 6 occurrences de ‘èsser’ ou ‘aguer’employés comme auxiliaires du futur antérieur.
(c) Dont 6 occurrences de ‘èsser’ ou ‘aguer’employés comme auxiliaires du futur antérieur.
41Dans les textes concernés, Bermond n’emploie pas les formes périphrastiques du futur, Bronzat n’emploie que deux fois la périphrase [Présent + ‘puei’] et jamais la périphrase [‘anar’ + Infinitif]. Nous avons, en outre, trouvé quatre occurrences de différentes formes que nous avons qualifiées ‘d’emphatiques’ ; deux qui combinent le futur synthétique avec ‘puei’ :
(30) …li a la Maurilha que venrè puèi a te prene (Bronzat, p. 136)
« …il y a la Maurilha qui viendra te prendre. »
(31) Ou béourè peui la couppo quê bevou mi, e ou sërè batià dâ batème qu’ séou batià mi. (Genre, X.39, p. 45)
Vous boirez la coupe où moi je bois, et vous serez baptisés du baptême dont moi je suis baptisé. » ;
une occurrence avec le futur synthétique de ‘anar’ suivi de l’infinitif :
(32) Perqué qui vourè salvâ sa vitto, â vai lo pèrdre : ma qui anërè pèrdre sa vitto për mi e për la bouno nouvèllo, â vai lo salvâ. (VIII.35, p. 38)
« Parce que celui qui voudra sauver sa vie, il la perdra : mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour la bonne nouvelle, il la sauvera » ;
et une occurrence qui combine les deux périphrases ;
(33) Ma cant sërèi ërsusità, vaou peui vouz atëndre ën Galiléo (Genre, XIV.28, p. 57)
« Mais quand je serai ressuscité, je vous attendrai en Galilée. »
42Dans Bermond et Genre, nous n’avons trouvé aucune occurrence de la valeur conjecturale du futur synthétique. Nous en avons trouvé six dans Bronzat ; en voici deux exemples :
(34) Al aurè agut seze, derset ans (p. 8)
« Il aura eu seize, dix-sept ans », c’est-à-dire : « Il avait peut-être seize, dix-sept ans »
(35) Ilh disiá : « possible, la sarè, te vearès véer. » (p. 102)
litt. « Elle disait : ”possible, ce sera, tu verras bien“. », c’est-à-dire : « Elle disait : ”ce doit être possible ; tu verras bien“. »
43Les textes de Bermont et de Bronzat que nous avons analysés ne contiennent aucune occurrence du futur périphrastique de type [Présent de‘anar’ + Infinitif], mais ceci ne signifie pas que cette forme n’existe pas dans leur parler. Nous en avons trouvé 17 occurrences dans le texte de Genre.
44On sait qu’en français contemporain, cette périphrase peut assumer deux valeurs : une valeur de ‘simple futur’ ( = futur à valeur strictement temporelle) équivalente à celle du futur synthétique, ex. : « L’an prochain je vais aller en Grèce », qui est l’équivalent de « L’an prochain j’irai en Grèce », ou une valeur dite de ‘futur proche’ ou de ‘futur imminent’ dans les grammaires traditionnelles, qui peut s’analyser comme une forme marquant l’aspect prospectif (Vet 1993), qui suppose un « conditionnement actuel » (Schrott 2001), un « état préparatoire » (Vet 1993), une present relevance (pertinence au présent) (Fleishmann 1983), c’est-à-dire qu’au moment de l’énonciation, la situation permet d’inférer la survenue d’un évènement futur ; ainsi, une phrase telle que « Cet arbre va tomber », pourrait se paraphraser par « Je /vois/comprends/me rends compte/ que cet arbre est sur le point de tomber ».
45En occitan languedocien, cette périphrase marque le plus souvent l’aspect prospectif et s’utilise en contexte présent, son utilisation comme simple futur est rarissime. Une étude sur la partie languedocienne de la base BaTeLÒc (http://redac.univ-tlse2.fr/​bateloc) fait apparaître, sur 167 occurrences relevées, 162 occurrences (soit 97 %) avec valeur d’aspect prospectif et 5 occurrences seulement (soit 3 %) avec la valeur de simple futur (Bras & Sibille, à paraître).
