Le Mystère de la naissance de N. S. Jésus-Christ — tel est le titre exact de la pastorale Maurel — a été joué pour la première fois pendant la période calendale de décembre 1842-janvier 1843 comme l’atteste la presse marseillaise du temps. Antoine Maurel (Marseille, 1815-1897) est le créateur d’un véritable genre littéraire en occitan, qui n’a guère d’équivalent en français. Les origines de sa pastorale ont fait l’objet au siècle dernier d’une étude bien documentée d’Auguste Brun (1942). Après avoir démontré que la pastorale Maurel ne pouvait dériver des mystères médiévaux, A. Brun a proposé une théorie évolutive qui distingue trois étapes préalables à l’œuvre de Maurel : les noëls en dialogues d’abord, puis la pastorale de l’abbé Thobert, qu’Auguste Brun a proposé de désigner sous le nom de « pastorale para-liturgique », enfin la crèche parlante. La seconde de ces étapes nous retiendra ici.
1L’abbé Thobert est en effet mal connu. Son nom est simplement cité dans une énumération d’écrivains du xviiie siècle dans l’Histoire de la littérature occitane de Christian Anatole et Robert Lafont (1970, II, 446). Charles Camproux signale, quant à lui, ses deux « pochades judiciaires » mais date de 1805 Meste Mauchuan et de 1825 Cristoou et Fresquiere, ce qui correspond en fait à leur première publication (Camproux 1953, 154). Ces auteurs d’ouvrages de synthèse semblent ignorer l’article d’A. Brun et en être restés à la courte et vague notice que Camille Chabaneau avait ajoutée au Parnasse provençal de Bougerel (Chabaneau 1888, 72). On reste surpris que Camproux, né à Marseille au quartier de la Belle-de-Mai, sur le territoire paroissial du Bon-Pasteur, n’ait pas davantage approfondi sa recherche biographique, ne serait-ce que dans l’Encyclopédie départementale (Masson 1921, III, 716-717 et 1931, IV-2, 470) — qui ignore, il est vrai, la pastorale.
2La thèse de René Merle constitue un progrès : R. Merle indique que l’abbé faisait jouer sa pastorale « aux élèves du Bon-Pasteur » (Merle 1990, I, 145, II, 557, 1019). Il précise qu’il était « prêtre à la maison du Bon-Pasteur », qu’il considère de façon un peu exagérée, en répétant une de ses sources (Cauvière et Méry 1864, 340), comme la « pépinière du clergé marseillais ». Jean Eygun a ensuite donné des extraits de la pastorale Thobert dans sa thèse (Eygun 2002, 281-282) et a recensé à la suite d’Albert Giraud ses éditions, toutes posthumes (Eygun 2003, 149-150 ; Giraud 1984, 12-13). Dans le récent ouvrage de J.-F. Courouau, La langue partagée, Philippe Gardy a souligné l’intérêt des trois pièces imprimées de l’abbé Thobert et les a situées dans la production de leur temps (Gardy 2015, 160-162). En fait, le cloisonnement des spécialités n’a guère permis aux occitanistes de détecter les mentions de l’abbé Thobert dans la bibliographie d’histoire religieuse, depuis la première édition en 1877 de l’ouvrage du chanoine Brassevin sur les prêtres du Sacré-Cœur dits du Bon-Pasteur (Brassevin 1914) qui aurait pu nourrir la notice de Chabaneau, jusqu’à l’entrée qui est consacrée à T. Thobert dans le Dictionnaire de spiritualité pour son traité latin sur la perfection chrétienne (Darricau 1991, col. 707). Nous allons nous efforcer de préciser la vie et le statut ecclésiastique de ce prêtre marseillais afin de mieux cerner le public pour lequel il a produit son œuvre. Et aussi étudier la diffusion par l’imprimé de sa pastorale plus d’une génération après sa mort pour examiner la question de sa filiation avec celle d’Antoine Maurel.
- 1 Bien qu’il ait parfois signé P.-Th. Thobert ou ait été incidemment désigné ainsi, son prénom usuel (...)
Thomas Thobert1 est né dans le bourg de Gémenos (aujourd’hui Bouches-du-Rhône) le 30 décembre 1736 :
- 2 État civil de Gémenos, numérisé sur le site des A. D. B.-du-R., registre de 1736, p. 18.
L’an mille sept cens trente sept et le p[remi]er de janvier a esté baptisé Pierre Thomas Thobert, fils de s[ieu]r Dominique et de d[emoise]lle Magdeleine Amy, né le trente du passé, le parrain a esté s[ieu]r Jacques Claude Denis St Martin, la marraine Marguerite Laget, le père présent. St Martin, D. Thobert, Martin curé2.
3Son père est honoré de l’avant-nom de sieur, sa mère de celui de demoiselle, réservé alors à une dame de quelque qualité. Le père signe sans difficulté. Il aurait été consul de la localité (Brassevin 1914, 57). Au demeurant, une certaine aisance était nécessaire pour pouvoir constituer à un fils entrant dans les ordres un titre clérical, capital susceptible de lui assurer les ressources minimales qui étaient exigées pour son ordination.
4Gémenos dépendait du diocèse de Marseille et il semblait vraisemblable que Thomas Thobert ait fait ses études au petit séminaire des prêtres du Sacré-Cœur puisque ces derniers allaient ensuite le coopter. Nous allons apporter une preuve de sa présence dans leur établissement pendant son adolescence.
- 3 Cet ouvrage est également attribué par nombre de bibliographies au chanoine Jérôme-Marie-Gaston de (...)
