1Parmi les nombreuses formations professionnelles offertes par les universités nord-américaines, peu ont connu depuis soixante-dix ans autant de réformes majeures que la formation des enseignants de l’école obligatoire. Or, encore aujourd’hui, ceux-ci semblent très dubitatifs par rapport à la pertinence de leur formation, comme si les réformes successives ne parvenaient jamais à satisfaire leurs attentes et exigences envers celle-ci.
2Le but de ce texte est de comprendre certaines des principales raisons pour lesquelles les enseignants nord-américains croient peu en général à la valeur de leur formation universitaire et à sa contribution à l’apprentissage de leur profession. Il s’intéresse donc aux croyances collectives d’un groupe professionnel et aux conditions sociales qui les rendent possibles. Ces croyances collectives ne sont ni vraies ni fausses car, comme le montrent les perpétuelles controverses à son sujet, la formation à l’enseignement n’a rien de scientifique : elle est une construction sociale produite par divers groupes et organisations (État, universités, autorités et employeurs scolaires, syndicats d’enseignants, nombreuses fondations privées aux États-Unis, ordres professionnels au Canada, etc.) qui s’efforcent de la définir en fonction de leurs perspectives et intérêts. Ces croyances témoignent cependant, comme nous tâcherons de le montrer, de la situation socioprofessionnelle des enseignants par rapport à une formation sur laquelle ils exercent très peu de contrôle, et qui a toujours été définie et imposée par les autorités politiques et éducatives, ainsi que par les élites universitaires. En ce sens, ces croyances expriment donc une certaine rationalité sociale et politique : celle d’une profession subalterne dont le travail est de former autrui, mais qui n’a que très peu voix au chapitre quand il s’agit de sa propre formation.
3Le texte est divisé en trois parties. La première partie rappelle très brièvement les principales réformes qui ont marqué la formation des enseignants nord-américains. La seconde partie montre comment ces réformes, notamment les plus récentes, ont laissé et laissent encore les enseignants dubitatifs face à la valeur de leur formation. La troisième et dernière partie s’attache à comprendre le peu de crédit ou de créance que des enseignants accordent en général à leur formation.
4Au Canada et aux États-Unis, l’idée d’imposer aux enseignants une formation obligatoire est ancienne, car les premières écoles normales sont créées dans le premier tiers du XIXe siècle. Cependant, dès sa création et tout au long de son histoire, la formation normalienne est dénoncée pour sa piètre qualité par les premières associations d’enseignants, notamment, aux États-Unis, par la National Education Association (NEA), fondée en 1857 et l’American Federation of Teachers (AFT), fondée en 1916. Au Canada et au Québec, on retrouve la même situation. C’est pourquoi, entre les années 1940 et la fin des années 1960, les écoles normales sont partout abolies en Amérique du Nord et la formation est transférée dans les universités. Cette universitarisation, qui est portée par les autorités politiques, les élites intellectuelles progressistes et des fondations privées, est conçue selon une logique « top and down ». Pour les autorités éducatives, elle répond à l’essor très important de l’enseignement secondaire (sauf au Québec) durant la première moitié du XXe siècle, la formation des enseignants devant alors être élevée au niveau tertiaire.
5Pourtant, dès les décennies 1960 et 1970, et surtout 1980, la formation universitaire des enseignants soulève de très dures critiques (National Commission on Excellence in Education, 1983). On retrouve les mêmes critiques au Canada anglais et au Québec. Mise en œuvre par les sciences de l’éducation qui se sont institutionnalisées dans les universités nord-américaines, cette formation serait à la fois trop théorique, trop éclectique et trop superficielle, offrant aux futurs enseignants un kaléidoscope de disciplines (philosophie, sociologie, psychologie, docimologie, etc.) fragmentées et sans liens entre elles, et surtout sans liens avec les pratiques enseignantes dans les écoles et les classes.
