1L’Afrique est un continent d’une grande richesse et diversité culturelle (Sall, 2020). Cette variété des cultures africaines a une origine endogène, avec des religions traditionnelles ayant en commun la croyance en un Dieu unique, le culte des ancêtres et des esprits, la croyance en la réincarnation, mais aussi une origine exogène inhérente au contact avec d’autres civilisations né de la colonisation, des migrations et de la mondialisation. Si bien que les sociétés africaines évoluent non seulement dans un univers où foisonnent de nombreuses croyances, mais que celles-ci sont secouées jusque dans leurs fondements, quand elles ne sont pas tout simplement reconfigurées, transformées, décriées ou délaissées.
2Dans ce contexte, l’éducation ne saurait évoluer en marge de ces croyances locales et étrangères car elle en est le produit : l’éducation africaine traditionnelle côtoie l’éducation dite moderne. Ainsi, l’enseignant africain, acteur dans cette double éducation, voit lui aussi sa manière de croire, de voir, de sentir et de penser impactée (Kamuzinzi, 2018).
3C’est pourquoi nous avons tenté d’analyser les tensions entre les croyances des enseignants africains sur les finalités de l’enseignement, par analogie avec les visions de Dewey (philosophe américain) et de Durkheim (sociologue français) au début du XXe siècle, qui ont influencé les systèmes éducatifs de nombreux pays.
- 1 Voir Democracy and education, publié en 1916.
4Le modèle de Dewey est marqué par le pragmatisme et le naturalisme, et met l’accent sur la nécessité de mettre la pensée à l’épreuve de l’action si l’on veut acquérir des connaissances. Les enfants n’arrivent pas à l’école la tête vide. L’enfant commence sa scolarité avec des potentialités innées telles que, par exemple, communiquer, construire, chercher à savoir et à affiner son expression, autant de caractéristiques naturelles dont la mise en valeur conditionne sa croissance active. Il s’agit pour l’école d’exploiter ces « matières premières », en orientant les activités des enfants vers des résultats positifs. Dans la pensée de Dewey1, l’école est une microsociété, une communauté, où l’enfant se réalise à travers la démocratie : il met ses capacités distinctives au service de l’action collective.
5Le modèle de Durkheim considère l’éducation comme une pratique sociale, c’est-à-dire un travail de la société sur elle-même, moins pour se transformer que pour se reproduire. Elle est donc essentiellement un processus de transmission par lequel les générations adultes imposent aux enfants, en exerçant sur eux une pression continue, différentes manières de voir, de sentir, d’agir. La notion de programme, comme ensemble de connaissances acquises au cours de l’histoire et à enseigner par étapes successives, est donc essentielle. L’enseignant devient alors une personne éminemment morale et sociale tout à la fois, non seulement parce qu’il représente la société mais également parce qu’il incarne le savoir et le progrès. La pensée de Durkheim est donc fondamentalement rationnelle (transmission de la vérité), alors que celle de Dewey est dominée par l’empirie (l’action sur et dans son environnement).
- 2 Voir Éducation et sociologie, publié en 1922.
6L’éducation africaine, qualifiée de traditionnelle par opposition à celle dite moderne mise en œuvre par la colonisation, est basée sur des croyances entourées d’interdits qui en font une réalité inviolable et qui marquent profondément les relations de l’individu avec son environnement naturel, la communauté humaine et le monde des invisibles. Sa finalité est de faire de l’individu un membre intégré à la communauté. Cette éducation traditionnelle met l’accent sur la suprématie de la collectivité sur l’individu (valeur qui tend actuellement à disparaître), la solidarité responsable, le respect dû aux autres (aînés, vieillards et invalides), le travail collectif ou communautaire, le mysticisme auquel recourent les Africains pour saisir et pénétrer les secrets de la vie et de la nature, l’égalité entre les membres de la communauté qui repose sur l’idée que tous les individus sont semblables, possèdent les mêmes capacités mentales et que celles-ci se développent au fur et à mesure que l’on avance en âge, l’égalité dans la possession des ressources qui fait voir à chacun qu’il n’est pas bon de vouloir dépasser en biens ou en richesses ses semblables. Ainsi exprimée, l’éducation traditionnelle africaine nous semble plus proche, mais sans s’y réduire, de la pensée de Dewey par son caractère naturaliste et par l’accent mis sur la communauté. En revanche, l’école importée par la colonisation française nous paraît davantage marquée par la pensée d’Émile Durkheim2. Nous émettons l’hypothèse que les croyances des enseignants africains seraient prises dans une tension entre éducation traditionnelle et scolaire, entre la pensée de Dewey et celle de Durkheim.
