L’exorde de la pièce de Guillaume de Poitiers Ab la douzor del temps novel est connu de tous :
- 1 Texte de Gambino (2010a, 35). Au vers 3, nous conservons cependant la ponctuation de Pasero (1973, (...)
Ab la douzor del temps novel
[2] fueillon li bosc, e li auzel
chanton, chascus en lor lati,
[4] segon lo vers del novel chan :
adoncs estai ben q’on s’aizi
[6] de zo don hom a plus talan1.
- 2 Voici un aperçu des solutions proposées : Lv (8, 685-686) : “Verszeile (eines Gedichts)” (avec dou (...)
1On sait que l’interprétation sémantique du vers 4 et principalement celle du substantif vers ont donné de la tablature aux éditeurs et aux exégètes. La « diffrazione ermeneutica » — pour reprendre les termes de Gambino (2010a, 3 = 2010b, 502) — est considérable2.
À notre connaissance, Pasero (1973, 255) a été le premier à émettre explicitement l’opinion selon laquelle le sens ordinaire de vers, relevant de la terminologie de la technique poétique (“componimento”, Pasero 1973, 403), était à exclure dans l’occurrence qui nous intéresse : « Il significato di vers, se si esclude — come pare il caso — il termine della tecnica poetica […], è incerto ». L’éditeur a rendu vers par “melodia” au glossaire, par “modi” dans sa traduction et dans la note où il traite de ce mot (Pasero 1973, 253, 255, 403).
- 3 V. se contente d’évoquer le contexte par l’adverbe ahí ; G., de même, de manière légèrement plus e (...)
2La condition de Pasero (« se si esclude — come pare il caso — il termine della tecnica poetica ») a été non seulement reprise, mais encore durcie en une évidence incontestable par Vallín [désormais V.] (2001, 508) : « Obviamente, la palabra [vers] no puede tener ahí el puntual sentido técnico de ‘obra en verso, texto poético’ que es universal y al parecer único en la época ». À son tour, Gambino [désormais G.] (2010a, 3 = 2010b, 501) a repris la prémisse de Pasero : « Posto che vers non può assumere in questo contesto il significato tecnico di ‘opera in versi, testo poetico’ — è stato affermato un po’ da tutti — […] ». Affirmée par les trois critiques et sans doute assumée « un po’ da tutti », cette impossibilité sémantique n’a pas été démontrée3 (en sens inverse, le sens de base de vers n’a jamais été ‘expérimenté’). Le principe de Pasero-Vallín-Gambino apparaît ainsi comme un postulat (micro)sémantique ad hoc.
- 4 Cet axiome est largement illustré par des exemples pris surtout à l’anglo-normand (Möhren 1997b, 1 (...)
Or, en matière de sémantique lexicale d’un état de langue du passé, on peut opposer au principe local de Pasero-Vallín-Gambino un autre principe de beaucoup plus vaste portée : l’axiome de Möhren. Cet axiome (à « but didactique ») s’énonce ainsi : « Un sens insolite est un sens erroné » (Möhren 1997a, 163) ; ou encore : « le sens insolite, déviant du noyau sémantique […], est dans une large proportion un sens inexistant et erroné » (Möhren 1997b, 130)4. Ou encore, dans une formulation un tantinet provocatrice : « C’est sous la forme d’hypothèse de travail qu’il sera sage de partir de la monosémie des mots » (Möhren 1997b, 129).
3L’axiome de Möhren est une application particulière du critère plus général d’économie explicative. Pour ne prendre qu’un exemple, les sens “modi” et “melodia” proposés par Pasero (1973, 253, 255, 403) sont des hypothèses coûteuses parce que, « déviant du noyau sémantique », ces sens ne sont pas connus par ailleurs en ancien occitan et doivent être postulés ad hoc afin de sémantiser une et une seule occurrence de vers.
- 5 Cf. FEW (14, 315b, versus [Zumthor]) : “chanson lyrique de type courtois” (env. 1100-env. 1180). À (...)
