1Des têtes coupées transportées par chariots entiers, ou servant de parure à la selle d’une demoiselle, des mains tranchées qui tiennent encore l’épée, d’inquiétantes jeunes filles qui inventent la fenêtre guillotine ou règnent sur une troupe de chevaliers qu’elles ont fait mutiler, des gens noyés dans leur sang… Il ne s’agit pas d’une préfiguration médiévale de Massacre à la tronçonneuse, et l’anachronisme n’est pas seul en cause. Ce livre s’intitule le Haut Livre du Graal, plus communément appelé Perlesvaus, et s’inscrit dans la vaste production des continuations du Conte du Graal ; il dispute même à la Queste del Saint Graal le statut de roman allégorique, ou parabolique.
- 1 Voir Dubost (1994) ; Berthelot (1994) ; Valette (2001) ; Moran (2008).
- 2 Kelly (1974) évoque une sensibilité médiévale où cohabitent la plus extrême brutalité et le raffin (...)
2Le Perlesvaus raconte les errances sanglantes de Gauvain, Lancelot et Perceval sur les chemins du Graal, et nous met face à un problème délicat : pourquoi tant de haine, tant de violence, dans un livre destiné pour les auditeurs, à leur faire « oblier totes les vilenies qu’ils ont en leur cuers » ? Dérapages d’une imagination malade, préfiguration anachronique du style gore ? La réponse paraîtra sans doute un peu courte et cet aspect de l’œuvre ne laisse pas d’interroger la critique1. La violence n’est pas absente dans le paysage littéraire médiéval : la chanson de geste s’en nourrit, et les genres comiques (fabliau2, Roman de Renart) en font un usage jubilatoire ; un roman d’inspiration religieuse comme la Queste est ponctué de scènes de combats sans merci (mais la violence semble le lot d’une chevalerie qui n’a pas su se rédimer). Le malaise que l’on ressent devant le Perlesvaus tient d’abord à l’excès, mais il ne s’agit pas seulement d’une différence de degré ; on perçoit ici une trouble fascination, et une inquiétante noirceur.
3Nous proposerons un parcours qui évaluera d’abord la place et le rôle de la cruauté et surtout du sang dans une œuvre de « haute violence » (F. Dubost), interrogera ensuite la rhétorique de l’image sanglante, et posera enfin la question du rapport entre le sang et le sacré (après tout, le Graal a été très vite assimilé à un vase où fut recueilli le Saint-Sang).
- 3 L’édition à laquelle nous nous référons est celle de la collection « Lettres Gothiques » : Le Haut (...)
4Un livre « saoulé de sang »… L’expression vient du moment le plus impressionnant de ce roman riche en épisodes-chocs. Un « bain de sang », littéralement, qui constitue le châtiment du Sire des Mores, l’ennemi de la mère de Perceval, noyé dans une cuve remplie par le sang des onze chevaliers de sa suite, décapités. Vision fantasmagorique, qui donne lieu cependant à un gab particulièrement cruel du héros vengeur (le cycle des vengeances est un des principaux moteurs de la violence dans le récit) : « Sire des Mores, vos ne peustes onques estre saoulez del sanc as chevaliers ma dame ma mere, mais ge vos saolerai del sanc as vostres » (br. VIII, p. 6143).
5La métaphore, à prendre littéralement en l’occurrence, convient à l’œuvre entière, qui accumule les actes de barbarie : une demoiselle aménage une ingénieuse guillotine pour les amants prestigieux qu’elle ne peut avoir vivants, une autre se fait servir à table par des chevaliers mutilés, une troisième ramasse des morceaux de cadavres dépecés dans la forêt (c’est une pénitence, mais l’épisode est traité avec un sens du macabre et de la mise en scène digne des romans d’horreur modernes). Les itinéraires d’Arthur, de Gauvain, de Lancelot et du personnage éponyme sont jalonnés de combats féroces, de massacres, de situations extravagantes par leur horreur (le chevalier Noir qui affronte Arthur, la mort de la femme de Marin, la scène de cannibalisme chez le roi Gurgaran, le jeu du décapité imposé à Lancelot, le sort atroce de la beste glatissant…). Il y a là une incontestable fascination — que l’on pourrait croire morbide — pour la violence, voire pour la barbarie ; une ivresse, un vertige, qui déborde largement les nécessités du métier chevaleresque et les exigences du sens ; un « jardin des supplices » antérieur de sept siècles à Octave Mirbeau.
