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Sociolinguistique des contacts/conflits de langues en domaine roman des origines à nos jours

Contact entre patois et français en Suisse romande de 1800 à 1970 : l’unilinguisme revisité

Contact between Patois and French in French-Speaking Switzerland between 1800 and 1970: Revisiting the ideology of “unilinguisme”
Dorothée Aquino-Weber, Sara Cotelli Kureth et Christel Nissille
p. 69-92

Résumés

Cet article se penche sur la diglossie entre patois et français en Suisse romande entre 1800 et 1970. Par l’analyse des discours sur les lexèmes régionaux et les idéologies langagières qu’ils contiennent, nous chercherons à comprendre le contact entre ces deux langues. Le corpus très diversifié (presse, cacologies, glossaires, dictionnaires et chroniques de langage) a permis de découvrir une voix unifiée attestée sur une longue durée et qui accepte les dialectalismes dans un certain cadre. Même dans les discours puristes, les emprunts aux patois sont vus comme une richesse, un témoignage du genius loci, du terroir. Ils viennent même au secours du français considéré comme corrompu par les emprunts à l’allemand et à l’anglais.

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Texte intégral

1À l’échelle nationale, le « modèle consensuel » suisse du contact des langues a été maintes fois souligné (Boyer, 1997 ; Matthey 1997, 2010). Dans une perspective historique, la situation genevoise du xvie siècle avant l’arrivée des Huguenots a été décrite comme une « diglossie “paisible” » (Kristol, à paraître). Dans cet article, nous nous interrogeons sur la situation linguistique de la Suisse romande des xixe et xxe siècles et sur la viabilité de ce modèle pour décrire la diglossie/dilalie (Maître 2003) français-patois à travers le prisme des régionalismes romands. Le discours sur les lexèmes régionaux et les idéologies langagières qu’il contient offrent un accès privilégié pour comprendre les rapports entre ces langues. En effet, dans le discours puriste, les effets du contact de langue se cristallisent sur les emprunts et les calques qui sont stigmatisés et pourchassés. En France, les ouvrages qui recensent ces usages, dans la lignée des Gasconismes corrigés de Desgrouais (1766), reconnaissent le patois comme « la source du problème » (vi) : « Tout Gasconisme vient du patois, ou langage du Pays » (v). Le contact entre patois et français y est considéré comme néfaste pour le français selon les idéologies portées par l’unilinguisme : ni concurrence, ni déviance (Boyer, 2000). Qu’en est-il en Suisse romande ? Les cacologies du xixe siècle suivent-elles cette ligne ou, fidèles à un discours plus consensuel qui serait particulier à la Suisse romande, envisagent-elles les lexèmes régionaux selon d’autres critères ? Le corpus interrogé pour cette recherche couvre les années 1800 à 1970. Il nous a permis de répondre à ces questions et de poursuivre la réflexion pour une partie du xxe siècle, quand les chroniques de langages prennent le relais des cacologies. Si, concernant l’allemand, le purisme des chroniques de l’entre-deux guerres a déjà été souligné (Skupien Dekens 1998), qu’en est-il du rapport au patois ?

Les discours épilinguistiques1 sur le français en Suisse romande aux xixe et xxe siècles

  • 1   Ce terme désigne « tout type de discours autonome sur les langues ou les pratiques » (Canut, 51) (...)
  • 2   Voir Aquino-Weber, Cotelli, Nissille 2011, 224.
  • 3   Il s’agit de chroniques de langage parues dans le Jura Libre (Cotelli Kureth).
  • 4   Il n’y a pas de cacologie publiée en Valais. Par ailleurs, nous n’avons pas mené de recherches da (...)

2La fin du xviiie et le début du xixe siècles marquent les débuts d’une production de discours épilinguistiques autour du français utilisé en Suisse romande2. Les cantons protestants, Genève, Vaud, Neuchâtel et le Jura Bernois sont les premiers à en produire. Pour les cantons catholiques, Fribourg se joint au mouvement plus tardivement et il faut attendre la moitié du xxe siècle pour lire les discours sur la langue issus de la région du Jura3. Enfin, selon nos pointages, le Valais n’en compte pas4. Ces différences cantonales sont parallèles au phénomène de maintien ou de disparition du patois lié en grande partie à l’industrialisation (Kristol 2006) : pour Genève, Vaud et Neuchâtel, on recense des locuteurs jusqu’à la fin du xixe siècle tandis qu’à Fribourg, en Valais et dans le Jura — seule région à avoir un patois de type franc-comtois (oïlique), les autres appartenant à l’espace francoprovençal — il y en a encore au xxe siècle.

  • 5   Sur notre emploi de proscription et prescriptif, voir Aquino-Weber, Cotelli et Nissille (2001 : 2 (...)

3Pour le xixe siècle, nous disposons d’un large corpus. Il se compose de productions visant à la fois le répertoire des variétés s’éloignant de la norme du français de référence et la correction de la langue utilisée dans la région concernée. À cela s’ajoute quelques articles parus dans la presse qui sont généralement en lien avec la publication de ces ouvrages. Ces productions relèvent de genres très divers (listes insérées dans des grammaires, remarques, glossaires, dialogues, voir Aquino-Weber, Cotelli et Nissille 2013) et se situent sur un continuum entre proscription5 et description (id. 2011). Dans les ouvrages plus prescriptifs, surtout utilisés en contexte scolaire, la norme est rarement discutée dans les discours liminaires. La nomenclature suffit à désigner les expressions à bannir : ce qui y figure est faux et les matériaux sont expliqués et corrigés. Les productions adoptant une démarche plus descriptive — proches d’un recensement du patrimoine linguistique — s’insèrent dans le courant dominant de ce début du xixe siècle qui voit naître en France les premiers travaux philologiques (Kibbee 2001). Leurs auteurs ne renoncent cependant pas, du moins dans les préfaces, à la correction de la langue. Notre corpus présente donc la particularité d’être hétérogène, au niveau du genre des recueils et de leur positionnement face à la norme du français de référence. Les descripteurs oscillent en effet toujours, en tous cas jusqu’au milieu du xixe siècle, entre critique, description et valorisation. De même, ponctuellement, il arrive que les proscripteurs valorisent certains termes dans les commentaires de leur nomenclature. Cependant, malgré cette diversité, à laquelle s’ajoute des situations linguistiques différentes entre les variétés de langue visées par ces discours et les appartenances politiques et socioprofessionnelles des auteurs, des caractéristiques communes apparaissent dans leurs jugements sur la langue régionale. Ces discours s’inscrivent donc dans une communauté de pensées qui dépasse la parole d’auteur : on se lit, on se copie, on s’inspire.