7Si de nombreuses recherches se sont intéressées aux croyances des enseignants, peu nombreuses sont celles qui ont essayé de comprendre les interrelations qui traversent les différentes croyances de l’univers professionnel des enseignants, en particulier dans le contexte de l’Afrique subsaharienne. Grâce à la présente recherche empirique, nous espérons mieux appréhender et comprendre les croyances des enseignants africains, et la façon dont elles se construisent et influencent leurs pratiques de classe.
8En Afrique, les croyances ancestrales, souvent transmises de génération en génération par la tradition orale ou par l’exemple, sont tellement enracinées dans l’existence quotidienne qu’il est difficile de s’en défaire. C’est le cas, par exemple, quand on entend des adultes dire : « Puisque les ancêtres l’ont toujours fait, pourquoi changer ? ». Les connaître permet aux sociétés qui en sont imprégnées de débloquer certains mécanismes sociaux grippés, face à des phénomènes nouveaux et imprévisibles (ParéKaboré, 2013 ; Mungala, 1982).
9Depuis une trentaine d’années environ, des recherches sur l’éducation tentent d’expliquer les façons dont s’élaborent les croyances des enseignants dans leurs rapports avec leurs pratiques professionnelles. Elles tentent de montrer que ces croyances figurent parmi les principaux déterminants de leurs pratiques pédagogiques. En Afrique subsaharienne, où l’on observe un échec scolaire massif, de nombreuses réformes pédagogiques et didactiques ainsi que l’expérimentation de différentes approches ont été entreprises. Toutefois, ces réformes d’inspiration occidentale ont soulevé des enjeux particuliers qui restent sans réponse. C’est le cas notamment des difficultés que rencontrent les initiateurs de ces réformes pour leur appropriation par les enseignants : les pratiques souhaitées se fondent sur des croyances trop éloignées de celles des enseignants, aussi bien en ce qui concerne les finalités de l’École que s’agissant de leur perception de ce qui peut faciliter ou freiner l’apprentissage des élèves, ou encore de l’efficacité de l’enseignement (Adedeji et Olaniyan, 2011 ; Diagne, 2010 ; Houle, 2001).
10On constate généralement que, lors de l’expérimentation d’un nouveau programme ou d’une nouvelle méthode, comme par exemple l’apprentissage situationnel qui accorde de l’importance aux interactions entre les élèves, les enseignants qui y croyaient et l’ont adoptée augmentaient le temps de discussion entre les élèves (en petits groupes, en plénière, etc.) alors que ceux qui ne se sentaient pas à l’aise avec la nouvelle méthode ont préféré conserver l’approche classique des questions-réponses (l’enseignant pose des questions, les élèves essaient de répondre), en accordant plus d’importance à l’apprentissage des notions et au langage disciplinaire.
11De même, lors de l’expérimentation d’une nouvelle approche pédagogique, les enseignants opposés à celle-ci essaient d’influencer leurs élèves, avant de s’appuyer sur les réactions négatives de ces derniers pour justifier leur demande d’abandon de cette approche. À l’inverse, les enseignants croyant au succès de la nouvelle approche proposée communiquent positivement avec leurs élèves sur celle-ci. Il était donc temps que des recherches se préoccupent de cette situation pour y apporter des éléments de réponse, ce à quoi la présente recherche voudrait contribuer.
