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AccueilNumérosTome CXXIII N°1Sociolinguistique des contacts/co...Le faus françeis d’Angleterre en ...

Sociolinguistique des contacts/conflits de langues en domaine roman des origines à nos jours

Le faus françeis d’Angleterre en tant que langue seconde ? Quelques phénomènes syntaxiques indicatifs

The faus franceis d’Angleterre as an L2? – some distinctive syntactic features
Yela Schauwecker
p. 45-68

Résumés

Dans cet article, je remettrai en question l’hypothèse selon laquelle le faus français d’Angleterre serait un dialecte de l’ancien français continental. Mon objection joue sur plusieurs niveaux : premièrement, l’anglo-français constitue un ensemble parlé par des locuteurs de statuts socio-linguistiques assez hétérogènes. Par conséquent, il me semble illégitime d’extrapoler des faits observés sur un texte/auteur particulier donné sur la situation de l’anglo-français dans son ensemble. D’après tout ce que l’on sait sur la situation socio-historique de l’Angleterre médiévale, la majorité des locuteurs de l’anglo-français étaient sans doute bilingues anglais-français, le scénario de bilinguisme dès la naissance n’étant sans doute valable que pour une certaine partie des auteurs. Je vais montrer qu’environ la moitié des textes transmis témoigne d’un statut L2 en français pour les auteurs concernés. Par conséquent, les traits observés ne se prêtent pas à l’interprétation en termes de changement linguistique au niveau de la société en général. Mon argument se fonde sur la distribution de certains traits (morpho-)syntaxiques, qui séparent le français d’Angleterre du français du continent d’une part, et qui le rapprochent de l’anglais médiéval d’autre part. Dans le cadre de cet article, qui se veut en quelque sorte le bilan intermédiaire de mes travaux au sein du projet BASICS, je présente l’analyse du choix de l’auxiliaire avec les verbes pronominaux, de l’usage du pronom personnel eux, de l’expression du trajet dans les événements de mouvement, et du complément résultatif exprimant le point d’arrivée (directed motion constructions). L’étude, qui sera de facture essentiellement empirique, exploite les données de l’ANHdb (Anglo-Norman Hub, o. J. ; Schauwecker und Stein 2016) et de la BFM (Base de Français Médiéval (BFM) 2016).

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Texte intégral

1Conformément aux lignes directrices du présent volume, je poserai ici la question du statut socio-linguistique des locuteurs de l’anglo-français, c’est-à-dire de la langue qui était parlée et écrite dans l’Angleterre médiévale d’après la conquête de 1066 jusqu’au début du xve siècle. À ma connaissance, cette question n’a jamais été posée pour chaque auteur dans la spécificité de son usage de la langue. En effet, il existe de nombreuses études sur l’anglo-français, mais elles adoptent toutes une approche unitaire, s’attachant à isoler les traits distinctifs de ce qu’ils considèrent soit comme un dialecte (Menger 1903, Pope 1934), soit comme une variété de l’ancien français proche d’autres langues d’émigrés (Ingham 2010, 22), soit comme une partie intégrale du continuum dialectal francophone (Trotter 2003, 239). Même les auteurs qui insistent sur l’anglo-français en tant que variété indépendante de l’ancien français continental le traitent comme un ensemble unitaire : selon Ingham, placer l’anglo-français au sein du continuum francophone médiéval impliquerait une compétence quasi native (native-speaker-like) de ses locuteurs, si bien que leurs divergences par rapport aux normes continentales ne devraient pas être interprétées comme erreurs de production de langue seconde/étrangère (dorénavant L2), mais plutôt comme la manifestation des normes d’une variété indépendante de l’ancien français (Ingham 2012, 165). Dans cette contribution, je vais défendre la position contraire. Me basant sur la nature et la distribution des idiosyncrasies sous investigation, je défends le point de vue selon lequel il s’agit bien de phénomènes qui témoignent d’une acquisition de l’anglo-français comme L2 de l’individu concerné ; par ailleurs, les idiosyncrasies observées ne se prêtent pas à une analyse en termes de changement linguistique au niveau de la société. Mon argument se fondera tout d’abord sur la distribution et sur la fréquence des phénomènes observés, car les idiosyncrasies sous investigation sont distribuées de manière fortement inégale à travers les auteurs et selon le phénomène concerné. Environ la moitié des auteurs/textes ne montre pas du tout d’idiosyncrasies, et, en outre, leur fréquence est relativement peu élevée à travers toutes les périodes.

2Dans les passages qui suivront, je présenterai donc quatre traits linguistiques pertinents, dont deux relevant de la syntaxe et deux de la morphosyntaxe, en comparant chaque fois la situation de l’anglais médiéval avec celle de l’ancien français continental, avant de donner les fréquences empiriques et la distribution des occurrences sur les textes en anglo-français. La dernière partie sera consacrée à ce que l’on peut déduire de cette distribution par rapport à chaque auteur ou texte et par rapport à la question du changement linguistique.

Point de départ de la présente étude

3Cette étude part de l’observation selon laquelle les locuteurs bilingues natifs arrivent à maîtriser deux systèmes linguistiques de manière optimale (cf. par exemple Bonnesen 2009). Or, la capacité d’acquérir une langue supplémentaire se réduit progressivement avec l’âge de l’individu. Cette observation semble, quant à elle, faire l’objet d’un consensus plus ou moins général en acquisition. En revanche, le débat persiste autour de son interprétation causale (Matthey et Véronique 2004). Tout d’abord, dans la perspective de la grammaire universelle (dorénavant GU), les idiosyncrasies observées au niveau de la syntaxe et de la morphosyntaxe s’expliqueraient par le fait que l’acquisition d’une langue seconde diffère fondamentalement de celle d’une langue première en ce que l’accessibilité de la GU se réduit progressivement avec la maturation du cerveau (Bley-Vroman 1989). Ainsi, dans l’acquisition de la langue première, l’individu configure ses paramètres linguistiques sur la base d’un seul apport linguistique. Or, une fois configurés, ces paramètres ne semblent pas être susceptibles d’être modifiés ultérieurement (Meisel 2011). Par conséquent, une langue seconde est désormais acquise par rapport à, et, sur la base de, la langue première de l’individu. Il ne faut pas comprendre par là que les locuteurs d’une Langue 2 ne puissent pas atteindre, dans leurs productions langagières (E-language), le niveau quasi-optimal (native-like), mais plutôt que les stratégies par lesquelles les locuteurs atteignent ce niveau diffèrent entre leurs langues premières et secondes. Car les productions en L1 se feraient sur la base des choix paramétriques effectués au cours de son acquisition, tandis qu’en L2 les locuteurs recourraient en outre, à des compétences de résolution des problèmes plus générales pour élaborer leurs énoncés sur la base de leur langue première. Selon cette approche, les différences entre un locuteur L1 et un locuteur L2 toucheraient a priori les domaines directement affectés par des choix paramétriques, comme, par exemple, l’expression de la « résultativité » (Gehrke 2008) ou dans la « compositionnalité », par exemple de l’aspect verbal (Talmy 2000a).

