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Dossier - Croyances et pratiques professionnelles des enseignants

Origines et évolutions des croyances et pratiques des enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse

Origins and evolutions of the beliefs and practices of teachers in professional training in Switzerland
Orígenes y evoluciones de las creencias y prácticas docentes en la formación profesional en Suiza
Céline Girardet
p. 135-143

Résumés

Cet article propose des clés de compréhension sur les origines des croyances et pratiques ainsi que sur les relations entre celles-ci en s’appuyant sur une thèse de doctorat étudiant l’évolution des croyances et pratiques de gestion de classe des enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse. Trois univers de référence sont mis en lumière : l’univers des croyances préalables, l’univers de la formation pédagogique et l’univers de la pratique professionnelle. Finalement, une réflexion sur l’articulation entre ces univers est proposée.

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Texte intégral

  • 1 Codirigée par les professeurs Jean-Louis Berger et Lucie Mottier Lopez.

1Cet article s’appuie principalement sur notre thèse de doctorat (Girardet, 2017)1 dans le contexte de la formation à l’enseignement professionnel en Suisse francophone, qui portait sur l’évolution des croyances et pratiques des enseignant(e)s relatives à la gestion de classe. Les résultats de ce travail de thèse offrent des clés de compréhension des relations entre croyances et pratiques ainsi que sur les origines de celles-ci.

  • 2 L’école obligatoire en Suisse dure onze ans et recouvre les degrés primaire et secondaire I. Le deg (...)

2En Suisse, les enseignant(e)s de la formation professionnelle forment la majorité des jeunes. En effet, la formation professionnelle initiale est la voie la plus couramment empruntée (plus de deux tiers des jeunes) après la scolarisation obligatoire2, généralement selon un modèle dual : les apprenti(e)s étudient les connaissances théoriques à l’école professionnelle et développent des compétences pratiques spécifiques au métier choisi dans une entreprise formatrice. Il existe deux types d’enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse : les enseignant(e)s de culture générale (incluant entre autres les langues, l’informatique, l’économie, le droit, la citoyenneté), et les enseignant(e)s de contenus spécifiques au métier. Parmi ces derniers, certains enseignent des contenus théoriques (connaissances liées à la profession), et d’autres des contenus pratiques (compétences pratiques attendues pour le métier). Pour tout ce qui concerne l’enseignement théorique (culture générale et contenus/métiers théoriques), la formation en école professionnelle peut se rapprocher de l’enseignement obligatoire au niveau de sa forme : les contenus sont généralement enseignés dans des classes de nombre variable mais relativement restreint. Les pratiques professionnelles de ces enseignant(e)s ne semblent pas différer grandement des pratiques professionnelles des enseignant(e)s en contexte scolaire (secondaire I). Ces enseignant(e)s rapportent d’ailleurs s’inspirer de leurs souvenirs d’école pour construire leur identité enseignante (Girardet et Berger, 2017). Les défis rencontrés sont également similaires à ceux de l’enseignement du secondaire, avec des élèves adolescents dont les multiples intérêts personnels passent souvent avant l’intérêt pour la branche enseignée.

3Les enseignant(e)s de la formation professionnelle sont engagé(e)s comme enseignant(e)s dans des écoles professionnelles sans avoir suivi de formation initiale. Pour la plupart des cantons suisses, ce n’est qu’après quelques années d’enseignement que ces enseignant(e)s en activité doivent suivre une formation pédagogique dans un institut consacré. Les enseignant(e)s en activité principale (taux d’activité ≥ 50 %) suivent un programme de formation sur deux ou trois ans en cours d’emploi (1 800 heures correspondant à 60 crédits ECTS, un ou deux jours par semaine). La formation repose sur une approche qui favorise la référence constante aux situations concrètes de l’activité enseignante3.