Importé de la lexicographie scientifique, l’axiome de Möhren est évidemment extensible à l’interprétation des textes. Comme l’indique Möhren lui-même (1997b, 133) : « Tant que l’on n’a pas essayé de comprendre chaque mot d’un texte avec son sens de base, on n’a pas essayé de comprendre le sens véritable du texte ». Avec Möhren (1997b, 133), nous appliquerons donc ci-dessous (§ 6) « la supposition opérationnelle que le sens […] de base vaut dans le contexte à analyser » en ‘expérimentant’ le sens reçu de vers, « universal y al parecer único en la época » (V. 2001, 508), ou du moins en nous en écartant le moins possible. Nous définissons ce sens de la manière suivante : “composition poétique versifiée en langue vulgaire, accompagnée d’une mélodie”5.
- 6 Éd. Pasero (1973), I, vers 1 ; IV, vers 1 ; V, vers 1 ; VI, vers 2, 6 ; XI, vers 2.
4En l’espèce, l’adoption d’une telle « supposition opérationnelle » se recommande d’autant plus que l’usage de vers dans son sens de base est, comme on le sait, un stylème caractéristique des exordes de Guillaume de Poitiers, le poète désignant souvent sous ce terme ses propres compositions6.
5Avant d’en venir à notre essai de lecture, nous ferons cependant un détour par les deux interprétations les mieux argumentées (V. 2001 ; G. 2010a et b), dont nous verrons qu’elles contreviennent l’une et l’autre à l’axiome de Möhren (§ 4) ; puis nous introduirons, avec Riffaterre, la profitable notion d’‘interprétant’ (§ 5).
Dans les deux plus récentes exégèses venues à notre connaissance, le rejet principiel et sans démonstration du sens de “composition poétique versifiée en langue vulgaire, accompagnée d’une mélodie” a suscité des conduites typiques de fuite en avant.
- 7 « La frase no conlleva sino una sustantivación tan poco misteriosa como la de cualquier otro nombr (...)
- 8 En partie sur un argument d’allure plutôt möhrenienne : « Simile espressione non è però attestata (...)
64.1. V. (2001, 512-515, 517) a tenté de régler radicalement la question posée par vers en corrigeant le texte par une conjecture ope ingenii « indudablemente atrevida » : « vert ». Après correction, le vers 4 « se deja traducir literalmente al francés sin la menor dificultad : “selon le vert du nouveau chant”7 » ; la critique propose aussi « una versión con verdeur ou verdoyer o bien una glosa con reverdir, renouveau, renouvellement… » (V. 2001, 514) et traduit par “reverdecer” (V. 2001, 515). Ces diverses approximations sémantiques tombent sous le coup de l’axiome de Möhren : de tels sens de vert ne font pas partie de ce que V. (2001, 514) appelle le « patrimonio común del provenzal ». La conjecture « vert » a été repoussée à juste titre par G.8, à qui nous renvoyons (G. 2010b, 502 et n. 3 ; cf. 2010a, 3 et n. 2).
74.2. Par le sous-titre de son second article, « Piccola ricognizione su alcune accezioni romanze dei derivati di versus », la démarche de G. (2010a, 3-14 = 2010b) entend clairement s’inscrire dans une perspective de sémantique et de lexicologie. Sans autre justification que le postulat qu’elle a posé d’entrée de jeu (voir ci-dessus § 1), l’autrice avance cependant une solution peu économique en elle-même, puisqu’elle a recours à la polysémie et au double sens. G. (2010a, 4 = 2010b, 502) forme en effet « l’ipotesi che l’espressione sia polisemica e che a vers vadano attribuite almeno [ !] due accezioni ».
- 9 Il faut savoir gré à G. d’avoir souvent recours à des définitions componentielles.
84.2.1. Concernant le premier sens du mot, elle écrit : « Il significato letterale di vers potrebbe essere […] quello di “suono caratteristico emesso dagli organi vocali di un determinato animale (in particolare un uccello)” »9 (G. 2010a, 4 = 2010b, 502). Une telle conjecture sémantique tombe sous le coup de l’axiome de Möhren : comme l’indique elle-même G. (2010a, 4 = 2010b, 502), « questa accezione non risulta infatti attestata nei dizionari occitanici e nessun editore l’ha mai proposta per il passo in questione » (ni ailleurs, que nous sachions).