  • 6   Ainsi l’édition de 1904 de la brochure très puriste Parlons français, rédigée par Pludh’un, s’est (...)

4C’est à partir du milieu du xixe siècle que les textes épilinguistiques de type prescriptif et descriptif se différencient de façon plus marquée. En effet, si la publication de cacologies à visée normative continue jusqu’au début du xxe siècle et rencontre un grand succès en librairie6, la fin du xixe siècle voit l’arrivée d’une documentation plus scientifique et orientée vers la sauvegarde du patrimoine linguistique. Celle-ci s’intéresse à la fois au patois et au français régional.

5Dès le début du xxe siècle, pour ce qui est du discours puriste, ce sont les chroniques de langage publiées dans la presse qui prennent le relais des cacologies. Elles sont nombreuses et intègrent la plupart des grands journaux romands. Les premières paraissent en 1913 pour s’échelonner ensuite jusqu’à la fin des années 1970.

2. La remise en question de la norme au début du xixe siècle

2a. Un cadre précis à la norme romande

  • 7   Elle semble plus tardive au Québec où certains cacologues prennent en compte l’histoire comme out (...)

6Dans les cacologies de la première partie du xixe siècle, se dessine l’ébauche d’une norme régionale qui remet en question la norme unique du français. D’après nos relevés, la tolérance dont font preuve les auteurs romands qui acceptent et légitiment certains régionalismes est absente des productions semblables en France, en Belgique et au Québec7. Les périphéries francophones tiennent en effet à cette époque un discours uniquement prescriptif, identique à celui qui a cours en France en pleine campagne de lutte contre les patois et les langues régionales. Les auteurs romands précisent cette norme dans ses dimensions diaphasique et diamésique (elle vaut pour la conversation quotidienne) et diatopique (elle est réservée à un usage régional).

Cependant, si nos écrits, ainsi que nos discours soutenus, doivent être éminemment français, je ne prétends point engager mes compatriotes à bannir entièrement nos expressions locales de la conversation familière, et à se tenir, comme certaines personnes, roidement sur le qui vive, pour ne laisser échapper aucun terme génevois, aucune locution nationale. (Gaudy-Le Fort, ii)
Notre françois et le françois pur, sont deux monnoies frappées à un coin différent […], et bonnes chacune pour le pays dans lequel elles ont cours. Nos batz et nos creutzsers valent bien les sols et les 10 centimes françois ; il ne faut cependant les porter ni en France ni dans d’autres pays ; quelque mérite qu’ait d’ailleurs notre dialecte, il a le tort de n’être point une langue universelle. Comme le françois qui a cours dans toute l’Europe, est le françois de l’Académie, et des littérateurs Parisiens, il nous convient très-fort de l’apprendre […] ; ce qui ne doit pas nous empêcher de parler le nôtre dans notre pays […]. (Guillebert, 78)

7Ainsi, les auteurs du début du xixe siècle ont tendance à valoriser, dans des cadres précis, la variété locale porteuse de l’identité régionale des locuteurs.

2b. La légitimation du français régional

8Le discours des cacologies les moins prescriptives hiérarchisent les régionalismes lexicaux et en légitiment certains. Au-delà de l’argument régionaliste, les descripteurs romands revisitent la typologie des « locutions vicieuses ». Est à proscrire ce qui apparaît comme une corruption du français et contraire à la notion de génie (par ex. les innovations sémantiques, la variation morphosyntaxique ou de prononciation), les atteintes à la clarté (formulations qui portent à confusion, néologismes ou évolutions sémantiques qui créent des homonymies) et les infractions à la règle du mot juste (notamment les synonymes régionaux qui font double emploi avec le correspondant du français de référence). À l’inverse et, dans une dynamique pragmatique visant à favoriser la précision et l’expressivité, les termes n’ayant pas d’équivalent en français de référence sont acceptés. Leur utilisation est même encouragée, soit parce qu’ils apportent une nuance par rapport à leur équivalent du français de référence, soit parce qu’ils désignent des réalités propres à la région.

Qu’on doive se corriger de locutions décidément vicieuses, des expressions plus ou moins barbares, des fautes de grammaire bien évidentes, c’est ce que personne ne niera sans doute. Qu’il convienne aussi de remplacer, quand cela se peut, des mots purement vaudois, ou des mots français dénaturés, par d’autres mots qui ont réellement la même acception, et que le bon usage a consacré, cela paraît encore tout-à-fait incontestable. Mais si l’on prend à part les mots du pays qui, d’après les dictionnaires, n’ont décidément point de synonymes proprement dits, parce que les objets qu’ils désignent ne sont pas du tout connus à Paris, ou du moins pas avec les nuances que nous y avons introduites, je ne vois assurément aucun inconvénient à les conserver. (Develey, iv)

9Les cacologues suivent, tout en la réinvestissant, l’idéologie du mot juste qui veut que le français soit une langue très nuancée et très précise dans laquelle on ne trouve pas de synonyme parfait.

10Plusieurs d’entre eux insistent sur le caractère expressif ou local de certaines expressions « pittoresques, vives, énergiques» considérées en quelque sorte comme conformes au génie genevois, vaudois ou neuchâtelois et investissent la défense des régionalismes dans un discours identitaire.

Au fond, et convention à part, le françois pur vaut-il réellement beaucoup mieux que notre dialecte ? Il a plus de noblesse et de grâce, mais moins d’énergie et de nuances, comme il en a moins aussi que le vieux françois d’Amyot et de Montaigne. (Guillebert, 78)

11Une fois ce tri effectué, les auteurs peuvent présenter les lexèmes valorisés, alors conformes au génie français, comme des éléments d’enrichissement de la langue de référence.