4Nous adoptons ici une définition « large » de la gestion de classe, qui ne se réduit pas au traitement de perturbations ni à la gestion des comportements. La gestion de classe, telle que nous l’entendons, se réfère aux mesures prises par les enseignant(e)s pour créer un environnement qui soutient et facilite l’apprentissage tant scolaire que socioaffectif. Ainsi, la gestion de classe se réfère à une variété de pratiques d’enseignement visant à prévenir l’apparition de perturbations, telles que l’établissement de bonnes relations entre élèves et enseignant(e)s, le maintien de la motivation des élèves et la création d’activités qui facilitent leur engagement. De manière caricaturale et certainement trop dichotomique, les croyances et pratiques de gestion de classe peuvent s’opposer en deux pôles. D’un côté, nous trouvons des pratiques liées à des croyances en le bien fondé d’écouter les élèves, de les encourager à trouver les réponses, d’utiliser une communication empathique et bienveillante, ou encore d’encourager le développement de leur motivation intrinsèque. Ces croyances sont également en lien avec des croyances pédagogiques constructivistes qui placent l’élève au centre, en tant que participant actif au processus d’apprentissage. De l’autre côté, nous trouvons des croyances pédagogiques transmissives, avec l’enseignant(e) au centre et les élèves considérés comme des destinataires passifs. Dans un tel modèle, l’enseignant(e) utilise des stratégies motivationnelles extrinsèques (par exemple en faisant appel à des récompenses ou à des punitions), utilise un langage coercitif, donne à ses élèves les réponses (en se positionnant comme détenteur ou détentrice du savoir).

5Dans cet article, nous proposons de mettre en lumière les relations entre croyances et pratiques de gestion de classe, ainsi que leurs origines, au travers d’études analysant l’évolution des croyances et pratiques ainsi que les facteurs participant à cette évolution. Ces facteurs peuvent être considérés comme des ressources ou influences pour les enseignant(e)s, donnant ainsi à voir des éléments de compréhension sur l’origine de leurs croyances et pratiques.

  • 4 Mansfield et Volet (2010) distinguent trois mondes : Le PastRealWorld se réfère au monde des croyan (...)
  • 5 Sur ces travaux, voir notamment Girardet (2018), Girardet et Berger (2018), Girardet et Berger (201 (...)

6Sur la base d’une conceptualisation de Mansfield et Volet (2010)4 adaptée au contexte des enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse, nous proposons de développer trois « univers de référence » pouvant être à l’origine des croyances et pratiques : (a) l’univers des croyances préalables, (b) l’univers de la formation pédagogique, et (c) l’univers de la pratique professionnelle. Nous présenterons des éléments de compréhension de l’influence de ces univers sur les croyances et pratiques, en étayant nos propos par des exemples issus de deux études par entretiens réalisées auprès d’enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse. Ces deux études faisaient partie d’un projet de recherche longitudinal plus vaste visant à étudier l’évolution des croyances et pratiques enseignantes5.

L’univers des croyances préalables

7Les croyances préalables se réfèrent aux croyances des enseignant(e)s avant leur entrée en formation. Ces croyances forment un réseau qui est principalement basé sur les expériences passées des individus. Richardson (1996) catégorise les origines des croyances préalables comme suit : les expériences personnelles (visions de l’éducation, culture, visions du monde et trajectoires de vie), les expériences de l’école et de l’instruction (expériences avec des enseignant(e)s en tant qu’élèves), et les expériences avec les connaissances formelles (par exemple, au travers des contenus scolaires ou de lectures personnelles). Les croyances préalables agissent comme des filtres au travers desquels passe toute nouvelle information. Elles constituent donc inévitablement un univers de référence pour les enseignant(e)s.

8La recherche a mis en évidence deux caractéristiques des croyances préalables qui peuvent influencer l’évolution des croyances et pratiques : leur degré de nouveauté dans l’esprit des enseignant(e)s et leur degré de connexion avec d’autres croyances (Girardet, 2018).

