Wolf Lepenies, Le pouvoir en Méditerranée. Un rêve français pour une autre Europe
Wolf Lepenies, Le pouvoir en Méditerranée. Un rêve français pour une autre Europe, [Die Macht am Mittelmeer. Französische Träume von einem andersen Europa], trad. all. Svetlana Tamitegama, Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Bibliothèque allemande », 2020, (1re éd. Carl Hanser Verlag & Co. KG, Munich, 2016).
Texte intégral
- 1 Michel Espagne, compte-rendu de Wolf Lepenies, Les Trois Cultures, dans Romantisme, no 73, 1991, nu (...)
1Grâce à ses efforts constants de traduction de l’historiographie allemande, la Maison des sciences de l’homme nous permet de découvrir un troisième ouvrage de Wolf Lepenies, professeur émérite à l’Université libre de Berlin, après Les Trois cultures (1990) et Auguste Comte. Le pouvoir des signes (2012). Le parcours de Wolf Lepenies l’a conduit à franchir les frontières disciplinaires pour s’intéresser à la sociologie, mais également à l’histoire et aux sciences politiques. Son ouvrage sur Le pouvoir en Méditerranée se ressent de ce parcours interdisciplinaire et il ne faut pas s’attendre à y trouver une analyse universitaire classique. Le résultat s’apparente davantage à un mélange complexe entre l’essai historique pointu et la prospective politique. De ce fait, l’appareil des notes est souvent minimaliste. De nombreuses citations ou affirmations ne sont ni identifiées ni sourcées. Les études mentionnées sont peu nombreuses – deux pour le chapitre de 20 pages consacré à Albert Camus – et on regrettera l’occasion manquée d’accéder ainsi plus facilement à l’historiographie allemande. De plus, comme le notait déjà Michel Espagne à propos des Trois cultures, Wolf Lepenies ne se livre pas à une analyse des textes qu’il étudie et de leurs auteurs. Il entreprend plutôt d’en résumer la pensée et « d’appréhender leur horizon de connaissances et même les déterminations existentielles, voire biographiques de leur quête1 ». À bien des égards, l’enchaînement des chapitres voire des exemples s’apparente à une succession d’études de cas, souvent pertinentes et originales. On regrettera toutefois l’existence d’imprécisions – comme lorsque l’auteur mentionne « les défenseurs de l’idée latine » (p. 102) sans qu’il soit possible de déterminer de façon certaine de qui il s’agit – ou de citations anonymes voire attribuées à tort, comme lorsqu’il prête à Napoléon III l’expression « beau despotisme » (p. 99).
2L’échec de l’union méditerranéenne voulue par Nicolas Sarkozy est l’événement clé qui a conduit Wolf Lepenies à entamer cet examen des tentatives menées, bien souvent sous l’égide de la France, pour fonder une alliance latine, le plus souvent pour contrebalancer l’hégémonie de l’Allemagne, mais, parfois, également, pour contrecarrer l’influence de l’Angleterre ou des États-Unis. L’ouvrage se compose de 21 chapitres, précédés d’une courte introduction et conclus par un épilogue semi-programmatique. On trouve également un index des noms propres et une bibliographie qui présente simultanément les sources et les ouvrages historiques. Du corps de l’ouvrage, deux parties distinctes peuvent être dégagées.
3Dans un premier temps, Wolf Lepenies examine les projets politiques construits ou envisagés pour élaborer un empire latin ou une union latine. Il débute son étude au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et se focalise sur Charles de Gaulle, François Mitterrand et Nicolas Sarkozy, tout en incluant Hannah Arendt et Fernand Braudel dans son approche. Dans un second temps, il se livre à une étude moins exclusivement politique et davantage culturelle de la latinité et de l’idée méditerranéenne dans ses rapports avec l’équilibre européen. Cette démarche conduit l’auteur à s’intéresser, souvent de façon succincte, à Montesquieu, aux saint-simoniens, à Charles Maurras – plus longuement – ainsi qu’à Paul Valéry et Albert Camus. Il combine cette étude culturelle avec une approche historique de la latinité politique, de Napoléon III à l’entre-deux-guerres, en passant par la guerre de 1870 et la Première Guerre mondiale. Même si la progression de l’ouvrage est alors globalement chronologique, l’enchaînement des chapitres est parfois difficile du point de vue des transitions.
4Dans ce cadre, un des principaux intérêts de l’ouvrage est bien de présenter une vue d’ensemble de l’évolution politique et culturelle du concept de latinité, de ses croisements avec les nationalismes et l’idée européenne, sans éviter la question des fascismes et des dictatures, notamment dans les pays du sud de l’Europe. L’autre force de ce travail est, grâce à l’impressionnante culture de l’auteur, de présenter et de résumer une presse peu connue, comme La Revue du monde latin (1883-1893) et La Renaissance latine (1902-1904,) des notices presque inexploitées, telle l’Esquisse d’une doctrine de la politique française, petit essai rédigé en 1945 par Alexandre Kojève, et les ouvrages d’une multitude d’auteurs parfois oubliés qui se sont intéressés à la latinité et à la Méditerranée, pour les encenser ou les conspuer : Julius Fröbel, Jean Grenier, Gabriel Audisio, Gottfried Benn, Léon Bazalgette, Paul Adam, Henri Massis, Ernst Robert Curtius, Auguste Gervais… Enfin, Wolf Lepenies s’attaque également à la question aussi passionnante qu’ardue des relations entre les stéréotypes et leurs conséquences politiques en étudiant tout au long de ces discours les relations entre les idées politiques des auteurs et leurs perceptions d’un Sud souvent décrit comme détenteur d’un art de vivre certain, mais qui se révélerait incapable de se développer, tandis que le Nord, industrieux, se distinguerait par ses conditions de vie difficiles et le dynamisme de sa population.
5L’ouvrage s’achève par un épilogue qui, après avoir dressé un constat amer de la situation géopolitique actuelle en Méditerranée, contient un appel à réaliser un véritable partenariat Europe-Afrique dégagé de tout néocolonialisme afin de permettre le développement du continent africain, première étape vers l’apaisement des tensions en Méditerranée. Wolf Lepenies conclut alors son ouvrage par cette ultime phrase : « Voilà l’union méditerranéenne dont l’Europe aurait besoin ».
Notes
1 Michel Espagne, compte-rendu de Wolf Lepenies, Les Trois Cultures, dans Romantisme, no 73, 1991, numéro thématique : « France-Allemagne Passages / Partages », p. 124-125.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Alexandre Massé, « Wolf Lepenies, Le pouvoir en Méditerranée. Un rêve français pour une autre Europe », Rives méditerranéennes, 63 | 2022, 165-167.
Référence électronique
Alexandre Massé, « Wolf Lepenies, Le pouvoir en Méditerranée. Un rêve français pour une autre Europe », Rives méditerranéennes [En ligne], 63 | 2022, mis en ligne le 05 octobre 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rives/9200 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rives.9200
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