[Notre idiome] est fécond en termes précieux qui, pour n’être pas français, n’en sont pas moins très significatifs, et qui mériteraient peut-être de figurer dans le Dictionnaire de l’Académie ; on est frappé de l’énergie de ces expressions du terroir qui peignent d’un trait les actions et ont une analogie frappante avec les choses qu’elles désignent. Elles donnent à notre langage un caractère pittoresque et distinctif qui n’est point sans avantage […]. (Journal de Genève, 30.08.1827)

12Les textes épilinguistiques suisses romands empruntent donc des idéologies langagières au discours français sur les langues. Cependant, celles-ci sont en partie réinvesties dans un discours patrimonial et identitaire spécifique à la région dans le but de démarquer les cantons romands de la France (voir aussi Cotelli Kureth et Nissille sous presse). Apparaît ainsi la notion de génie genevois, vaudois ou neuchâtelois qui porte en elle le génie français mais s’inscrit dans un contexte local, un terroir. Sur le plan des idéologies langagières, nous assistons à un phénomène typique du discours des langues minoritaires dans lequel on se réapproprie les arguments de la variété dominante plutôt que d’en inventer de nouveaux. Dans le contexte suisse romand, les idéologies langagières sont les mêmes que celles qui, en France, ont accompagné la disparition des langues régionales mais elles sont détournées et réinvesties pour légitimer les emplois minoritaires.

3. La question de l’étymologie

3a. L’étymologie comme facteur d’inclusion

13À l’expressivité et à l’utilité, s’ajoute parfois un argument étymologique.

Ce mot acout, que nous employons quelquefois à la place d’énergie, de force, de courage, est un mot patois ; mais il exprime mieux, quand nous nous ne servons, ce que nous voulons dire, que ces trois mots françois. Si on pouvoit lui trouver une origine un peu relevée, grecque ou latine, par exemple, je serois d’avis qu’on le conservât. (Guillebert, 40)
[…U]n grand nombre de mots romans se sont conservés dans presque tous les dialectes français, et […] la plupart de ces mots, par leur caractère expressif, aussi bien que par leur droit d’ancienneté, ne seraient pas indignes d’être indiqués à l’Académie auprès de laquelle on pourrait, à cet égard, s’appuyer d’une opinion bien respectable, celle de Fénélon, qui a dit quelque part : « Je voudrais autoriser tout terme qui nous manque, et qui a un son doux, sans danger d’équivoque… ». (Gaudy-Le Fort, iii)

14De par son caractère expressif légendaire et sa proximité étymologique avec le français, ainsi que les idéologies de nature historique qui lient ces deux variétés, le patois semble un bon candidat à l’enrichissement de la langue.

  • 8   Comme le montrent déjà Knecht et Matthey, 2016.

15C’est ici la question de l’emprunt qui est en jeu. En effet, pour le patois comme pour les autres langues, l’argument étymologique ne vient pas dévaloriser un régionalisme ou stigmatiser un fait de langue8, il est un élément de validation.

On est étonné de voir que les genevoisismes, que nous croyons du plus mauvais ton, ont cependant des origines tout-à-fait savantes : les étymologistes prouvent sans peine qu’ils arrivent en droiture des langues arabe, allemande, teutonne, celtique, romane, latine et même grecque […]. (Journal de Genève, 30.08.1827)

16De ce point de vue, les emprunts — tant les germanismes et que les dialectalismes — présentent des qualités intrinsèques. Ils ont comme caractéristiques d’être, dans la langue d’emprunt, bien formés et conformes à son génie et d’exprimer les nuances nécessaires à la désignation du référent. De plus, emprunter à une autre variété permet parfois d’éviter les néologismes et les extensions sémantiques internes au français qui sont considérés comme des éléments de corruption.

Caquelon est un mot allem. Kachel, dont j’ai indiqué un des sens plus haut. On fait bien de se servir du mot allem. puisque cet ustensile n’a pas un nom françois. (Guillebert, 48)

17Ainsi, les emprunts sont évalués selon la typologie pragmatique énoncée plus haut. Leur origine n’est pas un facteur discriminant dès le moment où ces mots n’entravent pas la compréhension mais, au contraire, améliorent la précision et l’expressivité de la langue.

Or dans nombre de cas un Neuchâtelois ne doit pas parler comme un François […]. Nous avons des ustensiles de cuisine, des meubles de cave, et une foule d’autres choses qu’on n’a pas en France, ou qui n’y sont pas tout-à-fait les mêmes ; il faut pourtant leur donner un nom, et tant que MM. Les Lexicographes françois n’auront pas fait une langue qui satisfasse aux besoins de tous les pays où l’on parle la leur, nous aurons fort raison de prendre et dans l’allemand, et dans le vieux françois et dans notre patois, les mots nécessaires à notre usage. Et même plusieurs de ceux que nous avons empruntés au patois, sont bien plus expressifs que les mots françois qui y correspondent. (Guillebert, 78)

18Dans certains cas, même les calques syntaxiques semblent acceptés.

  • 9   On le verra plus loin, ce calque est faussement interprété comme une influence de l’allemand alor (...)

Vouloir, employé de la sorte [c’est-à-dire comme auxiliaire du futur], est un germanisme. Les lexicographes allemands […] permettent de dire : das haus will einfallen […] ; la maison veut tomber […] ; avons-nous donc très-tort en Suisse d’emprunter cette expression aux allemands ? Il y a quelque chose de vrai dans le mot de l’écrivain qui a dit que la prose françoise se meurt de timidité. Les Suisses sont plus hardis que les François en fait de langage. Il est certain qu’il manque à la langue françoise une expression abrégée qui signifie être sur le point de, être à la veille de, et qui corresponde au will des allemands. Les grecs avoient le verbe μɛʎʎɛɩ, et les latins le participe en urus. (Guillebert, 72)9

19Ici, la référence aux usages grec et latin renforce encore la légitimité de l’expression empruntée et place la langue d’emprunt au même niveau que ces deux langues classiques.