- 20 Nous supposons que le texte de Genre a été traduit de l’italien, mais cela ne changerait rien s’il (...)
46Dans le texte de Genre, dans l’absolu et en l’absence de contexte pragmatique, on peut hésiter, dans certains cas, à interpréter la périphrase [Present de‘anar’ + Infinitif] comme un simple futur ou comme l’expression de l’aspect prospectif. Toutefois, Genre traduit un texte qui emploie le futur synthétique20 et dans la majorité des cas cette périphrase a sans aucun doute, la valeur d’un simple futur, ne serait-ce que parce qu’elle est souvent coordonnée, juxtaposée ou corrélée à un futur synthétique ou un futur périphrastique en ‘puei’, comme dans la phrase (32) ou dans les phrases suivantes :
(36) E vè-ou eisì lî miracle qu’acoumpannhën peui quëlli qu’aourèn crëiù : i van chasâ dë dëmoun ën moun nom, î van parlâ dë lënga nouvèlla. (XVI.17, p. 65)
« Et voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront crû : Ils chasseront des démons en mon nom, ils parleront des langues nouvelles. »
(37) E laz eitèla cèiën peui dâ sèel, e lâ poutënsa quë soun ënt â sèel van èse boulivërsâ. (XIII.25, p. 54)
« Et les étoiles tomberont du ciel, et les puissances qui sont au ciel seront bouleversées. »
47Enfin, il faut souligner que, dans les parlers que nous étudions, (et plus généralement — nous semble-t-il — en occitan), contrairement au français, le futur synthétique peut, lui-aussi, assumer la valeur d’aspect prospectif :
(38) Aüra passarè lo sacrista abó la botgèta, butatz pas mesque de botons o lo papier de las caramèlas ! (Bronzat 2002, p. 32)
« Maintenant le sacristain va passer avec la bougette, ne mettez pas que des boutons ou le papier des bonbons ! »
48En français, la présence de l’adverbe maintenant, qui relie l’évènement évoqué au présent de l’énonciation, interdit l’emploi du futur synthétique. En occitan, la présence de l’adverbe ‘aüra’ « maintenant », permet d’inférer que le moment de l’énonciation se situe dans la phase préparatoire de l’évènement énoncé au moyen du futur synthétique.
49Quant à l’usage de la paraphrase [Présent de ‘anar’ + Infinitif] à l’oral, les données dont nous disposons ne permettent pas une analyse précise. À Chaumont cette périphrase est rarement employée, mais elle n’est pas impossible, tant avec la valeur d’aspect prospectif qu’avec celle de simple futur :
(39) A vau prouvâ d’eichinjâ ta robo. (Ch_s)
« Je vais essayer d’échanger ta robe. » (aspect prospectif)
(40) Dounë-me tâ feie e tâ choure, a vòu larjâ-le din loun prâ e loun bô. (Ch_p)
« Donne-moi tes brebis et tes chèvres, je les pâturerai dans les prés et les bois. » (simple futur)
- 21 Baccon-Bouvet 1987 (Salbertrand) ; Bourlot & Martin 2007 (Fénestrelle et Mentoulles) ; De La Coste (...)
- 22 Le conditionnel 2 est également attesté à Saint-Étienne-de-Tinée : « Lors de mes enquêtes à Saint- (...)
50D’après différentes monographies traitant des parlers occitans de la Vallée d’Oulx, de la Haute Vallée du Cluson et des Vallées Vaudoises21, ces parlers ont conservé des formes issues du plus-que-parfait latin — c’est-à-dire, la seconde forme de conditionnel de l’ancien occitan22. Nous présentons ci-dessous ces formes (dans les graphies des différentes sources) dans différentes localités, comparées aux formes médiévales :
- 23 Excepté dans la monographie de Masset sur Rochemolles, qui ne donne que l’imparfait : mi a chantér (...)
