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Dossier - Croyances et pratiques professionnelles des enseignants

Les paradoxes du « beau travail » des professeurs des premier et second degrés en France

The paradoxes of the “fine work” of primary and secondary teachers in France
Las paradojas del “magnífico trabajo” de los profesores de primer y segundo grados en Francia
Françoise Carraud
p. 125-133

Résumés

Comme tout travail, celui des enseignants est organisé par des croyances ou des représentations en lien avec le sens qu’ils donnent à leur activité quotidienne. Les enquêtes montrent que le sentiment de malaise des enseignants français, certes réel, n’empêche nullement le « plaisir » ou la satisfaction au travail. Sur quelles croyances, représentations ou normes s’appuie cette satisfaction ? À partir d’une réflexion sur la notion de norme, l’article met en évidence quelques normes du « beau travail » dans les premier et second degrés en France. Il montre un débat entre la norme d’efficacité, dont la mesure ne permet pas de travailler au quotidien, et celle de l’utilité. Être enseignant, c’est être utile aux enfants et adolescents qui, sans l’enseignant, ne connaîtraient pas la « culture ». Cette notion de culture, polymorphe, instable et qui fait aussi débat, reste au cœur du métier enseignant.

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Texte intégral

1Le travail des enseignants, comme tout travail, est organisé par nombre de croyances ou de représentations en lien avec le sens que ces enseignants donnent à leur activité quotidienne avec les élèves. Aujourd’hui de nombreux auteurs tendent à montrer le « malaise » des enseignants au travail, comme si ceux-ci ne trouvaient plus de sens à leur métier. Or ce sentiment de malaise, s’il est réel, n’empêche nullement le « plaisir » ou la satisfaction au travail (« 82 % des enseignants interrogés se déclarent (assez ou très) satisfaits de leur expérience professionnelle » (Billaudeau et al., 2014). Si les épreuves au travail sont nombreuses, les enseignants français sont donc, dans leur grande majorité, satisfaits de leur travail. Sur quelles croyances, représentations ou normes s’appuie cette satisfaction ? C’est à partir de la notion de norme et plus spécifiquement, de la norme du « beau travail » tant dans le premier degré (Robert et Carraud, 2018) que dans le second degré, à partir des travaux de Lantheaume (2008) et Barrère (2017) notamment, que s’articulera notre réflexion.

2Toutes ces réflexions portant sur le travail des enseignants des premier et second degrés sont inscrites dans des perspectives de sociologie pragmatique et d’analyse du travail – clinique de l’activité, psychodynamique du travail, ergologie. Cette approche par l’activité, qui subsume la notion de pratique, permet de mettre en évidence la réalité du travail ordinaire depuis les injonctions ministérielles jusqu’au détail de l’activité quotidienne de chacun. La notion de pratique, la plus fréquemment utilisée en éducation et en formation aujourd’hui, est particulièrement liée aux dispositifs dits « d’analyse de pratiques ». Clot (2017) en a montré les limites : entre de « supposées “bonnes pratiques” » qu’il conviendrait d’appliquer ou de faire appliquer, et ce qu’il nomme un « coussin compassionnel » ou un « amortisseur psychologique ». Ainsi, au-delà de la notion de pratique, celles de métier, de travail ou d’activité proposent une troisième voie reconnaissant à la fois les dimensions historiques et prescriptives, individuelles et collectives de l’activité professionnelle. À partir des travaux de Clot, le travail enseignant peut être considéré comme l’aboutissement de conflits créateurs (ou destructeurs) entre les différents niveaux de prescriptions, l’histoire du métier et celle de l’enseignant. Selon Schwartz (2009), le travail s’inscrit dans des conflits de normes ou des « dramatiques de l’activité », qui organisent des renormalisations en situation.