4Ensuite, l’hypothèse des périodes critiques (cf. Bialystok 1999, entre autres) prédit que l’enfant n’acquiert certains domaines de la langue de manière optimale avant l’échéance de certaines tranches d’âge. Ainsi, la phonologie ne s’acquiert plus de manière optimale (target-like) après un certain âge, tandis que les périodes critiques pour l’acquisition de la morphologie et de la syntaxe se termineraient respectivement entre trois et quatre et entre six et sept ans. Les deux hypothèses ont donc en commun de retenir que certaines idiosyncrasies syntaxiques traduisent une acquisition en tant que langue seconde plutôt qu’une acquisition en tant que langue première ou en constellation bilingue dès la naissance (voir Meisel 2011, avec des renvois complémentaires).

5D’autres études adoptent, à l’inverse, une perspective émergentiste, selon laquelle la langue s’organise et se réorganise au rythme de l’expérience linguistique de l’individu (Mufwene 2011, 154b). Plus explicitement, Mufwene retient que personne ne peut continuer à parler sa langue maternelle sans avoir un accès complet à sa GU. Pour lui, les divergences dans les productions L2 sont dues à l’interférence linguistique.

6Enfin, d’autres approches attribuent les divergences au fait qu’à tout moment de la conversation, les différents systèmes resteraient parfaitement disponibles chez les locuteurs multilingues. Ainsi, tout en restant normalement fidèles au contexte conversationnel (à savoir la langue utilisée dans la conversation actuelle), les locuteurs choisissent le moyen linguistique le mieux adapté pour atteindre leurs objectifs dans la conversation. Dans une situation de contact linguistique, il arrive que les locuteurs optent pour des moyens mal-adaptés au contexte actuel (c’est-à-dire des structures de l’autre langue), dans la mesure où ceux-ci s’avèrent fonctionnels et efficaces dans la conversation (Matras 2012, 22). Dans le contexte de cette contribution, je prendrai une position neutre par rapport aux modèles allégués pour expliquer les idiosyncrasies observées. Ce qui m’importe, c’est que les différentes approches conviennent en ce qu’elles prédisent une différence nette dans le niveau de succès entre l’acquisition en tant que L1 et en tant que L2. Sur la base de cette considération, je prends les idiosyncrasies observées en tant qu’indication d’un fonds linguistique anglais-langue maternelle des auteurs/textes concernés. Ou, en d’autres termes : si les divergences pertinentes figurent dans un texte quelconque, cela indique une acquisition L2 du français pour l’auteur concerné.

Les phénomènes considérés

7Les phénomènes présentés ici ont été sélectionnés selon les critères suivants : premièrement, les recherches en acquisition ou bien la grammaire comparative doivent laisser attendre des divergences interlinguales dans leur domaine respectif. Ensuite, les prédictions déduites doivent se voir confirmées par la distribution géographique, dans la mesure où celle-ci doit varier de manière significative entre les corpus insulaire et continental. De plus, selon l’hypothèse d’une acquisition caractérisée par étapes successives, les phénomènes ont été choisis en morphologie (deux) et en syntaxe (deux également). Finalement, les divergences doivent se prêter à l’analyse et à l’explication sur le fonds présumé de l’anglais L1.

8Les phénomènes sélectionnés sont donc i.) le choix de l’auxiliaire avec les verbes pronominaux et réfléchis, ii.) l’emploi du pronom eux, iii.) l’expression des événements de mouvement, et iv.) l’expression du mouvement télique avec les verbes du mode de déplacement.

Le choix de l’auxiliaire avec les verbes pronominaux et réfléchis

9En français contemporain (Legendre 2017, 286), les verbes pronominaux et réfléchis, quelle que soit leur structure argumentative ou leur classe sémantique, sélectionnent estre :

il s’est levé (verbe pronominal avec se sans valeur argumentale)
il s’est lavé (verbe réfléchi, avec se à valeur argumentale)

10Dans la même veine, « l’utilisation de estre avec les verbes pronominaux est catégorique : tous les emplois relevés [dans la Chanson de Roland et dans le Perceval de Chrétien de Troyes] impliquent le verbe estre, et aucun le verbe avoir (Caudal, Burnett, et Troberg 2015, 219). Pourtant, Stéfanini (1962, 31 ; 682-683) avait estimé que 98 à 99 % des verbes pronominaux sélectionnent estre, et Buridant signale quelque 3 % de verbes pronominaux sélectionnant avoir (Buridant 2000, § 299.3).

11À l’inverse, en moyen anglais, les verbes réfléchis sélectionnent régulièrement have en tant qu’auxiliaire, tandis que be n’était utilisé qu’occasionellement (Mustanoja 1960, 502), possiblement sous l’influence de l’ancien français (Penning 1875, 64). Il a été en revanche récemment proposé que l’emploi réfléchi des verbes en anglais puisse être mis en relation avec l’influence linguistique de l’ancien français (Trips, à paraître). Pour un locuteur d’origine anglaise, on s’attend donc à l’idiosyncrasie suivante : a) avoir est sélectionné en tant qu’auxiliaire avec des verbes pronominaux et réfléchis, et, plus précisément, b) les instances d’avoir sont plus rares avec des verbes pronominaux proprement dits, en supposant que, étant inconnus en anglais, ceux-ci ne provoqueront pas de conflit d’intégration. En revanche, on attend que c) les instances d’avoir s’observent plutôt avec les verbes réellement réfléchis où il s’agit d’un problème de chevauchement partiel (il s’agit dont d’un linguistic overlap provoquant un conflit d’intégration).

  • 1  Cette restriction s’impose pour des raisons pratiques, puisque les pronoms réfléchis des autres pe (...)
  • 2  Mettant à part les constructions bénéfactives, on trouve les occurrences continentales suivantes : (...)