9Afin d’accréditer la sémantisation qu’elle propose, G. (2010a, 4-7 = 2010b, 502-505) déploie alors beaucoup de science pour discuter « il significato etimologico del latino versus », les issues de versu en italien et en roumain, et pratique même un excursus onomasiologique en domaines roman et germanique. Toutes considérations extrinsèques et sans réelle portée pour l’exégèse du vers de Guillaume de Poitiers : on entre ici dans une autre forme de fuite en avant.
- 10 Exemples cités aussi par V. (2001, 513 n. 18).
10Lorsque la philologue italienne en vient à l’occitan médiéval, c’est-à-dire à la synchronie et à la syntopie pertinentes, elle ne produit que deux exemples10.
11Le premier se trouve chez Bertolomé Zorzi (deux derniers tiers du xiiie siècle) : « […] quan neis l’auzels demena / joi el plais / fazen vers, voutas e lais / pel temps qu’esclaira e serena » (PC 74, 17, vers 2-5 ; éd. Levy 1883, 47). Or, cet exemple illustre on ne peut plus nettement le sens technique de base de vers : la particularité de ce contexte réside uniquement dans l’emploi par analogie du sujet auzels. Selon G., cette occurrence révèlerait « come il rapporto tra vers ‘composizione poetica’ et vers ‘verso di animale’ potesse ancora esser presente alla coscienza linguistica di un poeta come il trovatore veneziano » (G. 2010a, 8 = 2010b, 505). On doit cependant remarquer qu’à cette étape du raisonnement il est impossible de poser sans astérisque un ancien occitan « vers “verso di animale” ».
- 11 Cf. Möhren (1997b, 130) critiquant « le vice invétéré qui consiste à définir en fonction de chaque (...)
- 12 Voir Melani (2016, 187) : « vers » dans le seul A contre « lais » dans CDHMNRa1. Melani édite à ju (...)
- 13 Il existe quatre occurrences de vers chez Daudé de Pradas : éd. Melani IV, vers 9, 43 (dans le pla (...)
12Le second exemple se lit chez Daudé de Pradas (…1208-ca 1243) : « El temps que·l rossignols s’esgau / e fai sos vers sotz lo vert fuoill » (P.-C. 124, 9a, vers 1-2 ; éd. Schutz 1933, 44, d’après A). Selon G. (2010a, 8 = 2010b, 506), vers signifierait ici « semplicemente “suono caratteristico di un uccello”, come in italiano ». En réalité, tout comme chez Bertolomé Zorzi, le sens de base du mot vers n’est nullement affecté par l’effet de contexte dont l’emploi par analogie du sujet rossignols est seul responsable11. Soit dit en passant, l’exemple de Daudé est textuellement chancelant : vers est en effet une innovation isolée de A, qui a refusé lais, leçon de tous les autres mss12, et l’a remplacé par un mot appartenant au même paradigme terminologique, ce qui ne laisse aucun doute sur le sens qu’attribuait à vers le copiste responsable de cette banalisation13.
- 14 Dans Ce matin, les oiseaux chantaient l’« Hymne à la joie », Hymne à la joie possède son sens de b (...)
13On voit qu’on a affaire à deux emplois par analogie du sujet dans lesquels le sens de base de vers n’est pas affecté14. Rien ne permet donc d’assigner à ce mot d’ancien occitan le sens de “suono caratteristico emesso dagli organi vocali di un determinato animale (in particolare un uccello)”. Il se pourrait bien que ce sens soit dû à un effet de halo chez « chi ha una competenza lessicale dell’italiano » (G. 2010a, 4 = 2010b, 502).
- 15 À propos de « conquistare l’amata » (sans incidence sur la présente discussion) : Ab la douzor del (...)
14Il en découle que la valeur d’emploi particulière que G. (2010a, 9 = 2010b, 506) attribue à vers lorsqu’elle écrit que « il cinguettio di Ab la douzor potrebbe essere innanzitutto un “verso d’amore”, il richiamo con il quale i maschi in primavera corteggiano le compagne », est privée de fondement en langue. C’est sur cette valeur d’emploi — sans base — que se grefferait, selon (G. 2010a, 9 = 2010b, 506-507), l’analogie oiseau/poète : « È, come si intuisce, questo primo significato di ‘canto d’amore’ che fa scattare l’analogia con il poeta che, come gli uccelli, canta i “versi” della sua poesia per conquistare l’amata15 ».