51Ces paradigmes sont présentés comme l’imparfait d’un ‘mode dubitatif’ (modo dubitativo), ou ‘mode conjectural’ (modo congetturale) ou encore ‘mode suppositif’ (modo suppositivo), dont le paradigme du futur synthétique serait le présent. À ces deux paradigmes viendraient s’ajouter deux temps composés : le passato prossimo (passé composé) du dubitatif et le trapassato prossimo (plus-que-parfait) du dubitatif23
- 24 « Le mode dubitatif (ou concessif) indique la possibilité, l’éventualité, le doute, dans le présen (...)
« Il modo dubitativo (o concessivo) indica possibilità, eventualità, dubbio, nel presente, nel passato. Mentre in italiano si esprime aggiungendo l’avvebio « forse » all’indicativo, il patuà possiede una forma propria che consta di quattro tempi : presente, passato prossimo, imperfetto, trapassato prossimo. »24 (Baccon-Bouvet, 1988, p. 106). »
Soit :
- 25 « présent : ou chantarè « il chante peut-être » / passé composé :: oul orè chantá « il a peut-être (...)
Presente : ou chantarè « forse canta »passato prossimo : oul orè chantá « forse ha cantato »
imperfetto : ou chanteira « forse cantava »
trapassato prossimo : oul ogueira chantá « forse aveva cantato »25
52La majeure partie des monographies qui mentionnent le paradigme du conditionnel 2, présentent la valeur conjecturale comme sa seule valeur, à l’exception de la monographie de Pons & Genre (2003) sur la Val Germanasca et celle de Griset (2003) sur Inverso Pinasca, qui ont une approche plus nuancée. Voici ce qu’écrivent Pons & Genre :
- 26 Par « passato prossimo del dubitativo » il faut comprendre : « formes du futur antérieur », ex. ‘a (...)
- 27 « Manquent à la conjugaison […] — Le futur simple et le futur antérieur, auxquels on substitue le (...)
« Mancano alla coniugazione :
[…]
– Il futuro simplice e il futuro anteriore, sostituiti dal presente e dal passsato prossimo accompagnati da un avverbio di tempo. Es. : lei vaou peui « ci andrò » (lett. « ci vado poi »)/cant il an peui funì « quando avranno (lett. « anno poi ») finito ». (p. 56).
[…]
È presente invece un modo che possiamo chiamare « dubitativo », per la maniera in cui l’azione è presentata e che manca all’italiano (e non solo all’italiano). Consta di quatro tempi : presente, passato prossimo, imperfetto e trapassato prossimo. Indica possibilità, eventualità, nel presente e nel passato : l’eventualità nel passato, espressa dall’imperfetto e dal trapassato prossimo, è rappresentata da forme proprie. / Es. : â mingéro « forse mangiava, forse stava mangiando » / al aguero minjà « forse aveva mangiato ». L’eventualità nel presente / Es. : â mingërè « forse mangia » / e nel passato prossimo, / Es. : al aourè minjà « forse ha mangiato » / è invece ottenuta con le forme del futuro dell’indicativo, ora poco usato con questo valore, ma conotate appunto dal senso dubitativo che accompagna l’idea di futuro. / Es. : â venrè amount dëman « viene (verrà) forse su domani » / cant il aourèn funì « quando avranno (o « abbiano ») finito ».
Il presente e il passato prossimo del dubitativo26 hanno dunque una doppia funzione o, per meglio dire, le forme del futuro che le rappresentano mantengono talvolta in questa accezione anche il loro primitivo significato : poiché ci sembra scontato che alla base del mutamento semantico stia proprio il carattere aleatorio, dubbio, insito negli enunciati riferiti ad azioni ancora da compiersi.
Non è forse il caso di ricordare che anche l’italiano usa talvolta il futuro semplice e il futuro anteriore con valore di presente e di passato prossimo espressi con formula dubitativa (es. : sarà vero, saranno stati in trenta)…27 ». (Pons & Genre 2003, p. 57)
53Il nous semble pour le moins contradictoire d’affirmer dans un premier temps que le futur « manque à la conjugaison » et d’affirmer ensuite que, non seulement il sert de ‘mode dubitatif’, mais qu’il conserve aussi parfois sa signification première.