12Pour ce qui concerne l’hypothèse a), la requête visant à la troisième personne1 des verbes réfléchis a relevé quelques 2 550 occurrences de verbes employés avec un pronom réfléchi dans un temps composé. Parmi ceux-ci, 70 sélectionnent avoir, ce qui correspond à 2,75 % du total. En tant qu’hypothèse zéro, on déduirait ainsi une occurrence d’avoir sur 36 occurrences avec estre, supposant une distribution égale sur l’ensemble des données. Or, en ancien français continental (dorénavant OF – pour Old French – NdE), les occurrences sélectionnent avoir dans seulement 0,2 % des cas2, ce qui correspond à une occurrence d’avoir sur 454 formes composées employées avec le pronom réfléchi se. Par contre, avoir est sélectionné dans 5,9 % des occurrences dans les textes en anglo-français (dorénavant AF), ce qui équivaut à 1 occurrence sur 17. L’usage d’avoir en tant qu’auxiliaire avec les verbes réfléchis et pronominaux peut sans doute être classé comme un phénomène anglo-français.

  • 3  La distribution est calculée sur la totalité des occurrences (tokens) des types qui figurent avec (...)

13Ensuite, la distribution d’avoir varie de manière significative entre les différents types de verbes réfléchis (hypothèses b et c). Ainsi, on observe qu’avec les verbes pronominaux inergatifs, le choix de estre s’avère fortement significatif (p [= probabilité] < 0,0001), tandis qu’avec les verbes réellement réfléchis le rendement des locuteurs AF équivaut, en fait, au niveau du hasard3 (p = 0,4).

  • 4  Il mérite d’être signalé que le rôle de l’apport linguistique n’est pas clair dans ce cas, car il (...)
  • 5  Notre requête a d’ailleurs également relevé un certain nombre de cas où se prend le rôle sémantiqu (...)

14Mon interprétation en est que cet état de choses reflète l’acquisition des tournures sous le fonds de l’anglais langue première, qui encourage, a priori, la sélection d’avoir. Or, dans le cas des types pronominaux, l’anglais ne fournit pas de construction qui cadre bien avec la tournure française, ce qui facilite son acquisition lexicale en tant qu’élément étranger. Dans le cas des verbes réfléchis, par contre, les analyses mécanique et sémantique aboutissent à une contradiction : d’une part, l’analyse mécanique suggère que les verbes employés avec se sélectionnent estre4. D’autre part, dans l’analyse sémantique, se se voit attribuer des rôles sémantiques (ceux d’agent et de patient). Sous cette analyse, la formule se rapproche de la construction transitive et le choix d’avoir s’impose désormais, d’autant plus que l’usage en langue première encourage fortement cet emploi5.

  • 6  Les sigles employés et les datations sont ceux du Dictionnaire étymologique de l’ancien français ( (...)
  • 7Foedera contient un large nombre de textes juridiques et administratifs qui sont rédigés sur une p (...)

15Sur un total de 90 textes inclus dans la Base du français médiéval (anglo-français) (BFM-AF) et le Anglo-norman hub data base (ANHdb) en l’état actuel de l’annotation de ce dernier (Schauwecker et Stein 2016), les requêtes relèvent 69 tournures pronominales et réfléchies employées avec avoir, dont vingt provenant de textes littéraires6 : ca.1160 FloreaW (2x) ; 1174 SThomGuernesW2 (5x) ; 1173-1174, FantosmeJ ; mil. 13e, DestrRome (2x) ; 2e q. 13e s., MirourEdmA (4x) ; 1268 PabernLumL (3x) ; 14e siècle, [reis] ; 1245, EdConfCambr ; et 1323-1325, ChaplaisStSard ; et 42 extraits de textes du domaine juridique : 1re m. 13e s., LAlb (2x) ; 1re m. 13e., LCust ; à partir de 1256, Foedera (15x)7 ; à partir de 1275, StatRealm (5x) ; après 1292 Britt (12x) ; 1275-1401, FraserPet [= nort] (3x) ; 1390-1412, LettrOxf (3x) ; 14e et 15e siècle, [yorkmem]. À cela s’ajoutent cinq formules où se prend la valeur de bénéficient (4e q. 12e siècle, ThomKent ; mil. 13e, DestrRome (2x) ; après 1292, Britt, 14e et 15e siècle [yorkmem]), et deux formules anti-causatives (1er t., 13e siècle, PetPhil et à partir de 1275, StatRealm).

L’emploi du pronom “eux”

16Pour ce qui concerne l’emploi divergent du pronom eux, Ingham a observé que eux était employé au lieu de les dans des contextes clitiques, ce qui constitue sans doute un trait syntaxique divergeant par rapport à l’ancien français continental (Ingham 2010, 174). Se basant sur les données présentes dans les Parliament Rolls of Medieval England, Ingham constate — lui aussi extrapolant à partir de quelques occurrences observées sur l’ensemble de la production linguistique en anglo-français — que « les tendances grammaticales clairement non-natives apparaissent autour de 1370. » (168), et que « [la] compétence syntaxique [des locuteurs de l’anglo-français] semble se placer au niveau d’un locuteur L2 avancé, sans pour autant se comparer aux natifs, mais influencé dans une certaine mesure par l’anglais, […] » (177).

17Ingham ne se prononce pas sur les fréquences, mais il dit qu’il ne relève aucune occurrence d’eux utilisé dans un contexte clitique avant le dernier quart du xive siècle. Après cette date, il relève une attestation de eux utilisé pour leur qui date de 1376. Dès 1381, il relève quelques occurrences de eux utilisé en tant que pronom direct au lieu de les. Pour obtenir des résultats aptes à être mis en relation avec les autres données présentées ici, j’ai alors repris cette partie de son analyse sur le corpus ANH. L’usage de eux (et var.) au lieu du pronom d’objet indirect leur (exemple (a)) a été relevé dans 14 occurrences, dès les textes les plus anciens, qui se trouvent chez les auteurs suivants : 1er q. 12e., Brendan ; mil. 13e, CatAn ; à partir de 1256, Foedera ; à partir de 1275, StatsRealm ; 1275-1401, FraserPet [northern] (2x) ; 1292-1432, [kingscouncil] ; 1375-1419, YorkMem ; 1390-1412, LettrOxf (4) ; ca.1340, BlackBookT.

a)
Cumandet eals lui obeïr.
Commanded them-dat him-dat obey.