6Ces critiques vont servir de tremplin au lancement du mouvement nord-américain de professionnalisation de l’enseignement, qui va par la suite s’internationaliser à partir des années 1990 et 2000. Ce mouvement prône à son tour une élévation de la formation des futurs enseignants (notamment du Bachelor au Master), tout en la recentrant sur les compétences qui sous-tendent l’activité professionnelle des enseignants. Dans la même foulée, les universités nord-américaines sont tenues d’établir des liens plus étroits avec les milieux scolaires, notamment en allongeant ou en bonifiant les stages et la formation pratique. Finalement, c’est à la même époque que la recherche en sciences de l’éducation est appelée à édifier, au profit des futurs enseignants, une base de connaissances (Knowledge Base) issue de la recherche scientifique sur l’enseignement et sur laquelle ils pourront s’appuyer dans leur travail quotidien.
7À partir de la fin des années 1980, le mouvement de professionnalisation va donc donner lieu à plusieurs réformes de la formation à l’enseignement aux États-Unis et au Canada. Partant du principe que la qualité de la main-d’œuvre enseignante est le facteur le plus important au sein des systèmes scolaires, ces réformes s’appuient sur des exigences communes : rehausser les critères d’admission dans les programmes ainsi que les seuils de réussite, allonger la formation (de trois à quatre ou cinq ans à l’université), mettre en place des Masters en enseignement, instaurer des réseaux d’établissements scolaires (Professionnal Development Schools) contribuant à la formation clinique des futurs enseignants.
8Simultanément sont créés divers organismes nationaux de certification des enseignants aux États-Unis, qui veillent à garantir la qualité de formation des futurs enseignants, mais aussi celle des enseignants en exercice : le National Board for Professionnal Teaching Standards, le Teacher Education Accreditation Council, etc. Le Canada va encore plus loin, car des ordres professionnels des enseignants sont officiellement instaurés en Colombie-Britannique (1986) et en Ontario (1996).
9Toutes ces réformes, qui sont principalement mises en place durant les années 1990 et au début des années 2000, ont donc changé assez substantiellement la formation des enseignants. Par exemple, aux États-Unis, 60 % des enseignants détiennent désormais une maîtrise ou un doctorat, ce qui représente une augmentation de près de 75 % depuis la fin des années 1970 et de 20 % depuis 2000. Au Canada, même si les structures de la formation changent d’une province à l’autre, on observe un phénomène analogue ou encore, comme au Québec, un allongement de la formation au baccalauréat. Par ailleurs, la partie pratique de la formation (les stages) s’est aussi allongée. Enfin, la plupart des programmes nord-américains sont désormais régis par des standards (ou des référentiels de compétences) qui définissent ce que les futurs enseignants doivent savoir et savoir-faire au terme de leur formation.
10Mais qu’en est-il du point de vue des enseignants sur ces réformes et surtout leurs résultats ? Se croient-ils mieux formés qu’auparavant ?
- 1 Cette enquête intitulée Les enseignants et les enseignantes au Canada : contexte, profil et travail(...)
11Au Canada, une vaste enquête nationale par questionnaires a été réalisée entre 2006 et 2008 auprès de 4 500 enseignants des écoles primaires et secondaires1. Parmi bien d’autres questions, l’enquête cherchait à savoir si les enseignants canadiens croyaient avoir été bien ou mal préparés au terme de leur formation initiale. Or, la moitié d’entre eux (et parfois nettement plus sur certains aspects centraux du travail enseignant) s’estimaient mal ou peu préparés à exercer leur profession, et cela après avoir passé de quatre à cinq ans à se former à l’université. Par exemple, 60 % des enseignants croient avoir été peu ou mal préparés au regard du maintien de la discipline en classe, 58 % en ce qui concerne l’évaluation des apprentissages des élèves, 58 % en ce qui a trait à la collaboration avec les parents, 62 % pour la maîtrise des aspects administratifs du travail et 65 % pour l’utilisation des technologies de l’information et de la communication en classe. Finalement, à peine 50 % estiment avoir été bien préparés pour la ou les matières qu’ils doivent enseigner en début de carrière.
12De plus, cette enquête montre que ces résultats varient assez peu selon les groupes d’âge des enseignants : ceux qui ont été formés il y a 30 ou 35 ans (donc bien avant les dernières réformes) évaluent sensiblement de la même manière leur formation initiale que les enseignants formés il y a cinq ou dix ans. En fait, les générations d’enseignants plus anciennes ont une évaluation légèrement plus positive de leur formation que les générations plus récentes, qui, elles, ont été formées après de nombreuses réformes.