Croyances vs normes

3La notion de « croyance » ou de « représentation tenue pour vraie » est ici reprise et redéfinie comme « norme » afin d’introduire la notion de « renormalisation ». En effet, quelles que soient les croyances ou représentations des enseignants, ceux-ci sont toujours amenés à les renormaliser en situation. Yves Schwartz (ibid.) fait ainsi l’éloge des normes qu’il désigne comme « normes antécédentes ». Comme leur nom l’indique, ces normes sont antérieures à l’activité ; constituées à la fois de prescriptions génériques, d’expériences collectives sédimentées, d’histoire du métier, etc., elles forment une sorte de palimpseste qui oblige les travailleurs, un environnement, un tissu ou un milieu historique, philosophique, social ou encore psychologique qui imprègne et encadre toutes les activités humaines, y compris les activités pédagogiques. Pour les enseignants comme pour tous les travailleurs, ces normes antécédentes sont plurielles, complexes, de différents niveaux, et peuvent être en contradiction les unes avec les autres. Elles précèdent l’action, la devancent en l’orientant, mais elles sont constamment renormalisées par chacun, en situation, de façon toujours singulière pour, selon l’expression de Clot, « faire son travail malgré tout ». Historiques, sociales, individuelles et collectives – ces normes antécédentes renvoient bien à cette notion de croyance –, elles sont à la fois facilitatrices et sources de contraintes.

4Ainsi, cette notion de renormalisation, particulièrement féconde dans le champ de l’analyse du travail, permet notamment de saisir comment l’activité de travail, distincte de l’activité prescrite, comme le veut la tradition ergonomique, ne peut se réaliser sans ces normes qui sont aussi des anticipations de l’action. Si travailler ne peut être de seule exécution, si agir en situation ne peut être la simple application d’une prescription quelle qu’elle soit, le travail est de ce fait toujours une réponse, un dialogue avec toutes ces sollicitations ou convocations à agir, à produire, à réaliser. À cet égard, « l’activité s’invente toujours, avec son tissu, individuel et collectif, dans un débat de normes » (Schwartz, ibid.). Ainsi les renormalisations, nécessaires et inéluctables, ne se font pas sans rencontres, ni confrontations ou débats. Schwartz parle alors de « dramatique de l’activité », de « micro-drames » comme scènes actualisant les normes de comportements des acteurs, et revient sur la dimension axiologique de cette activité.

5Si, comme toute activité, le travail enseignant se conduit dans un débat de normes, dans ce texte nous voulons montrer la place de la norme du « beau travail » dans l’activité quotidienne. Cette norme du « beau travail » s’inscrit en premier lieu dans l’ensemble du cadrage du travail enseignant, sur lequel il faut revenir.

Le travail enseignant en France aujourd’hui : un fort cadrage institutionnel national

  • 1 Chiffres de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) 2018-2019.

6Les enseignants français sont 333 0001 dans le premier degré et 395 452 dans le second degré (pour le système public). Ces enseignants sont très majoritairement des femmes : plus de 70 % ; le premier degré étant féminisé à plus de 83 %. Elles exercent dans des établissements de tailles très différentes, inscrits dans des contextes sociogéographiques variés (centres de grandes ou de petites villes, milieux ruraux, banlieues favorisées ou défavorisées, etc.). Cette diversité a une forte influence sur les caractéristiques sociales de la population d’élèves accueillis et, bien sûr, sur l’ordinaire du travail des professionnels. Or, malgré plusieurs réformes de décentralisation qui ont renforcé le poids des collectivités locales (régions, départements et communes), le travail des enseignants reste uniformément cadré sur l’ensemble du territoire.

7Leur recrutement, qui se fait sur concours, se réalise au niveau national pour le second degré, académique pour le premier degré. L’organisation du système de formation est identique pour tous, même si ce dernier se décline quelque peu différemment en fonction des degrés d’enseignement et selon les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) ; il donne accès à un diplôme de niveau bac +5. Dans les établissements et les classes où ils sont affectés – en fonction d’une réglementation très complexe visant une égalité de traitement –, tous ces professeurs retrouvent une organisation scolaire quasi immuable. Des horaires fixes, des emplois du temps précis qui rassemblent des groupes d’élèves d’âges identiques avec un seul enseignant chargé de suivre un programme élaboré au niveau national.

8Cette constance, quasiment indépendante des lieux de travail, est essentielle à saisir pour comprendre les normes du travail des enseignants français. Ceux-ci sont, en effet, tout comme leurs élèves, les parents et l’ensemble du monde social, très attachés à la continuité de ces modalités de scolarisation qui représentent, à leurs yeux, la garantie d’une « égalité des chances » de tous les élèves et d’une parité entre les enseignants (voir l’intensité des débats sociopolitiques concernant tout projet de changement de cette organisation). Ceci alors même que chacun sait que cette identité à visée égalitaire n’est que de surface : les parents « consommateurs d’école » recherchent le « meilleur établissement » pour leurs propres enfants, tandis que les enseignants développent ce que l’on appelle une « carrière horizontale » pour travailler dans un établissement qui correspond le mieux à leurs attentes professionnelles et personnelles.

