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AccueilNumérosTome CXXII N°2Le texte religieux occitan modern...Sur la poésie religieuse (en occi...

Le texte religieux occitan moderne et contemporain

Sur la poésie religieuse (en occitan) : de Jean-Baptiste Séguy à Robert Lafont (1964)

On Religious Poetry (in Occitan): Jean-Baptiste Séguy to Robert Lafont (1964)
Philippe Gardy
p. 339-352

Résumés

Sociologue des religions de réputation internationale, Jean Séguy (1925-2007), sous le nom de Jean-Baptiste Séguy (ou Seguin en langue d’oc), s’est également consacré, pendant de longues années, à la langue et à la culture occitanes, jusqu’à devenir un temps écrivain (poète, prosateur, critique) dans cette langue. Extraite de son abondante correspondance avec l’universitaire et écrivain d’oc Robert Lafont (1923-2009), on commente ici les principaux passages d’une longue lettre (1964) dans laquelle il s’explique sur ce que représentent pour lui la poésie, la poésie en langue d’oc et la poésie religieuse en particulier.

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Texte intégral

  • 1  Sur l’itinéraire de Jean Séguy sociologue des religions, je renvoie au cours de Sébastien Fath, «  (...)
  • 2  Il tient par ailleurs à partir de 1962 une chronique intitulée « Istòria religiosa » dans la revue (...)

1Jean Séguy (Duras, Lot-et-Garonne, 1925—Liancourt, Oise, 2007) fut un sociologue des religions internationalement reconnu1. À partir du début des années 1960, et jusqu’à une date que l’on peut situer autour de 1980, il s’est intéressé à la langue de sa famille, d’origine lotoise, l’occitan, qu’il a apprise, à l’oral comme à l’écrit, en peu de temps, et dont il a fait très vite un usage scientifique, notamment dans plusieurs articles importants portant sur ses usages religieux, en particulier par l’Église catholique2. Il a aussi fait de cette langue un usage littéraire, sous le nom de plume de Joan-Baptista Séguy (ou Seguin), pendant une période plus resserrée (entre 1964 et 1977, pour s’en tenir aux textes publiés). Outre quelques nouvelles ou des textes d’actualités entre analyse et reportage, il est aussi l’auteur de deux recueils de poèmes, publiés en 1966 (Aiga de Nil) et 1969 (Poèmas del non), sans traduction françaises, dans la collection « Messatges » de l’Institut d’études occitanes.

2Cette intrusion dans le champ de la poésie ne semble pas avoir duré très longtemps : un peu plus d’une dizaine d’années selon toute vraisemblance. Mais elle a compté pour l’auteur, qui outre les deux recueils mentionnés, a publié également des poèmes ou ensembles de poèmes dans plusieurs revues d’expression occitane (Gai Saber, Letras d’Oc, Viure).

3Cette rencontre avec l’occitan, qu’on pourrait assimiler à une conversion, fut pour Séguy l’occasion de côtoyer des personnalités de l’occitanisme et de se lier avec elles, sans doute aussi par affinités religieuses. Catholique, il échangea notamment avec des écrivains et des chercheurs partageant sa foi religieuse tels qu’Yves Rouquette, Jean Larzac, Christian Anatole, Charles Camproux ou Jacques Boisgontier. Il se lia aussi avec Robert Lafont, et ce fut pour lui l’occasion d’une assez intense activité épistolaire dont le « Fonds Robert Lafont déposé au CIRDOC (Béziers) nous permet aujourd’hui d’évaluer l’importance et la qualité. Plusieurs centaines de lettres de Séguy figurent dans ce fonds considérable ; toutes ou presque toutes, sous bénéfice d’inventaire plus poussé, sont rédigées en occitan. Brèves ou plus développées, ces lettres témoignent d’un réel compagnonnage entre les deux hommes, qui partageaient alors plusieurs passions communes : la défense de l’occitan, l’amour de la littérature et de l’écriture, la volonté de développer des activités de recherche au plus haut niveau dans le domaine des usages écrits et parlés de l’occitan entre le xvie et le xxe siècle.

4De ces dialogues épistolaires dont la richesse demeure largement à explorer, j’ai choisi d’extraire, en marge d’une recherche plus large sur l’occitanisme de Séguy, une lettre de 1964 qui me paraît illustrer assez remarquablement la qualité de ces échanges.

5On ne donne que la seconde partie de ce courrier, la plus longue et la plus intéressante, parce que Séguy y aborde de façon assez détaillée des sujets au carrefour de la croyance religieuse et de l’écriture poétique.