- 16 G. (2010a, 10 n. 24 = 2010b, 508 n. 24) signale que le sens qu’elle propose est proche de celui av (...)
- 17 Nous ne saisissons pas tout à fait clairement le sens de cette formulation. Il paraît s’agir de « (...)
154.2.2. G. (2010a, 9 = 2010b, 507) poursuit ainsi : « Nel nostro passo, tuttavia, a questo significato se ne sovrappone chiaramente un altro, che fino ad ora non è stato messo a fuoco con sufficiente nitidezza ». Ne se satisfaisant pas des interprétations précédentes (« del tipo “elemento metrico, misura, unità ritmica”, “strofa”, “maniera, modo” e così via ») dans la mesure où, chez ses prédécesseurs, « ciò che era fuorviante era […] la ricerca di un significato non tecnico », G. (2010a, 10 = 2010b, 508) postule au contraire comme second sens de vers un « ipertecnicismo ». Cet hypertechnicisme est paraphrasable par “canto strofico latino, religioso o profano, che non fa parte dell’ufficio, versus”16 (cf. G. 2010a, 10 = 2010b, 508). Ce sens tombe à son tour sous le coup de l’axiome de Möhren, puisqu’il n’a jamais été relevé ailleurs en ancien occitan. G. (2010a, 10 = 2010b, 508) indique en outre que « il termine vers [è] qui metaforicamente riportato anche nell’accezione tecnica di versus17 » : elle suppose donc non seulement un sens « hypertechnique » emprunté au latin, mais encore, semble-t-il, un emploi métaphorique.
164.2.3. Ainsi les sens de vers qui se superposeraient dans le passage à l’examen seraient les suivants :
17(i) littéralement “suono caratteristico emesso dagli organi vocali di un determinato animale (in particolare un uccello)”, plus précisément “richiamo con il quale i maschi in primavera corteggiano le compagne” (d’où une analogie avec le poète chantant pour conquérir sa dame) ;
18(ii) par emprunt du latin, “canto strofico latino, religioso o profano, che non fa parte dell’ufficio” (avec métaphore [ ?]).
19En fin de compte, G. (2010a, 10, 36 = 2010b, 508) traduit, mais « solo in seconda instanza, per evitare una traduzione troppo opaca o tautologica », vers par “melodia”, ce qui a l’apparence d’un retour à la solution de Pasero (1973, 403, au glossaire).
- 18 L’interprétation de G. est néanmoins approuvée par Zink (2013, 92-93 et 321 n. 10).
20Au total, cet échafaudage ingénieux, mais qui ne repose sur aucune valeur lexicale attestée en ancien occitan, manque à la fois d’empiricité et de simplicité18.
214.3.4. Dans cette ligne interprétative, le novel chan des oiseaux serait « nuovo perché sintonizzato sulle ultime novità poetiche e musicali della letteratura latina dei tempi di Guglielmo di Poitiers » (G. 2010a, 14 = 2010b, 511).
22C’est surtout, en effet, au plan de la contextualisation de la pièce de Guillaume de Poitiers que semblent se placer les gains de compréhension escomptés par G. (2010a, 11-14, 40-41 = 2010b, 509-511) de son interprétation. « Questa soluzione [ = le second sens attribué à vers] offre tra l’altro il pregio di caratterizzare in modo folgorante il contesto storico culturale di Ab la douzor » (G. 2010a, 11 = 2010b, 509), car le sens (ii) postulé pour vers autorise à mettre directement en rapport la pièce de Guillaume de Poitiers avec la « culture liturgique d’avant-garde » de Saint-Martial de Limoges. Mieux, ce sens nouveau témoignerait à merveille de la transition entre Saint-Martial et l’art des troubadours : « nello spettro di accezioni possibili, il significato di vers in Ab la douzor si collocherebbe per così dire nella fase di passaggio tra il versus latino e il vers occitanico » (G. 2010a, 12 = 2010b, 510).
- 19 Mutatis mutandis, Davis (2015) projette sur la même strophe de Guillaume de Poitiers ses idées sur (...)