9Une croyance relativement nouvelle dans l’esprit des enseignant(e)s évoluerait plus facilement qu’une croyance durablement ancrée. L’apprentissage par l’observation résultant de la familiarité des enseignant(e)s avec le paysage de la salle de classe est un exemple typique de croyances qu’il est difficile pour les enseignant(e)s de changer parce qu’elles sont entretenues depuis leur propre expérience de l’école. Certain(e)s enseignant(e)s interrogé(e)s dans nos études ont révélé avoir été influencé(e)s par d’ancien(ne)s enseignant(e)s qu’elles et ils considéraient comme des modèles pour leur propre enseignement. C’est le cas d’Éric, qui explique la provenance de ses pratiques pour gérer un élève passif (le laisser dormir en classe, puis lui demander un rapport complet du cours pour la semaine suivante) en ces mots :

« C’est parce que je pense que j’ai eu des bons enseignants quand j’étais à l’école et puis voilà j’imite simplement ce qu’ils faisaient. […] C’est quelque chose que je faisais et que je fais toujours, et je pense que c’est juste. » (Éric)

10Nombre d’auteur(e)s ont émis l’hypothèse que l’évolution des croyances et pratiques varie selon le degré d’ancrage des croyances préalables dans le répertoire cognitif de l’enseignant(e). Ainsi, certain(e)s enseignant(e)s entrent en formation avec des croyances fortement ancrées, qui vont filtrer, sélectionner, les informations reçues (que ce soit lors d’une formation pédagogique ou ailleurs). Nous empruntons à McDiarmid (1992) la métaphore de la toile d’araignée. Les fils de la toile, symbolisant les croyances, sont liés entre eux et forment une toile d’une incroyable résistance ; parvenir à altérer l’un des nombreux fils diminue à peine la force du tout. Pour certain(e)s des enseignant(e) s interrogé(e)s dans nos études qui se sont montré(e)s réticent(e)s à changer leurs pratiques d’enseignement et leurs croyances pédagogiques, l’absence de changement était liée à l’existence de croyances connexes. Ce fut par exemple le cas de Thomas, qui semble avoir trouvé pertinents les apports de la formation pédagogique sur les bénéfices d’une approche constructiviste de l’enseignement, mais qui semble finalement avoir rejeté cette innovation dans sa pratique en fonction d’une autre croyance non remise en question. Cette croyance était la conviction de Thomas que la transmission était la seule méthode qui lui permettait de couvrir l’ensemble du programme d’études dans le temps imparti. Thomas a donc continué à privilégier une pédagogie majoritairement transmissive. L’idée que les croyances sont plus difficiles à changer si elles sont liées à des croyances similaires est bien reflétée dans le travail de Chi (2008), qui considère les croyances individuelles comme faisant partie d’un modèle mental plus large caractérisé par un assemblage de croyances. Cette auteure explique qu’une croyance unique peut être révisée plus facilement qu’une même croyance faisant partie d’un modèle mental constitué d’autres croyances qui vont dans le même sens.

11Ces études nous informent donc du rôle prépondérant de l’univers des croyances préalables comme origine de l’adoption de croyances et pratiques, et procurent un exemple de la façon dont les croyances peuvent influencer les pratiques professionnelles.

L’univers de la formation pédagogique

  • 6 Un exemple de perspective non conventionnelle de l’enseignement et de l’apprentissage est la classe (...)
  • 7 Par innovations, nous entendons des pratiques qui non seulement se distinguent des normes en vigueu (...)

12L’univers de la formation pédagogique est plus circonscrit que celui des croyances préalables, car la formation n’intervient généralement que durant un court laps de temps, à un moment donné de la vie des enseignant(e)s. La question est donc de concevoir des formations pédagogiques qui restent des ressources dans le répertoire des enseignant(e)s. Les différentes études réalisées dans notre thèse ont abouti à des recommandations relatives à la conception des formations pédagogiques pour que celles-ci représentent des leviers d’action pour faire évoluer les croyances et pratiques de gestion de classe. Parmi celles-ci se trouve l’importance de donner à voir des modèles pédagogiques innovants, que les enseignant(e)s peuvent confronter à leurs croyances préalables. La recherche a montré que donner à voir des exemples pédagogiques « extrêmes », en utilisant par exemple du matériel controversé dans des perspectives non conventionnelles de l’enseignement et de l’apprentissage6, peut représenter un puissant levier de changement. Étudier le « non conventionnel » dans la formation à l’enseignement permettrait de rompre avec la tendance des enseignant(e)s à revenir aux modèles d’enseignement intégrés depuis leurs souvenirs d’école (univers des croyances préalables), en offrant des exemples mémorables d’innovations7 (Girardet, 2017).

