Pierre-Marie Delpu, Un autre Risorgimento. La formation du monde libéral dans le royaume des Deux-Siciles (1815-1856)
Pierre-Marie Delpu, Un autre Risorgimento. La formation du monde libéral dans le royaume des Deux-Siciles (1815-1856), Rome, Ecole française de Rome, 2019, 520 pages.
Texte intégral
1Si le titre final met en valeur l’idée d’un « autre » Risorgimento, c’est-à-dire d’une approche du Risorgimento qui aurait caractérisé la partie méridionale de l’Italie, il convient de rappeler celui de la thèse de Pierre-Marie Delpu soutenue à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2017, dont cet ouvrage est issu : Politisation et monde libéral dans l’Italie méridionale (1815-1856). Le ‘malgoverno’ et ses opposants : acteurs et pratiques dans le Royaume des Deux-Siciles. Ce titre original suggère moins le portrait d’un courant libéral cohérent, qui se serait formé progressivement, que l’attitude d’opposition au gouvernement de la monarchie des Bourbons, jugé « mauvais ». Celle-ci est le dénominateur commun qui a réuni des acteurs variés, provenant d’une mosaïque de provinces formant autant de « petites patries » au sein des quinze provinces péninsulaires du royaume des Deux-Siciles, objet de cette enquête (la carte les distinguant des sept « valli maggiori » de Sicile est éclairante p. 23). L’idée d’un monde libéral stabilisé contredit les contours incertains d’une galaxie de situations qui ne mettent qu’épisodiquement les sujets du roi de Naples en relation avec les libéraux d’Angleterre, de France, d’Espagne et même du Nord de l’Italie.
2Qui sont donc ces « libéraux » qu’étudie P.-M. Delpu en se fondant sur leurs écrits et sur les sources policières ? L’un des mérites de l’ouvrage est d’en décrire la complexité, puisqu’ils sont peu propices à une définition qui les assimilerait à des situations connues ailleurs. Ce sont en 1815 les « patriotes », c’est-à-dire, selon les mots de Pietro Colletta, ceux qui veulent « rendre service à la nation » (p. 43). La conclusion résume bien leurs caractéristiques, propres à l’espace napolitain dans le contexte des luttes du premier xixe siècle, en soulignant trois points. D’abord ce mouvement d’opposition s’écarte des pratiques plus connues du libéralisme dans le reste de l’Europe par son absence de fondement idéologique unificateur même si s’entrevoient deux postures, l’une modérée et l’autre plus franchement démocrate. N’ayant jamais vraiment gouverné, le courant politique libéral méridional ne s’est éprouvé que dans une stratégie d’opposition. Il a ensuite été pauvre en projets centralisateurs du fait de sa fragmentation sociale autant que spatiale. L’échelle locale y a été prédominante bien que certains acteurs, anciens militaires ou lettrés, aient connu un parcours international (G. Pepe, M. D’Ayala, F. De Santis) et que d’autres réformateurs aient atteint une célébrité nationale ou internationale du fait des répressions (P. Colletta L. Blanch, C. Troya). La majorité d’entre eux agirent à l’intérieur du royaume et tous s’ancraient dans une patrie locale, qui avait rarement en ligne de mire la nation napolitaine elle-même. Enfin, les libéraux du royaume des Deux-Siciles ont relativement peu contribué, malgré le noyau des exilés réfugiés au Piémont, à la dynamique de la construction nationale italienne. C’est au service d’objectifs circonscrits dans l’espace qu’ils ont le plus souvent utilisé le mouvement national et même, le moment venu, la popularité de Garibaldi auprès des masses populaires méridionales.
3La chronologie qui sert de fil conducteur à l’ouvrage favorise une approche fine des quarante années s’écoulant entre la chute définitive de l’Empire napoléonien en 1815 et le rattachement en 1860 du royaume des Deux-Siciles au nouveau royaume d’Italie. Elle montre qu’il serait réducteur de centrer l’analyse autour des seules deux révolutions de 1820-1821 et de 1848. Ces dernières restent essentielles, se distinguant l’une de l’autre par la filiation espagnole de la première et le caractère autochtone de la seconde. Mais d’une part éclatent au long de ces décennies d’autres révoltes ponctuelles véhiculant des idées susceptibles de convergences, du Salento en 1817 (actuelle province de Lecce) au Cilento en 1828 (sud de l’actuelle province de Salerne), de Naples en 1837 aux Abruzzes en 1841 et à la Calabre citérieure (Cosenza) en 1844. D’autre part, une césure nette se donne à lire au début des années 1830, marquant le passage d’un courant touchant les élites à des actions s’appuyant sur une base sociale élargie.
4Les quatre parties de l’ouvrage soulignent avec leurs recoupements chronologiques diverses facettes du combat mené contre la monarchie napolitaine. De 1815 à 1822, le temps est aux recompositions de l’attitude d’hostilité face aux Bourbons : c’est la « sortie d’Empire » examinée dans la première partie (« Les recompositions de l’opposition aux Bourbons dans la sortie d’Empire »). Les ancêtres des libéraux que sont les patriotes s’emploient après l’échec de Murat et le « basculement de la fin du decennio francese » à reconstruire à la fois contre le souvenir de Murat et contre les Bourbons restaurés une forme d’opposition qui peine à trouver sa voie dans une direction nationale et libérale. S’appuyant tardivement sur le modèle de la Constitution de Cadix en Espagne, le mouvement révolutionnaire s’infléchit avec le pronunciamento d’un bataillon de militaires le 1er juillet 1820. Sous la poussée des patriotes, il s’oriente en 1820-1821 vers une logique insurrectionnelle que légitime l’héroïsme de ses figures de proue, devenues ses martyrs. Tandis que le consensus modéré échoue, les sociétés secrètes de la charbonnerie voient en 1820 leur rangs grossir et développer des stratégies qui s’en prennent de façon plus radicale à la monarchie.