6Les affrontements à la lance et à l’épée sont, par nature, d’une extrême violence : c’est d’ailleurs la violence du coup qui en fait l’efficacité (le maniement d’une arme aussi lourde n’a rien de commun avec l’escrime). Au-delà de la multiplication de ces scènes dans le roman, avec un goût prononcé pour le détail horrible (le bras qui tient l’épée coupé, les tronçons de lance plantés dans les corps), il y a dans le Perlesvaus une absence totale de pitié, surprenante pour le lecteur de textes arthuriens et familier du code chevaleresque (la conclusion du duel entre Perlesvaus et Aristor, branche XI). Combats d’une rare atrocité, mais aussi châtiments d’une brutalité inouïe, et, chose rare dans le corpus médiéval, un suicide spectaculaire (le Roi de Château Mortel, br. IX) : aucune variété de la violence ne nous est épargnée.
7La belle formule de Francis Dubost (un « roman de haute violence ») renvoie à cet aspect qui frappe — ou dérange — tout lecteur du Haut Livre du Graal : le sentiment d’un déchaînement, d’un débordement, d’une impossibilité de maîtriser un flux de pulsions assassines. Là où la Queste sublime, rationalise et condamne la violence inséparable de la mission des bellatores, l’allégorisation intermittente, discontinue ou hésitante du Perlesvaus laisse transparaître, pour ne pas dire exhibe, l’envers brutal du décor (un peu comme le film Excalibur de John Boorman, avec sa quête du Graal cauchemardesque). La violence paraît bien souvent gratuite ou démesurée : la mort de la femme de Marin, la cuve de sang et la « beste glatissant » en sont les manifestations extrêmes. On mettra dans la même catégorie de l’excès, les cadavres calcinés (br. VIII, p. 618) semés par le Chevalier au Dragon, les cadavres mutilés qu’on apporte à la cour du roi peu de temps après, le gîte nocturne rempli de morceaux de cadavres (br. IX), les demeures décorées avec divers organes, avec une prédilection pour les têtes…
8Mais le tout-venant de la violence ordinaire, celle de la chevalerie belliqueuse, semble contaminé lui aussi par cette frénésie : on tranche volontiers la tête de l’adversaire tombé à terre (première victoire du Chevalier Couard, devenu « Hardi » par cet exploit, et même Perlesvaus ne se prive pas de ce plaisir, br. XI, p. 1044). Il est vrai qu’Arthur a montré l’exemple, dès la branche I, même si c’est pour accéder au désir d’une demoiselle… La violence n’est pas l’apanage, en effet, de ces brutes sanguinaires que sont les acteurs masculins, sous le vernis d’un code chevaleresque fort malmené dans le roman : les jeunes femmes comme la Demoiselle à la guillotine ou la maîtresse du Château des Barbes ont une inquiétante propension à lier l’amour et la mort.
9Ce n’est pourtant pas l’aspect systématiquement macabre qui paraît déterminant dans l’esthétique du roman. Nous sommes bien dans un « conte cruel », qui s’ouvre d’ailleurs sur une atmosphère de cauchemar : avec l’épisode du rêve de Cahus, la violence prend d’emblée un aspect onirique, et marque d’une couleur sombre l’ensemble du récit, qui semble s’ouvrir sur un monde où tout bascule. La tentation est grande de faire un parallèle, au risque de l’anachronisme, avec le genre « gore », sous-catégorie du film d’horreur, qui accumule les scènes à la limite de l’insoutenable, de violence débridée, des flots d’hémoglobine et des chairs mutilées. Mais dans le cinéma « gore » illustré par exemple par l’immortel Massacre à la tronçonneuse, l’excès vise à l’agression du spectateur, à la production d’une émotion malsaine (répulsion et frisson), dans une véritable pornographie de l’horreur ; dans le meilleur des cas, l’outrance est telle, qu’on doit intégrer une dimension ironique et ludique, une forme de distanciation et d’humour.
10Or, si tant est que l’on peut spéculer sur l’intentio auctoris, cet aspect n’apparaît guère dans le Haut Livre du Graal, roman dépourvu de tout clin d’œil (la seule scène où un sourire s’esquisse est celle de Lancelot, vexé d’avoir à combattre des « guivres » avec l’aide d’un petit chien) ; quant à la provocation et au dégoût comme fin en soi, il s’agit d’un jeu rarement joué par les écrivains médiévaux (sauf avec une finalité satirique et morale). Il y a donc autre chose à chercher dans ce déferlement de cruauté. À cet effet, nous nous intéresserons plus particulièrement au traitement des scènes sanglantes.