13Au Québec, nous avons conduit des entretiens (des histoires de vie professionnelle) avec plusieurs centaines d’enseignants depuis les années 1980 (Tardif, 2013). Certains de ces enseignants avaient été formés à l’époque des écoles normales (donc avant 1965, dont plusieurs pendant les années 1950) ; d’autres à l’université (1965-1994 : ancien baccalauréat de trois ans avec 200 heures de stages) ; d’autres après les importantes réformes de 1994 et 2001 (baccalauréat de quatre ans avec plus de 700 heures de stages, assorti d’un référentiel de compétences très détaillé).
14Lors de ces entretiens, les enseignants ont été interrogés sur leur formation, comment ils l’évaluaient, s’ils croyaient qu’elle était pertinente, notamment en début de carrière. Or, d’une génération à l’autre, sur près de soixante-dix ans d’histoire de la formation à l’enseignement au Québec, il se dégage un constat généralement négatif ou, du moins, très mitigé sur les apports de la formation initiale.
15Aux États-Unis, la situation est globalement similaire. Par exemple, en 2013, le National Council on Teacher Quality (NCTQ, 2013), dans une vaste enquête auprès de 1 130 collèges universitaires et universités qui forment 99 % des enseignants américains, conclut que la formation offerte est très médiocre. Ce jugement, comme le rappelle Labaree (2000), n’est pas nouveau :
- 2 Un grand nombre de recherches sur l’histoire de la réforme de la formation des enseignants raconten (...)
A large body of research on the history of teacher-education reform is a tale of persistent mediocrity and resistance to change.2
16L’enquête du NCTQ montre également que les nouveaux enseignants, lorsqu’ils débutent leur carrière, s’empressent d’oublier leur formation, en inventant eux-mêmes leur propre style d’enseignement. C’est ce qu’on appelle le « washing-out » (le lessivage ou la liquidation) des connaissances acquises au cours de la formation durant les premières années de pratique. Bref, une fois diplômés, les nouveaux enseignants ne se réfèrent plus ou très peu aux connaissances apprises lors de leur formation à l’université.
17En 2019, Educators for Excellence, un regroupement professionnel de 30 000 enseignants américains, a réalisé une enquête nationale (Voices from the Classroom. A Survey of America’s Educators, 2020) auprès de 1 500 enseignants américains et les a interrogés sur ce qu’ils pensaient de leur formation. Leurs réponses recoupent largement celles des enseignants canadiens et québécois. Par exemple, à peine 10 % des enseignants interrogés croient qu’ils ont été bien formés. Entre 25 % et 30 % disent n’avoir reçu aucune formation en ce qui concerne les tâches centrales à la base de leur travail (gestion de la classe, adaptation de la matière aux élèves, soutien aux élèves en difficulté, etc.) et à peine la moitié des enseignants qui ont été formés pour ces tâches jugent leur formation appropriée. Enfin, comme au Québec, l’enquête conclut que cette évaluation très mitigée n’est pas vraiment différente de celle des enseignants des générations précédentes (Voices from the Classroom, 2020).
18Bref, on le voit, tant au Canada, au Québec qu’aux États-Unis, les enseignants entretiennent depuis longtemps et en dépit des réformes successives dont elle a été l’objet, un rapport problématique à leur formation dont ils croient peu à la valeur sur le plan de la préparation à leur travail.
19Les développements précédents montrent que ce rapport problématique des enseignants à leur formation persiste à travers différentes réformes parfois très substantielles ; deuxièmement, que ce rapport problématique est généralisé à travers des systèmes de formation très différents (écoles normales, universités, formations très courtes ou longues, etc.) ; finalement, qu’il constitue un enjeu politique majeur et constant pour les autorités politiques et éducatives, qui s’efforcent depuis au moins soixante-dix ans de former à l’université des professionnels de l’enseignement. Ainsi, les réserves des enseignants à l’égard de la valeur de leur formation semblent constituer une constante historique et sociale de ce groupe professionnel. Comment en rendre compte ?