12Plusieurs chercheurs affirment que les croyances des enseignants influencent leurs jugements qui, en retour, affectent leurs comportements en classe (Houle, 2001). Cependant, peu de recherches ont été consacrées aux articulations des perceptions que ceux-ci ont (1) des finalités de l’École, (2) de ce qui peut pousser un élève à s’engager dans l’apprentissage d’un cours ou d’une discipline, ou de ce qui pourrait l’empêcher d’apprendre en classe, (3) du « bon » enseignant. Par ailleurs, nous nous posons la question de savoir si une croyance peut se dévoiler réellement et uniquement par la simple affirmation d’une idée. N’y a-t-il pas lieu, pour qu’elle se démasque, de la mettre en articulation avec d’autres affirmations sous-jacentes du sujet, porteur de croyances ?
13Il nous a donc paru important de réaliser une recherche sur ces questions, afin de contribuer à ce dossier en nous adressant à un public africain, rarement pris en considération dans les études.
14L’étude a privilégié trois approches méthodologiques et complémentaires : la revue de la littérature, l’enquête quantitative et l’interview. L’enquête quantitative a été menée auprès d’un échantillon aléatoire d’enseignants du primaire et du secondaire (collège et lycée) dans trois pays : le Burkina Faso, le Niger et le Sénégal. L’enquête quantitative s’est appuyée sur l’utilisation d’un questionnaire fermé, comprenant 29 affirmations. L’enquêté devait encercler le numéro de la réponse choisie sur une échelle d’accord à quatre degrés (0 : pas du tout d’accord ; 1 : plutôt pas d’accord ; 2 : plutôt d’accord ; 3 : tout à fait d’accord).
- 3 IFOP : Institut français d’opinion publique (2018). Enquête auprès des enseignants sur leurs percep (...)
15Le contenu du questionnaire s’inspire des travaux de l’IFOP (2018)3, de Meuret et Lambert (2011) et de Houle (2001). Tous les éléments issus de notre revue de la littérature et que nous avons retenus comme pertinents ont été insérés dans un questionnaire préliminaire, lequel a ensuite été distribué, pour validation du contenu, à des chercheurs universitaires et à des professionnels de l’enseignement ayant une grande expérience en ce domaine. Les intervenants ont donné un score (1 = peu important ; 2 = moyennement important ; 3 = très important) à chaque item du pré-questionnaire et ont formulé des commentaires qui ont été utiles tant pour la sélection définitive des affirmations que pour leur formulation.
16Pour la collecte des données, nous avons joint les enseignants cibles grâce à un réseau de distribution mis en place par nos soins dans chacun des trois pays, choisis pour les facilités de contact que nous y avions au regard du délai imparti pour finaliser l’étude entreprise pour cet article. Ce réseau s’appuie, dans chaque pays, sur la collaboration d’un correspondant local qui devait distribuer directement le questionnaire aux enseignants expérimentés et joignables par niveau (primaire, collège, lycée), de façon aléatoire simple. L’objectif initial était de joindre six enseignants, au moins, par niveau et par pays. Le retour des réponses s’est fait soit par mail, soit sous enveloppe fermée selon la situation de l’enquêté.
17Le traitement statistique des données ainsi collectées a été opéré avec le logiciel SPSS, dont les procédures assurent une précision de haute qualité aux résultats. Quelques interviews ont été ensuite menées auprès d’un groupe de personnes-ressources pour nous aider à comprendre et à approfondir les réponses de l’enquête quantitative.
18L’enquête a concerné 117 enseignants dans trois pays : le Burkina Faso (17,1 %), le Niger (26,5 %) et le Sénégal (56,4 %). Ils sont en activité dans le primaire (37,6 %), au collège (35,9 %) et au lycée (26,5 %). Toutes les disciplines sont représentées. Notre échantillon comprend surtout des personnes d’âge mûr (8,5 % ont 30 ans au plus, 33,3 % entre 31 et 40 ans, 58,1 % plus de 40 ans) et donc d’ancienneté dans l’enseignement (seulement 1,7 % ont moins d’1 an, 9,4 % entre 1 et 5 ans, 26,5 % entre 6 et 10 ans, 62,4 % plus de 10 ans). Il compte plus d’hommes (66,7 %) que de femmes (33,3 %).
