- 1 Traduit librement par nos soins de “to speak with voices recognizable as legitimate, warrantable an (...)
1La présente contribution s’inscrit dans les études en littéracies universitaires portant sur l’accompagnement des doctorants à l’écriture de recherche, appréhendée ici dans sa dimension énonciative. Posture, positionnement (stance chez les anglo-saxons), voix propre, autant de notions – non linguistiques, mais ayant des implications linguistiques dans l’écriture – qui rendent compte dans la littérature d’analyses de ce qui fait l’essence même de l’écrit de recherche au plan énonciatif: la capacité du scripteur à « user d’une voix reconnaissable comme légitime, convaincante et percutante au sein des disciplines1 » (Bazerman, 2006, p. 25).
2Or, si la littérature est extrêmement prolixe dans le domaine (voir Olivier et Carstens, 2018, pour un état des lieux récent), les approches énonciatives adoptées dans les études restent le plus souvent descriptives et éparses et contribuent peu à la réflexion didactique, souvent absente ou peu développée (Olivier et Carstens, 2018). Ainsi, on peut penser que la question du positionnement de soi dans l’écriture demeure complexe à appréhender pour le formateur (terme générique englobant tout type d’intervenant dans la formation des doctorants à l’écriture de recherche), peu outillé face aux besoins manifestes des doctorants. Les apprentis-chercheurs sont en effet souvent en quête d’informations ou de conseils sur la manière de gérer dans l’écriture leur propre positionnement et sur ce qu’ils peuvent donner à voir d’eux-mêmes dans la recherche dont ils rendent compte.
3Cette note de synthèse a donc pour but très large d’aider les formateurs – dont nous sommes – à se sentir mieux armés au plan théorique pour répondre pédagogiquement aux questionnements légitimes des apprentis-chercheurs.
4Plus précisément, à travers cette note, notre objectif est de tenter in fine d’enrichir la palette des je symbolisant différents positionnements énonciatifs dans l’écriture de recherche. Si les études linguistiques axées sur la dimension énonciative des écrits scientifiques (cf. notamment Vion, 1998; Phillipe, 2002; Rabatel, 2004; Boch, Grossmann et Rinck, 2015) ont déjà permis d’exploiter une distinction fort utile en formation doctorale entre le je-épistémique et le je-empirique (cf. Charlot, 2008; Rinck et Pouvreau, 2009; Mayeur, 2019), la réflexion reste encore à affiner.
5La distinction peut se résumer ainsi : le je-empirique renvoie à la déictique du scripteur-sujet, à priori plus effacée dans les représentations communes de l’écrit de recherche. A l’inverse, le je-épistémique est supposément instanciable par tout individu, porte-parole du savoir comme parole autonome (Rinck et Pouvreau, 2009). Le je-épistémique est mis au service de l’objectivation de l’écriture et dépasse le scripteur et le lecteur. La rhétorique de l’effacement énonciatif (Vion, 1998) est une des stratégies d’écriture caractérisant le je-épistémique, en centrant le discours sur l’objet, et non pas sur soi. Cette posture de chercheur objectivant que campe le je-épistémique n’exclut pas, au contraire, la nécessité de construire un point de vue et de justifier en permanence ses choix théoriques, méthodologiques ou interprétatifs.
- 2 Au sein de l’école doctorale de Grenoble, nous concevons et animons chaque année (depuis 2010) des (...)
6En formation doctorale, l’expérience2 montre que le travail portant sur cette distinction énonciative rassure : les doctorants semblent envisager plus clairement la manière dont ils se représentent la mise en scène d’eux-mêmes en tant que scripteur dans leur mémoire. Il leur permet en particulier de mieux percevoir l’intérêt de la dimension dialogique et argumentative de l’écriture de recherche, dont on sait qu’elle est peu présente dans l’éthos que se construisent les jeunes chercheurs, plus centrés sur l’objet de la recherche lui-même que sur la justification des choix qu’ils opèrent (voir à ce sujet l’étude de Fløttum et Thue Vold, 2010).