9D’un point de vue collectif, le système scolaire français apparemment rigide, tout en étant sans cesse réformé, fait l’objet de très nombreuses controverses qui produisent d’intenses polémiques, chacun ayant un avis au sujet de l’école et de sa « crise » et, par conséquent, à propos du travail des enseignants. Cette forte publicisation du métier enseignant, alors même que sa nature est finalement très peu et très mal connue, participe de ce qu’il est d’usage de nommer le « malaise enseignant ».

« Crise de l’école » et « malaise enseignant » ?

10Ces expressions actuelles ont une longue histoire qui ne sera pas reprise ici. Plusieurs auteurs ont dégagé différents types de facteurs à l’origine de ce malaise, en distinguant ceux qui pèsent directement sur le travail de l’enseignant dans la classe, et ceux qui, agissant indirectement, en diminuent l’efficacité et la motivation. Pour Françoise Lantheaume et Christophe Hélou (2008), la difficulté professionnelle est structurée autour de trois axes : l’usure morale des enseignants (leur difficulté à intéresser et à faire réussir les élèves, leur sentiment d’échec), la trop grande perméabilité entre les temps professionnels et personnels et, enfin, les questions de l’évaluation du travail, de sa qualité et de sa reconnaissance. Toutefois, ces auteurs montrent que le plaisir au travail existe aussi, même si, dans le contexte de dénonciation des conditions de travail, il peut paraître suspect et difficile à dire. C’est finalement cet équilibre, toujours hésitant, entre plaisir et souffrance, équilibre variable selon les contextes et les périodes de la vie, qui reste au cœur du métier enseignant.

11Plus récemment, Anne Barrère (2017) a traité cette question en la soumettant à des collectifs de professeurs en exercice. Dans son ouvrage, la sociologue retrace et souligne les effets de la massification scolaire et de la diversification des publics sur le travail des enseignants du second degré : autant de phénomènes qui ont multiplié les épreuves quotidiennes au travail et fait s’accroître le malaise des enseignants. Elle catégorise ainsi quatre types d’épreuves : « le deuil de la discipline », « la cyclothymie de la relation », « le fantôme de l’impuissance » et « les enjeux de la reconnaissance ».

12Pour le premier degré, la plupart des textes rapportant un éventuel « malaise » dans le primaire ou à une « crise » du métier, l’ont principalement fait en référence aux évolutions du statut social des instituteurs.

Les raisons institutionnelles du malaise sont multiples : la fin du monopole enseignant sur l’école qui doit fonctionner avec l’intervention de divers partenaires et en particulier les parents d’élèves, l’image des maîtres qui est souvent ternie, des réformes incessantes qui les perturbent. Lorsque plusieurs conditions institutionnelles néfastes sont réunies, on pense sérieusement à partir (Basco, 2003).

13Mais Basco montrait aussi que, si tous les maîtres pouvaient, au cours de leur carrière professionnelle, rencontrer des moments de doute, voire des périodes de crise, la grande majorité des enseignants du premier degré était, dans les années 1980, satisfaite de son métier.

14Plus récemment (2019), les sociologues Danner, Farges, Fradkine et Garcia se sont intéressées au « décrochage enseignant » comme « révélateur des transformations du métier dans le premier degré ». Leur hypothèse, confirmée par leur enquête, est la suivante :

Les conditions de travail jouent un rôle décisif dans les motifs de départ des enseignants. Les transformations des conditions d’exercice du métier, assez récentes, expliqueraient en partie l’attrition enseignante.

15Pourtant, si différents chercheurs ou journalistes estiment que le métier ne serait plus attractif, le rapport du Cnesco (2016) affirme, quant à lui, que le métier « attire toujours […] et est même souvent vécu comme une vocation ». Le rapport parle d’une « image contrastée » : « un paradoxe sur l’image du métier d’enseignant, que les étudiants considèrent comme attractif, mais pas du tout prestigieux », notant également que « les conditions d’exercice fragilisent l’attractivité du métier ».