13Il est également nécessaire d’encourager les enseignant(e)s à mettre en pratique les innovations pédagogiques étudiées. Sortir de sa zone de confort peut représenter un défi pour les enseignant(e)s. Cependant, même si les enseignant(e)s ne croient pas au premier abord en l’efficacité des stratégies pédagogiques qu’elles et ils mettent en pratique, des expériences positives dans la classe peuvent amener à une évolution de leurs croyances en l’efficacité de telles stratégies (Baron, 2015). Lors de cette mise en pratique, il est également important d’offrir un soutien à la réflexion sur les pratiques. Simplement alterner entre les contextes de la formation pédagogique et de la pratique en classe ne garantit pas l’évolution des croyances et pratiques. Faire l’expérience de pratiques ne peut porter ses fruits que si cette mise en pratique est accompagnée d’une démarche réflexive.

14Pour illustrer ce levier, nous prenons les exemples de Jack et d’Arthur qui ont tous deux été marqués par une stratégie pédagogique non conventionnelle : celle de « l’enseignant(e) ignorant(e) ». Cette stratégie « casse » la représentation de l’enseignant(e) qui détient le savoir et situe les apprenant(e)s comme ceux qui sont responsables d’amener des connaissances à l’enseignant(e) qui ne sait pas.

15Lorsque Jack a commencé à enseigner la culture générale et les mathématiques, il considérait qu’il devait être « celui qui détenait le savoir, celui qui devait tout savoir alors qu’on sait que c’est pas possible de tout savoir ». Jack décrit sa manière d’enseigner à ses débuts avec les mots suivants :

« J’étais l’enseignant et puis l’enseignant on le respecte, on l’écoute, on fait tout ce qu’il dit. J’avais aucune attention pour mes élèves, ils arrivaient en pleurs ou en souriant, j’en avais rien à cirer. C’était le cours, il fallait assimiler ça, il fallait y arriver, point barre. J’étais vraiment quelqu’un de très rigide. […] Pour moi un élève, c’était celui qui ignore. » (Jack)

  • 8 Un squelette grandeur nature habillé « en jeune » avec une casquette et des lunettes, dont il avait (...)

16Lorsqu’il a réalisé qu’il souffrait de sa manière d’enseigner et que cela ne convenait pas à ses élèves, Jack a décidé de changer. Cette décision, prise avant son entrée en formation, prend son origine notamment dans un évènement marquant – une discussion avec une élève qu’il considérait comme « nulle » (selon les mots de Jack) et au cours de laquelle il a appris que cette élève parlait parfaitement cinq langues et était en train d’apprendre sa sixième, le français – qui lui a fait se rendre compte que les élèves aussi peuvent avoir des connaissances et qu’il était important de s’intéresser à elles et eux. Parmi ses changements, Jack a créé une marionnette représentant un enseignant factice8 qui sait tout, qu’il a prénommé Harry. Il a ainsi établi le fait que lui-même, Jack, ne détenait pas tout le savoir, contrairement à Harry. Régulièrement, Jack dit à ses élèves de « demander à Harry », ce qui signifie qu’ils doivent aller chercher la réponse au moyen de ressources à leur disposition. Son utilisation d’Harry a commencé avant la formation pédagogique. Sa pratique s’est ensuite affinée avec la formation, au cours de laquelle il en a fait un objet de réflexion (notamment l’objet de son mémoire), ce qui lui a permis de mettre du sens et de la théorie sur cette pratique mise en place intuitivement. Jack explique que la formation pédagogique lui a profité principalement grâce à certain(e)s formateurs et formatrices expert(e)s mais modestes, ayant « cet amour pour les autres » (Jack), dont il s’est inspiré afin de se créer de nouveaux modèles de référence et de se libérer ainsi des modèles d’enseignant(e)s qu’il avait eus par le passé. Jack relate que la mise en place de cette innovation, « l’enseignant(e) ignorant(e) », ainsi que les modèles de ces formateurs et formatrices lui ont permis de changer sa croyance qu’en tant qu’enseignant, il devait tout savoir. Au moment de l’entretien, Jack a offert une vision intéressante de l’enseignant qu’il était à ses débuts :