5Les chronologies des seconde et troisième parties se chevauchent partiellement en se complétant l’une l’autre. Bien qu’elle ne perde pas de vue ce qui se passe dans le royaume, c’est sur le rôle des exilés qu’insiste la seconde partie, qui nous mène de 1821 à 1847 (« Des opposants à l’Europe de la Sainte-Alliance : entre insertion transnationale et modernisation locale »). Dans l’exil libéral de l’après-1821 se nouent des liens entre individus et réseaux, concourant à une politisation qui se nourrit des échanges d’expériences entre le modèle révolutionnaire napolitain et d’autres mouvements révolutionnaires européens, en particulier dans l’Europe du sud. Au cours des années 1830 et 1840 se renouvellent les cadres de l’opposition à la monarchie napolitaine, sans toutefois parvenir à sortir du modèle communautaire même si un nouveau type d’opposition libérale se constitue à Naples et qu’est mise en place dès 1832 à Pizzo Calabro une organisation secrète, les Figliuoli della Giovine Italia de Benedetto Musolino, dont le but se rapproche de celui de la Giovine Italia de Mazzini quoique en optant pour une organisation plus progressive d’un futur État italien.
6La troisième partie démarre avec les années 1830 et inclut les années 1848-1849 pour analyser « l’intégration progressive du peuple à la révolution ». On y voit comment son intérêt est canalisé par l’exaltation des autonomies locales. Cette mise en scène s’appuie sur des travaux d’érudits qui forgent une « science du local », cependant que le succès même de l’entreprise de conviction menée dans les villages trouve sa limite dans la difficulté à mobiliser les opposants à l’échelle nationale. Une « religion politique libérale » se façonne entre 1843 et 1848 en s’appuyant sur le néoguelfisme pour « conquérir les libertés avec le pape », mais en 1848-1849 les modalités de l’action politique se transforment profondément : un usage radicalisé est fait du mythe de la croisade et de ses martyrs, tandis que s’élabore un espace public d’opposition structurant les résistances face au pouvoir monarchique, des camps de révoltés aux rituels tyrannicides. Il s’agit alors de comprendre comment s’articulent les visées des communautés locales et le maillage de solidarités internationales qui demeurent balbutiantes ou vouées à la faillite.
7Il revient à une quatrième partie de s’interroger sur ce que devient l’expérience libérale entre l’échec des mouvements de 1848-1849 et l’année 1856, date retenue pour privilégier la perspective napolitaine sur celle italienne (« Reconstruire le monde libéral après la révolution de 1848 »). L’espace napolitain se marginalise par rapport au processus de construction de l’unité nationale italienne. Les chefs révolutionnaires sont emprisonnés ou exilés du royaume des Deux-Siciles, et malgré l’héroïsation des martyrs napolitains qui pour certains comme Carlo Poerio entrent dans le « panthéon national italien », la poursuite de la révolution ne suscite que des mobilisations passives, des actes de rébellions ou des projets de conspiration, culminant dans la tentative de régicide manqué d’Agesilao Milano en 1856. Le Sud de l’Italie ne paraît plus être au cœur du processus du Risorgimento à l’heure où les foules méridionales s’apprêtent à acclamer Garibaldi.
8S’il ne délaisse aucune province, P.-M. Delpu examine de plus près en guise d’échantillon six des quinze provinces continentales du royaume des Deux-Siciles, à savoir celle de Naples, les deux « principats » autour d’Avellino et de Salerne, et enfin les trois provinces de Calabre. Une série de cartes et de graphiques aident le lecteur à s’y retrouver. Émergent, de façon transversale, la figure des exilés, récurrents à chaque étape et qui constituent des pôles napolitains à l’étranger même si leur nombre n’est finalement pas si considérable après 1821 et surtout après 1848, ainsi que les motifs du régicide et des martyrs de la liberté. Des expressions parfois déroutantes, mais fortes de significations, jalonnent l’analyse, telles que les « vocations territoriales », les « logiques ordinaires », le « contre-monde libéral », la « dérévolution » ou les « conjonctures fluides ». Derrière ces configurations qui qualifient les phénomènes de politisation dans le royaume des Deux-Siciles, et sur la toile de fond d’un arrière-plan transnational et européen, c’est bien le difficile travail de conjonction entre les élites et le peuple, ainsi qu’entre le Mezzogiorno et le reste de la péninsule qui demeure au cœur des questions que pose cet ouvrage parfaitement documenté.
Pour citer cet article
Référence papier
Gilles Bertrand, « Pierre-Marie Delpu, Un autre Risorgimento. La formation du monde libéral dans le royaume des Deux-Siciles (1815-1856) », Rives méditerranéennes, 59 | 2019, 209-211.
Référence électronique
Gilles Bertrand, « Pierre-Marie Delpu, Un autre Risorgimento. La formation du monde libéral dans le royaume des Deux-Siciles (1815-1856) », Rives méditerranéennes [En ligne], 59 | 2019, mis en ligne le 15 novembre 2019, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rives/7176 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rives.7176
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