5Deux prêtres marseillais, les abbés Denis Truilhard (1689-1743) et Boniface Dandrade (1704-1761), avaient fondé, peut-être dès 1729 et sans doute en 1732, une petite Société des prêtres du Sacré-Cœur, qui fut le premier institut séculier à être placé sous ce vocable, indice de ses liens avec l’évêque d’alors, Henri de Belsunce, qui avait mis le diocèse sous la protection du Sacré-Cœur de Jésus lors de la peste de 1720. La Société se situait dans la mouvance directe des jésuites, qui propageaient cette dévotion alors récente, fortement contestée par les jansénistes. Pour contrer l’influence des oratoriens jansénisants qui tenaient le collège de la ville, Mgr de Belsunce avait obtenu en 1726 des lettres patentes transformant en collège une des deux résidences marseillaises des Jésuites, celle de Saint-Jaume. Les prêtres du Sacré-Cœur pourraient alors avoir été créés pour décharger les membres de la Compagnie de Jésus d’une partie des missions intérieures, des retraites et de la pastorale auprès des laïcs qu’ils avaient assurées jusqu’alors. Ils s’établirent dans la Bourgade, le faubourg de la Porte d’Aix, à la rue du Bon-Pasteur qui devait son nom à une chapelle de secours, qu’ils firent reconstruire en 1737-1738 sur des plans plus vastes et avec une grande chapelle semi-souterraine destinée aux congrégations masculines. Cette nouvelle église aurait été, selon sa dédicace, la première au monde consacrée au Sacré-Cœur. Elle sera détruite à la Révolution. Néanmoins, le culte du Sacré-Cœur ne deviendra populaire que progressivement et les membres de la société seront couramment appelés « prêtres du Bon-Pasteur ». L’histoire de la Société a été rédigée au début de la IIIe République par le chanoine Auguste Brassevin, qui put disposer d’une partie de ses archives et d’autres sources privées qui ne sont plus aujourd’hui localisées3 (Brassevin 1914, part. 52, 56, 57, 85 et 103).
6Les prêtres du Sacré-Cœur furent autorisés par Mgr de Belsunce à ouvrir en 1747 un petit séminaire, dont les « élèves externes et internes » suivaient l’enseignement du collège des jésuites de Saint-Jaume et recevaient un complément de formation au Bon-Pasteur.
7Les Prêtres du Sacré-Cœur avaient mis au point une spécificité marseillaise, les « congrégations de jeunesse », dites couramment « œuvres de jeunesse », proposées à des adolescents appartenant au moins aux catégories médianes de la société, dont la caractéristique était d’associer la chapelle et « l’enclos », terrain de récréations et de jeux. Un « père de jeunesse » encadrait un petit groupe pour une formation spirituelle et morale à travers des activités communes, religieuses mais aussi ludiques (jeux collectifs) et plus largement des activités de sociabilité dont faisait partie le théâtre. L’Œuvre de Jeunesse de l’abbé Allemand, fondée en 1799 par ce prêtre qui avait été en son adolescence membre de celle des prêtres du Sacré-Cœur, est aujourd’hui encore l’héritière directe de ces derniers (Bertrand 1999).
- 4 Cet auteur et ceux qui ont cité ce règlement ont corrigé l’âge en « dix-huit ans ». La lecture ne (...)
8Les deux principales « œuvres du Bon-Pasteur », comme l’on disait couramment, étaient d’abord la « petite jeunesse », placée sous le titre du Saint-Enfant-Jésus, où l’on était admis « depuis l’âge de neuf à dix ans ». Certains congréganistes pouvaient ensuite passer dans la « grande jeunesse », la congrégation de Saint-Jean-Baptiste. Cette dernière pratiquait une sélection sévère et n’accueillait, après un « temps d’épreuve », un vote des membres, un temps de noviciat puis un second vote d’admission, qu’une élite de la ferveur, dont une partie se destinait aux ordres. « On ne doit recevoir, selon son règlement, que des jeunes gens qui aient atteint l’âge de dix-sept ans, d’une probité reconnue, fréquentant les sacrements, et ayant en horreur les maximes du siècle… » (Brassevin 1914, 129-1574). Il y avait également une congrégation de Saint-Joseph pour les jeunes artisans et une congrégation féminine mais leur succès semble avoir été moindre.
- 5 O.J.J.J.A., ms 62, n. p.
9Nous possédons le « Livre des élections et des délibérations de la congrégation de l’Enfant-Jésus », tenu entre 1741 et 1791, qui ne renferme pas les réceptions et n’indique que le résultat des élections aux nombreuses « charges » de la congrégation5. On y trouve mention de T. Thobert, indice qu’il est « interne » de la maison, puisque sa famille n’habite pas Marseille, et donc élève du petit séminaire. Lors des élections de 1751, « P. Thomas Thobert » devient un des quatre choristes. Il est réélu à la même charge l’année suivante. Aux élections de novembre 1753, il devient un des dix sacristains et il l’est encore l’année suivante, après une élection intermédiaire le jour de Pâques 1754 (le registre indique : « Pierre Thomas Thobert »). Il devient l’un des deux maîtres de cérémonie en novembre 1754 jusqu’en novembre 1755. C’est sa dernière charge dans la congrégation. Il a alors dix-huit ans. Sans doute fut-il admis dans la congrégation de Saint-Jean-Baptiste, dont les registres ne nous sont pas parvenus.
- 6 A. D. B.-du-R., 5 G 931, f° 266, 5 G 932, f° 81.
- 7 Il est absent du fichier dressé par Georges Fleury, conservé aux A. D. B.-du-R.
- 8 A. D. B.-du-R., 5 G 933, f° 267.