« J’étais pas un enseignant, j’étais un comédien, j’étais un acteur… qui jouait à quelque chose qu’il ne sentait pas du tout, qui jouait aux enseignants comme moi j’avais eus. Donc je fonctionnais exactement comme les enseignants que j’avais détestés et j’avais tout simplement reproduit des attitudes parce que je ne connaissais pas autre chose que ça, rien d’autre que ça. » (Jack)

17Contrairement à Jack qui a mis en place cette stratégie de « l’enseignant(e) ignorant(e) » de manière intuitive (avant d’en enrichir la compréhension et l’usage grâce à la formation), Arthur a pris connaissance de cette stratégie au cours de la formation pédagogique. Il a essayé de la mettre en pratique lors d’un remplacement dans une discipline qui ne lui était pas familière (pour laquelle il se sentait donc réellement « ignorant »), sans vraiment y croire. Devant le constat de l’efficacité et de la productivité de cette stratégie pour l’apprentissage des élèves, Arthur a continué de la pratiquer, et ce même pour des contenus qu’il maîtrisait parfaitement. Il a beaucoup réfléchi à cette stratégie, qui a été la base de son travail de fin de formation. Ces exemples montrent que l’expérimentation de pratiques innovantes et mémorables peut représenter un levier puissant pour remettre en question des croyances préalables durablement ancrées, marquer les enseignant(e)s et ainsi représenter un univers de référence sur lequel se basent leurs croyances et pratiques. Dans nos exemples, nous voyons également que l’adoption d’une pratique peut être à l’origine d’une évolution des croyances.

L’univers de la pratique professionnelle

18En tant qu’êtres humains, nous avons tendance à aligner nos croyances et pratiques sur celles qui sont partagées par le groupe social auquel nous appartenons. Les croyances et pratiques encouragées (implicitement ou explicitement) dans un établissement scolaire peuvent donc avoir un impact considérable sur les croyances et pratiques des enseignant(e)s qui y exercent. Par exemple, le désir des enseignant(e)s de s’intégrer dans l’école ou dans un groupe de collègues peut représenter un obstacle au changement vers des croyances et des pratiques encouragées dans la formation pédagogique, si les pratiques encouragées au sein de l’école ou par les collègues ne correspondent pas à celles de la formation. Pour illustrer cela, nous prenons les exemples d’Antoine et d’Alice, travaillant l’un et l’autre dans de grandes écoles professionnelles dont la culture d’établissement semble être en décalage avec les croyances et pratiques encouragées dans la formation à l’enseignement. Ces cas relatent deux expériences différentes : Antoine partage les croyances et pratiques de son contexte professionnel ; Alice partage les croyances et pratiques encouragées au sein de la formation pédagogique, qui sont en décalage avec les croyances et pratiques encouragées dans son contexte professionnel.

19Au cours de l’entretien, Antoine décrit sa réaction face à un élève perturbateur dans sa classe (dans laquelle il enseigne seul) en utilisant systématiquement les pronoms « on » et « nous ».

