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Le développement professionnel en évaluation des apprentissages d’enseignants du supérieur

Isabelle Nizet, Josée-Anne Côté et Christelle Lison

Résumés

L’objectif général de notre recherche est d’outiller le repérage de traces de développement professionnel chez des enseignants-chercheurs de différentes disciplines, se formant en évaluation par le biais du cours Évaluer en situations authentiques offert en ligne. Ce cours fait partie d’un microprogramme conçu selon la démarche du Scholarship of Teaching and Learning (Bélisle et al., 2016). Les artefacts provenant de trois tâches complexes, réalisées dans le cadre de ce cours, sont analysés en référant aux différents paramètres du modèle dynamique de développement professionnel de Clarke et Hollingsworth (2002) et aux dimensions identitaires et culturelles propres aux compétences évaluatives des enseignants universitaires (Nizet, 2015). Nous proposons une exploration de ce modèle à la lumière de l’intelligibilité des pratiques évaluatives, puisque la réalisation de tâches complexes dans le cours amène des prises de conscience et des déplacements identitaires et culturels, signes d’un développement professionnel authentique dans le cadre de contraintes institutionnelles et de cultures évaluatives dominantes.

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Texte intégral

1. Introduction et contexte

1Cette étude a pour contexte une université québécoise offrant une formation continue créditée en ligne en pédagogie de l’enseignement supérieur dans le cadre d’un microprogramme de 9 crédits (soit 135 heures contact étudiants). Cette formation est accessible à toute personne désirant se former à la pédagogie en enseignement supérieur au Québec. Les participants à ce microprogramme proviennent d’universités, de collèges d’enseignement général et professionnel (cégeps), d’institutions d’enseignement supérieur publiques ou privées. Ils sont enseignants-chercheurs, enseignants, vacataires, doctorants, conseillers et ingénieurs pédagogiques, agents de formation continue, dans des domaines aussi divers et variés que le droit, la biologie, les mathématiques, les sciences de l’ingénieur, l’environnement, les arts, la philosophie, les sciences sociales, les sciences infirmières, etc. La diversité de ce public a pour effet d’obliger à penser le dispositif de formation dans une perspective de différenciation tout en donnant accès aux savoirs essentiels en évaluation. De plus, comme la formation a lieu en ligne, la dimension individualisée et l’autoapprentissage sont fortement accentués, mais tempérés par la création de forums de discussions et de séances synchrones périodiques.

2Dans la problématique, nous décrivons les enjeux d’une meilleure compréhension du développement professionnel des enseignants du supérieur du point de vue de leur compétence à évaluer les apprentissages des étudiants. Dans le cadre conceptuel, nous précisons quel modèle est utilisé pour repérer les parcours de développement professionnel chez les enseignants. Ce cadre réfère également aux dimensions identitaires, sociales, culturelles et instrumentale des pratiques évaluatives (Nizet, 2015) utiles pour caractériser le dispositif offert dans le cours « Évaluer en situations authentiques ». Nous clôturons le cadre par l’énoncés des objectifs de cette étude. Dans la partie portant sur la méthodologie, nous présentons les modalités de recueil des informations nécessaires à l’élaboration du corpus de cette étude, soit le dispositif de formation et des artefacts écrits produits par les enseignants dans le cadre de leurs apprentissages. Nous y présentons les modalités d’analyse de ce dispositif et de ces artefacts en lien avec le cadre conceptuel ainsi que les modalités de présentation des résultats de cette analyse. Nous présentons ensuite les résultats liés à nos deux objectifs de recherche, soit 1) la description du dispositif de formation et des tâches complexes vers lesquelles convergent les apprentissages visés et 2) un aperçu du parcours de développement professionnel d’un participant en lien avec ces tâches. Une discussion conclusive de cette étude en termes de développement professionnel est finalement proposée.

2. Problématique

3Au Québec, la formation à l’enseignement n’est pas obligatoire pour les enseignants du supérieur (niveau collégial et niveau universitaire) (Côté et Desautels, 2016; Lison et Jutras, 2014). Pourtant, ceux-ci réalisent des tâches d’enseignement, et plus spécifiquement la préparation et la prestation de cours, ainsi que l’évaluation des apprentissages des étudiants. Les choix effectués par l’enseignant au niveau de la préparation et de la prestation du cours sont notamment influencés par la conception qu’il a de l’enseignement. En enseignement supérieur, Barr et Tagg (1995) considèrent que deux paradigmes peuvent être adoptés par les enseignants soit le paradigme centré sur l’enseignement et le paradigme centré sur l’apprentissage, ce dernier plaçant l’apprenant au centre de l’action pédagogique. Depuis plus de 10 ans, des études insistent sur l’importance du choix du paradigme d’apprentissage pour privilégier des pratiques évaluatives soutenant l’apprenant comme principal acteur de ses apprentissages et favorisant le développement des connaissances et des compétences (Carless, 2009; Duncan et Buskirk-Cohen, 2011; Keppel et Carless, 2006; Louis et Bédard, 2015; Scallon, 2004;Webber et Tschepikow, 2011). Par ailleurs, à l’heure actuelle, la généralisation de l’approche par compétences en enseignement supérieur apporte des changements au niveau de l’évaluation des apprentissages (Allal, 2013), contribuant notamment à complexifier l’arrimage entre les différentes fonctions de l’évaluation et entraînant l’adaptation de l’évaluation des compétences à des contextes d’enseignement très diversifiés (Louis et Bédard, 2015).

4En l’absence de formation initiale ou continue en évaluation, les pratiques évaluatives mises en œuvre et les conceptions de l’évaluation véhiculées par les enseignants du supérieur sont généralement fondées sur leur expérience antérieure d’évaluation comme apprenant (élève ou étudiant) et sur la culture évaluative professionnelle environnante des collègues (de la discipline) et de l’institution (Romainville, 2013). Le développement de la compétence à évaluer se fait par essais et erreurs et est largement modelé par des habitudes et des contraintes professionnelles (Nizet, 2015; Paivandi et Younes, 2019). Puisque ces enseignants ont rarement une formation pédagogique avant leur première expérience d’enseignement (Bédard, 2006; Lison et Jutras, 2014), certains éprouvent des besoins de formation et initient un processus de développement professionnel par des moyens formels ou informels (Fave-Bonnet, 2011). Le microprogramme dans lequel s’inscrit le cours Évaluer en situations authentique tente de répondre de manière formelle à ces besoins, tout en proposant aux participants un parcours flexible.