19Le questionnaire comprenait 13 affirmations concernant les finalités de l’École (voir schémas 1 et 2), pour lesquelles les 117 enseignants ont exprimé leur degré d’accord. Nous observons que les enseignants de l’échantillon n’attribuent pas un poids similaire aux différentes affirmations proposées. Toutefois, nous notons que les enquêtés ont choisi la modalité « tout à fait d’accord » pour 10 affirmations sur 13, ce qui est assez habituel dans des questionnaires portant sur les finalités ou les valeurs. Le plus fort taux consensuel est de 88 % pour l’item 12 (« Je crois que l’école doit donner aux élèves l’envie de découvrir et d’expérimenter ») et il est encore de 59 % pour l’item 4 (« Je crois que l’école doit donner confiance aux élèves pour prendre des décisions et avoir la capacité d’agir de façon indépendante »). Par contre, trois affirmations sur les treize ne sont pas majoritairement l’objet de la modalité « tout à fait d’accord ». Si 44,4 % d’enseignants ont encore marqué un tel accord à l’item 7 (« Je crois que l’école doit orienter son action en prenant appui sur les caractéristiques présentes chez les élèves »), ils ne sont plus que 3,4 % pour l’item 6 (« Je crois que l’école doit insuffler aux élèves le désir de poursuivre leurs intérêts personnels plutôt que le bien commun ») et 1,7 % pour l’item 5 (« Je crois que l’école doit jouer sur l’émulation, la compétition entre les élèves »).
20Pour donner du sens aux résultats obtenus, surtout du point de vue africain, nous avons interviewé cinq enseignants expérimentés (un du primaire, un du collège, un du lycée et deux chercheurs universitaires). Selon ces personnes-ressources dont les explications rejoignent plusieurs recherches (Moumouni Dioffo, 2019 ; Bisson-Vaivre et Boissinot, 2015), les enseignants ont des croyances assez fortes sur les valeurs transmises par l’éducation africaine traditionnelle et qu’ils ne retrouvent pas dans l’éducation dite moderne, actuellement en vigueur dans nos écoles. De cette éducation africaine, ils citent certaines valeurs importantes, parmi lesquelles la suprématie de la collectivité sur l’individu. La communauté ne reconnaît pas le droit à la propriété privée de l’individu. On peut dès lors partir du présupposé que si le bien individuel est considéré comme important, le bien collectif l’est encore davantage. Actuellement cette valeur semble inexistante dans l’éducation « moderne » et la situation est même inversée : le bien collectif se confond avec le bien individuel, les ressources des services publics (comme les véhicules) sont employées pour des besoins personnels, le sens de la promotion collective est remplacé par celui de la promotion individuelle. L’existence de systèmes d’évaluation basés sur le classement des élèves entre ceux qui sont « bons » et ceux considérés comme des « médiocres » en est aussi un exemple.
21Concernant les croyances exprimées sur ce qui pousse le plus les élèves à apprendre, les opinions des enseignants enquêtés sont ici dispersées entre les quatre items (ou affirmations) proposés. Nous pouvons retenir que, pour eux, ce qui pousse les élèves à apprendre est donc, dans l’ordre décroissant, la volonté d’acquérir de nouveaux savoirs (62,4 %), la curiosité (53,8 %), la volonté de pouvoir apporter leur contribution à la société (53,8 %) et la volonté de bien faire (45,3 %).
22À propos des croyances exprimées sur ce qui empêche les élèves d’apprendre, comme pour le point ci-dessus, les réponses se distribuent inégalement entre les quatre items proposés. Selon les enseignants de l’échantillon, ce qui empêche les élèves d’apprendre est, dans l’ordre décroissant, d’abord la paresse (65,8 %), puis le fait que l’école ne stimule pas assez leur envie d’apprendre (30,8 %), l’incapacité des enseignants à fixer leur attention (23,9 %), et enfin le rejet de l’autorité des enseignants (15,4 %). On remarquera la tendance, assez naturelle d’ailleurs, à voir les freins chez les autres plutôt que chez soi.