16Ainsi l’unanimité faite autour de la notion de crise et de malaise enseignant se double d’une reconnaissance de leur satisfaction et même de leur plaisir au travail. Et c’est à partir des épreuves rencontrées par les enseignants que l’on peut saisir les normes du « beau travail ».

Des épreuves au « beau travail »

17Nos propres enquêtes à l’école primaire (Robert et Carraud, 2018) font apparaître que, malgré la grande diversité des conditions de travail, les professeurs des écoles ont le sentiment d’appartenir au même groupe professionnel dont le cœur de métier relie à la fois l’amour des enfants, l’intensité de la relation au groupe-classe, le désir de voir ces enfants devenir élèves, apprendre et progresser. Dans le second degré, si l’attachement à la discipline est essentiel pour la grande majorité des professeurs et peut supplanter l’amour des enfants plus propre au primaire, l’enrôlement des élèves et leur réussite sont aussi au cœur du métier.

18Ainsi, et sans toutes les développer, nous aborderons deux grandes formes d’épreuves qui font apparaître les normes du « beau travail » : celles liées à l’intensité de la relation au groupe classe (« la cyclothymie de la relation », selon Barrère (op. cit.), et celles liées aux apprentissages des élèves (« le fantôme de l’impuissance » (ibid.). Reprenant des expressions courantes dans le métier nous nommerons ces normes : « une classe qui roule » et « la petite lumière qui brille dans les yeux des élèves ».

Une classe qui roule

19Avoir « une classe qui roule » peut être vu comme un idéal du métier. Tant au premier qu’au second degré, il s’agit d’avoir une classe dans laquelle les élèves sont « autonomes ». Cette norme d’autonomie est très paradoxale puisqu’elle renvoie à des comportements non pas libres ou témoignant d’une forme d’indépendance, mais à des formes d’autocontrôle, ou d’autorégulation diraient certains psychologues.

20Les définitions de l’autonomie sont multiples : si l’autonomie désigne la capacité d’un objet, d’un individu ou d’un système à se gouverner soi-même, selon ses propres règles, elle fait aussi référence aux propriétés d’une entité qui est capable de fonctionner de manière indépendante, sans être contrôlée de l’extérieur ou sans apports matériels ou énergétiques en provenance de l’extérieur. La notion d’autonomie varie selon les domaines auxquels elle s’applique (en médecine, en politique, en sociologie, etc.). En pédagogie, il s’agit souvent de désigner ainsi les comportements des élèves qui rejoignent ceux attendus par les enseignants, sans qu’il soit nécessaire de les provoquer, de les encadrer ou de les contrôler. Ainsi dit-on d’un élève qui fait son travail seul qu’il est autonome. On le dit aussi pour un élève qui sait ranger le matériel ou se déplacer, sans enfreindre les règles scolaires et sans qu’il faille les lui rappeler.

21Pour Hameline (1999), l’autonomie est « un des lieux communs de l’éducation contemporaine ». Il parle même de pensée enthymématique : c’est-à-dire d’un discours consensuel, d’un allant de soi, avec lequel il est difficile d’être en désaccord. Dans ce sens, l’autonomie constitue bien une norme. Étant à la fois une prescription, une valeur et une habitude, l’autonomie renvoie à la définition du terme « norme » donnée par les dictionnaires. Le développement de l’autonomie de l’enfant est également une prescription et, en premier lieu, une prescription professionnelle : il figure explicitement dans les programmes, notamment celui de la maternelle. C’est également une valeur : d’une manière générale, il semble préférable d’être autonome plutôt que dépendant – même si les auteurs qui travaillent sur la notion de « care » ont bien montré que nous sommes « tous vulnérables » et finalement dépendants. C’est également une habitude, dans le sens où l’autonomie est envisagée comme un état habituel, quasi naturel. Cette naturalisation de l’autonomie, ainsi transformée en norme et en valeur, renvoie encore aux notions d’habitus ou de « disposition ». Pour les enseignants, cette norme antécédente de l’autonomie est, on le voit, très complexe. Sa naturalisation tend à leur faire considérer l’autonomie des enfants comme un acquis antérieur qui ne relèverait pas de leur propre action : ils déplorent alors le manque d’autonomie de leurs élèves (qui n’auraient pas développé cette compétence dans leur milieu familial ou dans les plus petites classes) et cherchent à ce que d’autres professionnels suppléent à cette défaillance.