5Le développement professionnel des enseignants est une thématique de plus en plus largement abordée dans la littérature scientifique en pédagogie de l’enseignement supérieur. Demougeot-Lebel (2015), parlant du développement professionnel pédagogique des enseignants du supérieur, mentionne qu’il s’agit d’un concept polysémique protéiforme non stabilisé. Par ailleurs, les modèles descriptifs du fonctionnement de ce développement demeurent des outils explicatifs génériques. De plus, il existe peu de recherches ciblant les retombées professionnelles de formation en évaluation en enseignement supérieur. Dans ce contexte, cette étude a pour objet la mise à l’épreuve d’un modèle de développement professionnel.

3. Cadre conceptuel

6Afin d’opérationnaliser la caractérisation du développement professionnel en évaluation, nous utilisons le modèle interconnecté de croissance professionnelle de Clarke et Hollingsworth (2002). Les dispositifs formels de formation misant généralement sur le développement des connaissances et l’évolution des croyances, les travaux de ces auteurs mettent en lumière que c’est par le changement des pratiques que se fait l’évolution des croyances et le développement des connaissances chez les enseignants (Clarke et Hollingsworth, 2002). Ces constats les ont amenés à repenser le processus de développement professionnel et à le représenter de manière moins linéaire et plus dynamique, ce qui se confirme dans les travaux menés par d’autres chercheurs (Demougeot-Lebel, 2015; Frenay, Jorro et Poumay, 2011; Paivandi et Younes, 2019). Ce modèle prend en compte les différentes façons d’initier les changements chez les enseignants et a été opérationnalisé dans différentes recherches en enseignement supérieur (par exemple, Ngoya, 2016; Perry et Boylan, 2018). Nous nous en servons comme point de départ pour cibler les changements pouvant survenir chez les enseignants du supérieur dans une démarche de formation formelle portant sur l’évaluation des apprentissages.

7Le modèle de Clarke et Hollingsworth (2002), nommé par Ngoya (2016) le modèle interconnecté de la croissance professionnelle, se caractérise par la prise en compte du contexte dans lequel se situe l’enseignant qui se forme. Cette dimension réfère à l’environnement professionnel de l’enseignant, caractérisé par une culture évaluative professionnelle collective (Nizet, 2015).

8Ce modèle comprend quatre domaines de changements interreliés par des processus de médiation et influencés par un environnement de changement. Les domaines de changement correspondent aux différentes composantes du développement professionnel pour lesquelles le professionnel vit une évolution potentielle.

9Le premier domaine de changement est qualifié comme un « domaine externe » puisqu’il correspond à des sources d’informations ou des stimuli externes à l’enseignant. L’implantation d’une réforme scolaire ou d’une formation à de nouvelles pratiques évaluatives représentent des exemples de stimuli externes. Les sources d’informations associées au domaine de l’évaluation des apprentissages qui pourraient être incluses dans le domaine de changement externe peuvent se présenter sous plusieurs formes. Notons, par exemple, des articles scientifiques ou professionnels, des blogues, des communications scientifiques ou des formations (créditées ou non). Dans notre étude, le domaine externe est associé à une formation créditée en évaluation des apprentissages en ligne, exigeant une centaine d’heure d’investissement de la part des participants. Nous décrirons ce dispositif en détail dans la section des résultats.

10Le deuxième domaine de changement est nommé « domaine personnel ». Clarke et Hollingsworth (2002) y regroupent les changements relatifs aux connaissances, aux croyances, aux valeurs et aux attitudes de l’enseignant. Dans le cas des enseignants, comme pour les autres professions axées sur l’interaction humaine, le développement professionnel est difficilement dissociable du développement personnel (Jorro, 2014; Paquay, Wouters et Van Nieuwenhoven, 2010). En effet, « les compétences socio-affectives, l’aptitude à gérer ses émotions, la capacité à établir des relations positives avec autrui – autant de dimensions du développement personnel – interviennent fortement dans les situations professionnelles » (Paquay et al., 2010, p. 11). Nous incluons également dans ce domaine la dimension culturelle et identitaire du développement professionnel en évaluation des apprentissages (Nizet, 2015) correspondant à l’attitude, aux croyances et aux valeurs rattachées à l’évaluation par l’enseignant. Les connaissances reliées à l’évaluation sont associées aux savoirs référentiels « issus d’interactions avec des sources culturelles et sociales propres à l’environnement » (Nizet, 2015, p. 115). Ainsi, le domaine de changement personnel de Clarke et Hollingsworth (2002) pourrait être opérationnalisé dans le cadre de l’évaluation des apprentissages par des variations dans les connaissances en évaluation, au contact de savoirs référentiels académiques ou scientifiques abordés dans le cours et mobilisés dans les pratiques évaluatives de l’enseignant.

11Le troisième domaine de changement se nomme « domaine de la pratique » et désigne un espace de changements reliés à l’expérimentation de nouvelles stratégies ou de techniques d’enseignement et à la mise en place de nouvelles activités pédagogiques. Dans le domaine de l’évaluation des apprentissages, ce domaine vise la dimension instrumentale des pratiques évaluatives (Nizet, 2015) et on y associe les savoirs expérientiels « construits à partir d’une réélaboration subjective de l’expérience influencée par la culture professionnelle du sujet » (Vanhulle, 2011, cité dans Nizet, 2015, p. 115).