  • 3  Lafont, pendant la même période, rédige sa thèse de doctorat, La phrase occitane, essai d’analyse (...)

6Il vaut cependant la peine de dire quelques mots des thèmes abordés auparavant. Séguy évoque pour commencer le silence de Lafont, qu’il explique par les tâches de la fin de l’année scolaire, mais aussi par l’élaboration de la seconde version « de vòstre libre ». Allusion à la nouvelle rédaction d’un ouvrage dont le titre n’est pas mentionné. Lafont était coutumier de ces sortes de réécritures, qui l’amenaient non pas simplement à corriger une rédaction précédente, mais à la reprendre en totalité. Peut-être s’agissait-il d’une œuvre littéraire en occitan, par exemple le récit en forme de chronique Li camins de la saba [Les chemins de la sève], paru en 1965 aux éditions de l’Institut d’études occitanes, dont la rédaction était achevée depuis longtemps et que Lafont aurait éprouvé le besoin de revoir. Mais il aurait aussi pu être question d’un autre roman que Lafont publia en 1966 chez le même éditeur, Li maires d’anguilas [Les dytiques], nom provençal de ce coléoptère aquatique commun dans les marais de Camargue où se situe le récit3.

  • 4  Un déplacement à Thionville, à l’invitation de « ses amis mennonites », un mouvement chrétien évan (...)
  • 5  Michel Legris (1931-2008) quitta Le Monde en 1972, Il publia en 1976 un livre très critique sur le (...)
  • 6  Cette enquête donna lieu, en traduction catalane, à un petit ouvrage qui en réunissait les 9 chapi (...)

7Séguy, ensuite, après quelques considérations sur ses activités dans les semaines à venir4, mentionne sa rencontre, au début du mois de juillet, avec un journaliste du Monde, Michel Legris, qui achevait de mettre au net le texte d’une enquête sur les langues de France. Celle-ci fut effectivement publiée par ce quotidien5 entre le 9 et le 18 septembre 1964, en 9 livraisons6 et suscita pas mal de réactions. « Ara lo mond a París lo prenon per un falord per que ditz vertat sul sicut… ».

*

8Envoyée sans doute de Boulogne-sur-Seine, où Séguy résidait alors (31bis rue de Sèvres), cette lettre manuscrite d’une écriture assez serrée (encre bleue) court sur deux pages d’une seule feuille. L’extrait édité occupe le bas de la première page et les trois quarts de la deuxième.

9Notre édition, qui respecte la disposition des lignes, est suivie d’un essai de traduction française et de commentaires destinés à élucider ou à préciser certains passages.

Lo 13 de julhet de 1964

Car amic,

[…]

  • 7  On lit dans la marge de gauche : un en realitat/ una creacion/ creatura nòva/ un èime nòu mistic [ (...)
  • 8  Ici comme par la suite, l’italique correspond à ce qui a été souligné par l’auteur de la lettre.

Tocant çò qu’avetz la bontat d’apelar « ma poesia », avètz
fòrça ben comprés. Ieu soi totjorn estat un bocin platonista. E mon
òme es lo sant Augustin. E puèi aquò’s mon problèma fons aquel
trocejament, aquel escampilhament de las causas. Pensatz solament
que ma cultura es mai anglesa que non pas francesa, mon experiéncia
de vida mai africana que non pas europenca, qu’ai gaireben
plus viscut en de païses de multilinguisme que non pas de monolin-
guisme, etc… Per ieu lo Crist es lo que fa tombar las parets de
desseparacions (vos passi la referéncia al N. T.) e que los que creson
son uns7 en el pel mejan del baptisme en sa mòrt (aquí tanben vòstra
formacion uganauda aviá trobada lo locus !)
En me refusant lo Crist del suplici8 Ives Roqueta
m’a forçat a pensar a çò qu’es una poesia religiosa. Valent a
dire qu’aquò’s de poesia, tot bestiament. Ai facha tota una//

  • 9  Les oranges de la ville de Jaffa, en Palestine, étaient renommées ; leur commerce s’est développé (...)
  • 10  On lit avant que, biffé, se fa. Cette fin de phrase, comme le signale l’hésitation dont témoigne c (...)
  • 11  Le mot roumain est répété entre parenthèses dans la marge de gauche, sans doute pour que sa lectur (...)
  • 12  Cette phrase semble avoir été ajoutée, en lettres légèrement plus petites, au-dessus de la formule (...)