7Mais ce travail a tendance également à déclencher chez les doctorants relevant de certains courants épistémologiques (gender studies, sociologie ou sociolinguistique critique, ethnographie, recherche-action ou recherche collaborative en didactique des langues par exemple) diverses questions : comment, s’inquiètent-ils souvent, se sentir scripteur à part entière en mettant de côté son moi singulier? Quel sens recouvre alors l’idée de construire un point de vue, si, au fond, la justification de nos options est nécessairement extérieure à notre expérience de sujet?
8Ces questions ne sont pas anodines : nous rejoignons ici Pollet (2014), qui, dans sa réflexion sur le positionnement du scripteur dans l’écrit scientifique, mentionne la nécessité de les traiter de front en formation, « sans ignorer la tension, voire la souffrance à écrire qu’elles induisent » (p. 107). Motivant cette note de synthèse, ces interrogations pointent sans doute les limites de la distinction entre je-empirique et je-épistémique et nous invitent aujourd’hui à la revisiter ou à la compléter. Dans la littérature, la question épineuse de l’articulation entre expérience subjective et objectivation scientifique est débattue de manière différente en fonction des problèmes d’écriture auxquels l’étudiant-scripteur est confronté, du genre d’écrit auquel il est soumis, et, plus largement, en fonction des épistémologies des communautés scientifiques de référence. Une ligne commune semble toutefois traverser ces débats à travers la mobilisation du concept de réflexivité, associé à des formules diverses et plus ou moins flottantes s’y rattachant: processus réflexif, démarche réflexive, écriture réflexive, posture réflexive.
9Peut-on associer au couple je-empirique/je-épistémique un je-réflexif? Quel sens prendrait-il alors? En quoi serait-il complémentaire ou distinct des deux premiers?
10Dans la perspective d’éclairer ces questions, nous tentons de cerner au plan théorique la notion large et polysémique de réflexivité, objet de cette note de synthèse. Loin de prétendre à une impossible exhaustivité, nous puisons dans trois courants épistémologiques à la fois proches et distincts, détaillés ci-dessous. Nous conclurons par une proposition de typologie des formes de je dans l’écrit scientifique récapitulant les apports théoriques mentionnés.
11Afin de mieux comprendre le concept de réflexivité et d’envisager sa pertinence dans le débat qui nous occupe, nous évoquerons d’abord (2.1.) certains travaux relevant des recherches-action (ici en didactique du français), et plus spécifiquement sur le mémoire professionnel des étudiants-enseignants en fin de formation, genre très étudié dans les littéracies universitaires.
12Dans un second temps (2.2.), nous ferons une incursion dans les approches compréhensives mettant l’accent sur l’engagement social et politique du sujet (ici la sociolinguistique critique et un courant de l’épistémologie des sciences de l’éducation). Enfin (2.3.), nous nous intéresserons aux démarches collaboratives (ici en didactique des langues) qui font de la réflexivité un outil indispensable à l’éthique de la recherche.
13Nous rendons compte ici de différents travaux portant sur le mémoire professionnel en faisant l’hypothèse qu’ils nous permettront de mieux comprendre ce qui se joue, au plan énonciatif, dans toute thèse réalisée par un praticien-chercheur, dans le cadre d’une recherche action. Même s’il est éloigné du genre de la thèse, le mémoire professionnel relève de l’écrit scientifique, d’autant que depuis la mastérisation de la formation en 2010, une place plus importante est accordée à l’écriture de recherche à travers ce mémoire (Elalouf et al., 2016, p. 4). Il a une fonction épistémique, en ce qu’il a pour but de « construire de la connaissance sur l’agir enseignants et ses conséquences sur l’activité des élèves » (Jaubert et Lhoste, 2019, p. 146). En outre, cet écrit incarne bien les tensions entre expérience propre et discours scientifique, puisqu’il s’agit d’y « parler de soi, de ses expériences ou de ses projets professionnels tout en adoptant une posture académique » (Gagnon et Balslev, 2019, p. 161).