20Depuis plusieurs décennies, le champ de la sociologie des professions est traversé par de très nombreux débats sur le statut professionnel des enseignants. Ces débats se sont considérablement amplifiés avec l’universitarisation de la formation des enseignants (1940-1960) en Amérique du Nord et, surtout depuis les années 1980, avec le lancement du mouvement de professionnalisation de l’enseignement mis de l’avant par les autorités politiques, éducatives et universitaires américaines et canadiennes. Ce mouvement, comme nous le disions précédemment, a donné lieu à de nombreuses réformes de la formation à l’enseignement. Il a aussi abouti à la création d’ordres professionnels au Canada et à l’essor de nombreux organismes de régulation et d’accréditation des enseignants, qui jouent jusqu’à un certain point le rôle d’ordres professionnels, c’est-à-dire qu’ils évaluent les programmes de formation des enseignants et le niveau de compétences de leurs diplômés.
21Pourtant, en dépit de l’évolution de l’enseignement vers une certaine forme de professionnalisation, il n’en reste pas moins que son statut professionnel reste encore peu clair. Bien sûr, le personnel enseignant possède certaines caractéristiques traditionnellement attribuées aux professions établies, dont la médecine constitue le parangon en Amérique du Nord. Par exemple, il bénéficie aujourd’hui d’une longue formation universitaire ; son travail répond manifestement à un besoin reconnu d’utilité publique, il fait appel à des connaissances abstraites (motivation, apprentissage, etc.) nécessitant une réflexion autonome, etc. Cependant, cette professionnalisation est largement inaboutie et elle ne doit pas cacher la faible autonomie des enseignants au travail, leur faible pouvoir de contrôle au sein du système scolaire et des établissements, ainsi que leur faiblesse politique au sein du réseau social des groupes et organisations (État, ministère, Districts, School Boards, commissions scolaires, universités, organismes et fondations privés, groupes de pression, association de parents, etc.) avec lesquels le personnel enseignant entretient forcément des relations d’interdépendance.
22En nous inspirant de la pensée de Gramsci sur l’hégémonie culturelle et les groupes sociaux subalternes (Liguori, 2016), nous proposons de considérer le personnel enseignant comme une « profession subalterne », c’est-à-dire une profession qui occupe une place importante, voire centrale dans nos sociétés, mais dont la voix et les actions sont dévaluées, détournées ou tout simplement ignorées par les groupes et les organisations qui interviennent, d’une manière ou d’une autre, dans la définition de son travail, de son identité, de sa formation et sa compétence professionnelle. Aux États-Unis, cette position subalterne a été clairement mise en évidence par Ingersoll (2003), qui montre le très faible contrôle que les enseignants exercent sur les aspects centraux de leur travail aussi bien dans les établissements scolaires que dans les unités administratives plus larges (State Board of Education, District, School Board, etc.). Par ailleurs, Freidson (1986) a montré que les professions reconnues exercent un grand pouvoir de contrôle, non seulement sur leur champ d’exercice (la formation comme barrière de protection, leurs actes, la sélection et l’évaluation des futurs collègues, etc.), mais aussi dans les organisations auxquelles elles appartiennent. Par exemple, les médecins et les juristes constituent, dans les systèmes de santé et de justice, les professions de référence, c’est-à-dire celles à partir desquelles doivent se définir les autres. Or, au sein des systèmes scolaires, les enseignants sont très loin d’occuper une telle position : ils se trouvent ordinairement en position subalterne par rapport aux directions d’établissements, aux cadres des School Boards, au ministère, etc., tout en n’exerçant aucun contrôle formel sur les autres professions limitrophes qui interviennent, elles aussi, auprès des mêmes élèves : psychologues scolaires, conseillers pédagogiques, docimologues, etc.
23Même en nous limitant strictement à la formation, comme nous le faisons dans cet article, la position subalterne du personnel enseignant semble une donnée incontournable à la fois de son histoire et de situation actuelle.