12Le quatrième domaine de changement se nomme « domaine des conséquences » et désigne la perception qu’a l’enseignant de l’effet de ses nouvelles connaissances ou de la mise en œuvre de ses nouvelles pratiques. En matière d’évaluation, on peut penser que ce domaine regroupe les constats de l’enseignant quant à l’apprentissage de ses étudiants que ce soit dans le climat pédagogique ou dans les résultats des évaluations des élèves.

13Les relations entre ces domaines de changement de ce modèle interconnecté sont représentées par deux processus de médiation que Clarke et Hollingswoth (2002) nomment un processus réflexif (reflection) et un processus lié à l’action en situation (enactment). Le processus réflexif désigne la capacité d’analyser et d’examiner de manière proactive ou rétroactive des éléments d’un domaine visé de manière persistante, active et attentive. Le processus énactif est désigné comme tel pour amener l’idée que l’action de l’enseignant, si elle se réalise dans la pratique résulte d’une « mise en action » d’un élément appartenant à un domaine, c’est-à-dire qu’il sait, connaît, croit ou a vécu (Clarke et Hollingswoth, 2002, p. 951). Ces deux processus constituent les mécanismes par lesquels les changements s’influencent mutuellement dans les différents domaines. Pour ces auteurs, la réflexion sur la pratique professionnelle serait un vecteur d’apprentissage et de développement, comme le mentionnait déjà Schön (1983, 1991, 1994). La structure dynamique du modèle permet l’identification de séquences de changements (change sequences) particulières à chaque individu plutôt que de tenter d’identifier une suite d’étapes linéaires et constantes chez tous les enseignants. Notons que comme le souligne Demougeot-Lebel (2015), le processus de développement professionnel peut présenter certaines ruptures. Une séquence de changement comprend le changement dans deux domaines ou plus, interconnectés par un lien de causalité directe ou indirecte soutenu par un processus de médiation (action ou réflexion), tel que l’illustre la figure 1.

Figure 1. Adaptation à l’évaluation des apprentissages du modèle interconnecté de la croissance professionnelle de Clarke et Hollingsworth (2002)

Figure 1. Adaptation à l’évaluation des apprentissages du modèle interconnecté de la croissance professionnelle de Clarke et Hollingsworth (2002)

14À partir du cadre qui vient d’être énoncé, notre étude poursuit l’objectif général de mettre à l’épreuve le modèle de Clarke et Hollingworth (2002) dans le champ spécifique de l’évaluation des apprentissages en enseignement supérieur. À cette fin, nous poursuivons deux objectifs spécifiques visant les différentes composantes de ce modèle. D'une part, nous souhaitons caractériser le domaine de changement externe en lien avec le cours « Évaluer en situations authentiques » en référant aux différents savoirs référentiels visés dans les trois tâches complexes servant à évaluer le développement de compétences des participants. D’autre part, nous souhaitons caractériser les différentes séquences de changement telles que perçues par les participants ayant suivi ce cours.

4. Méthodologie

15Afin d’atteindre le premier objectif de notre étude, nous avons réalisé une analyse référentielle (Vanhulle, 2013) des contenus de formation en évaluation abordés dans le cours « Évaluer en situations authentiques », ce qui nous a permis de caractériser le domaine de changement dit « externe » dans le modèle de Clarke et Hollingsworth (2002). Afin d’atteindre notre deuxième objectif de recherche, nous avons choisi d’illustrer l’usage de ce modèle par la production d’un cas décrivant les séquences de changement chez un enseignant ayant suivi le cours, à partir des interrelations repérées entre les quatre domaines de changement et des types de processus de médiations évoquées. Ce participant fait partie d’un échantillon de convenance de quatre personnes ayant suivi le cours et ayant accepté de faire partie de la recherche de doctorat mentionnée plus haut. Ce cas a été sélectionné à cause de son caractère exemplaire en ce qui concerne la diversité des séquences de changement.

4.1. Recueil de données

16Afin de documenter son parcours de croissance professionnelle, nous avons effectué un entretien semi-dirigé (Fortin et Gagnon, 2016) avec le participant au début du cours. Cet entretien visait à définir son contexte d’enseignement (environnement de changement), ses pratiques évaluatives et sa conception de l’évaluation avant sa participation au cours.

17Nous avons également recueilli un corpus d’artefacts écrits, avec le consentement formel du participant dans le cadre de la recherche doctorale de la deuxième auteure, recherche s’inscrivant dans le domaine de l’enseignement supérieur. Notons que ce cas ne constitue qu’une partie du corpus de cette thèse. Ces artefacts sont constitués de trois tâches complexes réalisées individuellement sous forme de travail écrit après la cinquième, la dixième et la quinzième semaine de cours, soit à chaque fois au tiers du cours (1/3, 2/3, 3/3). Nous avons analysé le contenu des conclusions réflexives de ces travaux puisque les participants sont explicitement invités à y exprimer en quoi l’accomplissement de cette tâche complexe a contribué à leur développement professionnel. Comme il s’agit de travaux écrits contextualisés à leur environnement de pratique, ils ne peuvent témoigner que d’intentions et d’anticipation de leur action future dans des pratiques réelles.

4.2. Analyse et présentation des résultats

18Nous avons transcrit l’entretien en verbatim et catégorisé ce verbatim à partir des quatre domaines de changement et de l’environnement de changement de Clarke et Hollingsworth (2002). La caractérisation des données dans chacune de ces catégories a été réalisée par l’émergence de thèmes lors du codage (Fortin et Gagnon, 2016).

19La description de ces tâches complexes et de leurs consignes a été développé selon les modalités d’une analyse référentielle (Vanhulle, 2013). Les résultats sont présentés selon une logique spécifique au cas, en fonction des dimensions visées par nos deux objectifs spécifiques.