54Pour Griset :
- 28 « sarò stato » et « avrei avuto », qui sont des formes du futur antérieur, doivent se comprendre i (...)
- 29 « Une attention particulière doit être accordée à un mode verbal spécial qui s’utilise pour indiqu (...)
« Particolare rilevo va dato ad un modo verbale speciale che si usa per indicare possibilità, eventualità nel passato. Si tratta di forma del tipo furu « forse ero » o « sarò stato », ageru (averu) « forse avevo » o « avrò avuto28 » tuttora in uso nell’alta e nella bassa valle (non si trova più a San Germano). Eccone la flessione :/mi furu, tü fure, a furω, nū furəŋ, vū fure, i furəŋ//ageru, agere, aguerω, aguerəŋ, agere, aguerəŋ / Esempi : i furəŋ čuk kant il aŋ rüzá « probabilmente erano ubriachi quando hanno litigato » ; ageru sey an, kant muŋ payre e móart « avevo forse sei anni quando mio padre è morto./Analogament per gli altri verbi : […].
Esiste anche il trapassato : furu itá, ageru agǘ29. » (Griset p. 70).
55Pour les autres verbes, elle cite les exemples suivants :
- 30 « aneru “j’allais peut-être” / dəgeru “je devais peut-être” / kunuyseru “je connaissais peut-être” (...)
aneru « forse andavo »
dəgeru « forse dovevo »
kunuyseru « forse conoscevo »
fazeru « forse facevo »
il anerəŋ pā d-akordi « probabilmente non andavano d’accordo30 »
56Il convient de réaffirmer que, même si le futur synthétique est fortement concurrencé par le futur périphrastique formé du présent de l’indicatif suivi de la particule‘puei’, il peut encore être employé avec sa valeur première de futur de l’indicatif, avec des fréquences relatives variables d’une localité à l’autre (par exemples, les locuteurs des Ramats l’emploient plus facilement que ceux du bourg de Chaumont), voire d’un individu à l’autre. La valeur conjecturale du futur n’est donc qu’un emploi (modal) du futur de l’indicatif.
- 31 L’enquête de Hirsch comprend 63 points, mais pour huit d’entre eux, c’est un autre texte qui est d (...)
57En ce qui concerne la seconde forme de conditionnel (dénommée dubitativo imperfetto), si différentes monographies en donnent le paradigme complet pour les différentes conjugaisons, nous n’en avons rencontré d’exemples authentiques dans des textes, que pour le verbe ‘aguer’ « avoir », et plus rarement pour le verbe ‘èsser’ « être », majoritairement dans leur emploi d’auxiliaire. L’ouvrage d’Ernst Hirsch, Provenzalische Muntartexte aus Piemont (1978) donne cinquante-cinq versions de la parabole de l’enfant prodigue31 dont vingt-quatre dans la zone qui nous occupe (Vallées Dauphinoises et Vallées Vaudoises). Le texte italien qui a servi aux différentes traductions, comprend deux conditionnels : Per sfamarsi avrebbe voluto mangiare le ghiande nei trogoli (Pour se rassasier, il aurait voulu manger les glands dans les auges) et : e Ed io dovrei morire qui come un cane (Et moi je devrais mourir ici comme un chien). Pour la seconde occurrence, toutes les versions ont le conditionnel ordinaire ; pour la première, vingt-et-une ont le conditionnel ordinaire, seules trois versions ont le conditionnel 2 :
(41) Thures : Per se levá la fǫn u l agérɑ vorgü mind’á luz aglã́s dĩ lā gamáta
« Pour se rassasier il aurait voulu manger les glands dans les auges »
(42) Laux : Per s tsavǫ́r la fǭm a l agéro volgų̈́ mindzǫ́r luz aglãs dĩã lu batsǭ́s
« Pour se rassasier il aurait voulu manger les glands dans les auges »
(43) Grand Puy : Per s tsavǫ́ la fǭm a l ugér dǫ̈gö́ mindzǫ́ la glónda diŋ lu batsǭ́
« Pour se rassasier il aurait dû manger les glands dans les auges »
58Dans le livre de Luigi Onorato Brun (1986) en parler de Clavières, on trouve :
(44) L’î-z-un travalh ke moun papa agheire vî voulountìe
« C’est un travail que mon père aurait vu volontier. »
(45) ...en me rapplen de moun anfanse, kant agheirou tan vourgù anâ su lou sci.