cordelada d’ensaigs. Finalament ai vist que l’expression poetica meteissa
dèu far espelir un messatge religiós. Lo tèma compta pas o pas gaire. A
dich de cercar m’es nascut aquest irantje de Jafà9. Lo que vei lo mond
religiosament o vei in ultimis. Compta donc de veire lo mond e non pas de
rimejar sus de sicuts eclesiastics. Vaquí perqué vos ai dich un còp que
vòstres sonets de l’an passat, dins Oc, èran de poesia religiosa. I prenèt[z] lo
cosmos sub specie æternitatis. L’eternitat dins sa fonsor, segon vos, na-
turalament, dins las fins darrièras que donatz a las causas. Mas aquò’s
pron. Sabi ben que sus las definicions de la religion se pòt discutir,
e cresi pas, coma sociològ, que la religion siá definida per referéncia
a de fins ultimas. Mas l’es pas tanpauc per referéncia a la transcendén-
cia. Existencialament me sembla pron de se ne téner a de fins ultimas :
préner possession del mond en sas rasons finalas. Aquò o fasètz. E me
sembla tanben qu’o fasètz amb fervor, valent a dire d’un biais mai
que mai religiós. La poesia es magia. Avalís e bastís per gausir, per
mestrejar. Es un biais de sacrifici, e aquí religion e magia se tòrnan trobar.
Benlèu i a una poesia magica e una poesia religiosa. Sabi pas. Sus tot
aquò trantalhi. Lo besonh de m’exprimir m’es vengut atal. Curiosament l’ai
sentit en anglés e en òc ; pas jamai en francés. Pr’aquò lo francés es
ma lenga primièra. N’i a que vos parlan de la lenga del brés. Ieu me
demandi se la magia de la paraula comença pas justament amb la
descuberta prometeana del mestrejament del lengatge que ven10 de
l’aprendre (ad-prehendere) un idiòma nòu. Pel moment m’exprimissi
coma pòdi. Del mai vau del mai vesi çò que cal pas far. Mas sabi
pas se contunharai. Me rapèli que pendent de vacanças, quora èri dròlle,
aviái passadas d’après dinnadas a revirar l’Ion del Platon, e ne sabiái
de tròces de memòria. Al fond d’ieu i a totjorn aquela cresença a/ la venguda d’un daimon dins lo poeta ! Quora se fotrà lo camp ?…
Vesètz, me manca lo mestièr ; e d’un costat lo cerqui pas… Cresi tanben
a la beluga, al moment favorable, a l’Augenblick, al lightning
del Shelley, a o clipǎ11 coma o dison en romanesc. Benlèu encara l’in-
fluéncia de sant Augustin. Sabètz, la vesion d’Ostia

Bon, quitem tot aquò que desparli (xenolalía, encara una
forma de la glossolalia ! !).
Vos merceji per tot. Soi anat a la mòstra d’art còpt. Natura-
lament. I ai trobada la femna del Fayom. Veiretz çò qu’a donat. Sabètz qu’ai ensenhat al Fayom ?12
Coralament vòstre.

Joan B. Séguy

Essai de traduction en français

Le 13 juillet 1964

Cher ami

[…]

