1Décidément l’évaluation, ses dérives et la fièvre des démarches qualité ne cessent d’occuper la scène de la pédagogie universitaire francophone. Les colloques et congrès autour de l’évaluation se multiplient. L’Admée qui, par tradition, s’intéresse aux méthodologies d’évaluation, se prépare à tenir son prochain colloque à Marrakech en janvier 2014. Le thème choisi illustre à suffisance les préoccupations en matière d’évaluation puisque on y discutera des cultures et politiques de l’évaluation en éducation et en formation. Déjà à la moitié de l’année 2013, de nombreux événements ont eu lieu qui, tous, se consacrent à l’évaluation. A titre d’exemple, citons le quatrième colloque ADIUT qui regroupe, en France, les Institutions universitaires de technologie (IUT) et qui s’est tenu à Lyon en mars 2013. Le thème choisi pour la rencontre était précisément l’évaluation, et un projet de numéro thématique de RIPES regroupant une sélection des communications est à l’étude. La liste des rencontres et événements scientifiques portant sur l’évaluation est longue et le propos, ici, n’est pas d’en faire un inventaire exhaustif, mais simplement de relever cet intérêt de plus en plus prononcé pour tout ce qui a trait à l’évaluation : les politiques, la culture qualité, les effets – parfois qualifiés de collatéraux, voire pervers – les pratiques évaluatives, les résultats, etc. Autant de réflexions qui ne manquent pas ou ne manqueront pas de se traduire en publications à large diffusion.
2Le dernier numéro de RIPES (Rege Colet, 2012), comprend une recension du dernier ouvrage de Charles Hadji sur la fièvre de l’évaluation et les dérives potentielles de l’usage massif et faiblement régulé de démarches évaluatives (Hadji, 2012). Depuis, j’ai pris connaissance de trois ouvrages publiés récemment traitant de l’évaluation sous des angles différents. Tous trois résultent de colloques ou de symposiums, et je propose, ici, de vous en faire une présentation succincte.
3Le premier sort des sentiers habituels empruntés par la pédagogie universitaire puisqu’il a été écrit par des psychanalystes qui décrivent la psychopathologie de l’évaluation. Sous le titre La folie Evaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Alain Abelhauser (Université de Renens), Roland Gori (Université Aix-Marseille) et Marie-Jean Sauret (Université de Toulouse) proposent de qualifier l’évaluation de nouvelle folie sociale (Abelhauser, Gori, & Sauret, 2011). A l’instar de Hadji (2012), ils relèvent le développement inexorable de la « machine évaluative » en dépit des tentatives faites pour dénoncer les dérives ou d’en limiter les effets délétères. Ils postulent que le contrat social de la démocratie est mis en péril par la dictature des chiffres et la multiplication des agences d’évaluation qui imposent de nouvelles manières de faire de la politique et de nouveaux modes de gouvernance et d’administration. Hadji (2012), lui aussi, avait mis en garde contre la fascination des chiffres nous exhortant de ne pas sombrer dans la religion du chiffre mais plutôt d’œuvrer à construire une évaluation « démocratique » par un bon usage de l’évaluation et une éthique respectueuse de la dignité humaine. Abelhauser, Gori et Sauret (2011) lancent le même cri appelant à questionner les rapports de force sociaux et symboliques qui entourent les chiffres présentés comme des évidences et des indicateurs infaillibles de la réalité. Ils nous invitent à travailler autour de la notion de valeur pour mettre l’évaluation et la mesure au service du contrat social.
4Cet ouvrage publié chez Fayard fin 2011 est déjà épuisé et sa réédition est prévue prochainement dans la collection Points du Seuil, une lecture conseillée pour tous ceux qui s’intéressent à la folie évaluative. C’est aussi l’occasion de se rappeler que la pédagogie universitaire se définit comme un champ interdisciplinaire. Une contribution provenant de la psychanalyse nous éclaire sur les différentes manières de discourir sur l’évaluation. Les apports d’Abelhauser, Gori et Sauret complètent avantageusement ceux de Hadji (2012) et nous confirment qu’il y a de la complémentarité à l’intérieur des sciences sociales et humaines entre la psychanalyse, la philosophie (discipline de référence de Hadji) et les sciences de l’éducation. Personne ne met en doute cette proximité, même s’il est bon de se le rappeler de temps à autre !