11De cette violence, le sang qui coule est a priori la manifestation la plus visible, la plus démonstrative, la plus spectaculaire. Mais il ne doit pas nous aveugler : les moments paroxystiques ne sont pas nécessairement les plus sanglants. On peut même séparer plusieurs régimes de la violence : les innombrables combats, décrits en termes stéréotypés, où le sang versé fait partie des dommages collatéraux, des circonstances incontournables, dans des scènes typiques du roman arthurien, mais où le récit met parfois quelque complaisance ; les passages où sont rapportées des horreurs, corps dépecés et mutilations, mais dont l’hémorragie est curieusement absente (la mort de Cahus, la jeune fille à la guillotine, le château des barbes, le jeu du décapité…).
12La présence obsédante du sang se limite, quant à elle, à quelques scènes, au sens presque théâtral du mot, qui laissent une forte impression, mais peu nombreuses dans la frénésie généralisée de violence : les visions du roi à la chapelle Saint-Augustin, la blessure du roi par le Noir Chevalier et sa guérison, le Christ ensanglanté qui apparaît à Gauvain au-dessus du Graal, les reliques de la Passion découvertes dans la tombe devant le château de la Veuve Dame, la cuve de sang déjà mentionnée, le sort tragique de la beste glatissant, les pieds ensanglantés de la demoiselle punie pour ses manières de table un peu rudes. Tous ces passages ne se situent pas sur le même plan : il est indispensable de faire un tri. Mais auparavant, esquissons une piste interprétative parfois entrouverte, bien que rarement exploitée à fond.
13En mettant provisoirement de côté les combats, trois catégories se dégagent, selon des critères à la fois thématiques et stylistiques. On regroupera les deux cas où perce une véritable fascination esthétique : le supplice de la femme de Marin (br. IV) et la cuve du Seigneur des Mores (br. VIII) ; dans les deux passages, l’évocation finale du sang qui colore l’eau du lac ou de la rivière ajoute une touche quasi-picturale, renforçant le malaise soulevé par l’action rapportée (injustice incompréhensible de cette mort, excès de la loi du talion).
14À plusieurs reprises, le sang remplit une fonction magique, de guérison ou de révélation : la lance enflammée du Chevalier Noir ne peut être « estanchiee d’ardoir » si elle n’est pas baignée dans le sang d’Arthur, tandis que celui du chevalier est le seul remède à la blessure royale (br. I). La cruentation de l’épée qui a servi à la décollation de Jean le Baptiste (br. VI) est à mettre en regard de l’épisode où les plaies d’un chevalier mort se rouvrent et saignent quand Lancelot entre dans une chapelle (br. VI bis — le motif existe en creux lorsqu’une demoiselle constate que l’arrivée de Gauvain ne fait pas saigner le corps de son ami tué ; on notera que la preuve de l’assassinat du fils du couple royal par Keu ne fonctionne pas de cette façon).
15Les séquences les plus intéressantes se rapportent au sang du Christ, contemplé au travers des visions du crucifié ensanglanté (Arthur à la chapelle Saint-Augustin, Gauvain chez le Roi Pêcheur, le rêve de la reine Jandrée) ou recueilli symboliquement (la beste glatissant). Il s’agit chaque fois d’un spectacle déployé devant un personnage passif (et même forcé de le rester, comme Perlesvaus, empêché de secourir la « mère porteuse » déchiquetée par ses chiots), et qui produit un effet émotionnel intense sur lui (guérison de la mélancolie du roi, conversion de Jandrée, indignation de Perlesvaus que seule la qualité de prêtre de son interlocuteur retient de recourir aux méthodes expéditives habituelles ; avec Gauvain, le scénario est plus complexe et déceptif). On devine sans peine qu’il faudra accorder une place décisive à ces scènes dans notre lecture du roman.
16L’une des explications les plus tentantes de cette sauvagerie consiste à la faire participer d’une forme archaïque de la matière arthurienne, que l’on retrouverait par-delà les adaptations plus policées d’un Chrétien de Troyes ou des romans en prose. L’empreinte des « racines primitives » serait plus marquée ici ; on serait plus proche du fonds celtique, dont la barbarie éclate dans des textes gallois ou irlandais conservés. Une senefiance allégée, moins contraignante qu’ailleurs, un refus du vernis courtois (bien illustré par les propos tenus par l’ermite à Lancelot avant sa visite au Roi Pêcheur), une conception belliqueuse de la religion plus inspirée par la Croisade que la charité (les conversions au fil de l’épée, durant l’expédition du protagoniste), une version où la quête du Graal se transforme en conquête (l’assaut donné au château usurpé par le Roi de Château Mortel en est l’aboutissement), tout cela favoriserait une libération du non-dit, un surgissement du refoulé en quelque sorte. Le foisonnement incontrôlé des péripéties, l’autonomie que leur laisse la senefiance chichement dispensée par deux ermites, offre une grande marge à cet inconscient de l’aventure chevaleresque, si bien euphémisé ailleurs.