Concernant ce que vous avez la bonté d’appeler « ma poésie », vous avez très bien compris. J’ai quant à moi toujours été un peu platonicien. Quant à mon héros, c’est saint Augustin. Quant à mon problème profond, c’est ce morcellement, cet éparpillement des choses. Songez seulement que ma culture est davantage anglaise que française, mon expérience de vie plus africaine qu’européenne, car j’ai pour ainsi dire davantage vécu dans des pays multilingues que dans des pays monolingues, etc. Pour moi le Christ est celui qui fait tomber les murs et les séparations (je vous passe la référence au Nouveau Testament), pour moi ceux qui croient sont uns en lui par le moyen du baptême dans sa mort. (Ici encore votre formation huguenote avait trouvé le locus).
En me refusant le Christ du supplice, Yves Rouquette m’a forcé à penser à ce qu’est une poésie religieuse. À savoir qu’il s’agit là de poésie, tout bêtement. J’ai fait toute une série d’essais. Finalement j’ai vu que l’expression poétique elle-même doit faire éclore un message religieux. Le thème ne compte pas, ou guère. À force de chercher, j’ai conçu cette orange de Jaffa. Celui qui voit le monde religieusement le voit in ultimis. Ce qui compte donc, c’est de voir le monde, et non pas de rimer sur des sujets ecclésiastiques. C’est pour cela que je vous ai dit un jour que vos sonnets de l’an dernier, dans Oc, étaient de la poésie religieuse. Vous y prenez le cosmos sub specie æternitatis. L’éternité dans sa profondeur selon vous, naturellement, selon la fin dernière que vous donnez aux choses. Mais je m’arrête là. Je sais bien que l’on peut discuter sur les définitions de la religion, et je ne crois pas, comme sociologue, que la religion soit définie par des fins ultimes. Mais elle ne l’est pas davantage par référence à la transcendance. Existentiellement, il me semble suffisant de s’en tenir à des fins ultimes : prendre possession du monde en ses raisons finales. C’est cela que vous faites. Il me semble aussi que vous le faites avec ferveur, c’est-à-dire d’une façon essentiellement religieuse. La poésie est magie. Elle nourrit et bâtit pour jouir, pour maîtriser. C’est une manière de sacrifice, et à ce point magie et religion se rejoignent. Il y a peut-être une poésie magique et une poésie religieuse. Je ne sais pas. Sur tout cela, j’hésite. Le besoin de m’exprimer m’est venu ainsi. Curieusement, je l’ai ressenti en anglais et en oc ; jamais en français. Et pourtant le français est ma première langue. Certains parlent de la langue du berceau. Quant à moi, je me demande si la magie de la parole ne commence pas, justement, avec la découverte prométhéenne de la maîtrise du langage, de l’idiome nouveau que l’on vient d’apprendre. Pour le moment je m’exprime comme je peux. Plus je vais, plus je vois ce qu’il ne faut pas faire. Mais je ne sais pas si je continuerai. Je me souviens comment, enfant, pendant des vacances, j’avais passé des après-midi à traduire l’Ion de Platon. J’en connaissais des passages entiers par cœur. Au fond de moi demeure toujours cette croyance en la venue d’un daimon chez le poète ! Quand fichera-t-il le camp ?
Vous le voyez, c’est le métier qui me manque. Et, d’un autre côté, je ne le recherche pas… Je crois aussi à l’étincelle, au moment favorable, à l’Augenblick, au lightning de Shelley, à o clipǎ, comme on dit en roumain. Peut-être encore l’influence de saint Augustin. Vous savez, la vision d’Ostie…
Bon, laissons tout cela, car je m’égare (xenolalía, encore une forme de glossolalie ! !).
Je vous remercie pour tout. Je suis allé à l’exposition d’art copte. Naturellement. J’y ai trouvé la femme du Fayoum. Vous verrez ce que cela a donné. Vous savez que j’ai enseigné au Fayoum ?
Cordialement vôtre.

Commentaire

10Plusieurs sujets se rencontrent dans cette lettre. Ce commentaire ne les aborde pas tous.

  • 13  Gai Saber est la revue de l’Escòla occitana (Toulouse), alors animée, depuis sa fondation, par le (...)
  • 14  « “Roro, t’as du cœur ?” » [poème], Letras d’Oc, Suplement literari dels « Cahiers pédagogiques de (...)

11Le premier, celui soulevé par Lafont dans un courrier précédent, est l’expérience d’écriture poétique en occitan à laquelle Séguy se livre depuis quelque temps. Les premiers poèmes publiés par lui dans cette langue l’ont été la même année 1964, dans deux revues occitanes, Gai saber et Letras d’Oc. Celui paru dans Gai Saber13 a sans doute déjà vu le jour quand Séguy écrit à Lafont, qui, occupés à de multiples tâches, est resté silencieux depuis sans doute assez longtemps (plusieurs mois ?). Entre-temps, Séguy a d’ailleurs adressé un poème au rédacteur de la revue OC, Yves Rouquette : Lo Crist del suplici. Mais ce poème a été refusé. Et c’est finalement un autre qui a dû, imagine-t-on, être accepté par la revue : celui paru à la fin de 1964 dans Letras d’Oc14, prolongement inopiné d’OC quand le directeur-fondateur et propriétaire du titre, Ismaël Girard, en retira l’usage à l’équipe rédactionnelle alors à l’œuvre.

  • 15  Jean Larzac, Anthologie de la poésie religieuse occitane, Toulouse, Privat, 1972.
  • 16  « Gleisas / Églises » ; « Que cal saber se governar / Il faut savoir se gouverner », p. 127 ; 203- (...)