10Le 18 décembre 1756, Mgr Jean-Baptiste de Belloy, évêque de Marseille, conféra la tonsure à « dilecto nostro Petro Thomas Thobert » ; puis les ordres mineurs le 24 septembre 17576. Thomas Thobert suivit sans doute au cours des années suivantes le cursus de l’école de théologie que les jésuites tenaient dans leur résidence de Saint-Jaume, ce qui peut expliquer qu’il ne figure pas parmi les gradués de la faculté de théologie d’Aix7. Il fut ordonné prêtre le 7 mars 1761 dans la chapelle de la Visitation de Marseille8 — détail significatif : c’est dans ce couvent qu’avait vécu Anne-Madeleine Rémuzat, propagandiste du culte du Sacré-Cœur de Jésus auprès de Mgr de Belsunce. Il fut agrégé à la Société des prêtres du Sacré-Cœur dans les premiers mois de l’année suivante. Par suite du décès du premier supérieur, Boniface Dandrade, il fallut attendre l’élection de son successeur, Joseph-Toussaint Rogiers, pour que l’agrégation fût confirmée par ce dernier le 12 juin 1762 (Brassevin 1914, 52). En août de la même année, la Société des prêtres du Sacré-Cœur, qui recevait déjà des internes, établit un pensionnat dans deux maisons situées en face du séminaire de l’autre côté de la rue du Bon-Pasteur. Les jésuites venaient d’être interdits par le parlement de Paris dans l’étendue de son ressort et le bruit courait que le roi allait supprimer la Compagnie de Jésus en France, ce qu’il fera l’année suivante. La Société complète alors les enseignements donnés au Bon-Pasteur en créant des classes de philosophie et de théologie. Dès lors, son séminaire offre un cursus studiorum complet et se pose en concurrent de fait du collège de Saint-Jaume lorsqu’à la suite de la suppression de la Compagnie de Jésus en France, ce dernier est remis aux oratoriens, anciens concurrents et adversaires doctrinaux des jésuites. Bien plus, la Société des prêtres du Sacré-Cœur va être, à partir de 1774, le siège marseillais de l’Aa (sans doute abréviation d’associatio amicorum), ces congrégations secrètes, créées en 1630 ou 1632 par le P. Bagot, au collège jésuite de La Flèche, qui vont maintenir après la dissolution de la Compagnie son esprit de perfection morale et religieuse. Un prêtre marseillais, ancien membre de l’Aa de Paris, revenu dans sa ville natale en révéla l’existence et l’organisation à T. Thobert et c’est apparemment lui qui la mit en place au Bon-Pasteur (Brassevin 1914, 178-186).
- 9 A. D. B.-du-R., 13 G 2 et 3.
- 10 Le manuscrit original, apparemment autographe, est à la B.M.V.R. de Marseille, ms 462. Le De chris (...)
11L’abbé Brassevin écrit de T. Thobert : « Il passa sa vie à professer la théologie, au séminaire, où il avait la direction des ecclésiastiques ». De fait, il participe aux délibérations de la communauté des prêtres du séminaire depuis 1764, date du plus ancien procès-verbal conservé, jusqu’à sa mort en 17779. À partir de 1770, date de sa création, l’Almanach de Grosson indique à la rubrique consacrée à cet établissement que M. Rogiers en est le supérieur et Thomas Thobert l’un des trois professeurs (Grosson 1770-1777). À partir de 1773, le professeur de philosophie change presque chaque année, ce qui conduit Grosson à préciser en 1777 que Thomas Thobert enseigne la théologie. Lors d’une disputatio théologique organisée à l’occasion de la venue à Marseille du général de l’ordre des Minimes, il aurait mis dans l’embarras ce dernier par son argumentation serrée. De fait, Mgr de Belloy aurait dit à sa mort : « Je viens de perdre le meilleur théologien de mon diocèse » (Brassevin 1914, 58). A. Brassevin a publié le manuscrit d’un traité en latin qui résulte de cette activité pédagogique, De Christiana perfectione, libri tres a D. Thobert, anno 1772 (Brassevin 1914, 393-403). Raymond Darricau, qui l’a analysé, observe qu’« il mérite attention car il peut être considéré comme le résumé de la doctrine spirituelle en usage au Bon-Pasteur et la source des initiatives apostoliques qu’il a suscitées, notamment l’œuvre de la jeunesse » (Darricau, 1991, col. 707)10.
- 11 Le ms 425 de la B.M.V.R. de Marseille renferme f. 14-71 « Divers sermons de Mr Thobert, prêtre de (...)
12On sait aussi par Brassevin qu’il eut « le ministère de la paroisse » (sans doute celui de la chapelle de secours que constituait l’église du Sacré-Cœur, dite couramment du Bon-Pasteur, au faubourg de la Bourgade). Il participa aussi à certaines des missions prêchées par la Société du Sacré-Cœur — ainsi en l’été 1776, celle de la Garde-Freinet (aujourd’hui Var)11. Enfin, détail important, il fut « père de jeunesse » : un des directeurs de « l’œuvre de la jeunesse ».
13L’abbé Thobert est mort prématurément à Marseille, le 27 août 1777 :
- 12 Registre mortuaire de la chapelle du Sacré-Cœur dite du Bon-Pasteur, numérisé sur le site des A. D (...)
Ce jourd’huy, vingt huit août le corps de Mess[i]re Pierre Thomas Thobert, prêtre et directeur de la communauté des prêtres du petit séminaire du Sacré Cœur de Jésus, fils à feu Dominique Thobert et de feue Magdelaine Amy, âgé de quarante ans et demy, demeurant audit séminaire et mort subitement en confessant une malade à l’hôtel Dieu hier après diné à trois heures a été enseveli par nous au cimetière de l’église dudit séminaire, en présence [de] M[essi]re Ignace Simon Feraudy et Louis Marseille Auberty, acolites. E. Sibon p[rê]tre, L. Auberty acol., I. S. Feraudy acol.12
Thomas Thobert est absent des deux listes d’écrivains marseillais publiées au xviiie siècle par Grosson dans son Almanach historique de Marseille (Grosson, 1774, 198-221) et dans l’Histoire des hommes illustres de Provence de Claude-François Achard (1786-1787), ce qui ne saurait surprendre : ses œuvres semblent avoir été pour l’essentiel strictement réservées au public restreint du séminaire et de l’œuvre de jeunesse du Sacré-Coœur jusqu’à leur publication au début du xixe siècle. Jacques-Thomas Bory (1809-1875), qui posséda une exceptionnelle bibliothèque provençale et fut maire de Marseille après le 4 septembre 1870, affirme que « de nombreuses copies manuscrites » existeraient des pièces profanes, même s’il considère qu’« elles sont toutes plus ou moins incomplètes et fautives » (Bory 1858, xiii). En fait, les manuscrits entrés en collection publique semblent peu nombreux. Dans l’état, que l’on peut espérer provisoire, de nos recherches, nous n’en avons trouvé aucun qui procure un texte de la pastorale antérieur à ses premières éditions. Parmi les manuscrits dispersés lors de la vente de la bibliothèque de Bory figurait pourtant un « Recueil de Noëls provençaux et français (y compris deux pastorales de l’abbé Thobert) » (Bory 1875, 300, n° 22). L’autre pastorale était peut-être ce « Noël moresque par l’abbé T. Thobert, 14 p. » dont Bory avait par ailleurs le texte manuscrit (Bory 1875, 309, n° 82). Mais dans ce cas, l’auteur du catalogue l’aurait sans doute signalé. Une autre hypothèse sur laquelle nous reviendrons est qu’il existait deux versions de la pastorale Thobert, ce qui pourrait expliquer les nettes différences que l’on observe dans les éditions du xixe siècle.