14Le concept de réflexivité discursive (inspiré notamment des travaux de Dewey, 1993, mettant en valeur l’analyse réflexive des « situations expériencées ») est largement utilisé dans les études de ce genre d’écrit, notamment par Vanhulle (2016), qui s’est employée à théoriser cet apport au plan didactique. Pour elle (et pour les didacticiens qui s’inscrivent dans ce courant, voir notamment l’ouvrage collectif coordonné par Balslev et Gagnon, 2019, dont le titre nous place au cœur du débat : Entre je et nous. Textes académiques et réflexifs), ce concept favorise l’analyse des expériences du scripteur-enseignant-stagiaire via la mobilisation des capacités de conceptualisation et, au final, lui permet de dégager de cette analyse des savoirs professionnels. Ainsi, dans cet exemple d’écrit envisagé par Vanhulle (2016) comme relevant du « genre académique réflexif », la question n’est certes pas de nier l’expérience (puisqu’elle constitue le point de départ de la réflexion), mais de la transformer en un objet de savoir à travers le discours réflexif, central dans la formation à l’écriture pour les tenants de cette approche: la démarche réflexive constitue « la clé de voûte entre, d’une part, un réel vécu subjectivement qu’un langage reconfigure, et d’autre part l’intégration de ressources théoriques et scientifiques dans un discours académiquement pertinent » (Vanhulle, 2016, p. 1). Dans le même esprit, Jaubert et Lhoste considèrent que l’écriture réflexive du mémoire favorise le passage d’une « figure d’action interne exclusive » (autrement dit d’une représentation spontanée du métier, centrée sur l’enseignement et focalisée sur l’activité de l’enseignant) à une articulation entre « figure d’actions internes et externes » (autrement dit « une représentation plus complexe, plus distanciée, "plus scientifique" au sens vygotskien, centrée sur les apprentissages des élèves et leurs conditions de possibilité » (Jaubert et Lhoste, 2019, p. 147).
15Pour l’étudiant-scripteur, la posture est périlleuse, voire peut conduire à une « insécurité discursive » (Vanhulle, 2016, p. 20), qui se traduit soit par un évitement du discours théorique, soit, à l’inverse, par un discours restitutif peu pris en charge au plan énonciatif. C’est qu’il s’agit d’exprimer, dans un contexte d’énonciation académique (envisagé ici comme le lieu où le scripteur doit « endosser une posture d’énonciateur quant à des références théoriques qui font autorité », Vanhulle, 2016, p. 19), un point de vue de professionnel sur une situation vécue hors les murs de l’université. Cette tension entre attentes énonciatives institutionnelles et mise en scène de l’expérience passe par la construction complexe de ce que Vanhulle (2016), en référence à Maingueneau (2013), appelle un éthos discursif.
16Complexe en effet, car dans ce type de mémoire, le dialogisme est maximal (Jaubert et Lhote, 2019). D’une complexité redoutable comparé à un mémoire universitaire classique, il est trop souvent sous-estimé en formation, d’après Elalouf et Taddei (2019), d’autant qu’il requiert « une agilité discursive entre différentes communautés discursives » (Elalouf et Taddei, 2019, p. 8). L’étudiant doit faire avec des voix multiples, venues d’horizons plus ou moins légitimes et parfois discordants (discours des prescripteurs, de la formation, des didacticiens, des collègues, des parents d’élèves, des médias); se positionner par rapport à cette multiplicité de voix hétérogènes, les mettre à distance tout en les articulant, voilà un des enjeux majeurs dans la construction d’une posture réflexive à travers l’écriture (Colin et Doligner, 2019) et donc de la formation (Jaubert et Lhote, 2019).
17Ainsi, dans cette perspective, la démarche réflexive vise à objectiver l’expérience (entendue comme expérience professionnelle singulière) à travers la décontextualisation des concepts, source possible de généralisation de cette expérience. C’est aussi le propos de Colin et Doligner (2019), lorsqu’ils définissent la posture réflexive comme le passage « d’une subjectivité située dans l’expérience de la classe à une subjectivité plus objective » (Colin et Dolignier, 2019, p. 40).