12Le second sujet abordé, étroitement lié au premier, est celui de la poésie religieuse. Les poèmes parus dans OC et Letras d’Oc ne sont pas de ceux que l’on peut qualifier de religieux. En revanche, Lo Crist del suplici, dont le manuscrit envoyé à Yves Rouquette paraît aujourd’hui perdu (?), par son intitulé même, peut sans doute être rangé dans cette catégorie qu’un autre poète d’expression occitane, Jean Larzac, peu de temps après, reprit à son compte avec la publication d’une anthologie15 dans laquelle Séguy figurait en bonne place16. On peut estimer que le refus de publier d’Yves Rouquette fut donc motivé, si l’on suit le propos de Séguy, par le fait que ce poème, qui par son titre même revendiquait d’être « religieux », n’était pas vraiment… de la poésie pour le rédacteur d’OC. Séguy semble d’ailleurs avoir parfaitement adopté ce raisonnement : si le poème peut-être qualifié de « religieux », c’est seulement parce qu’il est en premier lieu poème, et que cette qualité s’est traduite, entre autres choses, par l’apparition d’un message religieux avéré.

13Séguy évoque à l’attention de Lafont les divers essais auxquels il s’est alors livré, des essais qui l’ont conduit, estime-t-il, à écrire de la poésie, et qui plus est de la poésie religieuse, qu’il s’est agi ainsi de faire éclore (« espelir ») de façon toute spontanée. La poésie, de la sorte, peut être religieuse, si le poème le permet de lui-même, mais tout aussi bien ne pas l’être si ce n’est pas dans cette direction que le poème s’est orienté.

14Mais c’est en fin de compte de poésie, de poésie occitane et de poésie religieuse intimement liées qu’il est question, pour l’essentiel, dans la lettre de Séguy. Celui-ci s’interroge « à haute voix » face à Lafont sur son propre cheminement, depuis le moment de ce que j’ai appelé plus haut, de façon probablement inadéquate, sa conversion à l’occitan (et à l’occitanisme). Cette conversion l’a en effet conduit, aussitôt que cela lui a été techniquement possible, à écrire en occitan et, en particulier, à écrire des poèmes dans cette langue qu’il utilisa parallèlement, à l’écrit encore, pour rédiger des articles critiques ou scientifiques (de sociologie religieuse notamment) ou des nouvelles.

  • 17  N° 227-228, janvier-juin 1963, p. 19-23. Lafont fit réaliser une série de tirés-à-part (combien ?) (...)
  • 18  Montpeyroux, Jorn, 1988.
  • 19  « Le parcours poétique de Robert Lafont » in Danielle Julien, Claire Torreilles, François Pic (édi (...)

15Cette conversation épistolaire avec Lafont débouche sur un dialogue essentiellement religieux entre les deux hommes : Séguy voit en effet en son interlocuteur un poète lui-même religieux, en particulier dans les douze sonnets publiés l’année précédente dans la revue OC. Ces sonnets composent un ensemble intitulé L’Ora17 [L’Heure] : le poète, parvenu à l’âge de quarante ans, y confronte son existence passée avec la mort qui l’attend ; son point de vue est celui de l’homme sans Dieu, mais par cela même Dieu et le Christ y occupent nommément, en creux (ou en vide), ce que l’on peut dès lors considérer comme le centre aveugle de son élan poétique. Sans entrer dans le détail d’un argumentaire dont on peut à tout le moins constater la richesse et le caractère nuancé, on notera comment Séguy fait se mesurer l’athéisme « huguenot » de Lafont et son propre point de vue de chrétien. Et comment, en particulier, il met en évidence les origines et la formation protestantes de son correspondant dans l’établissement et la poursuite d’un dialogue qui est à la fois personnel, philosophique et, au bout du compte, poétique. On relèvera aussi comment Séguy, à cette date, avait avec justesse mis en relief l’une des directions essentielles poursuivies par Lafont au long de son œuvre poétique (et, plus largement, littéraire). On peut ainsi dire que L’Ora constitue, de nombreuses années auparavant, comme une ébauche de l’un des plus impressionnants ensembles poétiques de Lafont, La gacha a la cisterna/Le guetteur à la citerne18. On lira à cet égard les études très suggestives de Jean-Claude Forêt, qui, à certains moments, retrouve, sans les connaître, certaines des intuitions de Séguy, par exemple quand il écrit, à propos de La gacha, qu’elle est un « poème-monde embrassant l’éternité et le cosmos19 ». Les deux questions des « fins ultimes » d’une part, et du devenir du cosmos, d’autre part », « sous l’aspect de l’éternité », traversent l’écriture lafontienne à la façon d’une hantise « sans Dieu ».

  • 20  Le poème publié dans Letras d’Oc, “Roro, t’as du cœur ?” », est peuplé d’allusions aux années bôno (...)