23Pour ce qui est des croyances exprimées sur ce « qu’est un bon enseignant », les réponses des enquêtés se distribuent ici aussi inégalement entre les huit affirmations proposées. Les quatre affirmations qui sont les plus valorisées sont centrées sur l’attention aux élèves et sont bien en phase avec des valeurs de l’éducation traditionnelle : « l’enseignant juste, c’est d’abord un enseignant attentif à chacun de ses élèves » (88,9 %), « qui est soucieux de la réussite de tous ses élèves » (83,0 %), « qui prend ses élèves en considération et accepte de leur expliquer ses décisions » (65,8 %), « qui propose à l’élève l’orientation où il progressera le plus » (65 %). Les quatre autres affirmations sont nettement moins valorisées et ont davantage trait aux pratiques habituelles des enseignants dans le cadre scolaire. La seule qui reçoit encore une majorité de « tout à fait d’accord » concerne « l’enseignant qui fait des cours structurés » (52,1 %). Les autres affirmations sont nettement moins choisies : « l’enseignant se doit aux élèves les plus faibles » (41,9 %), « être juste avec ses élèves » (37,6 %), « ne tolère pas qu’on lui manque de respect » (33,5 %).
24Pour réaliser les comparaisons entre les trois pays (Burkina Faso, Niger, Sénégal), nous avons regroupé les réponses en deux catégories, selon qu’elles expriment le désaccord (les modalités 0 et 1 de l’échelle de mesure) ou l’accord (les modalités 2 et 3). Ceci nous semblait nécessaire compte tenu de la faiblesse de l’échantillon du Burkina Faso (N = 20), comparativement à celui du Niger (N = 31) et surtout du Sénégal (N = 66). Les résultats ci-dessous doivent donc être pris avec prudence.
25En ce qui concerne les finalités de l’École, les croyances exprimées par les enseignants des trois pays ont tendance à être plutôt semblables, malgré quelques différences. Elles s’accordent entièrement (100 % pour les trois pays) pour une École comme lieu qui dote les élèves « de l’envie de découvrir et d’expérimenter » et presque entièrement pour une École comme lieu d’« apprentissage à la correction des représentations erronées des élèves » (100 % au Burkina Faso et au Niger et 98,5 % au Sénégal). Si les trois pays expriment leur désaccord sur la finalité de l’École comme lieu d’« émulation de la compétition entre élèves », le désaccord est plus fort pour le Burkina Faso (85 %) que pour le Niger (74 %) et surtout pour le Sénégal (56 %).
26En ce qui concerne les autres croyances, les résultats se dispersent également mais restent malgré tout relativement homogènes. Il en va ainsi, par exemple, de la croyance que ce qui pousse à apprendre est « la volonté de bien faire » (85 % au Burkina Faso et au Sénégal, contre 74 % au Niger) ; ou que ce qui empêche les élèves d’apprendre est le fait que « certains élèves ne sont pas faits pour l’école » (accord presque total : 100 % au Burkina Faso et au Niger et 97 % au Sénégal). Mais les accords sont moins nets pour l’affirmation que « l’école ne stimule pas assez leur envie d’apprendre » (90 % au Burkina Faso, 68 % au Niger et 59 % au Sénégal).
27Quant aux croyances des enseignants des trois pays concernant le « bon enseignant », on observe aussi des écarts, mais qui restent relativement modérés, comme sur l’item « l’enseignant efficace est l’enseignant qui fait des cours structurés » (100 % au Burkina Faso, 87 % au Niger et 85 % au Sénégal).
28En ce qui concerne les finalités de l’enseignement, il est remarquable de constater que les enseignants des différents niveaux expriment des degrés d’accord tout à fait semblables : aucune affirmation ne présente un écart de plus de 7 %. Ils s’accordent aussi relativement bien sur ce qui pousse les élèves à apprendre ou ce qui les en empêche, sauf pour deux affirmations. Les enseignants en lycée expriment moins d’accord que leurs collègues du collège et du primaire pour dire que c’est la curiosité (respectivement 71 %, 84 % et 77 %) et surtout la volonté de bien faire (respectivement 68 %, 95 % et 79 %) qui poussent les élèves à apprendre.