23Nous nous demanderons donc si l’interprétation de vers par G. n’est pas en partie commandée par le désir de trouver, dans le cadre de la question de l’origine du trobar et dans le texte même de Guillaume de Poitiers, un nouvel élément à l’appui de la thèse médiolatine et « liturgique ». Auquel cas, l’établissement du sens serait victime d’une intrusion de l’histoire littéraire19.
V. (2001, 508, 509) a parlé à propos de vers d’« elemento anómalo » et d’« uso insólito ». Il est vrai que l’emploi de ce mot produit — du seul fait de son insertion dans un contexte naturaliste — une légère, mais indéniable aspérité de lecture : tandis que les premiers vers n’évoquent que la nature et les oiseaux, vers surgit en effet, si on le prend dans son sens technique ordinaire, comme un lexème codant en propre et exclusivement l’activité de composition lyrique des humains. C’est justement ce point qui a rebuté Pasero, Vallín, Gambino et d’autres.
24Cet effet de contexte n’implique nullement qu’il faille se mettre en quête de sens nouveaux pour le mot vers. Une telle démarche, outre la prolifération de sens arbitraires qu’elle a produite, comporte deux autres conséquences indésirables. Elle annihile un effet stylistique rendu tangible par les réactions des critiques (le seul archilecteur dont nous disposions). Pire, elle s’avère herméneutiquement désastreuse, car c’est précisément l’anomalie provoquée par l’emploi contextuel de vers qui désigne ce mot comme un interprétant au sens de Riffaterre : un indice dont la fonction est de contraindre la lecture à changer de plan (en termes riffaterriens : à passer du sens référentiel à la signifiance). Il ne s’agit plus alors du sens des mots, mais du sens du texte, ce qui rend Möhren et Riffaterre compatibles. En outre, dans une perspective riffaterrienne, la réaction des interprètes (la fuite en avant) peut être elle-même interprétée comme la manifestation attendue de ce que Riffaterre (1979, 8) a conceptualisé sous les termes de « résistance naturelle du lecteur au texte ».
- 20 Pour une présentation du concept d’‘isotopie’, voir Rastier (1987, 87-108).
En l’occurrence, l’interprétant vers (pris dans son sens technique de base) est chargé de rendre indubitable la double isotopie sémantique20 — isotopie aviaire et isotopie humaine/poétique — que le poète a inscrite dans les vers 3-4.
- 21 Voir Müller (1963, 54) commente ainsi le sens du mot dans cette construction (sur un exemple de Ma (...)
- 22 Voir Müller (1963, 55), Pasero (1973, 254-255) ainsi que G. (2010a, 9-10, 39-40 = 2010b, 507-508), (...)
256.1. La double isotopie s’amorce au vers 3 avec le verbe chanton, clairement appliqué aux oiseaux, mais qui pourra en lecture rétroactive s’entendre aussi des poètes. Elle s’affermit dans le même vers avec la construction absolue apposée chascus en lor lati, dans laquelle le substantif lati en construction possessivale, qui dénote en propre les langues humaines particulières et en premier lieu les langues néolatines21, est appliqué par analogie aux moyens de communication des oiseaux22. Chaque espèce d’oiseaux communiquant par un chant qui lui est propre, ce segment pose une analogie réciproque : d’une part, les langues humaines fournissent la base de l’analogie avec les langues aviaires spécifiques ; mais, d’autre part, en chantant chacun dans sa propre langue, les oiseaux fournissent la base de l’analogie avec l’activité à laquelle le poète, chantant lui aussi et dans sa propre variété néolatine vernaculaire, est en train de se livrer.
- 23 FEW 11, 385b, secundus (où l’on ajoutera l’exemple de Guillaume de Poitiers, qui fournit la premiè (...)
- 24 L’analogie va ici du chant du poète à celui oiseaux et non, malgré G. (2010a, 9 = 2010b, 506-507), (...)
266.2. Au vers 4, la préposition segon introduit un complément circonstanciel de manière en exprimant la conformité (“en se conformant à, en prenant pour règle, pour modèle, selon, suivant23”). Dans notre interprétation de vers, la préposition implique que les oiseaux, qui avaient fourni au vers 3 la base de l’analogie avec le chant poétique, conforment désormais leur chant aux règles et à la thématique de l’activité lyrique en langue vulgaire en prenant celle-ci pour modèle24. Les deux niveaux d’isotopie se rapprochent jusqu’à se conjoindre en entrelacement.