18Cela étant, la fonction de la démarche réflexive dans ce type d’écrit peut être envisagée dans un mouvement inverse; plutôt que de la concevoir comme allant de l’expérience subjective vers l’objectivation, transmutation opérée via la théorisation de cette expérience grâce au savoir construit dans la communauté scientifique de référence, on peut au contraire privilégier le nécessaire processus d’appropriation des savoirs, à l’instar de Frier (2016, p. 181). Pour elle, et en référence à d’autres travaux de Vanhulle, l’écriture réflexive permet au sujet d’incorporer et de transformer « des connaissances socialement élaborées au fur et à mesure qu’il forge son discours » (Vanhulle, 2005, cité dans Frier, 2016, p. 181). Pour Frier, il s’agit en formation de conduire l’étudiant à s’adonner via l’écriture réflexive à un « travail de rumination/reformulation qui permet de (re)constituer et de transformer le savoir pour le faire sien » (Frier, 2016).
19Nous avons donc là deux manières d’envisager les choses, qui se traduisent par deux mouvements opposés, l’un de subjectivation des savoirs et l’autre d’objectivation de l’expérience. Tout dépend, semble-t-il, des priorités pédagogiques du formateur et des besoins de l’étudiant : l’objectif essentiel peut être de l’amener à « faire entrer en résonnance avec sa propre histoire le savoir » (Frier, 2016, p. 184) pour éviter que soient coupés les espaces du « singulier » et du « générique » (Frier, 2016). Mais il peut aussi s’agir de l’amener à dépasser sa propre expérience pour en faire un objet d’analyse extérieur à soi, via la connaissance scientifique, à même d’assurer cette transformation. Ce dernier point de vue est celui de Deschepper et Thyrion (2008) qui résument ainsi cette bascule : ce qui est attendu, ce n’est pas « l’expression subjective d’un scripteur qui se dévoile et entre en interaction avec son/ses lecteurs », mais bien « la nécessaire prise en compte d’une communauté scientifique par rapport à laquelle scripteur et lecteur se situent » (p. 71).
20Au-delà de ces divergences de points de vue vis-à-vis des fonctions de l’écriture réflexive (amener le savoir vers soi pour mieux se l’approprier, ou soi vers le savoir pour mieux dépasser sa propre expérience), l’articulation entre le sujet-scripteur et le savoir-savant reste l’objectif commun : favoriser leur rencontre, faire en sorte qu’ils ne soient pas coupés, ne pas envisager l’un sans l’autre dans l’écriture.
21Au vu de ce qui précède, et pour en revenir à notre questionnement, le je-réflexif se distinguerait à ce stade du je-épistémique en ce qu’il intégrerait davantage le sujet-scripteur, à travers la nécessaire prise en compte de son expérience dans l’appropriation des savoirs. On pourrait ainsi qualifier ce je-réflexif d’intégratif.
22Dans un article de 2009, intitulé Place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales : quelques jalons, Bertucci pose précisément la question qui nous occupe, et fait du processus réflexif la réponse à cette question : « Quel est l’intérêt de la réflexivité pour la recherche en sciences humaines et plus largement pour tout chercheur en relation avec un terrain? Autrement dit, comment concilier l’objectivation inhérente à la recherche avec la part de subjectivité propre à chaque chercheur […] et que dire de soi chercheur au bout du compte en évitant l’anecdotique et le particulier? Ceci suppose de considérer que la recherche est une expérience humaine qui se constitue en tant que recherche par le processus réflexif. » (Bertucci, 2009, p. 50).
23Mais si le questionnement, tel qu’il est posé ici, est semblable à celui des didacticiens du français, le recours à la réflexivité prend ici un sens spécifique : concept théorisé depuis longtemps en sociologie et en anthropologie, mais émergeant dans les autres sciences humaines, précise Bertucci – elle-même sociolinguiste –, la réflexivité est définie comme « l’aptitude du sujet à envisager sa propre activité pour en analyser la genèse, les procédés ou les conséquences » (2009, p. 44). La réflexivité est ainsi vue en tant qu’expérience : loin d’être extérieur à son terrain – élément central dans cette approche, en tant qu’il est considéré, dans la lignée de de Robillard (2003) comme un lieu d’investissement affectif et cognitif – le chercheur contribue à la construction des faits : il les co-construit. Dans ce cadre, la recherche ne vise pas d’emblée la généralisation, la démarche procédant par hypothèses sur un mode empirique.