3b. L’étymologie comme facteur d’exclusion

20Il semble qu’à partir du milieu du xixe siècle, ce discours évolue. En effet, émergent à ce moment-là les premières attestations d’un discours qui deviendra dominant au début du xxe siècle, celui du français fédéral. C’est ainsi que l’on désigne le français où l’on devine des calques de l’allemand et qui provient en général de l’administration fédérale ou de publicités émanant de sociétés dont le siège social se trouve en Suisse alémanique. Cette variété de français est critiquée, les germanismes qu’elle contient venant d’une traduction trop littérale de textes allemands.

On appelle notre attention sur la foule de barbarismes et de solécismes qui ont trouvé moyen de se donner rendez-vous dans la traduction française du Recueil fédéral des signalements. (Journal de Genève, 31.12.1851)
Dans un article sur le français fédéral, […] on se raille de certaines expressions peu françaises que la Chancellerie fédérale introduit dans les documents officiels. […] On a certainement raison de se récrier contre les expressions parfois baroques des traductions fédérales […]. (Gazette de Lausanne, 10.07.1878, 3)

21Dans les dernières années du xixe siècle, les mentions du français fédéral dans la presse sont de plus en plus fréquentes. Un auteur le considère même comme un « attentat à notre langue » (Gazette de Lausanne, 16.06.1885, p. 1).

22Cette guerre ouverte contre l’allemand, qui semble concerner d’abord les calques mais qui, au xxe siècle, touchera tout ce qui vient de cette langue, y compris les lexèmes, provoque un changement dans la typologie héritée du début du xixe siècle. Cette révision ne touche toutefois que les lexèmes empruntés à l’allemand : l’idéologie du génie devient un élément qui les sanctionne, tandis qu’elle permet de continuer à valoriser les dialectalismes — dans le cadre d’énonciation et la typologie décrits plus haut — certainement de par la proximité et l’origine latine commune des deux langues.

4. La voix des philologues contre celle des puristes

23Dès le milieu du xixe siècle, les discours ont tendance à se positionner plus clairement du côté de la description ou de la proscription. Les cacologies typiques rejettent toute forme d’emprunts, même au patois, allant parfois jusqu’à critiquer les positions de cacologues plus descriptifs.

[Certains] n’admettent pas que la France […] leur impose ses lois. Ils sont jaloux de leur prétendue autonomie, et opposeront résolument le parler de leur coin de pays à cette prétention d’une langue officielle. […] Ce n’est pas nous qui les empêcherons de servir leur patrie ; mais il nous semble qu’ils se font une idée erronée de ses intérêts lorsqu’ils travaillent à faire considérer comme une langue ce qui n’en est pas une, ce qui n’est que quelques débris dialectaux, et à perpétuer un malentendu des plus regrettables, puisqu’il fait obstacle au rayonnement des idées et devient une cause manifeste d’infériorité intellectuelle. (Plud’hun, 75)

24Ces ouvrages insistent souvent, dans une certaine démarche pédagogique, sur l’importance de permettre au public de « démêler ce qui est français » (id., 78) de ce qui ne l’est pas et de le laisser ensuite libre de choisir ses propos. Cette ligne très puriste, même si elle est populaire (voir note 5), ne concerne qu’un petit nombre de textes.

25D’un autre côté, dès la seconde moitié du xixe siècle en Suisse, comme dans le reste de l’Europe où l’on voit la dialectologie, l’histoire de la langue et d’autres disciplines des sciences du langage s’institutionnaliser, le discours autour des dialectalismes se nuance à mesure que la description lexicographique gagne du terrain sur les discours prescriptifs. Sur les pas de Nodier, qui écrivait des patois qu’ils étaient « la partie la plus franche et la moins altérée des langues » (Nodier, 1834, 83), les précurseurs d’une description scientifique de l’étude du français en Suisse romande confèrent un statut de témoins historiques aux régionalismes. Ils deviennent utiles pour comprendre l’histoire de la langue française. On met ainsi la variation linguistique et plus particulièrement l’étude des dialectalismes au service de la langue dominante.

[L’auteur de cet ouvrage posthume] aurait fait observer que la connaissance de toutes ces variétés du langage sert à l’intelligence de la bonne langue français, et que des littérateurs du premier ordre, Charles Nodier, par exemple, ont signalé l’intérêt et l’utilité de ce genre de recherches. Il aurait montré que plusieurs des mots que nous employons, et qui sont tenus pour barbares sont autant de débris de l’ancien français, restés parmi nous comme des trainards d’une armée en marche. (Humbert, xxviii-xxix)

26Les travaux sur les régionalismes sont mieux documentés grâce à l’existence d’études philologiques et dialectologiques et au recours à des documents d’archives. Les tentatives d’explication étymologique se multiplient et les comparaisons avec d’autres variétés anciennes ou dialectales sont systématisées.

27Le patois est ainsi invoqué lorsque le lien avec le mot traité semble évident.

AGLAN, s.m. Mot patois, qui signifie : Gland. […] Terme savoisien, méridional et vieux français. (Id., 10)
[…] Le « parler» [mentionné dans le titre de l’ouvrage] n’est absolument pas un patois. Les dialectes francoprovençaux, presque morts à Neuchâtel, encore pratiqués ça et là dans les cantons voisins, eurent une énorme influence sur le français local et sur sa prononciation ; mais, sauf pour quelques termes adoptés tels quels, celui-ci en a toujours été distinct. Nous avons jugé intéressant, toutefois, de donner dans un grand nombre de cas les formes patoises du terme français romand. (Pierrehumbert, 1)

28La prise en compte de cette forme de contact de langue apparaît aussi dans les études dialectologiques, mais dans le sens inverse. La langue française y est décrite comme un envahisseur dont les assauts répétés ne peuvent mener qu’à la disparition du patois. Mais dans cette bataille, les patois ne disparaissent pas sans avoir auparavant enrichi la langue française. Le français régional est ainsi décrit comme une langue refuge pour le patois qui se meurt, ce qui justifie son étude.

À côté du patois proprement dit, le Glossaire [des patois de la Suisse romande] admet aussi nos provincialismes romands, né pour la plupart de la survivance dans notre français de l’ancien idiome indigène (Gauchat, Jeanjaquet et Tappolet 1924, 9)

29Ce travail de conservation se fonde sur des idéaux élevés comme le montre cet extrait qui cite Ramuz défendant la langue qu’il écrit :

  • 10   Manuscrit de « L’école et le Glossaire des patois de la Suisse romande », une conférence donnée p (...)