- 25 Même si l’on postule une telle métonymie occasionnelle (ce qui ne nous paraît pas indispensable), (...)
- 26 Bec (2003, 242) commente novel chan d’une manière qui ne nous est pas entièrement claire. Il se ré (...)
- 27 On ne peut donc rendre cet article par un article indéfini en référence spécifique, contrairement (...)
27Prenant place dans le microcontexte ouvert par segon, vers a son sens « universal y al parecer único en la época » ou acquiert — tout au plus —, par une légère métonymie du résultat de l’action à l’action elle-même, la valeur d’emploi d’“action de composer une pièce poétique versifiée en langue vulgaire, accompagnée d’une mélodie25”. Dès lors, le syntagme prépositionnel en fonction de complément de caractérisation del novel chan détermine vers dans son sens technique de base (ou, tout au plus, avec une valeur légèrement métonymique). L’isotopie humaine/poétique prend ainsi le pas sur l’isotopie aviaire, et novel chan dénote la nouveauté que constitue l’exercice du chant humain en langue vulgaire, chant dont les oiseaux étaient le modèle au vers 3, mais qu’ils sont à présent censés prendre pour règle26. En outre, l’article défini -l de del possède une référence générique dénotant toute la classe des compositions poétiques chantées ayant pour propriété la nouveauté, en particulier du fait de l’emploi du vulgaire impliqué par le sens lexical ordinaire de vers27.
28Pour l’essentiel, nous tombons donc d’accord avec la paraphrase de novel chan proposée par V. (2001, 515) : « no es solo el que los pájaros desgranan en su lenguaje y con su estilo propio, “chascus en lor lati”, sino asimismo, desde luego, y quizá en primer lugar, el del propio trovador, que ve rebrotar su inspiración y compone un “novel chan” que empieza diciendo Ab la dolchor de temps novel… ». Nous nous en écartons sur trois points : il n’est pas question, à notre avis, de style ; « y quizá en primer lugar » nous paraît trop prudent (l’istopie humaine/poétique devient effectivement dominante au vers 4) ; novel chan reçoit de l’article une valeur générique.
- 28 C’est pourquoi, à la fin du vers 4, les deux points de Pasero (1973, 250), de Riquer (1975, 1, 118 (...)
- 29 Cf., dans Sainte Foy, la « distinction graphique entre le substantif hom et le pronom om » (Jensen (...)
- 30 Ce n’est pas ce sens qui est retenu par les éditeurs et les commentateurs : voir un panorama des s (...)
296.3. Les deux derniers vers de la strophe énoncent la conséquence des quatre premiers28. Le poète se place alors exclusivement sur le plan humain, comme le montre l’emploi du pronom indéfini sujet on (vers 5) et du substantif hom (vers 6) sans article, dans un sens générique très proche de celui de l’indéfini, sans qu’il y ait toutefois, à notre sentiment, répétition exacte du même mot (mot tornat29). Il annonce au vers 5 par le verbe s’aizinar (+ de + élément nominal), que nous comprenons comme Pfister (FEW 24, 150a, adjacens) et le DOM (413b) au sens de “se mettre à faire, entreprendre de faire”30, l’ouverture du chant proprement dit (le sien, mais aussi celui d’autres poètes potentiellement inclus dans on). Enfin, il clôt le préambule que constitue la première strophe en révélant en termes à peine voilés (zo don hom a plus talan) la thématique du vers printanier : l’amour.
306.4. Si nous n’errons pas, l’art du poète réside dans l’entrebescamen des isotopies aviaire et humaine/poétique, qui se nouent, se dénouent et s’inversent tout au long de la première strophe. Celle-ci possède de ce fait une portée en partie non naturaliste, métalittéraire et autoréférentielle. En entretenant son public des oiseaux chanteurs (dans l’une des deux premières entrées printanières conservées), Guillaume de Poitiers prête à ceux-ci les éléments d’un petit manifeste de la nouvelle école.