- 13 Avignon, médiathèque Ceccano, ms 1234. La quoué de l’ay. Pleidouyer coumique, par Thobert. À la fi (...)
- 14 Bertrand 2015. Nous n’avons pu, lors de la rédaction de cet article, avoir accès à la bibliothèque (...)
- 15 CIRDOC, ms 1164, n° 23, « Monsu Fresquiere. Coumedie en un acte, en vers par M. Thobert », p. 173- (...)
- 16 Bibliothèque du musée Arbaud-Académie des sciences, agriculture, arts et belles-lettres d’Aix-en-P (...)
- 17 Sans doute pour copié. La sentence finale est datée de « l’an mil sept cent septente cinq, le quin (...)
14Pour les manuscrits des pièces comiques qui semblent dater du xviiie siècle, celui de Cristoou et Fresquiere ou la queue de l’âne arrachée (Eygun 2003, 160-162, n° 162) que possède la médiathèque Ceccano d’Avignon est signalé depuis longtemps13. L’entrée récente au CIRDOC de Béziers du manuscrit de François Michel de Léon14, Recueil de vers provençaux de differens auteurs, a procuré deux versions de la même pièce15. Il convient d’ajouter le recueil du musée Arbaud d’Aix16, passé jusqu’ici inaperçu parce que le nom de l’auteur, « Taubert (sic), prêtre du Sacré-Cœur de Jésus », avait été lu Jaubert. Selon une mention notée sur sa couverture, il renferme « trois pièces en provençal, les deux premières seules ont été imprimées ». Il procure une version de Fresquiere — avec la précision : « Écrit en l’année 178617 » —, une de Mesté Mauchuan ou le Jugement de l’âne (Eygun 2003, 162-163, n° 163) et surtout le texte du Conseil du village (Eygun 2003, 160, n° 161), « pièce comique » qui est effectivement inédite : elle était considérée jusqu’ici comme perdue et on n’en connaissait que le titre grâce à Bory qui en possédait une version manuscrite (Bory 1875, 304, n° 51). Outre cette dernière pièce, Bory (Bory 1858, xiii) attribue également à Thobert Monsieur de Rovina ou l’âne musicien (Eygun 2003, 160, n° 160) qui n’a pas été retrouvée pour l’heure.
- 18 Selon L. Constans (Masson 1921, III, 716), Joseph Méry aurait fait jouer Fresquiere à Paris au Pal (...)
- 19 Ce texte semble avoir eu une première publication dans le Sémaphore de Marseille du 23-24 décembre (...)
15Un des rares témoignages dont nous disposions sur l’usage initial des pièces de l’abbé Thobert est celui, tardif et de seconde main, de Louis Méry (1800-1883), professeur de littérature à la faculté des lettres d’Aix et frère de l’écrivain Joseph Méry18 (Cauvière/Méry 1864), rédigé d’après ses propres souvenirs (il fut élève du petit séminaire du Sacré-Cœur, reconstitué après la Révolution, comme l’on va voir) et surtout ceux de son père, qui avait fait ses classes au Bon-Pasteur sous l’Ancien Régime19. Sa famille passait de surcroît ses vacances à Gémenos, village natal de T. Thobert, où Louis Méry connut son « arrière-nièce ». Ce texte constitue une longue citation dans un article non signé qu’il semble vraisemblable d’attribuer à Justin Cauvière (1810-1887), chroniqueur des théâtres et faits divers de la Gazette du Midi. Il a été en effet entièrement repris avec de menues modifications de style et quelques compléments dans le recueil de miscellanées publié par cet auteur à la fin de sa vie (Cauvière 1879, III, 160-182).
16Selon cet article, « ces deux comédies [Fresquiere et Mauchuan], composées pour distraire élèves et maîtres des laborieux ennuis de l’enseignement théologique [sic] étaient destinées à n’être jouées que dans un sévère huis-clos. On se garda bien de les livrer à une publicité quelconque, surtout à celle de l’impression ; mais elles se gravèrent dans bien des mémoires […] et l’on finit par les imprimer à partir de 1804 ».
- 20 Le manuscrit du Conseil du village précise : « La scène est au village de Saint-Tronc », que Thobe (...)
17Méry relate quant à lui les représentations de Fresquiere dans la maison de campagne que les prêtres du Sacré-Coeur possédaient dans le terroir marseillais au quartier dit de Saint-Tronc, limitrophe de celui de Sainte-Marguerite. Ils y donnaient des retraites fermées d’une semaine et y conduisaient surtout leurs pensionnaires pour leur délassement (cf., outre Brassevin 1914, 107-124, Arnaud 1870, 178-17920). Là, selon lui, Fresquiere fut « représenté pour la première fois sur le théâtre improvisé de cette sainte maison ». Louis Méry dresse un très bref portrait de l’auteur de la pièce, que l’on prendra évidemment avec réserves puisqu’il répète des souvenirs de la génération antérieure :
- 21 On peut vraiment douter de cette dernière affirmation : les prêtres du Sacré-Cœur organisaient pou (...)