« On le sortait, on lui mettait des remarques. […] Le seul moyen de le gérer c’était plutôt de le sortir de la classe. […] Mais nous on n’a pas vraiment trouvé de solution pour cet apprenti. » (Antoine)

20Interrogé sur son utilisation du pronom « nous », Antoine explique qu’il voulait se référer à lui et à ses collègues : « On a une équipe qui marche bien et quand on a des problèmes, on peut échanger avec les collègues ». Ainsi, Antoine semble être influencé par les pratiques et les croyances de ses collègues de l’école :

« Si les collègues ont une mauvaise expérience avec un [apprenti], ils me la disent puis j’essaie de pas trop me baser là-dessus, mais c’est vrai que, involontairement, on est quand même un peu aiguillés dans nos choix ou dans nos a priori, en tout cas. » (Antoine)

21Dans son cas, le contexte a clairement participé à la constitution de ses croyances et pratiques, au point que cet univers a pris le dessus sur les enseignements prodigués au sein de la formation pédagogique. Cet exemple montre que la solidarité entre enseignant(e)s dans un groupe professionnel au sein d’une institution scolaire peut renforcer des croyances traditionnelles et transmissives (dans le cas d’Antoine, la croyance en l’efficacité de la punition et de l’exclusion).

22Alice avait le sentiment que ses convictions en matière de pédagogie étaient éloignées des normes de son école. Cette enseignante a essayé de parler de ses idées d’innovations pédagogiques avec ses collègues, mais elle a eu l’impression que ces derniers s’en étaient moqués, au point qu’elle se sentait intentionnellement ignorée par les groupes de collègues lorsqu’elle les saluait. Elle ne se sentait pas acceptée dans son école en raison de ses croyances.

« Le grand avantage de notre école c’est qu’elle donne le programme, le support, les exercices, les corrigés. […] Tu as le programme, tu as les exercices, tu as les corrigés. T’as ta classe. Punkt Schluss ! Vous voyez ? Et moi, là aussi j’ai compris, par la formation que ce que j’aimais vraiment c’était créer des jeux de rôles, c’était être avec les élèves, faire une visite peut-être à quelque part, enfin, être dans la création, l’innovation, la pédagogie. Plus que dans le… excusez-moi du terme, mais le gardiennage de classe où vous enseignez de manière industrielle, voilà le corrigé, exercice, on corrige. » (Alice)

23Les croyances et pratiques véhiculées dans son établissement l’ont empêchée d’être l’enseignante qu’elle voulait être, en lui faisant adopter des pratiques de gestion de classe de type contrôlant et transmissif, mais elles ne l’ont pas empêchée de garder ses convictions en matière de méthodes pédagogiques. Alice était très consciente de sa situation, qui représentait pour elle un dilemme éthique :

« J’ai pas envie de devenir une enseignante qui fait “avertissement, avertissement, coche, coche, coche, deux heures [de retenue]”. Mais, je sais aussi que c’est pas moi qui vais changer l’institution ni les collègues. Donc, maintenant j’en suis à un stade où j’ai accepté l’idée que c’était plutôt à moi de gentiment chercher à aller ailleurs pour être vraiment bien. » (Alice)

24Dans le cas d’Alice, les normes institutionnelles n’ont pas influencé ses croyances pédagogiques. Elles ont cependant influencé ses pratiques, car elle ne se sentait pas libre de mettre en œuvre des pratiques innovantes dans sa classe.

25Des standards, normes ou contraintes institutionnelles peuvent réduire l’autonomie des enseignant(e)s en leur imposant certaines pratiques. Par exemple, imposer un plan de management du comportement pour tous les enseignants d’une même école (ce qui était le cas pour Alice), ou imposer des épreuves externes que tous les élèves doivent passer au même moment, peut réduire l’autonomie perçue (et effective) des enseignant(e)s. Ces pressions institutionnelles peuvent encourager l’adoption de pratiques plus transmissives (Pelletier, Séguin-Lévesque et Legault, 2002).