22Ainsi, cette « norme antécédente », plurielle et contradictoire qu’est l’autonomie est au cœur de la norme professionnelle d’une « classe qui roule ». Pour certains enseignants, avoir une classe qui roule est une sorte de préalable ; pour d’autres, cela fait l’objet d’un réel et intense travail de socialisation dans la classe. Mais in fine, cette norme est bien une norme du « beau travail » qui se repère dans les commentaires relatifs à sa propre classe ou à la vision des classes des autres : les images de la « ruche », dans laquelle chacun fait ce qu’il a à faire sans qu’il soit nécessaire de le dire ou, à l’inverse, les images du groupe qui « boit les paroles » du maître, témoignant d’une forme de fascination collective dirigée vers le maître – voir en maternelle quand la maîtresse, joignant le geste à la parole, demande à ce que « tous les petits yeux » soient tournés vers elle. Notons que ces images du « beau travail » de la « classe qui roule », comme dans les usines, renvoient à des sensations corporelles, auditives notamment, et permettent de contrer cette difficulté souvent insurmontable : le bruit en classe. Dans la ruche, c’est un ronronnement ; dans l’intervention magistrale, c’est un silence quasi total.

23Avoir une « classe qui roule » est incontestablement lié aux questions de l’autorité, c’est-à-dire aux modalités de contrôle d’un groupe d’enfants ou d’adolescents qui sont, sans leur assentiment, rassemblés dans des espaces et des temps fortement contraints. Aujourd’hui, assurer l’autorité, ou son autorité, en classe est une épreuve parfois très douloureuse pour tous les enseignants. Les ressources du métier et cette norme du « beau travail » peuvent être des recours pour certains.

24Cependant, au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler la « gestion de classe », la résolution de cette épreuve n’est qu’une condition pour faire son métier, c’est-à-dire enseigner. Enseigner, transmettre, faire cours, faire classe, faire acquérir, etc., si les verbes sont multiples et renvoient à des méthodes pédagogiques a priori distinctes, l’objectif est le même pour tous : que les élèves apprennent. Apprendre et faire apprendre constituent bien le cœur du métier de tous les enseignants au premier comme au second degré. En dehors de la nature et de la forme des savoirs et des compétences à faire acquérir, pour les enseignants l’épreuve est celle de l’efficacité de leur travail, le « fantôme de l’impuissance » comme le dit Anne Barrère. C’est à cette épreuve que nous adossons la norme de « la petite lumière qui brille dans les yeux ».

« La petite lumière qui brille dans les yeux »

25Pour les enseignants, qu’ils soient avec de très jeunes enfants comme avec des adolescents ou des adultes, la question de l’efficacité de leur travail est essentielle. Productivité, performance, efficience, etc., autant de termes qui renvoient à l’entreprise et au monde économique. Ce n’est pas ainsi que les professeurs envisagent leur activité mais il est certain que « le travail qui consiste à agir pour et avec un autre » a bien un but que, par souci de simplicité, nous nommerons ici les apprentissages. Comment l’efficacité enseignante peut-elle s’observer ? Se mesurer, s’évaluer ? En fonction de quels critères ?

26Le développement et la diffusion de la sociologie de l’éducation ont mis en évidence les rôles de l’école, des enseignants et de leurs pratiques dans la constitution des inégalités scolaires et la reproduction des inégalités sociales. Selon certains sociologues, c’est même l’école qui transformerait les inégalités sociales en inégalités scolaires. Ces idées et ces discours très largement repris, en formation notamment, sont devenus une norme antécédente avec laquelle les professeurs doivent composer. Parfois, cette norme, quelque peu désespérante, entretient une sorte de fatalisme pédagogique qui peut conduire à un faible sentiment d’efficacité. Mais cette attitude ne saurait être constante : impossible de poursuivre son activité, si l’on n’a pas le sentiment d’une quelconque utilité. D’autant plus quand il s’agit d’humains qui sont présents, face à vous, durant de nombreuses heures, semaines et mois… C’est bien ce que l’on entend dans l’expression « fantôme de l’impuissance » : l’impuissance affaiblit, voire empêche l’action, alors que l’enseignant est, quant à lui, condamné à agir. Ainsi, le fantôme d’impuissance, qui plane sur l’activité enseignante, la dirige aussi.