« ... en me rappelant mon enfance, quand j’aurais tant voulu aller sur les skis. »
(46) A l’intrà, la gen se meifiavan plutò en iten k’erou cattolik, i pensavan qu’agheirou fai ’d préféransa.
« Au début, les gens se méfiaient plutôt étant donné que j’étais catholique, ils pensaient que j’aurais fait des préférences. »
(47) ...e mi, pecì, agheirou mai vourgù anâ a Ciòumoun
« … et moi, petit, j’aurais aussi voulu aller à Chaumont. »
(48) ...e par pâ réussî la fournà come agheirou vourgù…
« …et pour ne pas réussir la fournée comme j’aurais voulu… »
59On en trouve aussi dix occurrences dans les deux œuvres de Remigio Bermond citées plus haut, toutes avec la valeur de conditionnel. En voici deux exemples :
(49) L’ere daumadze quitô l’ travôlh qu’ouguére fait l’ bounör dë tou l’vieladze. (Bermont, Mendia, p. 41)
« Il était dommage d’abandonner le travail qui aurait fait le bonheur de tout le village. »
(50) Lh’ouguére plúc une tzose a fâ : pourtâ nou l’âne.
(Marisa Guiot-Pin, in Bermont, Pancouta…, p. 138)
« Il n’y aurait plus qu’une chose à faire : porter nous-mêmes l’âne. »
60On n’en rencontre qu’une seule occurrence dans le roman de Franc Bronzat :
(51) Piels gris, un pauc tròp tripassut, al aguèra agut una cinquantena d’ans. (p. 148)
« Cheveux gris, un peut trop bedonnant, il devait avoir une cinquantaine d’années. »
61Dans tous ces exemples, le conditionnel 2 exprime le potentiel ou l’irréel, qui sont les valeurs modales habituelles du conditionnel, excepté dans la phrase (51) où il assume une valeur conjecturale.
62En ce qui concerne le verbe ‘èsser’ « être », nous n’en avons trouvé que trois occurrences, dans le roman de Franc Bronzat (pp. 140, 146, 149), toutes trois à valeur conjecturale et se rapportant à l’heure supposée de l’évènement évoqué :
(52) Al era ja quasi nuèit, la fora cinc oras, quand ilhs sion mai vinguts me prene (p. 140)
« Il était déjà presque nuit, il était peut-être cinq heures quand ils sont revenus me prendre. »
63On ne trouve aucune occurrence du conditionnel 2 dans la traduction de l’évangile selon saint Marc d’Arturo Genre.
64Il faut également noter que la monographie sur Jouvenceaux (Perron 1984) ne le mentionne pas, celles sur Pragela (Berton et al. 2003) e Champlas (Castagno et al. 2003) ne le mentionnent que pour le verbe ‘aguer’ « avoir » ? À Usseaux, Amaro (2014) constate que :
« Nous ne sommes pas parvenu à éliciter une deuxième forme de conditionnel à Usseaux, et n’en avons trouvé qu’une seule trace dans notre corpus. Nous ne pouvons pas affirmer que cette forme a disparu ou qu’elle existe encore ou a existé à Usseaux avec d’autres verbes que le verbe avoir : / Tute pensióvan que l’aguére plougœ / ‘Ils pensaient tous qu’il aurait plu.’« (§ 7.2.4.)