24Dans ce paradigme-ci, adhérer à la démarche mettant la réflexivité au centre de l’activité du chercheur est un engagement idéologique assumée : l’approche réflexive est revendiquée comme une démarche de recherche à part, minorée par le courant scientifique perçu comme dominant, positiviste, quantitatif et reconnu traditionnellement (et à tort) comme le seul légitime. Ce courant dominant est critiqué avec plus ou moins de vigueur. La critique apparait, en creux, chez Moïse, dans sa description de la posture du chercheur pratiquant une activité réflexive qui lui apporte toute sa cohérence (et par là même celle du chercheur ne la pratiquant pas, qui ne bénéficierait pas de cette cohérence) : « Le terrain, le réel à observer, constitué d’altérité, nous construit autant que nous le construisons comme objet de recherche, si nous acceptons de renoncer à l’aplomb (aux certitudes d’une place légitimée) et au surplomb (aux certitudes du savoir acquis), tâche facilitée quand se fait, par une activité réflexive, la cohérence avec soi-même en tant que non seulement sujet de recherche mais sujet de vie, rassemblé dans une totalité de soi, mobilisé dans toutes ses subjectivités. » (Moïse, 2010, p. 180).
25L’approche réflexive se distingue aussi des autres approches scientifiques (mises, semble-t-il, dans le même grand sac de la recherche traditionnelle) en ce qu’elle ne connait pas de frontières disciplinaires; elle emprunte à tout va, y compris à la poésie, la littérature ou le cinéma. C’est que « surveiller les frontières de ses propres disciplines, rester dans ses limites rassurantes » (comme le fait la recherche traditionnelle, comprend-on), serait une façon de « chérir son savoir et ses prérogatives dans un effet de pouvoir et de distinction et dans une plus grande reconnaissance académique » (Moïse, 2010, p. 185).
26Mais la critique peut être plus explicite encore chez d’autres auteurs et s’exprime aujourd’hui avec une virulence marquée, en questionnant frontalement la légitimité des conventions scientifiques dominantes (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2019a, p. 58) qui mèneraient « à une sorte de conformisme intellectuel » (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2019b, p. 1); ces deux chercheuses, dont les travaux s’inscrivent en épistémologie de l’éducation et de la formation, critiquent ce qui caractérise à leurs yeux « l’ordre scientifique établi », à savoir la quête d’une « soi-disante neutralité » pour revendiquer ce qu’elles nomment des « actes de recherche insolents » (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2019b, p. 1) :
27« Notre objectif est de déconstruire la grammaire positiviste en démasquant la prétendue neutralité scientifique. Nous invitons les apprenti.e.s-chercheur.e.s à initier un voyage vers l’insolence et à remettre en cause l’ordre scientifique établi. […]
28Que l’on apprenne à les questionner [les conventions auxquelles obéit la construction des connaissances scientifiques] et on découvrira que les sciences sont plurielles et qu’elles laissent de l’espace à la critique de l’ordre scientifique dominant. Cet apprentissage s’inscrit dans la perspective de la recherche compréhensive. A partir de cette posture épistémologique, nous questionnons les pratiques scientifiques et nous nous plaçons en opposition aux systèmes de pouvoir contre lesquels nous luttons. Nous adoptons pour ce faire une pensée par système et proposons des actes de recherche insolents. » (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2019b, p. 1).
- 3 Relatant son parcours (quittant la biologie pour l’épistémologie du chercheur) et sa volonté de cha (...)
29La formation des étudiants apprenti-chercheurs à « l’insolence scientifique » a « pour objectif ambitieux de déstandardiser la recherche pour créer de la pensée » (Charmillot et Fernandez-Iglesias, 2019a, p. 51). La démarche réflexive est vue dans ce cadre comme un acte de résistance3 contre les standards de la recherche qui rendraient délicate « toute approche non orthodoxe », que celle-ci « se mène en termes intellectuels ou en termes politiques », souligne Faury (2019).