5. Résultats

20Nous présentons tout d’abord le domaine de changement externe défini par les intentions de la formation et les savoirs référentiels associés aux tâches à réaliser dans le cours afin que les enseignants-chercheurs qui se forment en évaluation puissent de témoigner de leurs apprentissages professionnels. En effet, cette tâche est commune à toutes les personnes inscrites dans le cours. Ensuite, nous décrivons le modèle interconnecté de croissance professionnelle pour le participant susmentionné en présentant, pour chacune des trois tâches réalisées dans le cadre du cours, les séquences de changement réalisées dans les différents domaines de changement activés ainsi qu’une représentation des différentes médiations en jeu dans son parcours de croissance professionnelle. La description des manifestations de changements sont appuyées par des extraits de conclusion réflexive recueillis dans les artefacts écrits et issus d’entretiens.

5.1. Dispositif de formation du cours Évaluer en situations authentiques : le domaine de changement externe

21La conception du dispositif de formation Évaluer en situation authentique repose sur trois principes pédagogiques centraux, soit 1) l’autonomie des étudiants dans leur parcours d’apprentissage, 2) la différenciation pédagogique au niveau des travaux évalués et 3 la dimension réflexive comme levier de développement professionnel.

22Du point de vue spatiotemporel, la formation est dispensée sur la plateforme institutionnelle Moodle, accessible en tout temps aux étudiants, quelle que soit leur localisation, pourvu qu’ils disposent d’une bande passante suffisante, ce qui peut occasionnellement poser des problèmes aux étudiants travaillant en région très éloignée. Le rythme d’apprentissage est balisé par six volets d’apprentissage de durée variable oscillant entre 2 et 5 semaines pour un total de 15 semaines. Un temps de travail global est établi pour chaque volet correspondant à une estimation du temps nécessaire à l’apprentissage visé, avec un maximum de 24 h de travail pour un volet. La totalité du temps estimé pour les six volets équivaut à une centaine d’heures, bien que les choses puissent être différentes d’un participant à l’autre.

23Du point de vue pédagogique, les objectifs sont établis par volet d’apprentissage. À ces objectifs d’apprentissage sont associés des activités d’apprentissage permettant de travailler les contenus du cours. Les activités d’apprentissage sont organisées en séquences dans une progression didactisée du contenu. Les méthodes privilégiées sont la lecture de texte et le visionnement de capsules vidéo conçues expressément pour les cours en ligne et des classes inversées en formation à l’évaluation (Nizet et Meyer, 2016). La progression dans les apprentissages est accompagnée par des forums de discussion structurés et favorisant la réexpression des apprentissages effectués. Enfin, l’évaluation des apprentissages se fait par le biais de trois tâches complexes caractérisées par une différenciation en termes d’objets d’évaluation contextualisés aux apprentissages dont sont responsables les participants dans leur contexte professionnel. Nous décrivons dans le tableau 1 les savoirs référentiels visés par le cours, ceux-ci constituant les appuis essentiels à l’évaluation des apprentissages en enseignement supérieur. Ce développement de compétences s’appuie sur la mobilisation de connaissances qui seront ou non repérées dans le domaine de changement interne du participant.

Tableau 2. Liste des savoirs référentiels visés par les trois tâches complexes à réaliser dans le cours Évaluer en situations authentiques

THÈME

Savoirs référentiels

Connaissance

Déclarative - procédurale – conditionnelle

Savoirs, savoir être, savoir-faire

Compétence

Savoir agir, stratégies, tâche complexe

Processus d’apprentissage

Motivation, acquisition, appréhension, compréhension, intégration, rétention, rappel, mémorisation, application, mobilisation, transfert, généralisation, performance

Nature/Fonction de l’évaluation

Formative – sommative- certificative. Régulation interactive, proactive, rétroactive, de l’enseignement, de l’apprentissage. Rétroaction simple, complexe, descriptive, corrective

Objets d’évaluation

Connaissances, compétences

Fonction

Régulation, certification

Processus d’évaluation

Planification, recueil, interprétation, prise de décision, communication

Alignement pédagogique

Types/modalités (recueil et interprétation)

Test, questionnaire, tâche, tâche complexe, examen, laboratoire, etc.

Grilles uniformes, grilles critériées, grilles analytiques et globales, grilles descriptives, critères, indicateurs, descripteurs, pondération, notation, échelle, échelons

Situation authentique, consignes, buts, contraintes

Capacité de cibler les objets d’évaluation en termes
de compétences

Capacité de concevoir une situation d’évaluation authentique

Règles de conception de grilles critériées

5.2. Environnement de changement du participant

24Concernant l’environnement de changement du participant (notre cas à l’étude), celui-ci enseigne les mathématiques dans plusieurs programmes au niveau collégial, dont des programmes préuniversitaires (sciences humaines et sciences de la nature) et des programmes techniques (technique minérale, technique de génie civil, technologie des bâtiments, etc.). Les programmes préuniversitaires, d’une durée de deux ans, sont proposés après la fin de l’enseignement secondaire et préparent à l’entrée à l’université. De leur côté, les programmes techniques, d’une durée de trois ans, mènent au marché du travail.

25Bien que l’enseignement collégial s’inscrive dans l’approche par compétences depuis la réforme curriculaire de 1993, Louis et Bédard (2015) indiquent toutefois que l’évaluation par compétences est loin d’être généralisée dans les pratiques effectives des enseignants du supérieur. C’est aussi ce qui est observé par notre participant dans les pratiques de ses collègues : « J’avais discuté de ça à une réunion départementale. Automatiquement, ça a failli dégénérer. Ça a failli dégénérer parce que c’est comme si je voulais leur dire comment enseigner. Donc, ils m’ont dit, automatiquement, la pédagogie, chacun est libre de faire comme il veut et chaque prof est autonome. Donc, je ne suis plus jamais revenu là-dessus parce qu’il y en a beaucoup au département qui sont réfractaires à la pédagogie. » (Participant, Entretien 1, p. 12). Ainsi, bien que ses collègues se cantonnent à un enseignement plus classique, notre participant a la liberté d’enseigner et d’évaluer dans une approche par compétences s’il le souhaite. Intéressé par la pédagogie et plus particulièrement par les questions liées à l’évaluation des apprentissages, il avait déjà réalisé une maîtrise professionnelle sur la thématique de l’évaluation des apprentissages, avant de s’inscrire au microprogramme dont fait partie le cours dont il est question dans cet article. Il affirme avoir déjà amené des changements à ses pratiques évaluatives depuis le début de son parcours.