[Il] leur a commandé de lui obeïr  (1er q. 12e, Brendan ANH)

b)
Et doucement eux atrecolerat.
and tenderly them-akk hug

[il] les a tendrement embrassés  (fin 12e s., AmAmOct ANH)

18Ensuite, la requête a mis à jour plus de 40 instances de eux employé au lieu du pronom clitique d’objet direct les (example (b)): 1er q. 12e s., Brendan ; 1re m. 12e s., PsCamb  (2x) ; fin 12e s., AmAmOct (2x) ; ca.1245, EdConfCambr ; à partir de 1256, Foedera (10) ; 1267-1367 [percy] ; après 1267, SecrSecrAbern (2x) ; à partir de 1275, StatsRealm (3x), 1283pm17, 3e t. 13e siècle, CroisRich ; fin 13e, ApocGiff (2) ; à partir de 1292, Britt ; 1275-1401, Fraserpet [northumb] ; 1323-1325, ChaplaisStSard ; 1er q. 14e s., [annlond] ; 1343, ChronLondA ; 1354, HLanc (3x) ; 1296/7-1415, FraserPet [northern] (2x) ; 1361 [dover = indentures] ; 1372-1376, RegGaunt ; prob. ca. 1375 DonatLibM ; 1382-1399 [anoncron] ; 1392-1432 [kingscouncil] ; 1390-1412, LettrOxf (2x) ; 1396 ManLang ; 1375-1419, YorkMem. Finalement, on trouve eux employé au lieu de se dans : prob. ca. 1375 DonatLibM ; 1268 PAbernLum ; à partir de 1256, Foedera (3x) ; à partir de 1275, StatsRealm ; 1323-1325, ChaplaisStSard ; 1356, Rough ; 1361 [dover = indentures] (2x) ; 1372-1376, RegGaunt.

19Si je partage l’approche d’Ingham, qui considère l’emploi clitique d’eux comme un phénomène qui prône une acquisition L2, je ne puis pourtant le suivre dans son affirmation que l’émergence d’eux clitique serait un phénomène tardif. Les données ANH suggèrent plutôt qu’eux clitique, même s’il devient plus fréquent au cours du xive siècle, peut être relevé dans les textes bien avant cette date.

L’expression du déplacement

20Depuis les travaux fondamentaux de Talmy, nombre d’études ont montré les différences interlinguistiques dans l’expression du déplacement. Comme la démonstration de cette affirmation dépasserait les limites du présent article, je me borne à recenser quelques types de construction qui sont pertinents dans la perspective du présent volume. Je prends comme point de départ la distinction talmienne entre langues à « cadrage verbal », comme l’ancien français en grande partie, et langues à cadrage satellite, comme l’anglais à travers les différentes périodes de son évolution. La prédiction est donc la suivante : on trouvera, en anglo-français, plus qu’en ancien français continental, des traits qui font preuve d’un mode de perception et/ou expression satellite, comme, notamment, les descriptions de déplacements, riche en détails (Cadierno 2004 ; Navarro et Nicolaidis 2006). En outre, partant des travaux de Croft, Barðdal, et Hollmann (2010), Pourcel et Kopecka (2005) et d’Engemann (2013, 2016) entre autres, on s’attend à trouver des idiosyncrasies dans l’usage des tournures à cadrage verbal que l’on ne trouve pas dans les textes OF, comme, notamment les constructions à cadrage double et symétrique, voire aussi la satellisation de certaines prépositions. Dans ce qui suit, je présenterai d’abord quelques constructions idiosyncratiques relatives à l’expression du déplacement par les verbes du trajet avant de parler des constructions talmiennes proprement dites concernant des verbes du mode de déplacement.

21Dans des langues à cadrage satellite, le déplacement tend à être exprimé en faisant allusion à plusieurs points de référence sur le trajet, c’est-à-dire la source, le trajet même et le but. Dans les langues à cadrage verbal, en revanche, les locuteurs ont tendance à mettre en relief plutôt des éléments statiques de la scénographie — stage setting information , (Dan I. Slobin 1996 ; Pourcel et Kopecka 2005). Dans le but d’évaluer cette observation sur l’échelle quantitative, j’ai effectué des recherches pour les verbes exprimant le trajet (path verbs) suivants : monter, ascendre, avaler, descendre, sortir, entrer, partir. Les occurrences dans le contexte desquelles se trouve plus d’un élément du trajet, comme par exemple dans l’expression il descend du cheval à terre « he gets down off his horse to the ground » ont été évaluées en tant que descriptions riches de détails :

  • 8  Les gloses interlinéaires sont fournies en anglais puisque cela permet de mieux répliquer la struc (...)

Puis monterent sus del puis.
Then climbed-up
(3.pl.passé), up from-the fountain8
Alors ils sont montés depuis le puits. (2e m. 12e s., RoisC BFM)

Il chevalcha parmy la vile […] desqe a la porte du chastiel
he rode through the town until to the portal of the castle
Il a traversé la ville à cheval […] jusqu’à ce qu’il est arrivé à la porte du château. (déb. 14e s., Fouke ANH)

22En anglo-français, les riches descriptions relevées par la requête atteignent le nombre de vingt-trois, tandis que, en ancien français, on n’en trouve que deux. Dans les textes continentaux, on trouvera ainsi plutôt des tournures où le trajet n’est pas exprimé du tout (emplois intransitifs), ou bien il est exprimé par un seul élément. Il faut signaler que les deux exemples en ancien français se trouvent dans le Roman de Carité et dans l’Erec, ce dernier s’inscrivant dans la tradition de la matière de Bretagne (cycle arthurien).

23Ensuite, on peut exploiter le fait que les langues à cadrage satellite diffèrent de celles à cadrage verbal dans la mesure où elles tolèrent l’expression du mode de déplacement. Les langues satellites ont la possibilité d’exprimer la manière dans le verbe principal et de reléguer l’expression du trajet dans les éléments périphériques, comme, notamment, les particules, les préfixes, ou bien les adverbiaux prépositionnels. Les langues à cadrage verbal, par contre, ne disposent pas de cette option : le trajet doit obligatoirement être encodé dans le verbe principal. Dans les cas où la manière est exprimée, elle est reléguée à des constructions subordonnées, comme notamment, des tournures gérondives ou des phrases relatives :

E : She dances into the room.
F : Elle entre dans la salle (en dansant).

24Il a été observé que, au cours de l’acquisition de ce type de construction gérondive, les locuteurs produisent des formules idiosyncratiques dans lesquels ils soit insèrent des verbes de trajet dans les deux créneaux syntaxiques (double cadrage), soit renversent les deux créneaux en plaçant la manière dans le créneau du verbe principal et comme, par exemple, les tournures à cadrage double et les tournures symétriques. Comme les verbes exprimant le mode de déplacement ne figurent pas dans ces deux stratégies syntaxiques, le modèle de Talmy ne s’applique que de manière indirecte à ces types de constructions. Je les discute donc avant de parler des verbes exprimant le mode de déplacement.