24Ancien corps d’Église reconverti au XIXe siècle en corps d’État, le personnel enseignant s’est vu historiquement intégré dès le départ à un système éducatif étatisé qu’il n’a jamais contrôlé. Il en va exactement de même en ce qui concerne sa formation et les institutions chargées de l’administrer. En effet, depuis cent cinquante ans, les enseignants nord-américains n’ont jamais été les acteurs et les porteurs de leur formation. Durant la majeure partie de leur histoire, les écoles normales, religieuse et laïques, ont été des institutions dont la mission essentielle était de normaliser les enseignants, c’est-à-dire de les contrôler, notamment sur les plans moral, religieux et politique, ainsi que sur le plan des routines et des gestes quotidiens du métier, notamment quant à la manière de discipliner les enfants, mais aussi de se discipliner eux-mêmes. Par exemple, les femmes enseignantes étaient contrôlées sur leur manière de se vêtir, sur les personnes et les endroits qu’elles pouvaient fréquenter en dehors du travail, elles ne devaient pas fumer, ni boire, etc. Au Québec, jusqu’au milieu des années 1960, les enseignantes qui se mariaient devaient renoncer à leur carrière. L’enseignement était conçu comme un travail moral destiné à reproduire la moralité établie et la religiosité ambiante, protestante ou catholique.
25Des années 1940 à 1960, l’universitarisation de la formation a certes permis aux enseignants d’élever leur scolarité et de pénétrer ainsi dans l’enceinte universitaire, mais en même temps, cette formation a été en bonne partie dépouillée de sa substance professionnelle au profit des sciences de l’éducation et de leurs professeurs, dont la très vaste majorité n’avait jamais enseigné au primaire ou au secondaire, ce qui est encore le cas de nos jours. En réalité, encore de nos jours, la formation des enseignants est à peu près la seule formation professionnelle qui se réalise en l’absence de professionnels, c’est-à-dire d’universitaires qui sont en même temps des praticiens/enseignants confirmés capables de former leurs futurs collègues. Quant à la formation pratique (les stages) à l’université, elle a été et reste encore aujourd’hui largement externalisée et sous-traitée à des enseignants de métier, qui entretiennent des rapports très lointains avec l’université et ses professeurs-chercheurs.
26De plus, depuis le lancement du mouvement de professionnalisation de la formation dans les années 1980, la position subalterne des enseignants semble s’être accentuée, dans la mesure où ce mouvement a été principalement porté et défendu, non pas par des enseignants, mais bien par des élites politiques, financières et intellectuelles. Par exemple, le célèbre rapport A Nation at Risk (1983), à l’origine des dernières grandes réformes de la formation des enseignants en Amérique du Nord, a été produit par la National Commission on Excellence in Education mise sur pied par le président Reagan et dans laquelle siégeaient des prix Nobel, des représentants de groupes religieux, des recteurs d’université, des gens d’affaires, etc. Il en va exactement de même des deux autres rapports les plus marquants à l’époque : A Nation Prepared: Teachers for the 21st Century (1986) a été financé par la Carnegie Corporation of New York, qui est une organisation philanthropique fondée en 1911 par l’industriel Andrew Carnegie, qui était à peu près l’équivalent au début du XXe siècle, en termes de fortune et d’influence, de Bill Gates aujourd’hui ; le rapport Tomorrow’s Teachers (1986) a été produit par The Holmes Group, un consortium réunissant une centaine de doyens des facultés d’éducation des plus prestigieuses et riches universités de recherche américaines. Bref, les dernières réformes des années 1990 et 2000 ont été conçues et imposées dès l’origine par des représentants des trois grands pouvoirs qui dominent la société américaine : politique, académique et économique.
27En Amérique du Nord, les ordres professionnels sont en principe garant de l’autonomie que l’État accorde à un groupe de travailleurs pour contrôler sa formation et son champ de travail. Ce qu’on appelle la professionnalisation n’est rien d’autre que la démarche que mène un groupe de travailleurs pour obtenir ce droit de s’autocontrôler légalement. En ce sens, tout ordre professionnel nécessite par définition un engagement des travailleurs en sa faveur.
28Or, au Canada, des ordres professionnels des enseignants ont été instaurés en Colombie-Britannique (1986) et en Ontario (1996), mais contre la volonté des enseignants et imposés dans les deux cas par des gouvernements néoconservateurs. En 2013, l’ordre a d’ailleurs été aboli en Colombie-Britannique à la suite d’interminables conflits avec les enseignants. Aux États-Unis, les organismes d’accréditation sont également fortement imbriqués dans les structures étatiques, notamment celles des ministères de l’éducation : ils ne sont pas ultimement contrôlés par les enseignants. Notons qu’au Québec, une tentative de création d’un ordre professionnel a été lancée en 2000, mais a échoué à cause de l’opposition radicale des syndicats d’enseignants, qui jouent le rôle traditionnel des syndicats : défendre les membres et non pas promouvoir leur professionnalisme.