- 4 Loomis (1963), p. 97-134.
- 5 Méla (1984), p. 183.
17La « couleur locale », celtique en l’occurrence, s’affiche tout spécialement dans la consommation effarante que la narration fait des têtes coupées (F. Dubost en a recensé 25, parmi lesquelles il faut signaler un transport en gros, avec le chariot contenant à lui tout seul 150 têtes de chevaliers, convoyé par une demoiselle chauve…) ; du début (la tête du Chevalier Noir réclamée par la demoiselle à la mule) jusqu’à l’extrême fin (celle de Brudan, elle aussi remise à une autre demoiselle, comme « daerrains present » que fait Perlesvaus avant de disparaître), la tête suspendue à l’arçon semble être un ornement indispensable aux jeunes filles (même la sœur de Perlesvaus y a droit). On a vu là des éléments relevant de la psychiatrie (R. S. Loomis fait de l’auteur un psychopathe4), ou les « résurgences fabuleuses de la Merveille5 » qui trahissent l’ambiguïté fondatrice de ces romans où la vertu, la perfection ou le salut se gagnent à la pointe de l’épée, par le meurtre et le carnage… Imaginaire barbare par ses origines, qui refleurit dans une imagination trop sensible aux « séductions maudites du Vermeil » (Ch. Méla) ?
18Dans le Haut Livre du Graal, le hiatus entre le statut revendiqué de « haut livre du Graal » et cette imagerie sadique est particulièrement problématique, comme le souligne Anne Berthelot :
- 6 Berthelot (1994), p. 33.
Il y a contradiction, ou plutôt tension, portée jusqu’au point de rupture, entre, d’une part, cette transparence […] et d’autre part la violence du matériau pris en charge par cette écriture. On dirait que tous les motifs les plus sanglants d’un fonds mythique qui exhibe sa violence ont été rassemblés pour une improbable démonstration dans ce livre qui prétend, au moins marginalement, relever de la « sainte écriture6 ».
19L’opération ne mène pas très loin, cependant : remonter aux origines et trouver dans le caractère « primitif » de l’inspiration l’ultima ratio de la barbarie revient à déplacer le problème à peu de frais, vers l’horizon de l’insaisissable. Sans doute faut-il d’abord regarder de près ce que l’on met dans cette écriture de la cruauté, car tout n’y est pas interchangeable. Des interprétations ont été proposées pour cet imaginaire torturé, dont l’une des plus convaincantes est celle de Jean-René Valette7.
- 8 Ces réflexions s’appuient sur la thèse que Catherine Nicolas a soutenue, sous ma direction, en déc (...)
20Le rôle que joue le Saint-Sang dans ce tableau doit nous empêcher de voir uniquement de la fascination pathologique ou de la complaisance dans cette explosion de violence et de sang. La focalisation sur le sang qui coule relève d’une stratégie d’écriture qui ne gaspille pas ses effets, mais les réserve à des moments qui font sens, même s’ils ne composent pas une senefiance explicitée et cohérente. Même les plus proches du genre gore trouvent leur place dans cette entreprise, comme le remarque d’ailleurs Anne Berthelot :
- 9 Berthelot (1994), p. 33.
Mais le tour de force du Perlesvaus est de prouver en effet que cette matière archaïque se coule dans le moule de l’allégorèse, et que les séquences les plus empreintes d’une sauvagerie que l’on qualifierait facilement de primitive peuvent être intégrées dans la sémiotique de l’histoire du Salut9.
21C’est la vue du sang qui compte, et non la quantité répandue. Même le Chevalier Couard, en voyant son sang couler lors de l’affrontement avec les brigands en compagnie de Perlesvaus, change complètement de nature et devient le Hardi Chevalier. Le sang participe d’une rhétorique du visuel qui s’appuie sur les conceptions antiques (l’enargeia de Quintilien), tout en l’adaptant à une religiosité originale, de plus en plus développée à l’époque et postérieurement, fondée sur la pitié et l’empathie.