5.3 Séquence de changement chez le participant dans la réalisation de la première tâche

26La première tâche complexe proposée au participant dans le cadre du cours consiste à analyser une de ses pratiques évaluatives. En vue de guider cette analyse, il a conçu de manière autonome une carte conceptuelle regroupant les concepts centraux du processus d’évaluation, du processus d’apprentissage et d’autres savoirs de référence en évaluation. La carte conceptuelle est présentée et utilisée pour procéder à l’analyse de pratique.

27Dans cette première tâche, le participant analyse une de ses pratiques évaluatives, qu’il nomme « Projet intégrateur », mise en place il y a quelques années dans le cours de calcul différentiel donné en sciences humaines dont il a la charge, afin de diminuer le taux d’abandon de ce cours et de mieux ancrer l’apprentissage de certaines notions par des utilisations concrètes de la part de l’étudiant. Ce projet intégrateur demande à l’étudiant de « transférer ses acquis dans des situations complexes : ce qui traduit sa performance. » (Participant, Tâche 1, p. 7).

28Les lectures, les activités du cours jusqu’à ce point et le travail 1 (domaine externe) ont amené l’élaboration et la réélaboration de nouveaux savoirs sur l’enseignement et l’évaluation des compétences traduits dans sa carte conceptuelle et mobilisés dans son analyse de pratique.

29En lien avec les concordances établies dans sa carte conceptuelle entre le processus d’évaluation et le processus d’apprentissage, très peu d’éléments étant mentionnés dans le verbatin d’entrevue à ce sujet, nous avons examiné comment il en parlait dans sa démarche réflexive (intégrée au 3e travail) portant rétrospectivement sur l’ensemble du cours. Il y mentionne que les savoirs mobilisés dans la première tâche lui ont permis de « jeter un regard critique sur notre alignement pédagogique du cours » (Participant, Conclusion générale, p. 20) (domaine de changement personnel). À partir de ces apprentissages, il conclut : « Ainsi, pour favoriser la réussite de nos étudiants, il est capital que nous réorganisions l’apprentissage des notions annoncées dans le plan de cours ainsi que la manière dont nous allons les évaluer pour certifier la maîtrise de ces dernières. » (Participant, Conclusion générale p. 21). Ceci nous amène à penser que ’il prévoit un changement dans ses pratiques (domaine de la pratique). La figure suivante illustre les changements dans les différents domaines (figure 2).

Figure 2. Schéma du parcours de croissance professionnelle du participant dans la réalisation de la première tâche

Figure 2. Schéma du parcours de croissance professionnelle du participant dans la réalisation de la première tâche

30Nous observons, dans cette séquence, que le domaine externe de changement (apprentissages et activités effectués dans le cadre du cours), se traduit chez le participant par l’acquisition de nouvelles connaissances, entre autres sur l’évaluation des compétences. L’encadré du domaine externe de la figure 2 résume les thèmes des principaux apprentissages qui ont été mentionnés par le participant. La médiation 1 révèle des changements dans le domaine personnel (révision de sa conception du concept de compétence et acquisition de concepts centraux du processus d’apprentissage) générés par le domaine externe de changement. Bien que le verbatim de la tâche 1 ne le mentionne pas, ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où la tâche vise une pratique bien précise, il est intéressant de constater que dans une démarche rétrospective qui a lieu plusieurs mois plus tard, les nouvelles connaissances mobilisées dans la tache 1 sont associées au concept d’alignement pédagogique. Nous avons alors décidé de représenter un possible changement dans le domaine de la pratique (réorganisation de l’enseignement et de l’évaluation des compétences du cours dans le projet intégrateur) (médiation 5). Signalons que ce changement se compose principalement de prévisions et de souhaits de changement faits à la toute fin du cours. Bien que nous considérions tout de même ces prévisions comme étant un changement, la médiation qui y mène ne présente pas les caractéristiques de l’« enactment » propres au modèle de Clarke et Hollingsworth (2002) et se rapprocherait plus d’une médiation réflexive. Cependant, nos analyses ont aussi montré que la référence aux pratiques anticipées est mobilisée.

5.4. Séquence de changement chez le participant dans la deuxième tâche

31La deuxième tâche complexe consiste à concevoir un dispositif d’évaluation formative en soutien à l’apprentissage de contenus présentant des problématiques récurrentes d’apprentissage pour les étudiants. Pour s’y préparer, le participant a réalisé une cartographie de compétence détaillée selon la méthode de Scallon (2004). De plus, il a élaboré un diagnostic de difficultés générales d’apprentissage fondé sur son expérience concernant certains savoirs problématiques qu’il a clairement situé dans sa cartographie. La deuxième tâche complexe proposée aux participants vise donc la mobilisation de connaissances relatives à l’évaluation dite formative. Elle permet de vérifier chez les participants leur capacité de repérer, de décrire et de problématiser une difficulté d’apprentissage récurrente à l’aide des connaissances déclaratives abordées dans le cours. Elle inclut aussi la conception d’un plan d’intervention visant la régulation des apprentissages ou de l’enseignement en le justifiant, et ce, à l’aide d’arguments portant sur l’alignement pédagogique entre apprentissage et évaluation.

32Concrètement, les participants doivent élaborer une carte de compétence et un répertoire d’objets d’évaluation selon la méthode de Scallon (2004) et l’utiliser pour problématiser une difficulté d’apprentissage récurrente dans une formation dont ils ont la charge. Ensuite, ils sont invités à concevoir un plan d’intervention visant la régulation des apprentissages des étudiants ou la régulation de leur enseignement. À cette occasion, ils doivent réactiver des connaissances déjà mobilisées dans le premier travail (première tâche), mais aussi référer à des savoirs nouvellement abordés dans le deuxième volet du cours.