65Déjà en 1890, Morosi, dans L’odierno linguaggio dei Valdesi del Piemonte (p. 364), ne le mentionnait que pour ‘èsser’, et en 1914, Talmon, dans son essai sur Pragela (p. 91) seulement pour ‘èsser’ et ‘aguer’. Pour ce qui est de la Val Pellis, Rivoira (2007), affirme que le futur (synthétique) de l’indicatif manque dans la conjugaison (p. 50) et qu’il est remplacé par le futur périphrastique en ‘puei’, mais il en donne, toutefois, le paradigme dans le tableau des conjugaisons p. 55, en mentionnant la valeur de ‘dubitativo’ entre parenthèses : « futuro (e dubitativo presente) », il ne fait, en revanche, aucune allusion à l’existence du paradigme du conditionnel 2. Dans sa monographie sur la Media-Alta Val Chisone (c’est-à-dire Fénestrelle et Mentoulles), Vigneta (1981) ne signale l’existence des formes du conditionnel 2 que pour ‘èsser’ e ‘aguer’ et leur attribue — à tort croyons-nous — une valeur de futur antérieur, ce qui est en contradiction, à la fois avec la valeur de conditionnel et avec — entre autres — Bourlot & Martin (2003, Fenestrelle et Mentoulles) et Berton et al. (2003, Pragela, à 15 km de Fenestrelle), qui lui attribuent une valeur conjecturale :
- 32 « Souvent le continuateur du plus-que-parfait latin se substitue au futur antérieur : j’aurai été, (...)
« Il futuro anteriore è spesso sostituito dal riflesso del piucheperfetto : io sarò stato - tu sarai stato -egli sarà stato, ecc… - mi füru - tü ët furi - al a füre - nu u füren - vu u füri - ellu i füran.
[…]
io avrò avuto - tu avrai avuto - egli avrà avuto, ecc. - mi aghéru, tü t’aghéri, el a l’aghére, nus aghéran, vus aghéri, ellu i l’aghéran32. » (Vignetta 1981, p. 72 et 74).
mais il ne donne pas d’exemple d’emploi. De même en 1914, Talmon attribuait au conditionnel 2 une valeur de futur antérieur (en italien « futuro esatto ») mais ne donnait d’exemple que de la valeur de conditionnel et de la valeur conjecturale :
- 33 « Du plus-que-parfait latin, il ne reste que deux vestiges des conjugaisons de esse et habere : le (...)
« Del piuccheperfetto ind. rimangono due soli cimeli delle coniug. di esse e di habere : i quali ànno però preso il significato di futuro esatto : fūṛu sarò stato, ecc. fūṛan saranno stati ; agueṛu, agueṛi, agueṛe̥ ecc. avrò avuto, avrai avuto, avrà avuto, ecc. usato anche nelle preposizioni condizionali. Es. Agueṛu siṅk aṅ kant muṅ paiṛe é mǭrt = avrò avuto cinque anni quando mio padre è morto ; — a n’agueṛu pṛu minʐá, ma avíu på mai d’aptī́t = ne avrei ben mangiato, ma non avevo piú appetito. »33 (p. 91)
66Au cours de notre enquête à Chaumont, nous n’avons pas pu éliciter les formes du conditionnel 2 et nous n’en avons qu’une occurrence dans le corpus :
- 34 Le locuteur qui a produit cette phrase, né en 1897 et enregistré en 1984, avait une langue netteme (...)
(53) Maquë dins inë bourjá me quë colë-tjí la lh’ogueiro lâ san parsoune.34
« [Autrefois] Rien que dans un hameau comme celui-ci il y aurait (eu) dans les cent personnes. »
67On attendrait plutôt …la lh’ogueirë ogú « il y aurait eu », car le sens est celui d’un conditionnel passé. Mais on peut supposer, soit une ellipse du participe, soit une transposition dans le présent du point de référence temporel, selon le même mécanisme qui permet au présent de narration de se substituer au passé simple ou au passé composé. Quoi qu’il en soit, cette phrase confirme la valeur première de conditionnel.