25Dans une tournure comme « monter en haut », ou « descendre en bas », le trajet est exprimé au sein du verbe principal pour ensuite être reprise par un élément satellite (particule). On a pu montrer que les enfants bilingues utilisent de telles constructions, et, ce qui est assez important dans le contexte du présent article, les occurrences de double cadrage (Croft, Barðdal, et Hollmann 2010, 207) sont normalement accompagnées de signes d’hésitation et d’auto-correction (Engemann 2013, 112). On s’attend donc à ce que l’enfant bilingue apprenne, au fur et à mesure, à maîtriser ce type de construction et qu’il abandonne le double cadrage. Par conclusion inverse, il sera légitime de postuler une acquisition L2 pour les locuteurs adultes qui font usage du double cadrage :

Puis sunt muntez sus el paleis altisme
Then are (3.pl.pres) went-up up into the high palace
Puis ils sont montés au palais royal (ca.1100, Rol BFM)

Il entrot enz el quer
He entered in into the choir
Il est entré dans le chœur  (1174, SThomGuernW2 BFM)

26Or, la situation en français médiéval diffère de celle du français contemporain : la construction régulière en ancien français comprend soit le verbe de trajet plus une particule de direction (entrer enz), soit le verbe de trajet plus le complément de but prépositionnel (entrer el temple). En adaptant en quelque sorte l’idée de double cadrage, j’ai donc compté les attestations où l’on aura les deux types de complémentation au sein d’une même construction (entrer enz el temple). La requête visant les verbes de trajet les plus fréquents (monter, descendre, entrer, passer) a relevé 23 occurrences de cadrage double en AF et 9 en OF. Il mérite d’être signalé qu’en outre, cinq sur neuf occurrences de ce type de cadrage double en OF avant 1300 se trouvent, en fait, dans des textes qui s’inscrivent dans la tradition de la matière de Bretagne : si l’on ne prend en compte que les textes indépendants de modèles en langue AF, les 23 occurrences en AF sont à mettre en parallèle aux quatre occurrences de cadrage double en OF.

  • 9  Le fait qu’on ne trouve nulle part d’occurrence de double cadrage dans les textes juridiques doit (...)

27Les 23 occurrences de cadrage double se répartissent sur les textes littéraires suivants : 1100 Rol (3x) ; 1er q. 12e, Brendan (3) ; 1139, Gaimar ; ca.1160 FloreAW(2x) ; 1170, Horn ; 1174 SThomGuernesW2 (2x) ; 2e m. 12e siècle, Rois ; 2e m. 12e siècle, MirNDOrl ; fin 12e siècle, FolTristOxf ; 1er t. 13e siècle, BrutInt ; mil. 13e siècle, ModvB2 ; après 1292 Britt ; déb. 14e siècle, Fouke ; 14e siècle [reis] ; 1382-1399 [anoncron] (2x)9.

28De plus, il existe un type de construction de cadrage verbal inverse (Pourcel et Kopecka 2005, 145). Dans une construction gérondive typique, le verbe du trajet prend la place du verbe principal et la manière est reléguée à la construction subordonnée :

Muntet el ceval, vient a sa gent puignant
Mounted onto-the horse, comes to his people dashing

Il monte son cheval et se précipite vers les siens (ca. 1100, Rol BFM).

Al cheval monte, brochant s’en est turné
On-the hors mounts, dashing himself off is turned

Il monte son cheval, se retourne et part au galop (ca. 1140, ChGuill BFM)

  • 10  La paraphrase en by peut ici servir de diagnostic : il fonctionne bien avec la formule régulière‚“ (...)

29Dans le cadrage inverse, ces positions sont renversées10. Le phénomène a été observé dans les productions langagières des enfants bilingues, notamment avec les événements du type à travers — across-events — (Engemann 2013, 25). Dans le contexte du présent article, il mérite d’être signalé que les occurrences de cadrage inverse sont souvent accompagnées de signes d’hésitation et d’auto-correction (Engemann 2013, 189), ce qui suggère qu’un locuteur bilingue dès la naissance abandonnera ce type de construction au cours de l’acquisition. Voilà pourquoi j’interpréterais les occurrences de cadrage inverse comme forte indication d’une acquisition L2 du français par les auteurs qui en font usage. Or, ce type de construction doit être rarissime dans les données. En fait, la recherche des formes gérondives des verbes de trajet neutre aller et venir n’a relevé aucune attestation.

30En revanche, un autre type d’emploi idiosyncratique de la construction gérondive est relativement plus fréquent dans les données en langue AF : c’est la construction à cadrage verbal « symétrique » (Croft, Barðdal, et Hollmann 2010, 106). Dans ce type de construction, les deux positions syntaxiques, le verbe principal aussi bien que le verbe à la forme gérondive, sont utilisées pour la seule expression du trajet :

Mais quant il vait traversant, /Dunc se vunt aluignant
But when he goes crossing, /Then themselves go leaving
Mais quand il passe, alors eux, ils s’éloignent  (1119, PhThComp BFM)

Par la mesun ala passant trois fois
Through the house went (3.sg) crossing three times
Il passa par la maison trois fois  (ca. 1275, SFranç ANH)

31Les requêtes sur les gérondives des verbes monter, descendre, entrer, passer, avaler ont relevé treize occurrences de la construction symétrique pour l’AF. En OF, il y a trois occurrences pertinentes, dont une tirée du Perceval qui s’inscrit dans la tradition de la matière de Bretagne (Chrétien de Troyes) et les deux autres tirées d’un manuscrit AF et tardif du Roman de Thèbes (DEAF : BL Add 34114, agn. ca. 1400) : la construction ne se trouve donc dans aucun texte OF indépendant de la tradition insulaire.

32Les occurrences se repartissent sur les textes littéraires en langue AF de la manière suivante : mil. 12e siècle, ProvSalSan (2x) ; fin 12e siècle, AmAmOct ; ca.1275 SFrançC (6x) ; fin 13e, ApocGiff ; 1256 CompRalf ; mil. 13e siècle, ModvB2. La constuction ne figure que dans un seul texte juridique : déb. 14e siècle, DomGipT.

La satellisation des prépositions

  • 11  Il faut signaler que le français standard contemporain ne tolère normalement guère les préposition (...)