33Ce deuxième travail permet au participant de se pencher sur « le problème de mobilisation et de transfert des compétences dans les situations de modélisation et d’optimisation que nous notons auprès de nos étudiants qui restent dans le cours » (Participant, Tâche 2, p. 5). Dans l’encadré de la figure 3 sont identifiés les principaux savoirs qui ont été mentionnés par le participant comme ayant participé aux changements qu’il a vécu à la suite de la deuxième tâche.

Figure 3. Schéma du parcours de croissance professionnelle du participant dans la réalisation de la deuxième tâche

Figure 3. Schéma du parcours de croissance professionnelle du participant dans la réalisation de la deuxième tâche

34Ainsi, à partir des connaissances nouvelles et du travail demandé dans le cours, le participant réalise une révision de sa perception du problème : « À la lumière de ce travail, nous nous sommes rendu compte que le problème de transfert dans le cours Calcul 1 (calcul différentiel en Sciences humaines) n’est pas une simple question du niveau de l’étudiant comme on l’a si bien dit au cours de ces dernières années. En faisant l’analyse dans le cadre [de ce cours], nous nous sommes rendu compte que même les rétroactions formulées à l’étudiant pouvaient être des sources de démotivation et de non-engagement de ces derniers. » (Participant, Tâche 2, p. 14). Cette prise de conscience de retombées de ses rétroactions sur les étudiants l’amène à revoir sa perception des conséquences de ses pratiques évaluatives actuelles. Il en déduit que ses « étudiants ont du mal à traduire les tâches contextualisées en une relation fonctionnelle et différentielle entre diverses variables à l’aide du taux de variation instantané (la dérivée) et des taux de variation liés. Et c’est à ce niveau que la problématique prend place : comment intégrer les règles de dérivation à partir de l’interprétation des dérivées afin de les utiliser convenablement dans l’analyse complète d’une fonction ou dans les situations de modélisation ou d’optimisation qui sont des tâches contextualisées ? Face à cette urgence situationnelle, nous sommes en droit de nous questionner sur notre alignement pédagogique du cours si nous souhaitons inférer la compétence. » (Participant, Tâche 2, p. 7). Ainsi, à la suite de la révision des causes présumées du problème de transfert des connaissances (domaine des conséquences), le participant a pu identifier des moyens de résoudre ce problème pédagogique (médiation 9) et des pratiques à mettre en place (domaine de la pratique). Il propose donc cette solution : « En ce qui concerne la problématique ciblée, nous devons mettre en place la régulation de l’apprentissage et de l’enseignement. En effet, nous devons commencer d’une part, le module 2 avec une évaluation diagnostique pour situer l’étudiant sur les prérequis du module 1 précédent qui sont des objectifs d’apprentissages à transférer lors de la résolution des problèmes d’optimisation. D’autre part, chaque étape de la modélisation ou de l’optimisation doit être évaluée de façon formative. Nous allons mettre l’emphase sur les évaluations formatives fréquentes pour recueillir les informations sur le progrès des étudiants. Une rétroaction interactive permettra une autorégulation immédiate par l’étudiant. Ce faisant nous allons amener l’étudiant à développer la rigueur du raisonnement, la clarté et la précision dans la communication, l’autonomie dans l’apprentissage, le sens du travail d’équipe et le développement des stratégies d’autorégulation. » (Participant, Tâche 2, p. 13)

35En résumé, nous observons dans cette séquence que les changements effectués dans le domaine externe en lien avec la deuxième tâche du cours (apprentissages et activités effectués dans le cadre du cours), notre participant acquiert de nouveaux savoirs sur la régulation et la rétroaction (médiation 1) amenant des changements dans le domaine personnel (révision de sa perception de l’impact de la rétroaction et de l’importance de la régulation). Ce changement de perception l’amène à prendre conscience des retombées de ses pratiques sur les étudiants (médiation 6), conduisant à un changement dans le domaine des conséquences (révision des causes présumées du problème de transfert des connaissances). Ceci l’a amené à identifier de nouveaux moyens pour solutionner le problème (médiation 9) et à envisager des changements dans le domaine de la pratique.

5.5. Séquence de changement chez le participant dans la troisième tâche

36La troisième tâche complexe consiste à concevoir une situation d’évaluation authentique pour un contenu de formation choisi par le participant. Il lui est également demandé d’élaborer une grille critériée pour cette situation en justifiant ses choix méthodologiques (type de grille, pertinence, etc.). Il doit également préciser les intentions d’évaluation et les usages de la grille par le formateur et les étudiants. Concernant la troisième tâche complexe (voir Figure 4), on trouve dans le domaine externe les principaux savoirs mentionnés par le participant comme l’ayant influencé dans l’accomplissement de la tâche. Les savoirs et les activités préparatoires à la tâche proposée dans le cours semblent avoir conforté le participant dans ses pratiques pour ce qui est de l’utilisation de situations authentiques, mais il indique qu’elles l’ont encouragé à changer de grille pour les évaluer. Concrètement, il souhaite remplacer la grille à échelle uniforme utilisée par une grille descriptive globale. Il n’a pu utiliser concrètement cette nouvelle grille créée dans le cadre de ce travail (troisième tâche), mais a tout de même trouvé un moyen d’obtenir de l’information sur l’utilisation de la grille (domaine des conséquences). « Après les commentaires de la professeure, nous nous sommes servi de la grille pour qu’une conseillère pédagogique au collège la lise avant sa validation. Résultats : les commentaires ont été pris en compte, mais la mise en application à l’automne 2019 nous permettra de la modifier ou d’ajuster les critères et indicateurs afin qu’elle soit plus conviviale. » (Participant, Tâche 3, p. 25) L’analyse des avantages et des limites de ces outils d’évaluation des apprentissages et l’identification des principes sous-jacents à la création de la grille, ont permis au participant d’affirmer sa volonté de s’inscrire dans l’approche par compétences et l’importance de la rétroaction pour ses étudiants. La figure suivante illustre les changements dans les différents domaines (figure 4).

