1Ce dossier s’intéresse aux relations entre les croyances professionnelles, entendues comme des « représentations tenues pour vraies » (Clément, 2010) dans le cadre du travail, et les pratiques enseignantes telles qu’elles se donnent à voir en milieu scolaire. Ces relations, souvent, interrogent : pourquoi les enseignants croient-ils que certaines pratiques valent mieux que d’autres ? Pourquoi critiquent-ils, voire refusent-ils, certaines pratiques, dont l’efficacité a (parfois) été démontrée par la recherche ? Les articles réunis dans ce dossier proposent d’interroger ensemble pratiques et croyances des enseignants dans dix systèmes scolaires et contextes socioculturels contrastés : les États-Unis, la Corée du Sud, la Tunisie, le Brésil, trois pays d’Afrique (le Burkina-Faso, le Niger et le Sénégal), l’Amérique du Nord, la France, la Suisse, la Pologne, et la Belgique francophone. Le choix de ces différents contextes a été guidé par la volonté d’étudier la relation entre croyances et pratiques de façon contrastée, au sein de systèmes scolaires où les pratiques professionnelles sont davantage prescrites ou imposées par les autorités aux enseignants (donc possiblement éloignées de leurs croyances propres), mais aussi de systèmes où les enseignants disposent, au moins théoriquement, d’une assez grande autonomie au travail. La bibliographie analytique composée par Bernadette Plumelle montre que ce thème recouvre de nombreuses questions éducatives. Le dossier met d’abord en lumière les variations du sens des termes, puis il interroge le changement en éducation et les dilemmes que celui-ci soulève, entre acceptation des consignes institutionnelles et expertise professionnelle issue de la pratique.
2Si le dossier prend pour objet le lien entre croyances et pratiques professionnelles, les auteurs ont souvent pointé leur difficulté à appréhender le terme « croyance » (tandis que « pratique » semble plus consensuel). Tous ont souhaité discuter avec nous du « bon » sens à donner à ce terme dès nos premiers échanges avec eux en vue de la construction de ce dossier, et plusieurs ont pris la précaution de le définir dans leur article. Ainsi, pour comprendre les résistances des enseignants polonais aux savoirs qui leur sont enseignés en formation, Ewa Filipiak considère les croyances comme les « théories personnelles » des enseignants. Gmati Tijani rapproche également la notion de croyance de celle de théorie, mais va plus loin en faisant le lien avec les préjugés ou les illusions, la diversité des croyances des enseignants dans le contexte tunisien contemporain étant source d’inquiétude pour l’auteur. Dans leur distance aux prescriptions des États, mais aussi aux préconisations appuyées sur la science, les croyances sont parfois « ancestrales » : dans l’éducation africaine traditionnelle, étudiées par Ansoumana Sané, les individus sont notamment reliés au « monde des invisibles », ce qui explique le scepticisme des enseignants face à certains principes de l’éducation moderne, issue de la colonisation.
3Dans le domaine de l’éducation en contexte francophone, les croyances des enseignants ont été largement étudiées par les équipes de recherche réunies autour de Marcel Crahay, auxquelles se réfèrent d’ailleurs largement l’article qui clôt ce dossier. Dans une note de synthèse exhaustive, Marcel Crahay, Philippe Wanlin, Elisabeth Issaieva et Isabelle Laduron ont proposé de considérer les croyances des enseignants comme « des contenus mentaux, ayant trait à l’enseignement, compilés dans des schémas ou des concepts, pouvant prendre la forme de propositions ou d’assertions » (Crahay et al., 2010). Le terme croyance est mobilisé sans difficulté par d’autres chercheurs psychologues ou proches de la psychologie. Ainsi, dans son article pour ce dossier, Céline Girardet, par ailleurs auteure d’une thèse sur les croyances et les pratiques des enseignants en Suisse, distingue les « croyances préalables », ancrées dans le temps long, des croyances nouvelles, davantage susceptibles de changer. De même, pour comprendre les tensions entre les croyances et les pratiques pédagogiques des enseignants coréens, Chae-chun Gim expose l’intérêt de mobiliser la notion de « croyance épistémologique » pour saisir le degré de rationalité de celle-ci. Chez Chloé Gravé, Marie Bocquillon, Nathanaël Friand et Marc Demeuse, qui ont travaillé sur la formation des futurs enseignants dans le contexte de la Belgique francophone, le terme « conceptions » est utilisé plus volontiers que celui de croyance, mais suivant une acception très proche.