26Nos exemples s’ancrent dans des contextes institutionnels valorisant des pratiques et croyances pédagogiques transmissives, plutôt centrées sur les enseignant(e)s. Nous imaginons cependant que l’impact du contexte et des groupes professionnels sur les croyances et pratiques des enseignant(e)s peut être tout aussi fort dans un établissement encourageant des pratiques plus constructivistes et centrées sur les élèves. Un environnement professionnel favorisant l’autonomie des enseignant(e)s peut faciliter l’expérimentation de pratiques innovantes (Girardet et Berger, 2018), expérimentation qui peut jouer un rôle déterminant dans l’évolution des croyances, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Dans tous les cas, le contexte dans lequel exercent les enseignant(e)s représente un des univers de référence de leurs croyances et pratiques.

Articulation entre les univers de référence

27Nous avons mis en lumière trois « univers » d’où émergent les croyances et pratiques enseignantes. Il est également important de reconnaître et d’étudier l’articulation entre ces univers de référence. Mansfield et Volet (2010) ont étudié les consonances et dissonances entre ces univers. Lorsque les expériences dans les trois univers sont cohérentes ou complémentaires, les participant(e)s à leur étude ont graduellement évolué et appris, en combinant leurs croyances préalables, celles valorisées par la formation pédagogique et les expériences vécues sur le terrain. Cependant, des dissonances peuvent survenir entre ces univers de référence. Des dissonances entre les expériences vécues dans la pratique professionnelle et les cours dispensés dans la formation pédagogique peuvent permettre une remise en question des croyances préalables. Cependant, les messages perçus comme contradictoires entre la formation pédagogique et la pratique semblent plutôt mener à une confirmation, voire à un renforcement des croyances préalables de l’enseignant(e) en formation. Nos recherches ont montré la puissance de l’univers de la pratique professionnelle et des croyances préalables face à l’univers de la formation pédagogique. Nous l’avons dit, les croyances préalables sont construites depuis l’enfance et sont donc difficiles à remettre en question. L’univers de la pratique professionnelle représente, de son côté, un univers de référence privilégié en ce qu’il évoque une communauté à laquelle l’enseignant(e) se sent appartenir dans son quotidien, ainsi qu’un contexte dans lequel il se voit évoluer dans son futur. La formation pédagogique est un univers plus circonscrit, intervenant à un temps T dans la vie de l’enseignant(e), souvent sur une durée relativement courte. Le poids de cet univers de référence est donc moindre par rapport à ceux des croyances préalables et de la pratique professionnelle. Dans le cas d’une dissonance entre l’univers de la formation pédagogique et les deux autres univers de références, il y a de fortes chances que la formation pédagogique ne fasse pas le poids. Cette idée renforce la recommandation de faire en sorte de prévoir, dans la formation pédagogique, des activités et contenus marquants, qui resteront dans la mémoire des enseignant(e)s comme une référence, grâce à leur caractère innovant et non conventionnel.

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Bibliographie

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GIRARDET C. (2018). « Why do some teachers change and others don’t? A review of studies about factors influencing in-service and pre-service teachers’ change in classroom management ». Review of Education, 6(1), p. 3-36. [DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1002/rev3.3104]

GIRARDET C. (2017). Explaining the evolution of vocational teachers’ classroom management beliefs and practices during teacher education. Thèse de doctorat, Université de Genève.

GIRARDET C. et BERGER J.-L. (2018). « Factors influencing the evolution of vocational teachers’ beliefs and practices related to classroom management during teacher education ». Australian Journal of Teacher Education, 43(4), p. 138-158. [DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.14221/ajte.2018v43n4.8]

GIRARDET C. et BERGER J.-L. (2017). « Facing student disengagement: Vocational teachers’ discourse on the evolution of their class room management practices ». Journal of Educational Research Online, 9(3), p. 114-140. En ligne: [https://www.waxmann.com/artikelART102917] (consulté le 30 juin 2020).

CHI M.T.H. (2008). « Three types of conceptual change: Belief revision, mental model transformation, and categorical shift ». Dans S. Vosniadou (dir.), Handbook of research on conceptual change. Hillsdale, USA : Erlbaum, p. 61-82. En ligne : [https://bit.ly/3kjevgS] (consulté le 30 juin 2020).