Cette bastide avait laissé dans les élèves du Bon-Pasteur, au nombre desquels se trouvait mon digne père, des souvenirs charmants. La joie y était bruyante, les bons mots de l’abbé Thobert y défrayaient les conversations ; on parlait de lui comme d’un homme extrêmement gai et spirituel, on citait ses plaisanteries, ses farces pendant le carnaval21, mais on ajoutait qu’il ne faisait, tant sa piété était vive et sincère, qu’appliquer ce passage de la Sainte Écriture : Servite Domino in laetitia.
- 22 La société avait par ailleurs publié un recueil de cantiques en français et provençal : Cantiques (...)
18L’abbé Brassevin narre avec quelques développements un divertissement collectif des deux congrégations de la jeunesse, la partie des Rois, qui avait lieu dans l’octave de l’Épiphanie, soit dans la maison du Bon-Pasteur à la Bourgade, soit à Saint-Tronc. La fête débutait, dès la veille au soir, après les vêpres, par le Noël (Brassevin 1914, 58 précise que l’on appelait ainsi la pastorale de l’abbé Thobert). Le lendemain, après l’élection du roi du jour et de la « famille du roi » (qui portent dans l’exemple fourni pour 1789, les titres des princes du sang de la cour de Louis XVI), un dîner rassemblait, outre les prêtres du Sacré-Cœur, des membres des congrégations, mais aussi des pensionnaires et séminaristes de la maison. L’une de ses particularités était l’intervention de chansonniers, qui débitaient des chansons de circonstance sur des airs connus. A. Brassevin en avait retrouvé des originaux, dont « un plus grand nombre sont en provençal22 », mais il n’en a publié que trois en français ; il précise : « La critique ou des séminaristes en général ou des membres de la cour improvisée, était l’objet le plus habituel des chansons. D’autres fois, on mettait en couplets une anecdote plaisante, une thèse bachique et même le menu du dîner. Si le sort avait désigné pour roi un des directeurs, la satire se changeait en un compliment ». La partie des Rois se poursuivait par une représentation théâtrale, jouée comme le noël par les membres des congrégations. L’on reprenait certaines années la comédie de l’abbé Thobert, Cristoou et Fresquiere ou la queue de l’âne arrachée (Brassevin, 1914, 136-141 et 379-380). De plus, une autre œuvre de l’abbé Thobert, « la chanson du Turc […] faisait partie pour ainsi dire essentielle, de la partie des Rois » (Brassevin 1914, 58). Cette dernière pourrait être le « Noël mauresque » signalé plus haut. Les prêtres du Sacré-Cœur avaient su faire des festivités des rois un temps marqué par une relative liberté de langage juvénile dans une atmosphère de sociabilité épulaire et théâtrale.
- 23 Voir Ambard 1956, 83-112 pour l’atmosphère dans les théâtres publics de la seconde moitié du xviii(...)
- 24 Il se trouve intégré par erreur dans le dossier des sermons de Thobert, B.M.V.R. de Marseille, ms (...)
19Les courtes pièces profanes de l’abbé Thobert sont donc destinées à un public d’adolescents et de jeunes hommes instruits qui poursuivent chez les prêtres du Sacré-Cœur des études secondaires, qui connaissent le provençal mais pour qui une bonne maîtrise du français est un enjeu social essentiel et qui reçoivent une formation de latinistes dont L. Méry a souligné la qualité — elle servira à certains d’entre eux à poursuivre des études de théologie ou bien de droit ou de médecine. Ce sont ces trois langues que l’on retrouve dans la pastorale comme dans Fresquiere — cette dernière pièce, qui met en scène l’audience d’un procès, s’ouvre sur un prologue en latin macaronique débité par l’huissier, dont seuls ceux qui accomplissaient ou avaient accompli un cursus classique pouvaient vraiment apprécier la vis comica et les trouvailles d’expression. Ce morceau de bravoure est d’ailleurs sans aucun rapport avec la réalité. Cette modeste affaire relevait du tribunal de police des échevins et eût-elle été portée en appel devant la sénéchaussée voire une instance souveraine, la justice était rendue en français dans toutes ces juridictions. Ce texte initial en forme d’exposé des motifs pourrait éventuellement être un ultime écho du théâtre jésuite. Il avait sans doute pour but d’établir d’emblée un rapport de connivence entre gens de savoir, qui devaient s’esclaffer en entendant une formule provençalo-latine telle que « boulegabat » ou l’évocation de l’« alta culi rumpe carriera » (la rue Rompe-cul existait vraiment dans la vieille ville) et du « reguignante bourisqu(us) ». De même qu’ils percevaient sans doute avec précision les nuances sociales suggérées par les niveaux de langue du français et sa prononciation dans les dialogues de ces comédies profanes. Fresquiere semble relever en son principe d’un comique lettré de bon aloi, correspondant à un moment de détente des séminaristes et congréganistes. Bien différents étaient apparemment aux yeux des prêtres du Sacré-Cœur les spectacles de théâtre publics joués par des comédiens professionnels, que certains d’entre eux pourfendaient23. Un sermon « sur les spectacles » qui semble être de l’écriture de l’abbé Jean-Honoré Vidal, agrégé en 1747 à la Société, mort en 1777, conclut que « quelqu’épuré que soit le théâtre, il inspire le plaisir d’aimer et d’être aimé, il apprend le langage des passions, il ne peut donc être permis24 ». Les scènes de tribunaux strictement masculines des pièces de l’abbé Thobert ne risquaient guère de faire courir pareil danger aux congréganistes et surtout aux séminaristes mais elles ne faisaient peut-être pas l’unanimité dans la société sacerdotale.
20La pastorale elle-même semble poursuivre un but de dévotion émotive. Le chanoine Brassevin la définit comme une « suite de chants dialogués, propres à être chantés dans l’église, et dont la piété, la convenance et l’à-propos n’ont rien de commun avec ces parodies plates et grossières qu’on décore ici du même nom » (Brassevin 1914, 58).
- 25 Il pourrait s’agir de l’imprimeur du recueil, Achille Makaire, qui publiera ultérieurement quelque (...)
- 26 Il dit dans sa thèse en avoir trouvé onze jusqu’en 1850 (Eygun 2002, 281 en note). Il a pu prendre (...)