33La satellisation représente un mécanisme d’influence interlinguistique dans lequel certaines prépositions sont utilisées en tant que particule, dans un sens dynamique, et sans qu’elles soient suivies d’un nom. On a remarqué l’usage de prépositions satellisées chez les enfants bilingues (français-anglais), notamment dans le contexte des événements across (Engemann 2013, 2016)11. Pour ne pas dépasser les limites du présent article, je me borne ici à donner deux exemples pour illustrer mon propos, concernant les prépositions parmi « par » et sur « on ». Premièrement, la préposition parmi « à travers », l’équivalent français dans l’expression des événements across, est en fait utilisée en tant que particule en AF. Or, cet usage est restreint à un seul auteur, Huon de Rothelande (3x) :

Ne dient mot, passent parmi
Not say (3pl.pres) word, go-on through
Ils ne dient mot, mais traversent (ca.1185, Proth ANH)

34Ensuite, la préposition sur, qui est enregistrée exclusivement comme préposition dans le Tobler/Lommatzsch (Tobler u. a. 1925), est déjà classée comme « quasi-adv. » dans le Anglo-Norman Dictionary (Rothwell et Trotter 2005). On y trouve plusieurs attestations dans lesquelles sur est utilisée comme préposition orpheline (particule), avec les verbes attacher, tenir et mettre. Des requêtes effectuées pour sur suivi d’un signe de ponctuation relèvent seize occurrences supplémentaires dans les textes en AF. Or, la liste des types verbaux est relativement courte : mettre sur « accuser (jur.) » (8 fois) et courir sur « attack » (6 fois), aller « go », chaïr « fall ». En effet, il y a très peu d’occurrences claires témoignant de l’usage de verbes de mouvement pur utilisés avec sur satellisé :

Le feu del ciel lur chaï sure.
The fire of heaven them-dat fell upon
Le feu des cieux leur est tombé dessus (3e t. 13e s., Adgar BFM)

Si drescerai les bateles [...] Que vos genz i porent les fossés aller sure.
So prepare (1sg.fut) the boats so-that your people there can (3.pl.fut) the ditches go over
Je vais ainsi préparer les bateaux […] que vos gens puissent traverser les fossés.
(mil. 13e, DestrRome ANH)

35Dans les textes en OF, on ne trouve que trois occurrences pertinentes, dont seulement une indépendante de la matière de Bretagne dans le Roman d’Eneas (ca. 1160, EneasS2), les autres se trouvant dans deux textes de Chrétien de Troyes (ca. 1170, Erec BFM et ca. 1176 Cliges BFM).

36Les dix-neuf instances de satellisation de sur et de parmi dans les textes en langue AF sont distribuées de la manière suivante: ca.1185 Proth (3x) ; mil. 13e, DestrRome ; 3e t. 13e Adgar (2x) ; 3e t. 13e siècle, CroisRich ; déb. 14e siècle, Fouke (3x), 1343, ChronLond (2x) dans le domaine littéraire, et à partir de 1275, StatRealm; après 1292 Britt (2x) ;  à partir de 1256, Foedera (2x), 1382-1399 [anoncron] (2x) dans le domaine juridique.

  • 12  S’il semble que les idiosyncrasies décrites ci-dessus sont tout à fait absentes des textes juridiq (...)

37Il ressort donc très nettement des chiffres présentés ci-dessus que la distribution géographique des occurrences pertinentes est fort inégale dans les deux langues, la majorité des occurrences se trouvant dans les textes AF. En OF, en revanche, ces formules se font rares en général et se trouvent souvent dans des textes qui s’inscrivent dans la tradition de la matière de Bretagne12.

Le mode de déplacement et les trajets téliques

  • 13  On peut mentionner que Talmy n’exclut nullement les compléments prépositionnels contre Croft, Barð (...)
  • 14  Signalons dans ce contexte que les 13 attestations de compléments prépositionnels de but utilisées (...)

38Dans une langue à cadrage satellite, il est possible d’encoder la manière et le but du mouvement au sein d’une même phrase. Quand tel est le cas, la manière est exprimée à l’aide du verbe principal, tandis que le but du mouvement est exprimé à l’aide d’un satellite, c’est-à-dire, un préfixe, un adverbe, un complément prépositionnel à valeur adverbiale13 (prepositional Goal-constituent). Dans les langues à cadrage verbal, ces tournures ne sont typiquement ni fréquentes ni préférées, voire agrammaticales. L’analyse des données médiévales confirme largement cet état de choses : si la construction est largement absente des textes en ancien français continental14, on peut relever un certain nombre d’occurrences dans les textes de provenance insulaire :

a)
par mei n’iert   destrier de ci la chevauchié
by me not was horse from here there ridden
Aucun cheval a été amené d’ici là par moi  (ca.1170, Horn ANH)

b)
il munta sun chival e chivaucha a son hostel
he mounted his horse and rode to his house
Il est monté sur son cheval et retourna à sa maison
(fin 13e s., ReisEngl ANH)

39Des requêtes exemplaires pour les verbes de mode de déplacement les plus fréquents (chevauchier « ride on horseback », nagier « sail », voler « fly », cheminer « aller ») suivis ou précédés des prépositions a, sur à une distance maximale de trois mots ont relevé les compléments prépositionnels de but univoques dans les textes suivants : ca.1100, Rol ; 1139, Gaimar ; 2e t. 12e s., ChGuill (2x) ; mil. 12e s., ProvSalSan (2x) ; ca.1170, Horn ; 1173-74 Fantosme ; 1174, SThomGuernW ; ca.1245, EdConfCambr ; fin 13e s., ApocGiff ; 3e t. 13e s., CroisRich ; déb. 14e. s., Fouke ; 1343, ChronLondA ; 14e siècle [reis]. Les mêmes requêtes n’ont relevé que 4 exemples dans les textes en OF, deux dans ca.1160, le manuscrit tardif et anglo-français du Roman de Thebes, et un dernier qui se trouve dans la Sainte Eulalie (ca. 900).

  • 15  En outre, à en juger par les distributions quantitatives et chronologiques des occurrences, la for (...)