30La Raison – qui s’oppose ici au doute, aux valeurs – est du côté des data-based ou evidence-based sciences, fortement critiquées, en ce que ces démarches seraient exclusives et hégémoniques; dans leur manifeste, Stengers et Drumm (2013) expriment clairement ce rapport de domination et de mépris pour toute autre approche: « Les "sciences fondées sur les données", ou "sur les faits" […] se sont donné pour mission de définir toute situation, tout enjeu, tout choix, dans des termes qui permettent à des données objectivement mesurables d’évaluer et de trancher. Nous avons là aussi affaire à un véritable ethos, à une mission qui mobilise de véritables croisés et les mène à renvoyer les débats et hésitations de leurs collègues à de simples opinions qui ignorent que les seules questions bien posées sont celles auxquelles peut répondre le verdict des faits. Et la boucle se referme, car l’excellence, qui est le mot d’ordre nouveau […], se mesure à de telles données. » (Stengers et Drumm, 2013, p. 36).
31Les auteurs militent pour concevoir la science et la pratiquer en reconsidérant l’opposition entre faits et valeurs. Le verdict des faits et l’autorité absolue de la preuve, censés rendre décidable toute question, sont pour eux une imposture, en ce qu’elles excluraient les démarches qui invitent à penser « le possible contre le probable », à s’intéresser à des questions qui importent dans d’autres disciplines, à « penser ensemble » et « faire hésiter chacun ». Cette valorisation des approches alternatives de l’activité scientifique rappelle celle de Rabatel, qui considère comme éthique toute analyse allant « au-delà des apparences, des idées reçues, des façons de parler simplifiant, essentialisant ou s’appuyant sur des prêts à penser doxiques tellement dominants qu’ils ne sont même plus sentis comme tels » (Rabatel, 2013, p. 18).
32La dernière conception de la réflexivité que nous avons observée dans la littérature, assez proche de la précédente, repose sur le principe fort d’une transformation réciproque du chercheur et du terrain, qui se coconstruisent mutuellement. Déjà évoquée plus haut dans le courant de la sociolinguistique critique, cette idée est clairement défendue dans les travaux actuels portant sur l’épistémologie des recherches collaboratives (ici en didactique des langues) dans lesquelles le terrain humain occupe une place centrale: l’idée est « de se laisser transformer par la rencontre altéritaire », principe qui pourrait être considéré « comme le point nodal des recherches collaboratives » (Lebreton et Lorilleux, 2020, p. 41). C’est bien la collaboration entre le chercheur-sujet (ses représentations, ses affects, ses envies) et les autres participants (praticiens ou chercheurs) autour d’un même projet qui génère cette transformation, même si elle n’est pas théorisée, voire peu consciente : « Ce qui rend possible une transformation réciproque au sein de recherches collaboratives repose sur le fait (pas toujours, voire rarement explicité) d’être concerné, affecté par le travail collaboratif qui s’ouvre et s’opère. » (Lebreton et Lorilleux, 2020, p. 41).
33Pour les chercheurs inscrits dans ce courant, c’est dans ce cadre que la réflexivité devient absolument nécessaire. Même si elle n’est pas clairement définie, elle est entendue, semble-t-il, comme l’explicitation de sa manière de penser, ses valeurs orientant l’interprétation du réel, qui implique ici non seulement un « retour sur soi » (Moïse, 2010) mais aussi sa verbalisation à autrui. Le processus réflexif est d’ailleurs institutionnalisé en tant qu’outil méthodologique dans la démarche de recherche, à même de confronter son positionnement à celui de ses collaborateurs : « Sur un plan méthodologique, la collaboration crée des espaces d’échanges réflexifs qui obligent chacun à expliciter ses propres cadres interprétatifs et à les éprouver au regard de la pertinence d’autres régimes de vérité. » (Miguel-Addisu et Thamin, 2020, p. 7).