27Quand les chercheurs s’emploient à mesurer le degré d’efficacité pouvant, en fonction des contextes sociogéographique, être attribué aux enseignants et à leurs pratiques, quand les politiques voudraient évaluer cette part d’efficacité, les enseignants, eux, s’appuient sur leur propre sentiment d’efficacité en situation : la « classe qui roule » et la « petite lumière qui brille dans les yeux ». En effet, si, comme nous l’avons dit, l’efficacité est d’abord celle d’un « cours qui marche », d’une « classe qui tourne », elle est aussi au cœur des relations interindividuelles.

28Cette expression un peu désuète de « petite lumière qui brille dans les yeux » peut faire sourire. Pourtant, elle revient très régulièrement dans les entretiens conduits avec les enseignants. Tous se souviennent de moments comme suspendus, hors du temps, de transformations ou de conversions subites, immédiates : « déclic », « instant magique », « mayonnaise qui prend », etc., qui transforment un instant le visage d’un enfant ou d’un adolescent, se lit dans ses yeux qui s’éclairent brusquement. Une sorte de kairos sur lequel il serait intéressant de conduire davantage d’enquêtes. Au-delà de cette immédiateté quasi surnaturelle, ce sont les rencontres, souvent inopinées, quelques années après, qui donnent aux enseignants l’occasion d’apprécier l’influence qu’ils ont pu avoir sur leurs élèves. Nombre de ceux qui témoignent de ces échanges, imprévus ou organisés, sont étonnés par les souvenirs de leurs anciens élèves et la mémoire de ce qui les a marqués. Des investigations sur ces situations seraient encore à mener.

29Toujours est-il que toutes les enquêtes auprès des professeurs, du premier comme du second degré, mettent en évidence l’intensité des relations pédagogiques avec leurs élèves pris comme des individus uniques et singuliers. Martin, qui déteste les maths, mais va, un jour, poser une question pertinente. Samira, qui a eu des difficultés pour apprendre à lire, et qui, plus tard, se passionne pour la lecture d’un auteur découvert en classe. Ludovic, qui est très agité et fait beaucoup de fautes d’orthographe, mais qui écrit des bandes dessinées avec des personnages issus des leçons d’histoire. Etc. Chaque enseignant peut, pendant des heures, vous parler d’élèves qui se sont intéressés, voire passionnés par ce qui a été proposé en classe et même grâce à ce qui a été découvert à l’école. Au-delà de la réussite scolaire, c’est l’intérêt des élèves pour la culture proposée à l’école ou par l’école qui est essentiel pour les enseignants. Et c’est souvent sur la formation de ce goût que s’appuient les professeurs pour faire classe. « Curiosité intellectuelle », « esprit critique », « formation du citoyen éclairé », etc., les expressions divergent mais elles sont, pour beaucoup d’enseignants, des normes éducatives supérieures, et ce dès la maternelle.

30Si ces normes se retrouvent dans des courants de pédagogies nouvelles, elles organisent l’activité des enseignants au-delà des appartenances. Elles peuvent sembler, parfois, s’écarter des normes d’acquisitions scolaires édictées par les programmes (et mesurées par les évaluations et les examens nationaux) mais pour nombre d’enseignants, il est nécessaire voire essentiel d’établir un lien, même tacite, entre ces deux registres de normes. C’est ici qu’apparaît un autre débat normatif : entre la norme d’efficacité, quasi impossible à mesurer, et celle de l’utilité. Être enseignant, c’est être utile, utile aux enfants et aux adolescents qui, sans l’enseignant, ne connaîtrait pas la « culture ». Cette notion de culture, polymorphe et instable, fait aussi débat, mais elle reste au cœur du métier enseignant.