Figure 4. Schéma du parcours de croissance professionnelle du participant dans la réalisation de la troisième tâche

Figure 4. Schéma du parcours de croissance professionnelle du participant dans la réalisation de la troisième tâche

37En résumé, nous observons dans cette séquence que par les changements effectués dans le domaine externe (apprentissages et activités effectués dans le cadre du cours), le participant entrevoit la possibilité de créer une grille d’évaluation descriptive (médiation 3), ce qui l’amène à modifier la dimension instrumentale de sa pratique. Ce changement d’outil d’évaluation lui fait évoquer des hypothèses de conséquences (identifiées par la conseillère pédagogique de son établissement) autant pour les étudiants que pour l’enseignant (médiation 8). Par la réflexion sur les conséquences de ces pratiques, le participant peut ajuster ses outils (médiation 9), mais aussi confirmer ses conceptions de l’évaluation des apprentissages (médiation 7).

5.6. Bilan des séquences de changement et discussion

38La mise à l’épreuve du modèle de Clarke et Hollingsworth (2002) dans le cadre d’une étude sur le développement professionnel d’enseignants formés en évaluation des apprentissages semble contribuer à en rendre visibles certaines manifestations, mais pas toutes. En effet, il nous paraît important de signaler que les fondements empiriques du modèle de Clarke et Hollingsworth (2002) sont issus de trois projets de formation continue étendus sur un temps relativement long (entre 18 mois et 4 ans). Il s’agit de projets d’envergure, créés sur mesure pour des enseignants en exercice. Une investigation approfondie du développement professionnel, notamment concernant la mise en acte des apprentissages effectués (enactment) doit s’effectuer sur un temps long. Le contexte de notre recherche, pour sa part, est fort différent puisqu’il s’agit d’une formation s’adressant à un public hétérogène (en termes de formation initiale, de discipline, d’expérience, etc.), le contenu et le format subissant une certaine variation en fonction des démarches d’autoapprentissage et des contextes professionnels des participants. L’intérêt de l’usage de ce modèle de développement professionnel est qu’il nous a permis de repérer des séquences de changement assez diversifiées chez le participant (notre cas à l’étude) dans un temps d’apprentissage relativement court (quatre mois). Le fait que nous ayons recueilli des données au moment de la formation ne permet, le plus souvent, que de cerner des intentions de mise en acte des apprentissages effectués de la part du participant. Cette réalité nous a obligées à considérer avec nuance la notion de « médiation énactive » pour mieux traduire le fait qu’une séquence de changement s’exprime davantage en termes d’intention de mise en acte que de mise en acte comme telle. C’est pourquoi la médiation réflexive parait davantage mobilisée par le participant. Par ailleurs, toujours en lien avec le repérage d’un développement professionnel dans une temporalité courte, le fait de relier celui-ci aux tâches réalisées dans le cours permet, nous semble-t-il, de cerner de manière partielle certes, mais réaliste, la nature des séquences de changements. En effet, les trois tâches ont été structurées en fonction d’une progression entre trois compétences visées dans le microprogramme : une compétence d’analyse, une compétence de planification et une compétence de conception. Dès lors, il semble intéressant de constater que la séquence de changement de la première tâche, centrée sur l’analyse, se passe davantage entre le domaine externe et le domaine personnel, puisqu’une carte conceptuelle, conçue à partir de nouvelles connaissances, a servi à analyser une pratique existante. L’axe savoirs de référence-connaissances-pratiques est modestement sollicité par cette première tâche. La séquence de changement associée à la première tâche est initiée par un changement du domaine externe suscitant l’élaboration de nouvelles connaissances, telles que par exemple, l’acquisition d’un vocabulaire professionnel en évaluation des apprentissages. Le fait de devoir en faire usage dans l’analyse d’une expérience évaluative existante permet d’observer un début de changement, mais celui-ci ne va pas explicitement vers un changement de pratique. Les consignes fournies au participant pour l’accomplissement de la tâche n’exigeaient en effet pas de lui de penser une amélioration de la pratique analysée.

39Une variante de cette séquence apparaît dans la deuxième tâche puisque le changement semble toujours initié par le domaine externe, mais transite par le domaine des conséquences pour ensuite viser le domaine de la pratique. La compétence à analyser est toujours visée dans cette tâche, mais elle inclut une analyse de pratique qui n’est pas considérée comme efficace par le participant. Par conséquent, le diagnostic du problème implique que le participant parte des conséquences de sa pratique pour en faire une analyse critique. Ici aussi, un des apports du modèle est de nous confirmer que la nature des tâches induit une certaine séquenciation du changement.

40La séquence de changement de la troisième tâche se distingue des deux précédentes dans le sens où même si elle est toujours initiée par le domaine externe, le domaine de la pratique est convoqué par la compétence de conception, qui est une composante essentielle de l’évaluation des apprentissages. Les effets de cette conception sont par la suite anticipés pour valider les connaissances mobilisées (domaine personnel) par le participant pour concevoir un nouveau type de grille. L’apport de notre travail permettrait donc d’éclairer en quoi la planification de certains types de tâches complexes facilite le repérage d’un certain développement professionnel en termes de séquences de changement au regard des compétences que la formation souhaite développer.

6. Conclusion

41Les enjeux du développement professionnel en évaluation des apprentissages font partie des objets de recherche en pédagogie de l’enseignement supérieur. Généralement abordés sous l’angle de l’absence ou du manque de formation continue, on y dénonce le fait que les formateurs en milieu universitaire éprouvent des besoins d’apprentissage auxquels ils trouvent une réponse relativement peu formalisée, ce qui les amènent à développer des pratiques basées sur leur expérience personnelle, fortement contraintes par la culture professionnelle ambiante et potentiellement peu adaptées aux besoins d’apprentissage des étudiants.

42Dans ce contexte, le dispositif de formation créditée en évaluation des apprentissages, s’inscrivant dans le cadre d’un microprogramme en pédagogie de l’enseignement supérieur offert à distance par une université québécoise, permet aux participants d’aborder l’ensemble des concepts, des principes et des procédures relatifs à l’analyse, à la planification et à la conception de démarches évaluatives formatives et certificatives, contextualisées à leur discipline d’enseignement.