29En ce qui concerne la définition d’un bon enseignant, l’affirmation la mieux partagée exprime l’idée que « l’enseignant juste, c’est d’abord un enseignant attentif à chacun de ses élèves » (100 % primaire, collège et lycée). L’accord reste également relativement fort et homogène pour une affirmation telle que « lors de l’orientation d’un élève, le plus important est de lui proposer l’orientation où il progressera le plus » (91 % primaire, 82 % collège et 90 % lycée). Pour les autres affirmations, les différences entre les enseignants des différents niveaux restent faibles (jamais plus de 10 %) sauf pour une affirmation. Cette fois, ce sont les enseignants du lycée qui sont les plus nombreux à estimer que le bon enseignant « fait des cours structurés » (82 % primaire, 88 % collège, 97 % lycée). Ceci tend à montrer que le modèle scolaire transmissif est plus marqué au lycée.
- 4 La méthode utilisée est la méthode de Mac Quitty (1957) qui a l’avantage de travailler sur les corr (...)
30Une analyse des résultats en termes de pourcentages d’accord ou de non accord ne permet pas de répondre, à elle seule, à l’objectif de notre recherche. En effet, il nous semble qu’une croyance ne se dévoile pas suffisamment par la simple affirmation d’une idée, mais par les articulations sous-jacentes entre plusieurs affirmations sur le sujet : les items avec de hauts pourcentages de choix sont souvent le fruit de la désirabilité sociale et masquent les croyances profondes des enseignants. C’est pourquoi nous avons procédé à un deuxième traitement statistique qui repose sur trois matrices de corrélation : l’une sur les finalités de l’École, une seconde sur ce qui pousse à apprendre ou empêche les élèves d’apprendre, une troisième sur ce qu’est un « bon enseignant ». Rappelons, si nécessaire, que plus est élevée une corrélation entre les réponses données à deux items différents, plus ces items partagent un même fondement, c’est-à-dire une croyance dans le cas présent. À partir de chacune de ces trois matrices, nous avons tenté de dégager les facteurs sous-jacents aux relations entre les variables (schémas 1 et 2 pour les finalités ; schémas 3 et 4 pour ce qui pousse à apprendre ou empêche d’apprendre ; schémas 5 et 6 pour l’image du bon enseignant), en espérant ainsi saisir plus en profondeur les croyances des enseignants africains de notre échantillon. À cette fin, nous avons utilisé la méthode de Mac Quitty4.
Schémas 1 et 2. Croyances sur « les finalités de l’enseignement »
31En nous appuyant sur le schéma 1 qui dégage le premier facteur extrait de la matrice de corrélation entre les affirmations relatives aux finalités, nous explicitons la démarche effectuée. Elle part de la corrélation de premier ordre la plus importante, c’est-à-dire .452 entre l’item « correction des représentations erronées des élèves » et l’item « acquisition de confiance pour prendre des décisions et agir de façon indépendante ». Ces deux items sont eux-mêmes corrélés avec un troisième, « correction des représentations erronées qui encombrent l’esprit des élèves », (respectivement .357 et .327). Ces trois items forment un triangle qui est le cœur de la croyance la plus importante des enseignants de notre échantillon : la mission de l’école est de transmettre les connaissances vraies et d’armer les élèves contre les fake news pour former des personnes autonomes dans leurs décisions et leur agir. Par ailleurs décrite dans de nombreux écrits européens (Meuret et Lambert, 2011) et dans la ligne de la pensée de Durkheim, cette croyance a une certaine incidence (r = .299) sur le processus d’« orientation de l’action de l’école qui prend en considération les caractéristiques présentes chez les élèves ». Ce dernier aspect est lui-même lié au développement « des capacités d’imagination et de créativité des élèves » (r = .218) et à la « stimulation des échanges avec les élèves » (r = .267), qui n’est pas sans incidence sur l’émulation et la compétition entre les élèves (r = .215). Notons que ces trois derniers items sont indépendants (non corrélés) du noyau central de la croyance, mais seulement liés au devoir d’orientation de l’école.