29Mais la position subalterne des enseignants ne transparaît pas seulement dans le domaine de la formation : elle affecte un niveau plus profond, qu’on pourrait appeler le « cœur cognitif » du travail enseignant. Selon Freidson (1986), les professions en Amérique du Nord reposent en dernier ressort sur la capacité reconnue aux professionnels d’évaluer et de contrôler eux-mêmes les principaux aspects intellectuels et techniques de leur travail. Cette capacité est ce qu’on appelle l’expertise professionnelle. Elle nécessite que les autorités légales et étatiques, mais aussi les clients ou usagers des services professionnels croient à cette expertise et donc à la valeur des connaissances qui la fondent. Bref, la possession et l’usage d’un savoir expert mobilisé de manière autonome dans l’activité professionnelle constituent des caractéristiques centrales des professions.
30Or les milliers de recherches consacrées depuis les années 1980 aux savoirs (ou connaissances) des enseignants (Teachers’ Knowledge) indiquent que leur expertise repose sur des bases à la fois incertaines et hétéronomes à leurs pratiques professionnelles. Dans la typologie des connaissances utilisées par les enseignants proposée par Shulman (1987), qui sert encore aujourd’hui de référence majeure en ce domaine de recherche, on observe que la plupart des catégories de connaissances (des programmes, des finalités de l’éducation, du contexte social, des matières à enseigner, des élèves, etc.) proviennent de groupes d’acteurs (universitaires, chercheurs, fonctionnaires, experts des programmes scolaires, etc.) qui ne sont pas des enseignants et qui n’appartiennent pas, de près ou de loin, à la profession enseignante. Shulman considère que la connaissance spécifique des enseignants résiderait dans ce qu’il appelle le Pedagogical Content Knowledge (PCK), c’est-à-dire le processus de transformation de la matière enseignée en classe pour la rendre assimilable par les élèves. Mais plus de trente ans après la proposition de Shulman, la nature même de ce PCK reste encore aujourd’hui largement nébuleuse : « profession savante » au cœur de la reproduction de la culture formelle (le curriculum scolaire au sens large), l’enseignement reste de nos jours une activité dont l’expertise professionnelle est fragile et bien souvent contestée, y compris par les professeurs qui forment les enseignants à l’université, mais également par bien de parents.
31Profession sans voix, l’enseignement semble aussi une profession sans expertise spécifique. Aussi n’est-il pas étonnant que les mouvements néoconservateurs américains plaident depuis des décennies pour abolir la formation universitaire des enseignants, car n’importe qui, selon eux, peut enseigner, moyennant quelques semaines de pratiques dans les écoles.
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32Comme nous le disions en introduction, les croyances collectives des enseignants procèdent d’une certaine « rationalité cognitive » (Boudon, 1993), à travers laquelle le personnel enseignant, à partir de sa propre situation dans le système scolaire et dans la stratification nord-américaine des professions, exprime de bonnes raisons de croire ce qu’il croit, ces croyances étant considérées comme cohérentes et solides par les enseignants. Règle générale, les enseignants croient qu’ils ont surtout appris à enseigner grâce à leur expérience de travail en milieu scolaire et non pas lors de leur formation initiale. Hier comme aujourd’hui, bon nombre d’enseignants croient également que la compétence en enseignement est avant tout une question de personnalité, de talent, voire de vocation, et non pas de formation. Or, ces croyances des enseignants face à leur formation semblent révélatrices de leur position de profession subalterne au sein du système scolaire. En ce sens, elles représentent, d’une part, une réponse aux diverses formes de relations de subordination dans lesquelles le personnel enseignant est pris depuis très longtemps et, d’autre part, une pratique de résistance à cette subordination. Bref, si les enseignants croient peu à la valeur de leur formation, cette croyance témoigne de toute la distance sociale, politique et intellectuelle qui les sépare d’elle.