68En ce qui concerne la morphologie du futur synthétique et du conditionnel 1, il apparaît que, en occitan cisalpin septentrional, l’extention du type à suffixe thématique -aɾ(i)- de la première conjugaison, aux autres conjugaisons, est plus limitée que dans les vallées méridionales (province de Cuneo), puisque le suffixe thématique -iɾ(i)- est partout maintenu (sauf à Cels pour la 2e conjugaison non suffixée) et l’extension de -aɾ(i)- à la troisième conjugaison est limitée à la Val Cluson. La présence d’un suffixe thématique -eɽ(i)- (Chaumont) ou -ər(i)- (Val Germanasca et Val Po) à la première conjugaison pourrait être dûe à l’influence du piémontais qui possède de telles formes ; de même l’insertion de [e] ou [ə] au futur et au conditionnel des verbes de la 3e conjugaison : [vəndr’εi̯] > [vənder’εi̯], [vəndər’εi̯] ; [batr’εi̯] > [bater’εi̯], [batər’εi̯]…
69Les données du terrain permettent de proposer un scénario des différentes étapes de l’évolution vers des systèmes ayant généralisé le suffixe thématique –ar(i)- aux 2e et 3e conjugaisons :
-
État initial : ‘chantarei’, ‘partirei’, ‘finirei’, ‘vendrei’.
-
Étape 1. Extension du suffixe thématique -ar(i)- à la 3e conjugaison : ‘chantarei’, ‘partirei’, ‘finirei’, ‘vendarei’.
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Étape 2. Extension du suffixe thématique -ar(i)- à la 2e conjugaison non suffixée : ‘chantarei’, ‘partarei’, ‘finirei’, ‘vendarei’.
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Étape 3. Extension du suffixe thématique -ar(i)- à la 2e conjugaison suffixée, sur la base de la forme suffixée du radical : ‘chantarei’, ‘partarei’, ‘finissarei’, ‘vendarei’.
70Toutefois, le parler de Cels fait exception puisque l’extension du type en -aɾ(i)- touche la 2e conjugaison non suffixée (type ‘partarèi’) mais pas la troisième qui suit le type en -eɾˈɛi-.
71Si l’on récapitule les différents types de futur (synthétique et périphrastiques), il apparaît que les parlers étudiés présentent quatre façons d’exprimer le futur :
72Le futur synthétique, qui peut s’employer comme simple futur ou comme futur de conjecture, et qui peut également assumer la valeur d’aspect prospectif s’il est accompagné d’un adverbe exprimant un lien avec le présent.
73Le présent futural ; c’est-à-dire un présent renvoyant à un moment futur. Dans ce cas la valeur de futur est inférée par la présence d’un adverbe temporel ou d’un complément de temps. Le présent futural ne peut pas assumer la valeur conjecturale, ni celle d’aspect prospectif.
74Le futur périphrastique en [Présent +‘puei’] qui possède la valeur de simple futur, mais qui, à la différence du futur synthétique, ne peut assumer la valeur conjecturale. Il n’est pas à exclure qu’il puisse assumer la valeur d’aspect prospectif (par inférence, comme dans le cas du futur synthétique), mais, faute d’occurrences dans le corpus, nous ne pouvons pas l’affirmer.
75Un futur périphrastique en [Présent de ‘anar’ + Infinitif] qui possède, prototypiquement, la valeur d’aspect prospectif mais qui peut aussi parfois, assumer celle de simple futur. Il va sans dire qu’il ne peut pas assumer la valeur conjecturale.
76Il existe des formes emphatiques qui peuvent combiner deux des trois formes de futur : à partir de ‘chantarei’, ‘chanto puei’, ‘vau chantar’, on peut former : ‘chantarei puei’ ; ‘vau puei chantar’ ; ‘anarei chantar’.
77En ce qui concerne le conditionnel 2, il n’a jamais été spécialisé de façon exclusive dans la modalité conjecturale, au contraire de ce que laissent entendre certaines monographies, de plus, il semble que, faute d’attestations authentiques récentes, et jusqu’à preuve du contraire, il faille considérer qu’il est sorti de l’usage contemporain, sauf pour les verbes ‘aguer’ et ‘èsser’. Toutefois ces conclusions sont provisoires et auraient besoin d’être confirmées (ou infirmées) par une étude exhaustive des textes disponibles. Nous ne pensons pas que de nouvelles enquêtes de terrain puissent contribuer à clarifier la question, car désormais, dans la zone étudiée, l’étude du conditionnel 2 a probablement quitté le domaine de la linguistique de terrain pour entrer dans celui de l’archéologie linguistique.