22Revenons sur les traces sanglantes disséminées dans le roman, pour pointer un paradoxe. Les allusions les plus nombreuses au terme sang/sanc et à sa famille (sanglant, saigner) concernent évidemment les blessures reçues au combat : une quarantaine d’attestations pour le substantif (un quart d’entre elles pour le Saint-Sang), une douzaine pour l’adjectif, trois pour le verbe. Dans un texte aussi long (150 folios in-quarto), le quota n’a rien d’extravagant : le Haut Livre du Graal ne se distingue pas fondamentalement dans le paysage des romans du Graal en prose. Si l’on garde néanmoins le souvenir d’un livre brutal, c’est sans doute par la prégnance de quelques scènes efficaces. Les chevaliers n’arrêtent pas de se battre, et les adversaires rivalisent de férocité (on songe au Chevalier au Dragon), mais l’aspect sanglant de ces affrontements à l’arme blanche n’est véritablement mis en valeur que dans le premier, quand Arthur fait face au Chevalier Noir. La mention du sang, omniprésente, est neutralisée ailleurs, privée de tout effet pathétique ou émotionnel, par un traitement stylistique réducteur et stéréotypé.
23Les expressions sont hyperboliques, certes, mais répétitives, et presque toujours coulées dans le moule syntaxique de la consécutive (tant que, si que) ; l’image est presque toujours la même (« li sans ist fors le roi par la bouche et par le nez », « li sans raie le Seignor des Mores par la bouche et par le nés », « li sans lor vole parmi les bouches et les neis ») ; le narrateur épuise toutes les possibilités de variation lexicale autour de « issir », « saillir », « corre/decorre » et « raier », bouche et nez sont systématiquement sollicités. La blessure « professionnelle », même impressionnante (on coupe maint bras tenant l’épée, et les têtes ne tiennent guère sur les épaules), est dissociée de la rhétorique « sanguinaire ».
24Il faut d’autant plus tourner son attention vers les autres scènes, où le sang intervient dès lors comme un élément stylistique, ou plus exactement iconique. Les traités antiques connaissent bien la valeur démonstrative du sang dans la pratique de l’enargeia. Dans un passage de l’Institutio oratoria, Quintilien en démonte le mécanisme :
- 10 Quintilien, Institution oratoire, éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 2003 (6 vol.).
Ce que les Grecs appellent fantasia (nous pouvons bien l’appeler visio), la faculté de nous représenter les choses absentes (imagine rerum absentium) au point que nous ayons l’impression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous. […] Ne pouvons-nous pas mettre à profit ce désordre de l’esprit ? Je me plains qu’un homme a été tué : ne pourrais-je me représenter tout ce qui a dû vraisemblablement se produire dans la réalité ? […] N’aurais-je pas présent à l’esprit le sang, et la pâleur, et les gémissements, et enfin la bouche ouverte, pour la dernière fois, de l’agonisant ? De là procèdera l’enargeia (clarté) que Cicéron appelle illustratio (illustration) et evidentia (évidence), qui nous semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes10 (VI, 2).
25La touche de couleur apportée par le sang est l’élément visuel par excellence, surtout sur la pâleur du visage ; le bouleversement de la sensibilité que provoque son apparition est le meilleur instrument de cette présence/absence, de ce « comme si vous y étiez ».
26Avoir sous les yeux, de manière mémorable, laisse plus de traces que d’entendre seulement. Quintilien parlait de faits passés, que l’orateur doit ressusciter devant un auditoire comme s’ils se déroulaient hic et nunc. Il ne pensait qu’à l’efficacité du discours. Avec les scènes sanglantes du Haut Livre du Graal, on ne peut se contenter de parler d’hypotypose ; l’enjeu est ailleurs : dans les visions du Crucifié, par exemple, ce qui est montré relève du mystère et de la transcendance, de l’invisible et du « tout autre ». Ce qui est mis sous les yeux, c’est le sacrifice rédempteur, le point nodal de l’histoire du Salut.