C’est au xixe siècle que la pastorale Thobert va accéder à l’imprimé et se diffuser pendant deux générations, comme d’ailleurs deux de ses pièces profanes, Fresquiere et dans une moindre mesure Mauchuan. Le préfacier d’un recueil de noëls provençaux publié sous le second Empire, qui en procure une version25, affirme avec beaucoup d’exagération qu’elle est « sans contredit la pièce qui a eu le plus d’éditions. Tous les imprimeurs de Provence en ont fait et leur nombre serait incalculable » (Variétés religieuses 1860, vi-vii, texte p. 141-161). Albert Giraud a en réalité répertorié onze éditions de cette œuvre entre 1818 et 1863 (Giraud 1984, 12-13, n° 16 à 26). Jean Eygun en a retrouvé dix et indique la localisation des exemplaires (Eygun 2003, 159-160, n° 15926). Le dossier 402 du Musée Arbaud d’Aix, qui renferme un grand nombre de pièces en provençal, permet d’augmenter ces nombres : les n° 30 et 33 de l’inventaire d’A. Giraud, publiés à Marseille par Marius Olive sans date ni indication d’auteur, procurent également un texte de la pastorale Thobert. Il pourrait en être de même du n° 32 dont nous n’avons pu trouver d’exemplaire.
21La collection du musée Arbaud permet de comparer commodément ces éditions. Il s’avère que leurs textes suivent le même plan général mais présentent de fortes variantes et diffèrent même totalement pour certains passages. L’examen détaillé de ces fascicules prendrait ici trop de place mais suggère qu’il existe au moins deux versions imprimées de la pastorale attribuée à l’abbé Thobert, explicitement ou traditionnellement — ne serait-ce que par le catalogue de la vente Bory par exemple. Elles sont publiées sous deux titres différents : La Naissance de Jésus Christ, anonyme, et Pastorale ou cantiques spirituels, avec mention à partir de 1819 de l’abbé Thobert.
22Bien plus, les n° 27, 28 et 29 de l’inventaire d’Albert Giraud correspondent aux éditions de La Naissance de Jésus Christ, pastorale sacrée pour la congrégation des filles de Notre-Dame du Mont à Marseille, sans nom d’auteur. Le dossier déjà cité du Musée Arbaud renferme les éditions de 1814 et 1821. A. Giraud les a rangées dans les livrets anonymes. L’exemplaire de 1821 porte sur sa couverture la mention manuscrite : « l’abbé Thobert » et une autre main a ajouté au- dessous : « non ! ». De fait, si le principe est le même (prologue du Père éternel, dialogues entre anges et bergers), l’essentiel du texte est différent des versions déjà mentionnées et il renferme un troisième tableau : « Les bergers retournent de la crèche ». Ce constat ne laisse pas d’intriguer, ces congréganistes étant à cette date dirigées par des Prêtres du Bon-Pasteur. Cette pièce manuscrite était le type même de l’œuvre que l’on pouvait modifier, adapter voire corriger (ce qu’indiquent certaines éditions). Elle pourrait aussi avoir inspiré des émules. La mention dans le catalogue Bory d’un manuscrit renfermant deux pastorales de l’abbé Thobert peut aussi laisser éventuellement penser qu’il a pu en écrire une pour chaque œuvre de jeunesse de la maison du Bon-Pasteur, adaptée à ses spécificités.
23Afin d’en donner quelque idée, nous avons pris pour exemple la plus ancienne publication (Thobert 1818, Giraud 1984, n° 16), réalisée par les prêtres du Sacré-Cœur, même si elle est anonyme, ainsi que ses rééditions. La simple numérotation du texte aboutit à 240 vers dont 132 (55 %) sont en provençal. En fait, plusieurs chants comprennent des refrains et certaines strophes sont répétées. La reconstitution du texte tel qu’il devait être interprété donne 170 vers en provençal, 146 en français, au moins huit en latin — les « etc. » empêchent de connaître le nombre de vers retenus du Sanctus, du Gloria et surtout du cantique de Tobie, Sit nomen Domini benedictum (Tobie, 13). Sur un total théorique de 324 vers, le provençal représente 52 % environ de ce qu’entendaient les spectateurs. Le provençal est évidemment prononcé par les bergers. Le « Père éternel » et les anges parlent français — les anges chantent aussi en latin. À noter que le provençal est plutôt francisé :
- 27 « Hélas ! Nous ne sommes que des bergers, / Les derniers de notre tribu. / Avec un roi qui habite (...)
Hélas ! Naoutre sian que de pastres
Leis derniers de nouestro tribu.
An un rei qu’abito su leis astres
Seren-ti pas un ooujet de rebu ?27
(Thobert 1818, 6 [vers 90-93])
24Certes, l’abbé Thobert n’avait sans doute pas le souci que manifesteront ensuite les félibres d’écrire dans une langue très idiomatique et de choisir un vocabulaire qui soit le plus différent possible du français. Il n’est pas impossible aussi que ces nombreux francismes que l’on retrouve dans les recueils de cantiques en provençal du temps soient volontaires. Les acteurs qui figuraient des personnages d’un statut social très inférieur au leur et devaient user pour cela d’un idiome déprécié ne devaient pas être pour autant pénalisés. Leur faire prononcer des vers d’une langue presque calquée sur le français pouvait marquer qu’ils condescendaient pour les besoins du scénario à utiliser la langue du peuple. Dans ce cas, comme l’a observé J.-F. Courouau, « le recours aux francismes sert de discriminant social » (Courouau 2015, 473).
25Cette élite culturelle est aussi une élite de la pratique religieuse. La pastorale met en scène deux moments du texte évangélique (Luc, 2, 8-20) : l’annonce faite aux bergers — les termes rapportés par Luc sont paraphrasés en français aux vers 29-40 — et l’adoration des bergers à la crèche. L’incipit du Gloria chanté en latin par les anges correspond exactement à Luc 2, 14. Il n’y a aucune des séquences anecdotiques ou pittoresques, encore moins humoristiques, qui feront plus tard le succès de la pastorale Maurel. Au contraire : l’aspect le plus audacieux du texte est peut-être l’apparition de Dieu le Père pour un monologue en situation de prologue : il s’agit à la fois d’exprimer la volonté divine dans l’Incarnation et surtout de rappeler le dessein de Dieu, qui est dit assez abruptement :
[…] Mon Fils s’est fait enfant.