40Les compléments résultatifs de but me semblent parler en faveur d’une origine anglaise des locuteurs. Pour plusieurs raisons. Premièrement, la construction est assez rare en OF et ne figure que très rarement en dehors de la tradition textuelle insulaire. Deux occurrences se trouvent dans le manuscrit de base de ThebesR, qui selon les indications du DEAF, est tardif et anglo-normand et la dernière se trouve dans le Galeran qui s’inscrit dans la tradition textuelle de la matière de Bretagne. Ensuite, si l’on accepte que le français médiéval, du moins tel qu’il était parlé sur le continent, était une langue essentiellement à cadrage verbal, les locuteurs du français langue maternelle auraient dû ignorer des contraintes assez rigides que leur impose leur L1 (Engemann, Slobin). Un locuteur anglophone natif, en revanche, aurait disposé de la construction du mouvement télique (directed motion construction), dans laquelle un verbe principal exprime le mode de déplacement et prend un complément résultatif de but. En termes de GU, un locuteur français natif n’aurait pas disposé du paramètre de la compositionnalité de l’aspect verbal, ni, par conséquent, du créneau nécessaire pour l’insertion du complément résultatif (Gehrke 2008). Cela me semble donc être un indice assez fort en faveur d’une origine anglaise des auteurs des textes relevés par les requêtes15.

Origines socio-linguistiques des auteurs

  • 16  Par son inclusion d’auteurs comme Walther de Bibbeswort or Robert Gretham, cette liste confirme l’ (...)

41Quant à la situation des auteurs individuels, on observe qu’environ la moitié des auteurs/textes insulaires ne montre aucune idiosyncrasie dans les domaines investigués. Dans l’état actuel de l’étude, les auteurs suivants devraient être classés bilingues dès la naissance : 1re m. 13e à ca.1339, AspinChansPol ; ca.1243, AssJérBourg ; ca.1290 Bibb ; 1re m. 14e s., ChronWigm ; 13e s., EchecsCott ; déb. 14e s., Nominale ; ca.1300, OakBook ; 1119, PhThComp ; 1427-1430, PortBooks ; 1re m. 12e s., PsOxf ; av. 1185, RègleHospCam ; 1266-1355, RedBook ; mil. 13e s., RésSauv ; s.d., [ripon] ; 2e q. 13e s., RobGrethCors ; 1236-1372 [roylett] ; déb. 13e s., SEdmPass ; s.d., ShortPearcyFabl ; 2e m. 13e, [shrift = serm5] ; fin 12e s., SimFreineGeorg ; fin 12e, SimFreine ; 1307-1326, [stapledon] ; 1316-1491, [testebor] ; 4e q. 12e s., ThomKent ; ca.1215, TurpinBriane ; et 1283-1307, Westm16. De plus, MirNDOrl (2e m. 12e s.), RoisC (2e m. 12e s.), BrutInt (1er t. 13e s.), ModvB2 (ca. 1230) ne montrent qu’une seule divergence. Ensuite, on pourrait postuler un âge de contact après trois ou quatre ans pour Gaimar (1139), pour l’auteur de la Chanson de Guillaume (2e t., 12e s.), et pour Sanson de Nantueil (mil. 12e s.), chez lesquels on trouve certes des idiosyncrasies dans l’expression du déplacement mais ni de tournures réflexives en avoir, ni d’emploi divergent au niveau du pronom eux. À partir de la fin du xiiie siècle, on trouve des auteurs qui manifestent des divergences dans plus d’un domaine, c’est-à-dire dans l’expression du déplacement, dans le choix des auxiliaires aussi bien que dans l’emploi de eux. Pour eux, on présumerait un statut L2 pour le français (1290, ApocGiff, 1343, CroisRich, 1343 ChronLond).

Conclusion

42La distribution des idiosyncrasies sur les auteurs anglo-français s’est avérée fortement inégale. Ce déséquilibre peut être exploité pour en tirer des conclusions par rapport au statut linguistique inégal des auteurs concernés. De primier abord, sur la base des divergences analysées ici, on ne pourra postuler un statut de français L1 ou bien de bilinguisme dès la naissance que pour une cinquantaine parmi les quatre-vingt-dix auteurs/textes transmis en langue anglo-française. La raison en est que ces textes ne répondent à aucune des requêtes effectuées, ce qui montre que ces auteurs maîtrisent la grammaire anglo-française de manière optimale (target-like) dans tous les domaines analysés ici. Il est évident que seuls les locuteurs natifs et les locuteurs bilingues dès la naissance sont censés être capables de gérer les grammaires de leurs deux langues de manière optimale.

43Cela dit, je voudrais introduire ici un élément supplémentaire, apporté par dans une étude récente, selon lequel les enfants auraient acquis le français par immersion dans les écoles ecclésiastiques (song schools), dès l’âge de cinq ou six ans (Ingham 2015, 639). Les auteurs correspondant à ce profile, c’est-à-dire qui montrent des idiosyncrasies au niveau de la syntaxe, mais pas en morphologie, sont cependant relativement rares. Cependant, une quarantaine de textes, c’est-à-dire presque la moitié des auteurs/textes transmis, témoignent bien d’idiosyncrasies au seul niveau de la syntaxe. Celles-ci témoignent donc d’un âge de contact après l’échéance de la période critique pour la syntaxe, c’est-à-dire après sept ans. Pour les auteurs de ces textes, il sera justifié de postuler un statut de L2 en français. En somme, à en juger par les traits syntaxiques analysés ici, environ la moitié des auteurs transmis seraient donc de français langue maternelle ou bilingues dès la naissance, tandis que presque tous les autres auraient acquis le français seulement au moment d’intégrer la grammar school.

  • 17  Pour l’avis contraire, voir Ingham (2010, 178).

44Au vu de tout cela, je pense que l’anglo-français ne doit désormais plus être considéré comme un ensemble homogène. Cela implique, de plus, que les phénomènes observés ne doivent pas être analysés en termes de traits anglo-français en tant que tels ni en termes de changement linguistique. Il ressort clairement que les divergences observées jouent au niveau de l’auteur individuel et qu’elles ne sont pas très fréquentes17. Or, pour être susceptibles d’être interprétées en tant que changement linguistique, les occurrences devraient être plus fréquentes et répandues de manière plus homogène (ou du moins cohérente) sur la totalité des textes transmis, ce qu’elles ne sont visiblement pas.

45Or, à l’état présent, il faut tenir compte du fait que les analyses présentées ici ne reposent que sur des échantillons pris sur quelques phénomènes exemplaires. Les profils d’acquisition individuels ressortiront de manière plus claire au fur et à mesure que le nombre des traits analysés augmentera et permettra éventuellement la triangulation des données observées. Je pense ici notamment à l’organisation des éléments préverbaux, à l’emploi des sujets zéro, et la télicitation des verbes duratifs au moyen d’adverbes. Ensuite, il s’agira d’un problème d’optimisation statistique, notamment de pondération des phénomènes individuels et de l’adaptation des seuils de fréquence.