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31Finalement, si la plupart des enseignants sont satisfaits de leur travail, c’est bien en lien avec leurs croyances, ici envisagées comme des normes, normes du « beau travail ». Ces normes sont transversales, elles orientent les pratiques ou l’activité professionnelle au-delà des clivages entre les degrés ou les secteurs d’enseignement et du malaise enseignant ou de la crise du métier évoqués au début de ce texte.

32Sans nier aucunement les difficultés du travail enseignant et le « malaise enseignant », tant dans les débuts dans le métier qu’au cours de la carrière, il nous semble important de mettre en évidence ce qui participe de la satisfaction au travail, notamment les normes du « beau travail ». La « classe qui roule » ou de la « petite lumière qui brille dans les yeux » ne sont pas seulement des croyances mais bien des « normes antécédentes », comme évoqué plus haut : elles anticipent l’action pédagogique des enseignants, elles la guident, l’orientent, l’imprègnent ; elles se transmettent aussi sans avoir, pour autant, été l’objet d’une formation.

33Ces normes semblent se retrouver quelles que soient les générations d’enseignants, leurs profils sociologiques, leurs degrés ou leurs lieux d’enseignement. Mais, si cette continuité existe, elle n’est pas sans ambiguïtés : les questions de culture, essentielles au métier, sont éminemment variables et ambivalentes ; celles d’autonomie ou d’autorité renvoient à des normes et à des pratiques tout aussi incertaines. C’est pourquoi nous pouvons parler de paradoxes du « beau travail ». C’est à propos de ces paradoxes que sont envisagées de nouvelles enquêtes sur le travail des enseignants aujourd’hui.

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Bibliographie

BARRÈRE A. (2017). Au cœur des malaises enseignants. Paris : A. Colin.

BASCO L. (2003). « Le malaise des enseignants du premier degré », Éduquer, 2003, n° 4, p. 91-117.

BILLAUDEAU N., GILBERT F., LAPIE-LEGOUIS P., VERCAMBRE-JACQUOT M.-N (2014). Qualité de vie des enseignants – Principaux résultats descriptifs. Rapport. Paris : Fondation d’entreprise MGEN pour la santé publique.

CLOT Y. (2017). « De l’analyse des pratiques au développement des métiers ». Éducation et didactique. vol. 1. Varia, p. 83-93. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/educationdidactique.106

CNESCO (2016). Attractivité du métier d’enseignant. État des lieux et perspectives. Paris : MEN.

DANNER M., FARGES G., FRADKINE H., GARCIA S. (2019). « Quitter l’enseignement : un révélateur des transformations du métier dans le premier degré ». Éducations et sociétés, n° 43, p. 119-136.

LANTHEAUME F., HELOU C. (2008). La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Paris : PUF.

ROBERT A.D., CARRAUD F. (2018). Professeurs des écoles au XXIe siècle. Portraits socioprofessionnels. Paris : PUF, coll. « Éducation et société ».

SCHWARTZ Y. et DURRIVE L. (sous la direction de) (2009). L’Activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine (II), suivi de Manifeste pour un ergoengagement. Toulouse : Octarès éditions.

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Notes

1 Chiffres de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) 2018-2019.

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Pour citer cet article

Référence papier

Françoise Carraud, « Les paradoxes du « beau travail » des professeurs des premier et second degrés en France »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 84 | 2020, 125-133.

Référence électronique

Françoise Carraud, « Les paradoxes du « beau travail » des professeurs des premier et second degrés en France »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 84 | septembre 2020, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/9613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ries.9613

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Auteur

Françoise Carraud

Françoise Carraud est maître de conférences à l’Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation (ISPEF), Université Lumière Lyon 2. Ses thèmes de recherche portent sur la pédagogie et le travail enseignant, notamment à l’école primaire et en éducation prioritaire. Membre du laboratoire Éducation, Cultures, Politiques (EA 4571), elle est responsable de l’axe 1 - Professionnalités, Activité, Trajectoires, directrice adjointe de la structure fédérative de recherche RELYS Apprendre et Faire apprendre et co-responsable du master 1 de sciences de l’éducation à distance en un an (campus FORSE). Elle a auparavant été institutrice, formatrice à l’IUFM de Lyon et chargée d’études au Centre Alain-Savary de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP). Elle a également été rédactrice en chef des Cahiers pédagogiques. Courriel : Francoise.Carraud@univ-lyon2.fr

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Droits d’auteur

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