34Au-delà de ses fonctions éthiques dans la démarche de recherche, la réflexivité répond plus globalement à un positionnement engagé des recherches collaboratives, qui « adoptent une perspective critique, avec une visée d’émancipation sociale » (Miguel-Addisu et Thamin, 2020, p. 7). Dans ce cadre, « la réflexivité conjointe veut réduire l’hégémonie des savoirs savants » et « agit sur les rapports de domination entre sciences et pratiques », en renforçant « le pouvoir d’action sociale des participants » (Miguel-Addisu et Thamin, 2020, p. 7). On retrouve ici le même type d’engagement contre les rapports de domination évoqué plus haut avec la sociologie critique.
35Nous déduisons de la synthèse qui précède que la réflexivité est un concept envisagé selon au moins trois variantes, plus ou moins imbriquées suivant les paradigmes disciplinaires de référence:
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La première conception de la réflexivité (vue à travers l’exemple des mémoires professionnels rédigés par des enseignants en fin de formation) est caractérisée par la prise en compte dans l’écriture de son expérience (en l’occurrence professionnelle), articulée avec les savoirs savants : à ce titre, elle mobilise un je-réflexif intégratif.
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La seconde (caractéristique de la démarche ethnographique), aux antipodes d’une objectivité impossible (et son corollaire, la fausse neutralité), revendique une subjectivité assumée et nécessaire pour situer sa recherche par rapport à ses propres représentations et penser les implications sociales de son action. Il s’agit du je-réflexif militant ou engagé.
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La troisième, souvent très liée à la seconde (appréhendée ici à travers l’exemple des démarches collaboratives en didactique des langues), met davantage l’accent sur l’introspection du chercheur et de ses partenaires donnant lieu à des échanges portant sur leur rapport au terrain; la démarche réflexive est considérée comme un processus indispensable pour garantir l’éthique de la recherche. C’est donc le je-réflexif introspectif ou éthique qui est ici aux commandes.
36Dans sa troisième conception, le je-réflexif renvoie à la nécessité d’expliciter (pour soi et pour autrui) ses propres modes et cadres de pensée et être à l’écoute de ceux des autres. Cette option méthodologique peut d’ailleurs renforcer à son tour la posture engagée du chercheur et de sa communauté de recherche dans la lutte contre les démarches scientifiques dominantes, et n’est donc pas exclusif du je-réflexif engagé et de son approche critique assumée, bien au contraire. A ce titre, l’introspection peut aider à ne pas basculer dans la confusion entre chercheur engagé (conscient de ses représentations et a priori qu’il tient à distance, et des valeurs collectives de sa communauté, qu’il revendique) et chercheur partial, (qui, n’ayant pas questionné ses a priori, sélectionne dans ses données ce qu’il est allé y chercher), confondant hypothèses et opinions personnelles rendues de ce fait inébranlables). Autrement dit, si l’impartialité est « une sorte de table rase préalable de ses préjugés » (Grossmann, ibid.), cette table rase implique avant tout de bien les identifier et par là-même d’accepter leur caractère évolutif.
37Quoi qu’il en soit, le point commun à ces trois conceptions de la réflexivité réside dans le fait de prendre conscience de soi dans la recherche et d’intégrer cette expérience propre dans l’écriture de manière argumentée et convaincante.
38Suite à cette synthèse théorique, et en guise de conclusion, nous pouvons à présent redéfinir le couple je-empirique/je-épistémique et y adjoindre un je-réflexif, lui-même scindé en trois sous-types: le je-réflexif intégratif, le je-réflexif engagé et le je-réflexif éthique. Le tableau qui suit récapitule la réflexion :
Tableau 1. Les différents je dans l’écriture de recherche
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Je-empirique
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Je-épistémique
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Je-réflexif
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Intégratif
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Engagé
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Éthique
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Quelle facette de soi?
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Renvoie à soi en tant que sujet subjectif
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Renvoie à soi en tant que chercheur académique
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Renvoie à soi en tant que praticien-chercheur
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Renvoie à soi en tant que chercheur engagé dans des luttes sociales
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Renvoie à soi en tant que chercheur éthique dans son rapport à l’altérité
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Quelle manifesta-tion dans l’écriture de recherche?