16En parallèle, Séguy procède à sa propre introspection. Il y rappelle comment sa formation s’est largement déroulée loin de la métropole : une grande partie de son enfance puis de son adolescence s’est déroulée hors de la métropole, en Algérie ; ensuite, sa première carrière, celle d’enseignant (d’anglais), l’a fait résider en Égypte (Le Caire), puis au Royaume-Uni, avant un retour tardif en France, pour l’essentiel en région parisienne. Le Quercy de ses origines paternelles, comme les terres lot-et-garonnaises de sa famille maternelle, ont ainsi constitué pour lui un élément, parmi pas mal d’autres, d’un puzzle original où les langues, les religions, les savoirs se sont succédé et additionnés : un éclectisme de bon aloi, qui, loin de séparer, rassemble et fait entrer en communication humaine (et catholique, au premier sens du mot), des composantes diverses dont le poète et l’homme Séguy sont le produit toujours en mouvement. Il convient d’ajouter un élément à première vue anecdotique, mais dont il est aisé de comprendre la fonction majeure : en Algérie, c’est à Bône (Annaba) que Séguy a vécu, écolier puis lycéen, là-même où saint Augustin (Augustin d’Hippone), dont il a fait « son homme », sa référence essentielle, acheva son existence, à une centaine de kilomètres seulement de son lieu de naissance, l’ancienne cité de Thagaste. Platonicien et augustinien, Séguy semble avoir trouvé dans l’expérience poétique en occitan un lieu où faire se rejoindre de façon féconde les appartenances mêlées de sa personnalité20.

  • 21  S’agit-il d’une construction personnelle, ou d’une référence plus large ? On sait que René Nelli, (...)

17Pour lui, en effet, la poésie est magie21 ; à tout le moins elle en est très proche, parce qu’elle est une manière de s’approprier le langage et de vivre cette appropriation. Que l’occitan soit un langage neuf, encore parfois malaisé à pratiquer pleinement, comme le fut autrefois l’anglais, le rend à cet égard quelque peu supérieur au français, qui fut pourtant sa langue maternelle, première. Cette langue, à la fois nouvelle et ancienne, puisque liée aux origines familiales, permet de faire jaillir ce que Séguy appelle la beluga, l’étincelle, notion qu’il s’empresse de formuler dans certaines des langues qui lui sont familières (l’anglais, l’allemand, le roumain) et de relier à son vif intérêt pour les textes de saint Augustin. En mentionnant l’épisode de la vision d’Ostie, moment clé de l’itinéraire de l’auteur des Confessions, il boucle en quelque sorte une boucle de son existence et donne un sens supérieur à la magie de l’écriture poétique, au carrefour du religieux, de l’imaginaire et de la sorte d’étourdissement que suppose le parcours du poème.

18Deux remarques pour en terminer avec ces quelques commentaires.

  • 22  Art copte, catalogue de l’exposition, Petit Palais, 17 juin-15 septembre 1964, Paris, n° 26. La ph (...)

19La première concerne la considération finale, sur l’art copte. Elle pourrait paraître secondaire, marginale. Elle est peut-être centrale. D’autres lettres, et en tout premier lieu celles de Lafont, aideraient à en mieux cerner le contexte. Cette considération, en tout cas, renvoie à la période égyptienne de Séguy, au début des années 1950. La « femme du Fayoum » est l’un des nombreux portraits datant des premiers siècles de notre ère qui ont été trouvés en ce lieu et en d’autres. Celui qui a inspiré Séguy, après et avant d’autres, est conservé au Louvre, et c’est pour le poète l’occasion de se livrer à un voyage dans le temps et dans l’espace, depuis Paris jusqu’à l’oasis du Fayoum22. Le poème évoquant ce portrait avait-il déjà été écrit et transmis à Lafont, accompagnait-il la lettre que nous éditons, ou Séguy en annonçait-il seulement l’envoi à venir ? Nous pouvons en tout cas le lire dans Aiga de Nil, sous cet intitulé : « La femna de Faiom » (p. 13-14). Les époques semblent s’y mêler, à travers une sorte d’admirable tremblement du temps, selon la si juste formule de Gaëtan Picon. Jusqu’aux trois derniers vers, quand les mots se répondent à travers les lieux et les siècles, du Fayoum jusqu’à Paris et Blaye où chanta Jaufré Rudel :

E fasiás la bèba, ò femna dels sègles,
princessa prodana
d’un musèu de lonh…

  • 23  Seuls deux poèmes sont accompagnés d’une dédicace dans ce recueil : celui-ci et « La femna del Fai (...)