5De cécité et d’aveuglement, il en est question dans l’ouvrage collectif coordonné par Véronique Bedin (Université de Toulouse) et Laurent Talbot (Université de Toulouse) (Bedin & Talbot, 2013). Publié en février 2013, Les points aveugles dans l’évaluation des dispositifs d’éducation ou de formation comprend huit chapitres faisant suite à un symposium réalisé dans le cadre du congrès international - Actualité de la recherche en éducation et formation (AREF) - à Genève en septembre 2010. Le symposium s’est donné comme thème d’étude les points aveugles dans l’évaluation des dispositifs d’éducation et de formation. Les textes réunis à l’issus du congrès portent un regard sans concession et sans tabou sur les pratiques d’évaluation telles qu’elles ont été observées, décortiquées et analysées par les auteurs. Tous reconnus pour leur expertise en matière d’évaluation et leur sens critique, les auteurs exposent les zones d’ombre et les angles morts de l’évaluation qu’ils ont repérés eux-mêmes à travers la conduite et le pilotage de démarches.
6Dans une perspective comparatiste, ils explorent les non-dits et le rôle de l’évaluation dans l’émergence d’une culture gestionnaire des établissements de formation et d’enseignement. On y évoque les enjeux éthiques dont les tensions qui ne manquent pas de surgir dès qu’il s’agit d’évaluation selon Bernard Rey, ou la question de ce qui est juste ou non en matière d’évaluation des apprentissages travaillé par Yves Lenoir.
7Dans la section sur les considérations épistémologiques et méthodologiques, Nathalie Younès propose une perspective d’évaluation écologique alors que Maria Palmira Alves et Eusebió André Machado analysent les tensions entre hétéro-évaluation et auto-évaluation. Vincent Carette et Sabine Kahn concluent la section avec un questionnement provocateur autour de l’évaluation de l’incertitude. Le point de vue institutionnel n’est pas laissé en demeure et deux chapitres proposent d’illustrer l’impact en demi-teinte de l’évaluation dans le cadre de l’universitarisation des formations professionnelles : Dominique Broussal illustre la situation pour la formation des sages-femmes et Nicole Rege Colet revient sur la place de l’évaluation dans la reconfiguration de la formation des enseignants. Finalement, Véronique Bedin et Laurent Talbot scrutent attentivement les commandes d’évaluation pour y débusquer les origines de la cécité et de l’aveuglement qui tombent ensuite comme une chape de plomb, avant de nous livrer leurs conclusions finales. Ils ne manquent pas de relever qu’un des points aveugles cruciaux tient dans la figure de l’évaluateur en formation et en éducation et des rôles multiples qu’il peut être appelé à endosser au cours de l’évaluation : procéder de manière éthique et responsable à la fois en garantissant la validité de la démarche évaluative mise en place et l’utilité sociale et éducative du dispositif qu’il est appelé à évaluer. A lui tout seul ce paradoxe constitue un angle mort dans lequel les pratiques d’évaluation ne tardent pas à s’enliser.
8Le troisième ouvrage retenu pour cette recension est également issu d’un colloque, le 23ème colloque international de l’Admée qui s’est tenu à Paris en janvier 2011 sous le thème « Evaluation et enseignement supérieur ». L’originalité du colloque réside dans le fait qu’il a porté sur l’enseignement supérieur et l’ensemble de ses pratiques d’évaluation. Le colloque a connu un vif succès réunissant plus de 350 personnes, dont de nombreux membres de l’AIPU, autour de 180 communications. L’ouvrage coordonné par Marc Romainville (Université de Namur), Rémi Goasdoué (Université Paris-Descartes) et Marc Vantourout (Université Paris-Descartes) ne relève pas d’actes du colloque (Romainville, Goasdoué, & Vantourout, 2013). Au contraire, il propose une synthèse des travaux autour de la distinction entre l’évaluation dans l’enseignement supérieur et l’évaluation de l’enseignement supérieur. La synthèse couvre le plus largement possible le champ des questions relatives à l’évaluation et les débats animés qui caractérisent les oppositions parfois caricaturales, où les opposants à l’évaluation, au nom de ses dérives, et les pionniers des démarches évaluatives responsables qui participent au développement croisent le fer.