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A priori très peu présent.
Discours auto-centré, sans argumentation.
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Très présent, transversal aux disciplines. Argumente ses choix via des faits ou le recours au savoir savant
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Présence dans les écrits de praticiens-chercheurs
Interroge ses pratiques et représenta-tions via le recours au savoir savant
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Présence variable suivant les courants épistémologi-ques.
Argumente ses choix via les valeurs de sa communauté
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Présence dans certains courants en prise avec un terrain social.
Explicite ses cadres interprétatifs
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39Une première remarque s’impose: si le premier je n’a pas vocation à être très représenté dans l’écrit de recherche en sciences humaines, les trois je ne sont en aucun cas exclusifs: le je-épistémique et le je-réflexif en particulier peuvent être présents concomitamment au sein d’un même texte; le choix de la réflexivité n’empêche pas, bien entendu, le recours aux savoirs académiques ou aux faits dans l’argumentation. Artificielle dans les faits, la distinction opérée entre ces je a pour fonction de contribuer à rationaliser ses pratiques dans l’écriture: si je ne convoque pas les mêmes types d’arguments lorsque je mets en scène un je-épistémique ou un je-réflexif engagé, il est utile que j’en aie la pleine conscience pour mesurer la nature et la portée de mon argumentation.
40Dans le cadre de formations à l’écriture de recherche accueillant des doctorants qui relèvent de disciplines diverses des sciences humaines, échanger collectivement sur cette dimension énonciative de l’écriture nous semble une bonne porte d’entrée à la comparaison toujours riche et éclairante des épistémologies auxquelles ils appartiennent (formateur inclus, bien entendu), et dont ils n’ont pas toujours conscience.
41Concernant le je-réflexif, s’il semble nécessaire de l’introduire (en ce qu’il répond aux besoins exprimés par les doctorants revendiquant leur appartenance aux courants épistémologiques le pratiquant), il semble tout aussi indispensable d’indiquer que sa manipulation oblige à une grande vigilance si l’on veut conserver la légitimité scientifique de sa démarche: opter pour un je-réflexif (dans sa version engagée en particulier) suppose d’expliciter ses positions (par ex. en revendiquant le fait de choisir comme terrain de recherche privilégié des lieux où les acteurs sociaux sont en prise avec des rapports de domination), et ce à quoi sa recherche peut servir socialement (par ex. à démonter les mécanismes à l’œuvre dans ces rapports de domination et de permettre in fine aux participants à la recherche – y compris les chercheurs – de penser différemment ce qu’ils font et ce qu’ils sont). Mais, de notre point de vue, ce je-réflexif doit préserver ce qui fait l’essence même de la science : le fait de dévoiler au chercheur ce qu’il ignorait, et non pas de confirmer ce qu’il savait. Il ne faut donc pas confondre le parti pris, explicite, du chercheur face à ses objets de recherche, dont les choix correspondent à son engagement, et le parti pris, implicite, du chercheur face aux données recueillies, celui qui est à éviter absolument, en ce qu’il fausse d’emblée leur interprétation par le biais de confirmation.
42Enfin, cette typologie n’a pas pour vocation à être exploitée en l’état en situation pédagogique : en elle-même, elle ne constitue pas un outil d’aide à l’écriture. En revanche, elle peut au besoin fournir au formateur un moyen de mieux appréhender pour lui-même les différentes natures de l’inscription du sujet dans l’écrit scientifique et par là même l’aider à animer les débats à ce sujet qui ne manquent pas de surgir en formation doctorale. L’idée est de rendre ces débats collectifs constructifs, de manière à ce que les apprentis-chercheurs soient en mesure de comprendre et de se confronter au défi ambitieux de tout producteur de discours scientifique que résume très bien Rabatel (2013) : « celui de penser la subjectivité aussi objectivement que possible et celui de penser l’objectivité en faisant place à la subjectivité » (p. 8).