Il n’en fallait pas moins pour calmer ma colère
Que mon Fils réduit au néant.
Adorez-le dans ce profond mystère. (Thobert 1818, 3 [vers 6-9])
De fait, des références explicites à la Passion rédemptrice du Christ seront ensuite faites par les anges :
Ah ! qui pourrait comprendre
L’excès de son amour !
Et ce qu’un corps si tendre
Doit endurer un jour !
Sur un bois d’infamie
Ce Dieu puissant
Rachètera l’impie
De tout son sang. (Thobert 1818, 7 [vers 114-121])
À noter que cette strophe ne se retrouve pas dans les éditions de 1848, 1860 et 1863.
Il peut sembler révélateur que les premières éditions retrouvées, sans nom d’auteur (Thobert 1818), soient dites, selon leur titre, à l’usage des élèves du séminaire du Sacré-Cœur : un prêtre du Sacré-Cœur, l’abbé Jean Ripert, agrégé à la société en 1789, mort en 1828 a mis tous ses efforts après le Concordat dans la réorganisation difficile d’un petit séminaire à Marseille. L’établissement fut fermé par Napoléon en 1812 mais Louis XVIII autorisa sa réouverture en janvier 1816 (Brassevin 1914, 299-321). Ce livret s’intitule La naissance de Jésus Christ, pastorale sacrée. Il aura deux rééditions avec les mêmes titre et sous-titre, en 1831 et 1839. Louis Méry, qui fut élève du petit séminaire, témoigne y avoir vu jouer peu avant 1812 Fresquiere et évoque aussi l’abbé Jean-Baptiste Carrier, agrégé à la société en 1808, interprétant le rôle du Père éternel dans la pastorale, de sa « voix nasillarde et chevrotante », en s’accompagnant du clavecin (Cauvière/Méry 1864, 342-344). Dès 1819 paraissent à Aix deux éditions apparemment successives intitulées Pastorale ou cantiques spirituels à l’usage des élèves du petit séminaire d’Aix pendant le temps de Noël, la seconde, « revue et corrigée » étant donnée à « feu M. Thobert, prêtre ».
26La pastorale Thobert ne fut en revanche pas reprise par l’œuvre de la jeunesse créée en 1799 par l’abbé Jean-Joseph Allemand (1772-1836), qui fut agrégé à la société reconstituée des prêtres du Sacré-Cœur en 1807. Ce prêtre ascétique avait retenu le principe de la congrégation du Bon-Pasteur — la devise de l’institution est la réponse qu’il aurait faite au commissaire de police venu en 1809 s’enquérir de ses activités : « Ici on joue, ici on prie ». Mais son biographe précise que « jamais M. Allemand ne voulut admettre dans son œuvre ni jeu de billard ni aucunes représentations théâtrales […]. M. Allemand ne croyait pas que ces comédies, même lorsqu’elles sont le plus châtiées sous le rapport des mœurs, convinssent à la dignité chrétienne » (Gaduel 1885, 217).
27L’œuvre de Thobert ne reste pas cantonnée à des établissements de formation sacerdotale analogues à celui qu’avaient tenu à Marseille sous l’Ancien Régime les prêtres du Sacré-Cœur. Une édition de l’œuvre de « feu M. Thober (sic) prêtre » paraît à Draguignan en 1824 sous le titre Pastorale ou dialogues entre les anges et les bergers à l’usage de la paroisse de Draguignan, pour être chantés à la crèche pendant le temps de Noël. Elle aura une édition à Toulon en 1848, une réédition à Draguignan en 1863. Le titre indique un usage paroissial nettement paraliturgique puisque la pastorale est utilisée pour ces stations devant la crèche qui se répandent avec la diffusion de cette dernière dans les églises.
28Les derniers prêtres du Sacré-Cœur se sont succédé à Marseille dans la paroisse faubourienne de Notre-Dame du Mont depuis le Concordat jusqu’au Second Empire. Dès le rétablissement du culte, en est nommé curé Noël Eymin, agrégé à la Société en 1774, qui a connu T. Thobert. Il est dès 1770 un des trois professeurs du séminaire signalés par Grosson et sa signature voisine avec celle de T. Thobert à la fin de plusieurs procès-verbaux des délibérations du séminaire cités plus haut. Ses trois vicaires, Maurin, Carle et Chaix, sont prêtres du Sacré-Cœur. N. Eymin devient ensuite le 4e supérieur de la Société des prêtres du Sacré-Cœur et son vicaire, Jean-Joseph Maurin, agrégé en 1782, professeur au petit séminaire, est promu curé, avec pour vicaire François Maillaguet, agrégé à la société en 1803. Puis Honoré Chaix, présent depuis 1801 comme sacristain, agrégé à la Société en 1806, devient curé en 1820 jusqu’à sa mort en 1837. Lui succède encore un autre prêtre du Sacré-Cœur, Théophile Desnoyers, agrégé en 1827, qui a été directeur des études du petit séminaire et reste curé jusqu’à son décès en 1866 (Brassevin 1914, 407-410). Ce sont ces prêtres paroissiaux qui ont fait éditer La naissance de Jésus Christ, pastorale sacrée pour la congrégation des filles de Notre-Dame du Mont en 1814, 1815 et 1821 (Giraud 1984, 14, n° 27-29 ; Bory 1875, 264, n° 2074), sur laquelle nous nous sommes interrogés plus haut.
- 28 L’abbé Julien ne put être agrégé à la Société des prêtres du Sacré-Cœur car Mgr Fortuné de Mazenod (...)