MANSFIELD C. et VOLET S. (2010). « Developing beliefs about classroom motivation: Journeys of preservice teachers ». Teaching and Teacher Education, 26, p. 1404-1415. [DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1016/j.tate.2010.04.005].

MCDIARMID G.W. (1992). « Tilting at webs of belief: Field experiences as a means of breaking with experience ». American Educational Research Association meeting, San Francisco, USA.

PELLETIER L., SEGUIN-LEVESQUE C. et LEGAULT L. (2002). « Pressures from above and pressures from below as determinants of teachers’ motivation and teaching behaviors ». Journal of Educational Psychology, 94(1), p. 186-196. [DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1037//0022-0663.94.1.186].

RICHARDSON V. (1996). « The role of attitudes and beliefs in learning to teach ». Dans J. Sikula (dir.), Handbook of research on teaching. New York: MacMillan, p. 905-945.

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Notes

1 Codirigée par les professeurs Jean-Louis Berger et Lucie Mottier Lopez.

2 L’école obligatoire en Suisse dure onze ans et recouvre les degrés primaire et secondaire I. Le degré primaire se déroule sur huit ans, et le degré secondaire I sur trois ans. Suite à l’école obligatoire, les jeunes peuvent entrer en formation professionnelle initiale à partir de l’âge de 15 ans.

3 Le concept de la formation et ses contenus sont décrits sur : https://www.iffp.swiss/nouveau-concept-de-formation (consulté le 3 août 2020).

4 Mansfield et Volet (2010) distinguent trois mondes : Le PastRealWorld se réfère au monde des croyances préalables, l’ITWorld se réfère au monde de la formation initiale, et le FieldWorld se réfère au monde de la pratique (plus particulièrement dans le cadre de stages effectués par les enseignant(e)s en formation).

5 Sur ces travaux, voir notamment Girardet (2018), Girardet et Berger (2018), Girardet et Berger (2017).

6 Un exemple de perspective non conventionnelle de l’enseignement et de l’apprentissage est la classe inversée. Dans la classe inversée, les élèves étudient le matériel de cours à la maison et appliquent ce qu’elles et ils ont appris en classe avec le soutien de l’enseignant(e). De cette façon, des évènements qui se déroulaient traditionnellement dans la classe se déroulent à l’extérieur de la classe, et vice versa. Dans une telle configuration, l’accent n’est plus mis sur l’enseignant(e), mais sur les élèves, qui interagissent et s’entraident, ce qui permet à l’enseignant(e) de les accompagner dans des tâches complexes et de se concentrer davantage sur les élèves en difficulté.

7 Par innovations, nous entendons des pratiques qui non seulement se distinguent des normes en vigueur (et sont ainsi non conventionnelles), mais aussi dont la recherche et la pratique ont montré des bénéfices pour les apprenant(e)s.

8 Un squelette grandeur nature habillé « en jeune » avec une casquette et des lunettes, dont il avait préalablement constaté le succès lorsqu’il l’avait créé et utilisé comme mascotte dans le cadre d’un emploi dans un service de prévention.

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Pour citer cet article

Référence papier

Céline Girardet, « Origines et évolutions des croyances et pratiques des enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 84 | 2020, 135-143.

Référence électronique

Céline Girardet, « Origines et évolutions des croyances et pratiques des enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 84 | septembre 2020, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/9633 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ries.9633

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Auteur

Céline Girardet

Céline Girardet est maîtresse assistante à l’Université de Genève dans le domaine « Évaluation et régulation des apprentissages dans les systèmes d’enseignement ». Elle a soutenu une thèse de doctorat portant sur l’évolution des croyances et pratiques de gestion de classe des enseignant(e)s de la formation professionnelle en Suisse. Ses intérêts de recherche portent notamment sur le développement professionnel des enseignant(e)s, la pédagogie universitaire et l’évaluation pour apprendre. Courriel : Celine.Girardet@unige.ch

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