J’ai écrit une langue qui n’était pas écrite. J’insiste sur ce point que je ne l’ai fait que par amour du vrai, par goût profond de l’authentique, j’ajoute, par fidélité.
Le Glossaire a le devoir de rechercher dans nos patois qui s’éteignent les racines profondes d’un pareil langage. Lui aussi est né de l’amour du vrai, de l’authentique10.

30La mention d’« amour du vrai » qui clôt cette citation permet de relier cette conception à l’idéologie de l’authenticité chère à la mentalité protestante. Il faut que le français parlé en Suisse romande soit fidèle à la fois au génie du français et au terroir romand.

31C’est pourquoi, tout jugement n’est pas absent de ces productions différentielles ou dialectologiques et cela malgré leur orientation scientifique. Il suit la typologie des discours antérieurs :

Les phénomènes de la nature alpestre, la configuration du sol, la vie à la montagne et tout ce qui s’y rattache, tels sont les domaines auxquels appartiennent les objets et les idées qu’expriment les néologismes d’origine patoise qui ont enrichi le lexique du français populaire. (Gilliéron, vi)
[…] Il convient de faire franchement la distinction entre les constructions vicieuses, les mots déformés, les germanismes grotesques d’une part, et de l’autre les termes locaux originaux, issus tant du latin que de l’allemand. (Pierrehumbert, 1)

32Dans la description proprement dite, les jugements n’apparaissent plus ou sont remplacés par des marques d’usage qui définissent alors le cadre d’utilisation de ces régionalismes (Aquino-Weber, Cotelli et Nissille 2014, 97).

5. Continuité du discours sur les régionalismes au xxe siècle

  • 11   God ; HumbLib ; HonJL.

33Les discours épilinguistiques du xxe siècle s’inscrivent dans la lignée de ce que nous avons montré pour le xixe siècle. Ils suivent, pour la plupart, la typologie des « locutions vicieuses », valorisant les termes provenant du patois, sans toujours mentionner cette origine. Ce qui frappe dans ce corpus, c’est le peu de place qu’y occupent les références directes au patois par rapport à celles concernant l’allemand et l’anglais. Parfois, le patois n’est même pas mentionné et aucun dialectalisme n’est discuté, les auteurs s’en tenant à la dénonciation des germanismes et du français fédéral11. Les critiques contre le patois sont rares et souvent indirectes.

Ces locutions du patois sont caractéristiques d’anciennes mauvaises habitudes de langage dont notre peuple, devenu plus poli, fait bien de se corriger. (LugrGaz 13.10.1924-2)

  • 12   Il utilise ailleurs le terme d’« expressions vulgaires » pour parler des spécificités du français (...)
  • 13   C’est le seul à critiquer l’influence du patois sur le français régional par des exemples concret (...)

34L’auteur postule ici l’évolution d’une langue rustique12 vers une langue française plus policée, une attitude qui laisse entrevoir l’idéologie de la hiérarchisation entre le patois non-langue et le français langue de civilisation. Mais dans ce cadre, les expressions à corriger sont des calques syntaxiques ou sémantiques et jamais des emprunts lexématiques. Un chroniqueur fribourgeois13 cite par exemple l’expression « il se connait déjà des jours », un « assemblage étonnant [qui] est la traduction mot à mot de la phrase patoise qui exprime la même idée : S’in conié dza dè dzoa » et conclut : « En français on dit “On s’aperçoit déjà que les jours sont plus longs” » (Quart 20.02.1934).

  • 14   En Suisse romande, le premier linguiste à tenir une chronique de langage est Georges Redard en 19 (...)

35En accord avec l’idéologie du mot juste et du génie de la langue, ces emplois sont fustigés par la majorité des textes épilinguistiques sur le français de Suisse romande. Il faudra attendre que des écrits de linguistes14 pour voir ces idéologies remises en question. Nous n’avons trouvé aucun emprunt au patois condamné dans les chroniques consultées, conformément à ce qui était le cas dans la plupart des textes épilinguistiques suisses du xixe siècle.

5a. Un cadre pour le français régional

36Plusieurs chroniqueurs posent des limites à l’utilisation de ce vocabulaire régional, comme le faisaient déjà les préfaces des cacologies. Malgré la bonne volonté affichée, les termes régionaux restent marqués. Diatopiquement, on considère que seule l’utilisation de ces termes à l’échelle régionale permet une communication efficace : « Quand nous parlons romand, ou vaudois, gardons encouble ; quand nous parlons français, préférons entrave, pour être compris de tous » (DudRL 14.01.1961-8).

37Certains y ajoutent une dimension diamésique, ces termes devant être utilisés uniquement à l’oral : « Cependant il convient de distinguer ce qui a sa place dans la conversation qui ne demeure pas et dans les écrits censés un peu moins éphémères » (NicGaz 03.08.1947-1). Cela induit toutefois de connaître l’origine régionale du terme et son équivalent en français de référence. On insiste d’ailleurs parfois sur l’importance d’avoir conscience que l’on utilise un mot du terroir ou de marquer ces emplois locaux :

À condition d’en avoir conscience, nous pouvons sans crainte garder ces mots du terroir qui ont, notait justement Charles Bally, le même bouquet énergique que nos vins du cru. (Red 12.04.1956-3).
Je ne suis nullement ennemi des mots neuchâtelois. Ils appartiennent à ce qu’on appelle le français marginal par opposition au français universel. […] L’essentiel, c’est de les employer à bon escient. Tout d’abord avec des personnes qui les comprennent […]. Ensuite avec discrétion et surtout dans la langue parlée, qu’ils peuvent colorer ou épicer. Leur emploi dans la langue écrite sera limité aux textes qui prennent l’accent du cru ; on les guillemettera. Ce que je dis ici pour le neuchâtelois vaut pour le normand, le gascon et le lyonnais. (LugImpar 19.03.1966-2)

5b. Justifier les régionalismes de bon aloi

38Au xxe siècle, la plupart des chroniqueurs mentionnant le patois ne le font que dans le but de légitimer ou d’expliquer certains régionalismes de bon aloi. Les deux critères les plus souvent avancés pour justifier l’emploi de ces termes « du cru » ne diffèrent pas de ceux que les cacologies du xixe siècle mettaient en avant.