29La paroisse de Notre-Dame du Mont s’avère bien avoir été le terreau fertile de la genèse de la pastorale Maurel. Antoine Maurel a en effet contribué avec l’abbé Jean-Baptiste Julien (1805-1848), nommé en 1838 vicaire de l’abbé Desnoyers28, à la fondation d’une Œuvre de la jeunesse des classes ouvrières sur le territoire paroissial, dans l’ancienne infirmerie des Minimes, rue Nau. Le nom de l’association et ses activités suggèrent qu’elle s’inscrit dans la postérité directe des prêtres du Sacré-Cœur. C’est à la demande de l’abbé Julien que Maurel rédige sa pastorale, dont le titre, le Mystère de la naissance de N. S. J. C., est proche de celui de l’abbé Thobert (Giraud 1984, 37-39, n° 171-184 ; Giraud 1990). Elle est créée par les membres de l’œuvre en décembre 1842. Dans un recueil marseillais du Second Empire où chaque maître de chapelle des églises de Marseille a mis en musique les paroles d’un ou deux noëls provençaux, celui de Notre-Dame du Mont, S. Reynaud, a choisi de composer la musique de l’un des principaux airs de la pastorale Thobert (Canten, bergié, la vitori…) et celle du Vèni d’oousi, le morceau de bravoure de la pastorale Maurel (Carbonnel, 1-2 et 50-54).
30La première édition de la pastorale d’Antoine Maurel est de 1856 et la dernière de celle de l’abbé Thobert de 1863. La pastorale Maurel fait plus que l’évincer : comme Auguste Brun l’a montré, elle instaure une forme différente de théâtre de Noël, caractérisée comme les livrets de la crèche parlante (théâtre de marionnettes) par la multiplication de personnages socialement typés, qui connaissent sur le chemin de Bethléem des aventures diverses, et aussi la multiplication des actes, des scènes profanes et des parties chantées.
31La pastorale Thobert a fait alors l’objet de réécritures : ainsi celle qui figure, sans nom d’auteur, dans une publication marseillaise de 1877 (Roche 1877, 136-147). Elle ne reprend textuellement que le prologue du Père éternel mais conserve le schéma général de l’œuvre de Thobert et le principe des dialogues entre anges et bergers. La pastorale chantante et récitante de « Guyon prêtre » s’inspire directement et de façon presque implicite de la pastorale Thobert ; la préface évoque « les pastorales propagées sous le patronage du clergé, avec un certain appareil de scène » et présente l’œuvre comme « une nouvelle pastorale » ; un des chants est « sur l’air de l’ancienne pastorale ». On note deux différences : l’abbé Guyon se montre soucieux de la langue provençale : « Nous avons cru, pour de bonnes raisons, faire parler aux bergers la langue provençale du jour, en évitant avec soin toute élocution frisant le gallicisme. C’est surtout le provençal usité à Aix ou dans ses environs que nous avons mis dans la bouche des bergers » (Guyon 1855, 7-8). Par ailleurs, si « le Père éternel » est bien présent en prologue, il fait aussi une autre apparition, au début de l’acte III et il conclut la pièce à la fin de l’acte VI. Mais pour reprendre le sommaire de l’acte I, il expose « ses desseins miséricordieux sur les hommes », est présenté par Marie comme « le Dieu saint, juste et débonnaire […] un bon et tendre père » : la pastorale reflète l’évolution de l’image de Dieu au cours du siècle. Même si au dernier acte l’ange Gabriel rappelle que l’Enfant « mourra par la main du bourreau », le lien entre la Nativité et la Passion n’est pas souligné comme dans l’œuvre de Thobert (Guyon 1855, 25, 32, 46).
32La pastorale Thobert peut sembler relativement proche de la « crèche vivante », ces saynètes dialoguées que le clergé instaurera à partir de la seconde moitié du xixe siècle et surtout au xxe en prélude à la messe de minuit. Elles pourraient constituer sa postérité. Mais nous n’en avons retrouvé pour l’heure que des textes tardifs et en français. En revanche, n’en déplaise à A. Brun, elle semble sans rapport avec le pastrage, l’offrande des bergers à la messe de minuit, qui est un rituel et non une mise en scène théâtrale et dérive de la séquence de l’offrande des biens de la terre faite par le peuple au clergé au cours de la messe (Bertrand 2005).
- 29 Sans doute traduite de David-Augustin de Brueys et Jean de Palaprat, L’avocat Patelin, comédie en (...)
- 30 Œuvres de la seconde moitié du xviiie siècle, respectivement de Jacques Cailhol, (Eygun 2003, 36, (...)
33La pastorale, Fresquiere et Mauchuan de T. Thobert auront eu pendant deux générations une diffusion qui les aura popularisées, ce qui n’était pas le but de leur auteur. J.-T. Bory écrit que « ces productions, uniquement destinées à la maison du Bon-Pasteur, franchirent bientôt l’enceinte du séminaire et furent partout et longtemps jouées à Marseille, dans les soirées de famille et sur les théâtres bourgeois » (Bory 1858, xiii). Son confrère à l’Académie de Marseille Jean-Anselme-Bernard Mortreuil (1808-1876) avait observé en 1842 qu’elles « sont un des divertissements habituels des soirées de la bourgeoisie » (cité par Gardy 2015, 160 n° 10). Frédéric Mistral témoignera plus tard de ce succès, qui mériterait une étude, dans un passage des Mémoires et récits où il évoque sa découverte du théâtre d’amateurs en provençal. Le futur fondateur du Félibrige cite, outre Maniclo du Toulonnais Pélabon et une traduction de l’Avocat Pathelin29, « diverses comédies du répertoire marseillais, tels que Moussu Jus, Fresquerio (sic) ou la Co de l’Ai, Lou Groulié bél esprit et Misè Galineto30 ». Mistral ajoute « vers l’âge de dix-sept ans, il me souvient d’avoir rempli un rôle dans Galineto et dans la Co de l’Ai, et même d’y avoir eu, devant mes compatriotes, assez d’applaudissements » (Mistral 1906, chap. VI, 76-77). On peut supposer qu’ayant étudié le latin, il s’était chargé du prologue — et s’interroger sur la perception de ce texte par ses auditeurs maillanais.