32Plus aucune corrélation de premier ordre de la matrice n’étant reliée aux items précédents, on passe alors au deuxième facteur en partant de la corrélation la plus importante non encore utilisée. Le facteur 2 ne comprend que deux items, comme ce sera aussi le cas pour les facteurs 3 et 4.
33Les facteurs 2 et 3 (schéma 2) dévoilent deux visions différentes du « bien commun » au cœur de la croyance, mais avec des finalités quelque peu différentes. Pour les uns, l’école sert à former des personnes visant le bien commun pour les préparer à s’insérer dans la société (r = .373). Pour les autres, elle éduque l’âme et l’esprit, et ce faisant, elle se met au service du bien commun et de la République, et non des désirs personnels (r = -.280). De telles croyances semblent davantage inspirées par les valeurs de la culture traditionnelle (Kamuzinzi, 2018 ; Sall, 1020).
34Le dernier facteur (schéma 2 également) semble inspiré d’un courant didactique actuel, conforté par la pensée de Dewey, qui donne pour mission à l’école de donner l’envie de découvrir et d’expérimenter, ce qui permet l’apprentissage de l’autodiscipline (r = .254). Cette croyance est loin d’être majoritaire dans notre échantillon.
Schémas 3 et 4. Croyances sur ce « qui pousse à apprendre » et ce « qui empêche d'apprendre »
35En partant de la deuxième matrice de corrélation, deux croyances fortes semblent distinguer les enseignants en ce qui concerne « ce qui pousse à apprendre » et « ce qui empêche d’apprendre ». Un premier groupe d’enseignants (schéma 3) insiste sur les liens forts entre ce qui leur tient à cœur : « être en face d’élèves qui ne rejettent pas leur autorité » et « les élèves ont plutôt la volonté de bien faire » (r = .636) ; « la volonté d’acquérir de nouveaux savoirs » vient compléter le cœur de la croyance (r = .424 et r = .207 viennent fermer le triangle). L’autorité de l’enseignant pour accomplir sa mission de transmission est le noyau de cette croyance qui s’inscrit à nouveau dans la ligne de la pensée de Durkheim. La corrélation (r = .198) avec l’item qui a trait à la paresse comme forme de rejet de l’autorité est donc tout à fait logique.
36Alors que le premier groupe d’enseignants mettait l’accent sur les comportements des élèves en relation avec l’autorité, le deuxième groupe d’enseignants (schéma 4) cible surtout l’école et les comportements des enseignants. Il s’agit d’une croyance chez eux très forte (r = .631) : ce qui empêche le plus souvent les élèves d’apprendre tient au fait que l’école ne stimule pas assez leur envie d’apprendre et que les enseignants sont trop souvent incapables de fixer leur attention. Or ils sont persuadés que ce qui pousse les élèves à apprendre est plutôt la curiosité (r = .416 avec le facteur école stimulante et r = .342 avec la capacité des enseignants à maintenir l’attention).
37En nous inspirant d’une étude menée en France par Meuret et Lambert (2011), nous trouvons chez nos enseignants africains des opinions proches de chacun des modèles deweyen et durkheimien (Meuret et Lambert, 2011), aussi bien dans les facteurs tenus pour les plus importants (par exemple, la curiosité, plutôt deweyenne ou la volonté de bien faire, plutôt durkheimienne), que parmi ceux qui sont les moins importants (apporter sa contribution à la société, plutôt deweyen, ou rejeter l’autorité des enseignants, davantage durkheimien).
Schémas 5 et 6. Croyances sur le « bon enseignement »
38À partir de la troisième matrice de corrélation (items ayant trait aux caractéristiques du « bon » enseignant), nous dégageons deux facteurs. Pour une majorité d’enseignants de notre échantillon (schéma 5), la croyance sur ce que doit être un « bon » enseignant est dévoilée dans le facteur 1 : c’est celui qui fait des cours structurés, ce faisant il est juste avec ses élèves (r = .493), et il les prend en considération en acceptant de leur expliquer ses décisions (r = .412). Procéder ainsi, c’est être juste envers ses élèves (r = 325) et soucieux de la réussite de tous (r = .265), mais ceci implique que les élèves marquent du respect à leur enseignant et que celui-ci ne tolère pas qu’on lui manque de respect (r = .305 et .252). Cette croyance, de nouveau dans la ligne d’un modèle durkheimien, est le fait d’une majorité d’enseignants de l’échantillon.