43La compréhension des retombées de cette formation sur le développement professionnel des participants est le but de la recherche présentée. Pour décrire les mécanismes de ce développement, nous avons eu recours au modèle interconnecté de développement professionnel de Clarke et Hollingworth (2002). Ce modèle généraliste permet de saisir comment les apprentissages effectués dans le cadre d’une formation continue génèrent des changements dans quatre domaines. Les domaines dits externe, personnel, de la pratique et des conséquences constituent des dimensions du changement interreliées en séquences que nous avons pu repérer chez un participant (notre cas à l’étude). Ces interrelations sont caractérisées par des médiations de type réflexif ou énactif. Il importe de souligner que le caractère énactif est cependant limité dans cette recherche puisque nous n’avons pas eu l’occasion d’observer le participant en contexte de pratique réelle. Cependant, nous considérons que la nature réflexive de ses apprentissages devrait lui permettre d’anticiper les conséquences de changements sur ses étudiants à défaut de les observer réellement. Si le modèle de Clarke et Hollingworth (2002) permet d’établir sur un long terme l’existence de parcours de croissance professionnelle durables, notre recherche ne présente pas cet aspect. Mentionnons toutefois qu’il fera partie de travaux doctoraux de la deuxième auteure.

44De manière plus circonscrite, nos objectifs visent 1) la caractérisation du domaine de changement externe constitué de l’ensemble des savoirs référentiels potentiels abordés dans le cadre du cours et 2) la caractérisation des séquences de changement des participants. Notre étude vise à démontrer en quoi le recours au modèle interconnecté de développement professionnel de Clarke et Hollingsworth (2002) appliqué dans une formation continue en évaluation peut être utile pour décrire les apprentissages professionnels qui y sont réalisés. Nous avons sélectionné un seul participant puisque notre objectif était d’exemplifier à petite échelle et de manière exploratoire l’usage du modèle.

45Pour identifier ces séquences de changement et les médiations effectuées, nous avons recueilli et analysé le contenu d’une entrevue préalable au cours et de trois artefacts constitués de travaux écrits exigés aux cours du cheminement du participant à la cinquième, à la dixième et à la quinzième semaine de cours, soit à chaque fois au tiers du cours (1/3, 2/3, 3/3). Les réflexions conclusives de ces travaux permettaient aux participants d’exprimer de manière rétrospective en quoi consistaient leurs apprentissages dans une perspective de développement professionnel en lien avec la tâche effectuée.

46En termes de séquences de changement, les résultats montrent que le participant réfère aux changements externes comme point de départ de son processus dans les trois tâches exigées, ce qui a priori nous semble logique considérant la posture motivée qu’il adopte dans le cadre d’une formation créditée. Interconnecté à ce domaine, le domaine de changement personnel traduit la mobilisation de nouvelles connaissances pour repérer dans les pratiques actuelles d’éventuelles problématiques ou pour guider la conception de nouveaux instruments d’évaluation et anticiper les conséquences positives de cette innovation sur les compétences des étudiants. Ainsi, l’environnement de changement semble donc positivement initier une démarche de développement professionnel, mais la relation avec les autres domaines de changement semble varier en fonction de la tâche.

47À la suite de l’analyse de nos résultats, nous considérons que les tâches de nature conceptuelle et réflexive sollicitent davantage des médiations réflexives sous forme d’anticipation d’une action (plutôt qu’énactives) entre le domaine personnel (connaissances) et le domaine de la pratique.

48La tâche de conception sollicite davantage le domaine de changement de pratique et des conséquences. Bien que ces résultats ne permettent pas d’affirmer avec certitude l’existence d’un parcours de croissance professionnelle sur le long terme, le repérage des séquences de changement permet de qualifier les retombées de la formation sur les apprentissages du participant. Certains concepts et principes abordés dans le cadre du cours semblent avoir produit un autoapprentissage efficace, potentiellement transformateur de certaines conceptions de l’évaluation et de pratiques existantes. Il est particulièrement intéressant de découvrir comment la nature des tâches proposées permet de rendre compte de modifications dans certains domaines de changement plutôt que dans d’autres. Bien que fondés sur une recherche à très petite échelle, ces résultats semblent confirmer que la conception de formations en évaluation doit s’articuler autour de tâches mobilisant trois compétences centrales : la réflexion, la planification et la conception. Nos constats rejoignent les propos de Vial (2012) selon lesquels la conceptualisation et la problématisation sont les piliers d’une formation en évaluation.

49Le choix des moyens pour favoriser une démarche de professionnalisation en évaluation impliquent une réflexion sur les enjeux du développement professionnel considéré comme un parcours non linéaire. En effet, l’adoption de nouvelles pratiques évaluatives requiert un important travail conceptuel préalable mais toujours connecté à un référent concret, une expérience, des constats de nature pragmatique. Le déplacement critique gagne à être nourri théoriquement, mais en lien avec un ancrage expérientiel, et fondé sur la liberté de choisir quels principes nous interpellent, quels outils nous stimulent en fonction de situations professionnelles réelles. Le repérage de séquences de changement, dans des travaux réflexifs produits dans le cadre d’une formation créditée semble montrer que le professionnel en développement profite avantageusement de choix pédagogiques fondés sur un alignement entre le contenu de formation, les tâches proposées et un modèle de développement professionnel sous-jacent. Le modèle générique que nous avons utilisé permet à notre avis de rendre compte de cet alignement.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Adaptation à l’évaluation des apprentissages du modèle interconnecté de la croissance professionnelle de Clarke et Hollingsworth (2002)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Isabelle Nizet, Josée-Anne Côté et Christelle Lison, « Le développement professionnel en évaluation des apprentissages d’enseignants du supérieur »Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 38(2) | 2022, mis en ligne le 19 septembre 2022, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ripes/4094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ripes.4094

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Isabelle Nizet

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