20Notre deuxième remarque a trait au poème refusé par la revue OC, « Lo Crist del suplici ». Ce poème est plus ou moins à l’origine de la lettre envoyée par Séguy à Lafont. Il en représente en tout cas le prétexte, dans l’acception originelle du mot, et dans toutes les autres aussi d’ailleurs. Or nous pouvons lire deux ans plus tard, dans Aiga de Nil (p. 15-17) un poème dont le titre est presque le même : « L’estèla del suplici » [L’étoile du supplice]. Ce poème composé autour de la figure du Christ en Croix est dédié à Robert Lafont23. S’agit-il du même, ou de la rédaction modifiée de celui dont OC n’avait pas voulu ? J’aurais tendance à penser qu’il s’agit du même, avec sans doute quelques différences suscitées par le refus de publier dont il avait été l’objet. Mais peu importe au fond : « L’estèla del suplici » apparaît comme la suite et l’aboutissement du dialogue entamé avec Lafont dans la lettre qui nous intéresse.

*

21« Pel moment m’exprimissi coma pòdi. Del mai vau del mai vesi çò que cal pas far. Mas sabi pas se contunharai », finit par laisser entendre Séguy. Cette notation exprimant un doute n’est pas en contradiction avec la mention du daimon platonicien dont le poète d’Aiga de Nil avoue avoir ressenti la présence. Séguy, pour ce que nous pouvons en savoir, a cessé d’écrire, en tout cas de publier, de la poésie en occitan au-delà de 1977. Son activité proprement occitaniste elle-même prit fin un peu plus tard, vers le milieu des années 1980. Ce retour au silence s’explique sans doute par la nécessité de se recentrer sur quelques activités jugées plus essentielles. Il signale à tout le moins la disparition de cette beluga, de cette étincelle dont Séguy fit un temps le lieu de sa découverte de l’occitan comme l’une de « ses » langues, non pas la première, ni la plus familière, mais assurément la plus magique.

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Notes

1  Sur l’itinéraire de Jean Séguy sociologue des religions, je renvoie au cours de Sébastien Fath, « Regard sur Jean Séguy. Un sociologue du non-conformisme religieux chrétien », cours donné à l’EHESS le 19/12/2008. Mis en ligne en janvier 2009 sur http://blogdesebastienfath.hautetfort.com/. On pourra également se reporter à l’hommage qui lui a été rendu après sa disparition par la revue Archives des sciences sociales des religions (EHESS), n° 141, mars 2008, 155-158 dont il fut le rédacteur (contributions de Danièle Hervieu-Léger et de Jacques Maître).

2  Il tient par ailleurs à partir de 1962 une chronique intitulée « Istòria religiosa » dans la revue OC, puis dans Letras d’Oc quand OC cesse de paraître (voir les pages consacrées à cette chronique dans l’ouvrage d’Yves Toti, OC, pèlerin de l’Absolu. Un bout de chemin (1924-1964), Éditions de la revue OC, s.d., 401-403.

3  Lafont, pendant la même période, rédige sa thèse de doctorat, La phrase occitane, essai d’analyse systématique (Paris, PUF, 1967 pour la version mise en vente ; à cette époque, les thèses de doctorat étaient imprimées pour la soutenance).

4  Un déplacement à Thionville, à l’invitation de « ses amis mennonites », un mouvement chrétien évangéliste anabaptiste auquel Séguy a consacré des recherches (Les Assemblées anabaptistes-mennonites de France, Paris-La Haye, Mouton, 1977) ; un autre au début du mois d’août à Souillac (Lot), dans la maison familiale de l’avenue de la Gare.

5  Michel Legris (1931-2008) quitta Le Monde en 1972, Il publia en 1976 un livre très critique sur le journal où il avait travaillé depuis 1956, Le Monde tel qu’il est (Paris, Plon).

6  Cette enquête donna lieu, en traduction catalane, à un petit ouvrage qui en réunissait les 9 chapitres : Michel Legris, Les parles maternes, traducció del francès per Joan Cornudella Barberà, Barcelona, Edicions d’Aportació catalana (coll. « Entre tots ho farem tot »), 1965, 66 p.

7  On lit dans la marge de gauche : un en realitat/ una creacion/ creatura nòva/ un èime nòu mistic [un en réalité/ une création/ créature nouvelle/ un esprit nouveau mystique].

8  Ici comme par la suite, l’italique correspond à ce qui a été souligné par l’auteur de la lettre.

9  Les oranges de la ville de Jaffa, en Palestine, étaient renommées ; leur commerce s’est développé dans la deuxième moitié du xixe siècle, alors que la ville était sous domination ottomane.