39D’autres enseignants, moins nombreux (schéma 6), ont plutôt une autre croyance (voir le facteur 2). Pour eux, être juste, c’est d’abord être attentif à chacun de ses élèves, ce qui implique que lors de l’orientation, le plus important sera de proposer à l’élève l’orientation où il progressera le plus (r = .461) et, en conséquence, pour certains enseignants du moins, de ne pas oublier de s’intéresser aux plus faibles (r = .251). Ces valeurs sont plus proches du modèle de Dewey.
40Au départ, l’objectif de notre recherche était de tenter d’identifier et de mieux connaître les croyances d’enseignants d’Afrique subsaharienne, à partir d’échantillons dans trois pays (Burkina Faso, Niger, Sénégal). Malgré la faiblesse de certains de ces échantillons, nous avons pu montrer que les réponses des enseignants étaient assez homogènes dans les trois pays, et même selon les niveaux (hormis quelques affirmations d’enseignants du lycée plus marqués par un modèle scolaire transmissif). Mais l’une des conclusions principales réside dans le fait que c’est l’étude des relations sous-jacentes existantes entre les différentes formes d’expression (les affirmations de notre questionnaire) qui permet de bien cerner les croyances profondes des enseignants.
41Nous avons ainsi pu confirmer l’analyse de Kamuzinzi (2018) selon laquelle l’éducation africaine traditionnelle côtoie l’éducation occidentale moderne, les croyances de l’enseignant étant souvent plus proches de cette dernière que de la première, si l’on ne se contente pas des seuls pourcentages de choix des affirmations. En effet, l’école est un héritage de la colonisation, dont le modèle trouve son origine dans les principes de la morale scolaire que Durkheim a été l’un des premiers à formaliser. C’est ainsi que les croyances dominantes des enseignants africains de notre échantillon prônent une vision transmissive de l’école qui corrige les représentations de l’élève africain, dans le but de faire de lui un adulte autonome, capable d’insertion sociale et professionnelle. Ceci implique, d’une part, qu’il acquière de nouveaux savoirs et qu’il respecte l’autorité ; d’autre part, que l’enseignant stimule l’intérêt des élèves, fasse des cours structurés, fixe leur attention, ne tolère pas qu’on lui manque de respect.
42Cependant, coexistent chez les enseignants des croyances (hautement désirables), qui trouvent leur origine dans les valeurs de l’éducation traditionnelle : le souci de la collectivité et du bien commun, le développement des échanges et de la curiosité, l’attention à chacun sans oublier les plus faibles… Ce sont des traces, certes minoritaires, mais qu’on retrouve dans les réponses données par certains enseignants et qui sont plus proches du modèle de Dewey.
43Le numéro 83 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (2020) montrait que les réformes éducatives, lorsqu’elles sont des processus planifiés du haut vers le bas, échouent pour la plupart car les enseignants les dénaturent et les retournent à leur profit ; les nouvelles valeurs prônées sont trop en décalage avec leurs croyances. Cela voudrait-il dire que tout changement est condamné à l’échec ? Selon Meuret (2020), des changements sont possibles à certaines conditions, et notamment un travail sur les croyances à travers la co-construction de « récits mobilisateurs ». Dans ce même numéro, Alioune Sall (2020) pose la question de l’école de demain en Afrique. Il invite à s’appuyer tant sur les valeurs de l’éducation traditionnelle que sur celles de la modernité, pour construire une école où les Africains ne perdent pas leur âme et travaillent à construire un nouveau projet social fondé sur la communauté et sur les spécificités de l’Afrique. Un modèle sans doute plus proche de la pensée de Dewey.