46Un dernier point qui mériterait d’être investigué de manière plus détaillé est la question du prestige des idiosyncrasies relevées. On a vu que celles-ci, si elles figurent en ancien français continental, apparaissent le plus souvent dans les textes qui s’inscrivent dans la tradition textuelle de la matière de Bretagne. Ces formules, seraient-elles donc introduites dans certaines œuvres dans le seul but de leur donner plus d’authenticité ?

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Notes

1  Cette restriction s’impose pour des raisons pratiques, puisque les pronoms réfléchis des autres personnes, suite à leur coïncidence avec les pronoms COD, auraient produit trop de “bruit”. Les résultats peuvent néanmoins être considérés représentatifs, vu le fait que la vaste majorité des textes de la période de l’ancien français est écrite à la troisième personne.

2  Mettant à part les constructions bénéfactives, on trouve les occurrences continentales suivantes : [il] s’ad a Deu comandét (fin 11e s., Alexis, Buridant) ; il s’avoit tret [les yeux] (1160, Thebes BFM) ; [ils] s’ont lavé (1er q. 13e s., Galeran BFM). Le manuscrit du Roman de Thèbes est tardif et relève de forts traits anglo-français et Galeran s’inscrit dans la tradition de la matière de Bretagne.

3  La distribution est calculée sur la totalité des occurrences (tokens) des types qui figurent avec avoir au moins une fois, incluant l’ensemble des occurrences dans les temps composés avec estre et avoir.

4  Il mérite d’être signalé que le rôle de l’apport linguistique n’est pas clair dans ce cas, car il est tout à fait possible que avoir était adopté par d’autres locuteurs L2 d’anglo-français.

5  Notre requête a d’ailleurs également relevé un certain nombre de cas où se prend le rôle sémantique de bénéficient. C’est la valeur typique que prend la tournure réfléchie en ancien anglais (Fischer 1992, 238). Mon interprétation en est que la construction n’était pas perçue comme réflexive, puisque se se voit attribuer son propre rôle sémantique. En français contemporain ce type de construction prendrait être.

6  Les sigles employés et les datations sont ceux du Dictionnaire étymologique de l’ancien français (cf. http://www.deaf-page.de). Les textes qui ne figurent pas dans la « Complément bibliographique du DEAF » sont évoqués entre crochets selon leurs sigles et les datations dans le ANH.

7Foedera contient un large nombre de textes juridiques et administratifs qui sont rédigés sur une période de temps assez étendue : les occurrences ne documentent donc certainement pas que la production linguistique d’un seul locuteur.

8  Les gloses interlinéaires sont fournies en anglais puisque cela permet de mieux répliquer la structure anglophone sous-jacente aux constructions signalées.

9  Le fait qu’on ne trouve nulle part d’occurrence de double cadrage dans les textes juridiques doit selon toute vraisemblance être attribué à l’influence du genre : les événements de mouvement sont moins susceptibles de figurer dans les textes de facture juridique.

10  La paraphrase en by peut ici servir de diagnostic : il fonctionne bien avec la formule régulière‚“il arrive en chevauchant” — he comes by riding —, mais il cesserait de fonctionner dans le cas de cadrage inverse : “il chevauche en arrivant” (exemple hypothétique).

11  Il faut signaler que le français standard contemporain ne tolère normalement guère les prépositions orphelines. Or, il a été observé que, dans des situations de contact intense, les prépositions orphelines finissent par être mieux tolérées par les locuteurs (King 2000).

12  S’il semble que les idiosyncrasies décrites ci-dessus sont tout à fait absentes des textes juridiques, cela est, selon toute vraisemblance, un résultat factice, dû au fait que les événements de mouvement sont relativement rares dans les documents juridiques.

13  On peut mentionner que Talmy n’exclut nullement les compléments prépositionnels contre Croft, Barðdal, et Hollmann (2010, 206) Huber (2017, 11, 108). Selon la définition de Talmy « [t]he satellite […] is the grammatical category of any constituent other than a nominal or prepositional-phrase complement that is in sister relation to the verb » (Talmy 2000a, 222). L’ambiguïté me semble résider dans la définition du terme « complément » : soit dans un sens plus large en tant que « constituant de la phrase », soit dans un sens plus restreint en tant que « constituant à valeur argumentale ». S’il est vrai que, sous la première définition du terme les compléments prépositionnels à valeur adverbiale ne feraient pas partie de la catégorie de satellite, les formules citées aussi bien que les exemples donnés dans le livre montrent clairement, à mon avis, que Talmy souscrit à la seconde. Cela devient encore plus clair par la suite (Talmy 2000b, 102) : « satellites are certain immediate constituents of a verb root other than inflections, auxiliaries or nominal arguments. ». Le complément prépositionnel qu’il exclut est donc l’objet indirect, non pas celui à valeur adverbiale.

14  Signalons dans ce contexte que les 13 attestations de compléments prépositionnels de but utilisées avec différents verbes exprimant le mode de déplacement signalés par Troberg et Burnett dans leurs différents articles (voir entre autres Troberg et Burnett 2017) sont tous soit AF ou bien datent d’après le premier tiers du xive siècle, c’est-à dire de la période du moyen français.

15  En outre, à en juger par les distributions quantitatives et chronologiques des occurrences, la formule d’usage des verbes exprimant le mode de déplacement chevauchier, courir, entrer suivi d’un complément prépositionnel introduit par sur, (en)contre, (de)vers dans le contexte d’hostilités (par exemple, « il a chevauché sur les ennemi » = he attacked the ennemy on horseback) semble être d’origine AF. Mes analyses de corpus confirment donc en gros les observations de Huber 2017.

16  Par son inclusion d’auteurs comme Walther de Bibbeswort or Robert Gretham, cette liste confirme l’observation selon laquelle les deux ethnies ne pouvaient être distinguées par leurs noms de famille (Short 1980).

17  Pour l’avis contraire, voir Ingham (2010, 178).

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Yela Schauwecker, « Le faus françeis d’Angleterre en tant que langue seconde ? Quelques phénomènes syntaxiques indicatifs »Revue des langues romanes, Tome CXXIII N°1 | 2019, 45-68.

Référence électronique

Yela Schauwecker, « Le faus françeis d’Angleterre en tant que langue seconde ? Quelques phénomènes syntaxiques indicatifs »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXIII N°1 | 2019, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/1488 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.1488

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Auteur

Yela Schauwecker

Université de Stuttgart

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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