39En premier lieu, on rappelle l’« excellente latinité » (LugImpar : 19.03.1966-2) de ces mots qu’il faut considérer sur un pied d’égalité avec le vocabulaire du « français universel ».

Notre mot romand « l’encouble » n’est pas compris en France et ne fait pas partie du français réputé correct, lequel use du mot entrave. […] Les deux mots sont […] aussi latins d’origine et légitimes l’un que l’autre. Seul, l’usage français a voulu que notre « encouble » soit resté régional, et que l’entrave ait gagné la partie pour tous les pays d’expression française […]. (DudRL 14.01.1961-8)
[… L]e français universel ferait bien d’emprunter au neuchâtelois ce mot de seret ou seré ; de bonne latinité, il désigne le petit lait caillé et remplacerait avantageusement le turc yaourt et le bulgare yogourt. (LugImpar 18.07.1969-2).

40L’étymologie latine est mise en avant et le terme du patois est préféré à des emprunts à d’autres langues. Un autre chroniqueur va même jusqu’à citer des exemples tirés de textes du xviie siècle, revient sur l’étymologie du mot — « péclette » pour « poignée de porte » — qui remonterait au grec par l’intermédiaire du latin et conclut : « Voilà de belles lettres de noblesses ! » (FAN 15.01.1959-1).

41La légitimation du terme régional par l’étymologie patoise n’est jamais aussi visible que lorsqu’elle sert à réhabiliter ce qui était généralement considéré comme un germanisme, tant parmi les chroniqueurs puristes (voir DudRL 16.03.1963) que chez les linguistes.

  • 15   D’autres chroniqueurs plus puristes reprennent d’ailleurs ses conclusions (FAN, 07.03.1958-6).

Lorsque Ph. Godet attribuait au « boche insolent » la tournure il veut pleuvoir, il oubliait que le franco-provençal forme précisément son futur à l’aide de l’auxiliaire avoir. L’expression il est loin n’est pas la traduction de l’allemand er ist weg, mais du patois l è vya ; de même je n’ai personne vu répond au patois jé nyon vu nyon est le latin necunum « personne ». Plus que la traduction de machen Sie nur, notre faites seulement est le calque du patois fète de pire de même sens. (Red 12.04.1956 1 et 3)15

42Les exemples donnés par ces chroniqueurs ne touchent pas seulement les lexèmes mais des calques sémantiques et syntaxiques d’ordinaire critiqués dans les chroniques puristes.

43En second lieu, on met souvent en avant l’expressivité du patois qui est transmise aux emprunts faits à cette langue et passent ainsi dans le français régional : « Epécler et éclafer [sont] très énergiques et peign[e]nt vivement l’action d’écraser » (LugrGaz 23.08.1926-1).

44L’expressivité et la saveur des termes du terroir peuvent venir revitaliser une langue qui est présentée comme étant malade.

Un vénérable lecteur voudrait voir les médecins de bonne volonté assis au chevet de la langue française recourir plus souvent si ce n’est aux tisanes des familles du moins aux mots savoureux et expressifs qui émaillent le parler familier de nos contrées. Il est incontestable que plusieurs personnes sont enclines à juger un peu sévèrement diverses locutions du cru d’un parfum, nous dirons même d’un fumet précieux. […] Le terroir a ses joyaux. (NicGaz 03.08.1947-1)

  • 16   Voir Skupien Dekens et Cotelli.

45On comprend donc comment les chroniqueurs, pourtant puristes16, se réapproprient certaines idéologies langagières sur le patois pour venir en aide à un français qu’ils considèrent en danger, une autre idéologie langagière caractéristique de la francophonie.

5c. Le patois au secours d’un français malade

46Certains auteurs de chroniques de langages ne se contentent pas d’accepter des régionalismes de bon aloi dans leurs textes. Dès les années 40, ils développent un discours de patrimonialisation qui positionne le patois « à l’intérieur » du français. Ils expliquent ce phénomène par les emprunts à cette langue passés dans le français régional, souvent nommé selon le canton concerné (vaudois, genevois, neuchâtelois) ou simplement romand. Ce discours fait appel à diverses idéologies langagières typiques des représentations de la langue française (hiérarchisation, génie, déterminisme) appliquées ici au français régional, et surtout aux influences patoises de ce-dernier.

  • 17   La terminologie employée par les chroniqueurs fait allusion à l’idéologie du français langue inte (...)

47Le français peut ainsi être considéré comme la langue des Romands, celle de « notre sol, le chant maternel », et cette langue française « porte le patois » (Dudan 1942, 9). Dans ce discours le patois et le français se superposent, comme si ce dernier phagocytait la langue ancienne en en tirant l’expressivité et la saveur. Il ne s’agit pas d’influence nocive, de contact conflictuel parce qu’il est clair pour ces auteurs pétris des idéologies langagières traditionnelles du français que le patois est inférieur au français, « langue universelle17 » et socle de l’identité des locuteurs suisses romands.

Le français, […est une l]angue difficile, excellente et parfaite. Il est notre création commune, il s’élève au-dessus de nos patois, profite d’eux tous, et leur rend sa force générale. Ce n’est point renier sa terre que de parler le français. Le français est même le plus sûr gardien du vaudois. Chérissons-les l’un et l’autre, l’un par l’autre. (Dudan 1943, 49-50)

  • 18   Les chroniqueurs se basent le plus souvent sur les emprunts lexématiques au patois, mais certains (...)

48Le patois, au travers des emprunts lexématiques18, apporte « sa sève », « son expressivité » et sa « saveur » au français régional, qui enrichit à son tour le « français universel ».