10  On lit avant que, biffé, se fa. Cette fin de phrase, comme le signale l’hésitation dont témoigne cette rature, a dû emprunter deux chemins différents, qui se télescopent ici. Séguy n’a, semble-t-il, pas cherché à redresser les conséquences de ce télescopage, qui ne nuit cependant pas à la compréhension du passage. Notre version française tente, un peu arbitrairement, d’atténuer ce changement de direction de la phrase au fil de la plume.

11  Le mot roumain est répété entre parenthèses dans la marge de gauche, sans doute pour que sa lecture soit plus aisée.

12  Cette phrase semble avoir été ajoutée, en lettres légèrement plus petites, au-dessus de la formule de politesse, sans doute à la relecture de ce courrier.

13  Gai Saber est la revue de l’Escòla occitana (Toulouse), alors animée, depuis sa fondation, par le chanoine Joseph Salvat, avec lequel Séguy a correspondu au début des années 1960, au tout début de ce que j’appellerai commodément sa conversion occitane. « Aiga de font » [poème], Gai Saber 131, mars-avril 1964, 375. [signé : « Joan-B. Seguin, carcinòl »].

14  « “Roro, t’as du cœur ?” » [poème], Letras d’Oc, Suplement literari dels « Cahiers pédagogiques de l’IEO », n° 26, 4e trimestre 1964, p. 19-21. Cette « nouvelle » revue intitulée Letras d’Oc est matériellement en tous points semblable à ce qu’était OC jusqu’alors. C’est donc bien Yves Rouquette qui l’a réuni, lui qui assurait seul la rédaction en chef (« cap redator’) de la publication depuis juin 1962. Deux livraisons avaient déjà vu le jour en 1964, sous les numéros 231 et 232 (où était publié le roman de Bernard Manciet Lo Gojat de novémer).

15  Jean Larzac, Anthologie de la poésie religieuse occitane, Toulouse, Privat, 1972.

16  « Gleisas / Églises » ; « Que cal saber se governar / Il faut savoir se gouverner », p. 127 ; 203-204 [ces deux poèmes sont tirés de Aiga de Nil, et accompagnés d’une version française (de l’auteur ou de Jean Larzac ?)].

17  N° 227-228, janvier-juin 1963, p. 19-23. Lafont fit réaliser une série de tirés-à-part (combien ?) de cette suite de sonnets « à l’italienne » qu’il distribua à ses proches et amis. Voir également Robert Lafont, Poèmas. 1943-1984, Montpeyroux, Jorn, 2011, où cette suite prend place aux pages 183-207.

18  Montpeyroux, Jorn, 1988.

19  « Le parcours poétique de Robert Lafont » in Danielle Julien, Claire Torreilles, François Pic (éditeurs), Robert Lafont. Le roman de la langue, Toulouse, Centre d’étude de la littérature occitane, 2005, p. 205. On lira aussi, dans une perspective plus globale, de Forêt toujours, « Apocalypses de Robert Lafont », in Carmen Alén Garabato, Claire Torreilles et Marie-Jeanne Verny (éds), Los que fan viure e treslusir l’occitan. Actes du Xe Congrès de l’AIEO, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, 31-43.

20  Le poème publié dans Letras d’Oc, “Roro, t’as du cœur ?” », est peuplé d’allusions aux années bônoises.

21  S’agit-il d’une construction personnelle, ou d’une référence plus large ? On sait que René Nelli, dont Séguy analysa à plusieurs reprises les articles et les ouvrages sur le catharisme, les troubadours, et connaissait bien son œuvre poétique, fut longtemps un adepte de la magie, y compris dans l’écriture du poème.

22  Art copte, catalogue de l’exposition, Petit Palais, 17 juin-15 septembre 1964, Paris, n° 26. La phrase sans doute ajoutée après coup en fin de lettre sur l’enseignement que Séguy avait donné au Fayoum confère à ce lieu chargé d’une grande force symbolique un surcroît de sens.

23  Seuls deux poèmes sont accompagnés d’une dédicace dans ce recueil : celui-ci et « La femna del Faiom », « per Dòna Jeanie Ridoux ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Gardy, « Sur la poésie religieuse (en occitan) : de Jean-Baptiste Séguy à Robert Lafont (1964) »Revue des langues romanes, Tome CXXII N°2 | 2018, 339-352.

Référence électronique

Philippe Gardy, « Sur la poésie religieuse (en occitan) : de Jean-Baptiste Séguy à Robert Lafont (1964) »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXII N°2 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/1086 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.1086

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Auteur

Philippe Gardy

CNRS (IIAC-LAHIC)

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