27Du sang et des larmes, voilà ce qu’il faut pour émouvoir l’auditoire selon Quintilien. Les larmes sont bien présentes dans le Haut Livre du Graal, plus rarement sur la face des victimes (la femme de Marin) que dans la réaction des bénéficiaires des visions du Christ sanglant. Il semble même qu’elles constituent le but de la mise en scène, le témoignage de son succès. Les comportements d’Arthur, de Gauvain et de Jandrée sont identiques, mais une gradation est ménagée. Le roi, voyant l’ermite tenir « entre ses mains un home sanglant o costé et sanglant es paumes et es piez e coroné d’espines […] a pitié en son cuer de ce qu’il a veü et l’en vindrent les lermes as ielz » (p. 152). Gauvain, entouré de convives qui n’attendent qu’une chose, qu’il pose la question fatidique, est entièrement absorbé dans la contemplation des trois gouttes de sang tombées sur la nappe blanche, et finit par voir un roi couronné et cloué sur la croix, avec une lance enfoncée dans le flanc : « si en a grant pitié et ne li sovint d’autre chose que de la dolor que chis rois soffre » (p. 350). On ne saurait mieux définir la notion de compassion. La reine aveugle n’est pas témoin de la transsubstantiation, mais son rêve est tout à fait comparable aux deux expériences précédentes : le récit du songe s’attarde longuement sur la flagellation (« De ce ne me poi je tenir que je ne plorasse de pitié » : l’excès de l’émotion la réveille) puis sur la crucifixion, qui produit les mêmes effets (« de celui oi je si grant pitié que il m’en covint plorer par estovoir de le grant dolor que je le veoie souffrir », p. 970), renouvelés avec la descente de croix (« j’en oi si grant pitié que tant com il me sambla que je le veïsse, ne poi onques tenir de plorer »).
28Arthur sort de sa maladie de langueur par la visite à la chapelle : la pitié ressentie devant le sang du Sauveur n’est pas explicitement donnée comme cause agissante de ce miracle, mais elle a autant d’influence sans doute que le remède magique du sang du chevalier. Jandrée est la preuve de la puissance miraculeuse de la compassion : les larmes qu’elle verse lui ouvrent les yeux (« Tantost com la pitié me vint al coer et les larmes me vinrent as ielz, oi ge ma veue »). Chez Perceval et Gauvain, confrontés à l’effusion de sang, la pitié s’accompagne d’un besoin irrépressible d’intervenir : devant la « merveille de [la] beste de coi il a grant pitié », Perlesvaus ne peut aller au-delà de son émotion, car on lui fait comprendre que tout cela le dépasse. Quant à Gauvain, lorsqu’il assiste au meurtre de la femme de Marin, c’est la fureur qui l’envahit (il écrase le nain perfide sous son cheval), mais la compassion reprend le dessus : « il l’encarcha sor le col de son cheval tote sanglente puis le regrete molt douchement » (br. IV, p. 248). Par l’empathie, par cette mystérieuse alchimie qui relie l’invisible au sensible, dont le catalyseur est bien la vue du sang, on obtient à la fois le miracle physique (la vision recouvrée) et spirituel (la conversion).
29Le Graal est étroitement lié à la Passion, qui donne à voir dans l’homme de douleur charnel et sanglant de la flagellation, de la crucifixion et du coup de lance, la modalité la plus dramatique de l’Incarnation et en donne la preuve qui s’inscrit le plus profondément dans la mémoire. La pitié que la vision du sang, répandu ici avec une certaine parcimonie, a pour mérite de provoquer, n’est que la marque sensible d’une autre présence, dont le caractère ineffable est bien rendu dans la Queste. Pour les rescapés de l’aventure, dans cet autre texte proche des milieux monastiques, la récompense finale est la contemplation du mystère impossible à formuler en paroles, une expérience incommunicable.
30Le Haut Livre du Graal choisit une autre voie, en proposant comme réalisation suprême un état de sensibilité plus facile à partager, la compassion. L’effusion du sang, à travers l’apparition du Christ de pitié, fonctionne dès lors comme indice, signe matériel de l’immanence du sacré : le sang captive le regard dans le cas de Gauvain, aveugle et « saoule » les yeux du corps et les piège dans ce ravissement. La rhétorique sanglante serait-elle la forme la plus appropriée à ce sublime que Saint Augustin place au-dessus de tous les autres modes de discours dans un passage du De Doctrina christiana ?
- 11 Saint Augustin, De Doctrina christiana, éd. G. Combès et G. Farges, Paris, 1949 (Bibliothèque augu (...)
Les plus chaleureux et les plus nombreux applaudissements prodigués à l’orateur ne sont pas assurément une preuve du sublime de son discours ; la vive clarté du style simple et les ornements du style tempéré peuvent produire le même enthousiasme. Ordinairement le poids du sublime étouffe la voix et fait couler les larmes. […] Cependant je ne crus pas avoir réussi, quand j’entendis leurs acclamations, mais lorsque je vis couler leurs larmes […] Mon discours fini, j’invitai tous les cœurs et toutes les bouches à rendre grâces à Dieu. […] Et combien d’autres petits faits nous apprennent que c’est moins par les applaudissements, que par les gémissements, les larmes et principalement le changement de vie, que s’est révélée la puissance exercée sur les hommes par une parole à la fois sublime et sage11 !