[J]e prétends que nous, Vaudois, nous devons parler avec un naturel égal le patois, si nous le pouvons encore et si de chers parents ont pu nous l’apprendre ou nous en livrer quelques échos, le vaudois en tout cas, sans lequel nous ne serions pas du cru et n’aurions ni racines ni sel, et le français, sans lequel nous manquerions une maîtresse pièce de nous-mêmes, de notre esprit, de notre âme, de notre culture, de notre histoire, de notre avenir.
Sachons également bien, si possible, « seler », « plodzer », « pedzer » et leurs pareils, « nous royaumer », « aguiller », « appondre », « qui répond appond », « une encouble » et septante et huitante et nonante, comme aussi soixante-dix et quatre-vingt-dix-neuf. Sachons jouer de cet instrument vocal à trois cordes et trouver chaque fois la mélodie qui convient. (DudRL 15.10.1953-5)

49Les trois idiomes sont inextricablement liés. On reconnaît ici le déterminisme linguistique très en vogue dans certains cercles autour du Groupement romande de l’Ethnie française (Cotelli Kureth, 2015, 171-186). Pour ces auteurs, parler et écrire un français parfait est très important, c’est la raison d’être de leurs chroniques. En effet, si cette langue porte une partie de l’identité des Romands (la « pièce maîtresse de nous-mêmes), conformément aux idéologies langagières du français, elle les ouvre à la culture et à une certaine vision du monde (« notre esprit », « notre âme »). La mention de l’avenir est également typique de ce discours qui voit dans la francophonie internationale une opportunité intéressante pour les Suisses romands. Dans cette constellation, le français régional jouit d’une place importante car c’est lui qui va ancrer le « français universel » dans le terroir vaudois, neuchâtelois, genevois, etc., lui offrir ce qu’Alfred Lombard (1929) appelle le genius loci.

Si notre époque, où les internationales foisonnent, nous incline au seul bon français, le français universel, langue commune des quelque 125 millions de francophones du monde, elle a ceci — conséquence aussi heureuse qu’inattendue — de raviver jusqu’à ses moindres racines, en Suisse française et partout ailleurs, jusqu’aux parlers régionaux et aux humbles patois, tout ce qui peut nourrir, enrichir la sève d’une langue, lentement élaborée, épanouie aujourd’hui dans sa fleur. (DudRL 16.03.1963)

50Pour ces auteurs, le contact entre le patois et le français n’appauvrit pas ce dernier ; au contraire, il l’« enrichit », le « fortifie ».

[Jean Nicollier parle dans cet article du Cours d’orthographe de Jean Humbert] Linguiste épris du patois, M. Humbert, après avoir élevé un véritable monument aux vieilles expressions de la Gruyère, a compris que le patois et le français se nourrissent l’un l’autre. Le français serait pauvre sans la sève du patois. (NicGaz 13.10.1944-3 ; nous soulignons)
Quand on les dit [certains régionalismes, comme torrée, battoille, etiaffer], c’est comme si l’on touchait la terre de nos pères, pour prendre de la force. (LugImpar 19.03.1966-2 ; nous soulignons)

51C’est dans l’ancrage du patois à un terroir et dans son expressivité que l’on peut comprendre sa contribution au français. Comme une forme de « supplément », il lui apporte une touche régionale sans en modifier les principales caractéristiques (qui appartiennent aux idéologies sur le français : langue internationale, la plus claire de toutes, etc.). Aucun de ces auteurs ne se formalise de la disparition des patois. L’évolution leur paraît normale. Mais les traces de celui-ci dans le français régional doivent en revanche être conservées avec soin et sont recherchées par certains.

Nous ne sommes plus au temps où langue française et provincialismes avaient chez nous des partisans farouchement opposés, les seconds étant pourchassés avec de bonnes intentions mais aussi un certain pédantisme. Nos patois, et les termes locaux qui en sont dérivés, sont comme une sève. On remarque dans le pays de Fribourg où les patois sont encore vivants, que ceux qui les parlent ont, lorsqu’ils s’expriment en bon français, une éloquence particulièrement savoureuse et une enviable richesse de termes. (FAN 15.01.1959-1)

52Comme le démontre cet extrait, certains chroniqueurs attribuent des vertus revivifiantes au patois. Il apporte « le souffle vif de l’air natal et nourricier » (DudRL 16.03.1963) et donne de l’éloquence à qui le parle, même en français.

Conclusion

  • 19   On nomme en général les langues régionales par le nom du canton : vaudois, genevois, neuchâtelois (...)

53Cette recherche dans le discours et les idéologies qui entourent les régionalismes du français de Suisse romande permet de faire plusieurs constatations sur les relations entre français et patois en Suisse romande. D’abord et malgré une certaine cantonalisation des discours19 et des contextes cantonaux assez différents, apparaît en Suisse romande un discours assez unitaire qui perdure sur une longue période et bénéficie des mêmes développements.

54Dans un premier temps, au début du xixe siècle, on découvre une reformulation partielle de la norme qui ouvre la voie à des emprunts provenant de différentes sources. Il convient pour notre propos de souligner qu’à ce stade, seule la conformité au génie de la langue d’origine semble compter pour l’acception des emprunts. Germanismes et dialectalismes sont valorisés pour autant qu’ils ne contreviennent pas aux règles indispensables de l’utilité, de l’expressivité et du mot juste. Dans ce discours, les idéologies langagières du français sont réinterprétées pour valoriser ce qui, ailleurs dans la francophonie, est d’ordinaire rejeté sur la base des mêmes idéologies puristes. Dans un deuxième temps, la pression sur les germanismes se fait sentir, certainement suite à l’intégration de l’ensemble des cantons romands dans le nouvel état fédéral de 1848 qui pousse à une plus grande centralisation, ainsi qu’à un phénomène important de migration interne qui amène de nombreux Alémaniques vers les régions industrielles de Suisse romande (Chiffelle 2000 ; Kristol 2006). L’argument étymologique prend le pas sur les autres pour exclure tous les usages — sémantiques, syntaxiques et lexicaux — qui sont sentis comme provenant d’une influence de l’allemand. Le patois n’est pas touché par ce réajustement.

55L’attitude des premiers philologues face au patois établit une continuité et une persistance de la typologie dans le tournant du siècle et dans des écrits d’un genre encore différent. Plus tard, les chroniques de langage se font l’écho fidèle de la norme régionale telle qu’elle s’est construite sous la plume des cacologues du début du xixe siècle. Dès les années 1940, le discours passe à une étape supplémentaire durant laquelle les dialectalismes sont appelés au chevet de la langue française malade. Dans ce discours pourtant éminemment puriste, les termes empruntés au patois apportent « vigueur » et « fraîcheur » au français corrompu par les emprunts à l’allemand et à l’anglais.