9L’ouvrage comprend quatre sections. Dans la première, cinq chapitres abordent des questions relatives à l’évaluation des apprentissages. Linda Allal fait le point sur le rôle de l’évaluation comme lien entre enseignement et apprentissage. Marie-Christine Presse examine la prise en compte de l’expérience dans l’évaluation des acquis. Valérie Wathelet et Sandrine Vieillevoye discutent l’évaluation des prérequis à l’entrée de l’université. Anne Jorro, Renée Brical et Nadine Postiaux abordent la difficile question de l’évaluation de la professionnalité émergente dans des formations universitaires. Finalement, Réginald Burton, Jean-Guy Blais et Jean-Luc Gilles discutent les apports de la technologie dans l’évaluation des apprentissages.
10La seconde partie porte sur l’évaluation des enseignements, des formations et des programmes, un sujet polémique s’il en est un au sein des établissements d’enseignement supérieur. Nathalie Younès, Nicole Rege Colet, Pascal Detroz et Emmanuel Sylvestre abordent de front les paradoxes au cœur de l’évaluation de l’enseignement par les étudiants. Laurence Durat, quant à elle, s’interroge sur l’évaluation des effets d’un programme sur les diplômés (les effets attendus sont-ils réellement atteints ?), alors que Marthe Hurteau questionne la crédibilité du jugement dans le cadre de l’évaluation de programme.
11Après l’évaluation de la formation et de l’enseignement, la troisième partie s’attaque à l’évaluation de la recherche et des chercheurs. Trois chapitres critiquent les dispositifs d’évaluation qui essaiment le monde universitaire de la recherche : Jean-Marie De Ketele aborde les jeux de pouvoir autour des classements internationaux, Rémi Goasdoué dénonce la folie des nombres (tiens, encore un) et Caroline Dayer conclut la section avec une critique des procédures et modalités d’évaluation de la recherche.
12Après l’évaluation de l’enseignement et l’évaluation de la recherche reste l’évaluation institutionnelle qui est traitée dans la quatrième et dernière partie. Ici aussi, trois chapitres examinent les grandes tendances. Le colloque s’étant tenu en France, Jean-Richard Cytermann passe en revue les réformes de l’évaluation en France dans l’enseignement et la recherche avec l’avènement de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). David Carassus et Elodie Dupuy approfondissent le sujet en examinant les enjeux internes et externes de la performance globale des universités françaises. Finalement, Marie-Françoise Fave-Bonnet et Bruno Curvale proposent une approche comparée des dispositifs d’évaluation dans l’enseignement supérieur.
13Il convient de porter attention au chapitre conclusif de Marc Romainville, la synthèse des synthèses, qui s’interroge sur la nature de l’union entre évaluation et enseignement supérieur. Il n’hésite pas à évoquer l’existence d’un couple maudit, voué au divorce, si les acteurs de l’enseignement supérieur ne tentent pas une réconciliation autour de l’évaluation. C’est une autre manière de rappeler les principes d’autonomie et de responsabilité revendiqués par le monde universitaire.
14Ainsi, trois ouvrages, tous publiés récemment, nous rappellent l’importance pour les institutions d’enseignement supérieur de s’engager pleinement à définir, construire et mettre en œuvre une évaluation responsable au service de leur projet d’établissement. Citons, en dernier, Walo Hutmacher (Université de Genève) : lors d’un colloque sur l’autonomie des établissements scolaires, il a fortement insisté sur le fait que l’autonomie des établissements est désormais subordonnée à la qualité, soit leur capacité à mettre en place des pratiques d’évaluation responsables qui mesurent bien ce qu’elles prétendent bien mesurer. Les trois ouvrages nous aident à le faire !