31La rhétorique sanglante n’est plus, dans ces conditions, une fin en soi, mais un moyen autre que la senefiance pour accéder au transcendant, à un surnaturel associé avec une expérience sensible paroxystique. Mais comment intégrer dans cette perspective la scène la plus spectaculaire, le châtiment du Seigneur des Mores, ou la plus injustifiable, celui de la femme de Marin ?
32Dans la première au moins, il n’est pas question de susciter la pitié. Ce sang qui est emporté, effacé par l’eau, a-t-il la même valeur que celui qui reste, inséparable de la lance qui a frappé le crucifié ou des tenailles découvertes dans la tombe ? D’un côté la loi du talion, le sang répandu pour compenser le sang versé comme le témoigne le commentaire de Perlesvaus, et dans ce cas c’est une affaire de quantité et une fin en soi ; de l’autre, la cruauté du spectacle est le début d’un processus qui, par-delà la senefiance, conduit au sacré par une expérience d’empathie. Pourtant, le fossé entre les deux n’est pas infranchissable.
33L’allégorisation de la matière est beaucoup moins poussée ici que dans la Queste : la senefiance — l’explication de l’aventure par une typologie et une tropologie imitées de l’exégèse biblique — est cantonnée dans deux séquences où l’aventure est glosée par des ermites. Elle ne s’appuie pas spécialement sur les manifestations sanglantes : le choc sensible créé par le sang ne contribue pas à cet état de malaise, qui sert d’« appel à l’interprétation » et qui est le premier stade du passage des semblances aux senefiances. Dans la mort de la femme de Marin ou celle de la beste glatissant, c’est moins la violence ou la cruauté des événements que leur injustice incompréhensible (le statut des victimes innocentes), qui fait problème et conduit aux questions de Gauvain ou de Perlesvaus. La plupart des scènes où le sang s’épanche ne sont pas concernées par la senefiance. La rhétorique du sang explore d’autres voies de la connaissance du divin, au-delà des mots.
34En lieu et place de la typologie subtile des preudomes de la Queste (on se contente en gros d’une antithèse simpliste et répétitive entre les deux Lois) et de la tropologie invasive dans la Queste (mais quasi absente ici), le Haut Livre du Graal a choisi d’autres voies pour le sens caché, parmi lesquelles une forme de l’anagogie qui le rapproche des visions de l’au-delà. La notion de remembrance y occupe une place plus déterminante que celle de senefiance : la lance aux gouttes de sang, l’épée qui saigne à midi, les tenailles de la tombe, la figure du Crucifié qui « sort » du Graal ou du calice sont autant de reliques qui remettent sous les yeux l’acte fondateur du sacrifice, en font mémoire et incitent à la commémoration. Cependant, le schéma manichéen qui fournit le fil conducteur, le triomphe de la Nouvelle Loi sur l’Ancienne, est suffisamment souple pour intégrer dans sa logique binaire un très grand nombre de péripéties.
35Nous n’avons toujours pas fait un sort à cette image frappante entre toutes dont nous sommes partis : la cuve de sang où l’on plonge le Seigneur des Mores. Ce personnage sans pitié peut être mis sur le même plan que le Chevalier Noir démoniaque, que le Roi de Château Mortel (jeté comme le seigneur des Mores dans la rivière), que les chiots ensauvagés qui font périr leur mère porteuse, que la reine Jandrée : ils sont du côté de l’Ancienne Loi. On y ajoutera, paradoxalement, aussi la femme de Marin dont la triste fin n’inspire aucune miséricorde à l’ermite, bien au contraire (« ce fu molt grant joie de la signefiance de sa mort ») ; il justifie son meurtre par une déclaration lapidaire : « La dame senefie la Viés Loi ». Le sang versé avec cruauté, fût-ce au nom de la loi du talion, semble étroitement associé à cette Ancienne Loi. Sang inutile, répandu pour de mauvaises ou d’incompréhensibles raisons, il est compensé par une autre effusion sanglante, celle de la Passion.