56Il apparaît ainsi que le discours sur les langues en Suisse n’est pas toujours conforme à l’image consensuelle qu’on peut s’en faire et qui a été décrite. Les discours puristes sont très présents et prennent leur source dans un territoire où, au xixe siècle, le français est pour la plupart une langue scolairement apprise et qu’ils considèrent liée à Paris, ville mythique où se développerait la norme. En Suisse romande, le principe « pas de déviance » des idéologies liées à l’unilinguisme est donc tout aussi important qu’en France. Cependant, même les discours puristes qui se posent en adversaire de la déviance mettent en avant une norme conforme au genius loci de leur canton respectif, une norme qui intègre pleinement les régionalismes lexicaux sous certaines conditions. Au contraire du contact avec l’allemand, le contact entre le français et le patois est vu très tôt comme un enrichissement et un profit pour le français. C’est le deuxième volet de l’unilinguisme qui est réinterprété en Suisse de façon plus étroite : le principe « pas de concurrence » frappe l’allemand de plein fouet mais ne semble pas menacer le patois.

57Ce traitement particulier des dialectalismes peut s’expliquer de différentes façons. D’abord, les patois ne présentent plus en Suisse romande de réelle menace pour le français qui s’est implanté solidement sur le territoire, en particulier dans les cantons protestants et industriels. Ensuite, et contrairement à l’allemand, cette langue partage ses origines avec le français. Plusieurs auteurs, même parmi les plus puristes, considèrent ainsi que leur dialecte — les circonstances eussent-elles été différentes — aurait pu devenir langue universelle. Finalement, l’ancrage dans le terroir des dialectalismes — le genius loci — les rend « précieux », en fait de véritables « joyaux du terroir ». On peut lier ce discours de patrimonialisation qui commence chez les cacologues descripteurs et qui est repris dès les années 1940 dans les chroniques de langage à un vaste mouvement qui, au cours du xxe siècle, lie patrimoine et identité culturelle, mouvement qui passe par une revitalisation des langues traditionnelles (Diémoz et Reusser-Elzingre 2014). On trouve des traces précoces de celui-ci chez le premier chroniqueur qui insiste pour conserver le souvenir du patois, dans les expressions régionales, comme « dans ces sortes de musées idiomatiques qu’on appelle les glossaires » (LugrGaz, 12.01.1913-2).

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Notes

1   Ce terme désigne « tout type de discours autonome sur les langues ou les pratiques » (Canut, 51) et recouvre les discours descriptifs mais aussi les prises de positions prescriptives, de linguistes et de non-spécialistes. Voir les « précisions terminologiques » dans Aquino-Weber, Cotelli et Nissille 2011.

2   Voir Aquino-Weber, Cotelli, Nissille 2011, 224.

3   Il s’agit de chroniques de langage parues dans le Jura Libre (Cotelli Kureth).

4   Il n’y a pas de cacologie publiée en Valais. Par ailleurs, nous n’avons pas mené de recherches dans la presse cantonale, car, contrairement aux principaux quotidiens fribourgeois, vaudois, genevois et neuchâtelois, les archives des journaux valaisans n’ont pas été numérisées et indexées.

5   Sur notre emploi de proscription et prescriptif, voir Aquino-Weber, Cotelli et Nissille (2001 : 220, n. 5).

6   Ainsi l’édition de 1904 de la brochure très puriste Parlons français, rédigée par Pludh’un, s’est vendue à 19 000 exemplaires (Institut neuchâtelois, 87).

7   Elle semble plus tardive au Québec où certains cacologues prennent en compte l’histoire comme outil de revalorisation des régionalismes à la fin du xixe siècle (Mercier, 13-14).

8   Comme le montrent déjà Knecht et Matthey, 2016.

9   On le verra plus loin, ce calque est faussement interprété comme une influence de l’allemand alors qu’il est une trace du substrat dialectal.

10   Manuscrit de « L’école et le Glossaire des patois de la Suisse romande », une conférence donnée par Louis Gauchat en 1929.

11   God ; HumbLib ; HonJL.

12   Il utilise ailleurs le terme d’« expressions vulgaires » pour parler des spécificités du français régional (LugrGaz 23.08.1926-1) et parle du patois comme de « notre vieux langage » (Id. 21.12 1924-6).

13   C’est le seul à critiquer l’influence du patois sur le français régional par des exemples concrets, tous des calques et en nombre restreint (5 sur les 284 articles de la chronique).

14   En Suisse romande, le premier linguiste à tenir une chronique de langage est Georges Redard en 1955.

15   D’autres chroniqueurs plus puristes reprennent d’ailleurs ses conclusions (FAN, 07.03.1958-6).

16   Voir Skupien Dekens et Cotelli.

17   La terminologie employée par les chroniqueurs fait allusion à l’idéologie du français langue internationale qui revient avec d’autant plus de force que sa domination disparaît en faveur de l’anglais.

18   Les chroniqueurs se basent le plus souvent sur les emprunts lexématiques au patois, mais certains mentionnent l’accent (Dudan 1943, 49), voir même certains calques syntaxiques (voir ci-dessus).

19   On nomme en général les langues régionales par le nom du canton : vaudois, genevois, neuchâtelois, fribourgeois, etc. Mais cela semble plus tenir de l’ancrage local que d’une quelconque compétition ou différenciation entre la réalité qui est couverte par ces termes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dorothée Aquino-Weber, Sara Cotelli Kureth et Christel Nissille, « Contact entre patois et français en Suisse romande de 1800 à 1970 : l’unilinguisme revisité »Revue des langues romanes, Tome CXXIII N°1 | 2019, 69-92.

Référence électronique

Dorothée Aquino-Weber, Sara Cotelli Kureth et Christel Nissille, « Contact entre patois et français en Suisse romande de 1800 à 1970 : l’unilinguisme revisité »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXIII N°1 | 2019, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/1549 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.1549

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Auteurs

Dorothée Aquino-Weber

Université de Neuchâtel

Sara Cotelli Kureth

Université de Neuchâtel

Christel Nissille

Université de Neuchâtel

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Droits d’auteur

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