36Catherine Nicolas, dans sa thèse, met fort justement en regard l’esthétique sanglante du Haut Livre du Graal et l’imagerie eschatologique du christianisme primitif. Elle montre, par exemple, que la cuve de sang est un motif récurrent dans les visions infernales : dans les versions successives de la Vision de Saint Paul, le protagoniste est invité à contempler le supplice de la fosse de sang destinée aux sorciers, empoisonneurs, débauchés et oppresseurs des pauvres ; les coupables sont noyés dans le sang des autres suppliciés, de ceux qu’ils n’ont pas su guider ou qu’ils ont tourmentés, selon le principe du contrapasso (le sang versé par le criminel le fait mourir à son tour). Mais c’est surtout dans l’Ancien Testament que l’on rencontre de nombreuses références qui éclairent d’un jour nouveau les « excès » du roman, dans les menaces du législateur (Deutéronome, 25, 11), dans les imprécations des Prophètes (Ézechiel, 5, 1) ; la scène d’anthropophagie chez le roi Gurgaran a de multiples échos dans les menaces du Lévitique (26, 27), reprises par le Deutéronome (28, 53) et chez Jérémie (19, 9).
37Ainsi se précise l’idée qu’il y a deux régimes de la violence sanglante, celui d’une véritable barbarie, inséparable de l’univers de l’Ancienne Loi et d’une chevalerie qui, sans être qualifiée de « terrienne » et opposée à une chevalerie « celestielle » comme dans la Queste, est vouée à s’entretuer : une fois effectué par Arthur, Lancelot et Gauvain le pèlerinage au Château du Graal reconquis, le royaume sombre dans les guerres intestines, tandis que Perlesvaus poursuit un autre chemin et se sépare progressivement de ce monde. La voie de la pitié, indiquée par les visions de différents personnages, n’est pas explicitement développée, mais on comprend qu’elle offre une solution de rechange.
38D’un côté, le sang bien réel, répandu en abondance et dans des circonstances d’une rare cruauté, et de l’autre un sang que l’on contemple, bien matériel aussi (car c’est par lui que l’on accède au divin, que le surnaturel est spectaculairement présent), mais sublimé dans l’empathie et la compassion qu’il sollicite, le second rachetant le premier. La lance du Chevalier Noir ne peut être « estanchiez d’ardoir » que si elle est « baignié » dans le sang de la blessure royale : par-delà les réminiscences mythologiques (le « Luin de Celtchar ») et la couleur diabolique, cette scène liminaire en rouge (feu et sang) et en noir, qui inaugure la série des effusions de sang, a une valeur prémonitoire. Le sang appelle le sang ; le bras transpercé d’Arthur entraîne la tête coupée du chevalier : le roi, qui vient d’assister à l’apparition du Crucifié, est piégé par la demoiselle à la mule qui exige la tête de son adversaire (il hésite en effet à accomplir cet acte a priori gratuit, mais la jeune fille lui fait miroiter l’efficacité magique de ce sang qui, d’entrée, est de trop). C’est ainsi que se déclenche l’engrenage des violences, dont la cuve de sang n’est que l’illustration la plus exhibitionniste. La chevalerie tout entière est condamnée, parce qu’elle ne sera jamais « saoulee » du sang versé, jusqu’à être noyée, tel le Seigneur des Mores, dans son sang.
- 12 « Comme jadis des haulx faiz et prouesses, des grans conquestes et vaillances en guerre et des mer (...)
39Au début de son Livre du Cuer d’amour espris, René d’Anjou, évoquant ses modèles, parle d’un « livre de la conqueste du Sang Greal12 » (plus haut, il avait déjà employé cette curieuse graphie). Il ne s’agit pas ici d’identifier ce mystérieux ouvrage (la Queste ?), mais de profiter de ce télescopage original entre « saint » et « sang » (résultat de la faveur que connaît alors le culte du Saint-Sang ?) : felix culpa, ou clin d’œil ? Même s’il ne peut prétendre avoir servi de référence au roi René, le Haut Livre du Graal est celui qui correspond le mieux à cette désignation — un roman du Graal sanglant —, celui qui manifeste le plus spectaculairement le lien entre le sang versé par le Christ et le sang répandu par les chevaliers. Le chemin du Graal y est jalonné d’étapes sanglantes et de massacres autant que de visions. L’action violente de la chevalerie n’aboutit pas, comme dans la Queste, à la contemplation et au renoncement ; elle est une forme du sacrifice, qui réitère dans le présent le sacrifice originel et sans doute aussi un passage obligé, dont la fonction cathartique permettra un jour de désamorcer la séduction maudite du Vermeil, afin de retrouver, dans la vision du saint Sang la voie du salut, par la grâce de la compassion, cette forme a minima de la charité