4Comme le montrent plusieurs articles de ce dossier, les croyances se distinguent peu, dans le langage ordinaire, des représentations, largement étudiées par les psychologues sociaux et qui conduisent à s’intéresser aux points de vue d’individus pris dans leur singularité, mais aussi des valeurs, des idées, ou encore des significations et des symboles. Telle est probablement la raison pour laquelle, dans ce dossier, le terme croyance se dérobe parfois au bénéfice d’autres termes, que les auteurs considèrent comme plus appropriés. Trois articles, qui de plus soulignent que croyances et pratiques s’analysent difficilement séparément, illustrent particulièrement ces déplacements terminologiques. Ce sont ainsi les « lectures du monde » qui intéressent Marcos Reigota, c’est-à-dire les « connaissances acquises par l’expérience » selon le pédagogue brésilien Paulo Freire. Étudiant certaines écoles aux États-Unis, Joanne W. Golann, Anna Weiss et Karin Gegenheimer privilégient la notion de « référentiels culturels » qui renvoient à la fois aux connaissances sur le fonctionnement du monde et aux compétences pour y agir. Françoise Carraud analyse, quant à elle, les croyances des enseignants français par l’intermédiaire de la notion de « normes », c’est-à-dire ces règles (de pensée, ou d’action) dont la légitimité est collectivement reconnue au sein d’un groupe professionnel, et qui contribuent à le définir. Cette approche des croyances en lien avec le groupe professionnel rejoint celle que privilégie Maurice Tardif, qui s’interroge sur les « croyances collectives » des enseignants nord-américains et donne des clés de compréhension de la défiance (rationnelle, selon l’auteur) qu’ils manifestent à l’encontre des formations qu’ils reçoivent.
5Pensées ensemble, croyances et pratiques des enseignants permettent de porter un regard renouvelé sur le changement en éducation, à distance de l’idée d’une résistance des enseignants aux innovations, difficile à prouver (Crahay et al., 2010). Il ressort de plusieurs articles que, porteuses de croyances considérées comme trompeuses, ou à tout le moins de croyances désajustées par rapport aux orientations du système éducatif, certaines pratiques enseignantes sont à changer. Cependant, les croyances des enseignants apparaissent comme solidement ancrées. Dès les années 1970, le sociologue américain Dan C. Lortie (1975) a établi que les croyances personnelles des enseignants sur leur travail se construisent sur le temps long de la socialisation. Des recherches ont aussi révélé qu’en fonction de leurs origines sociales et professionnelles, les enseignants n’adoptent pas le même regard sur leur métier et leurs élèves, ni les mêmes pratiques en classe. Ces effets durables des parcours de socialisation peuvent expliquer pourquoi les enseignants sont alors peu réceptifs aux contenus enseignés en formation. Ce constat ancien semble encore largement partagé aujourd’hui, comme plusieurs articles s’en font l’écho. Cependant, dans quelle mesure la formation des enseignants peut-elle constituer un levier pour le changement des croyances et des pratiques ?
6En Belgique francophone, les croyances des enseignants interrogent par leur résistance aux méthodes d’apprentissage inspirées du socioconstructivisme délivrées dans la formation. Ces approches font des étudiants-futurs enseignants les principaux acteurs du processus d’apprentissage, à distance des approches transmissives ou empiristes. Prenant de la distance avec les recherches montrant que la formation des enseignants est peu suivie d’effets, Chloé Gravé, Marie Bocquillon, Nathanaël Friand et Marc Demeuse constatent une certaine efficacité de la formation. D’une part, les chercheurs montrent que les futurs enseignants en formation associent des conceptions issues à la fois des approches socioconstructivistes et transmissives, bien que les étudiants de la formation pour le primaire soient plus ouverts aux premières que ceux de la formation pour le secondaire. En outre, leur recherche montre que la formation en elle-même a un effet : plus les futurs enseignants avancent dans leur formation, plus ils deviennent favorables à l’approche socioconstructiviste. Cela signifie que les préconisations officielles sont suivies d’effets puisque, comme le précisent les auteurs dans le dossier, la formation actuelle en Belgique francophone préconise une approche basée sur les compétences, assimilée à l’approche socioconstructiviste. La formation initiale des enseignants influence donc les conceptions des enseignants.
7D’autres chercheurs proposent des alternatives aux modalités actuelles de formation des enseignants. Ainsi, en Suisse francophone, Céline Girardet a mis en place un dispositif empirique pour comprendre par où, et avec quel accompagnement en formation, pouvait passer le changement des pratiques enseignantes. L’auteure pointe tout d’abord un facteur d’inefficacité de la formation : les futurs enseignants abordant la formation avec des « croyances préalables », fortement ancrées et formant un solide réseau, ils filtrent et sélectionnent les informations qui leur sont transmises. Si certains considèrent les approches socioconstructivistes qui leur sont enseignées en formation comme étant pertinentes, ils croient aussi que ces méthodes ne leur seront pas utiles dans l’ordinaire du travail en classe. L’auteure estime qu’un environnement professionnel favorisant l’autonomie des enseignants peut faciliter le passage vers des pédagogies innovantes et des croyances renouvelées. Les résultats sont clairs : les formations, pour changer les pratiques, doivent donner à connaître aux enseignants des modèles pédagogiques innovants que ceux-ci pourront mettre en pratique, et les accompagner dans leur démarche réflexive. Ainsi, des exemples pédagogiques « extrêmes » donnés en formation et testés en classe semblent devoir constituer un puissant levier de changement.
8Peut-être, en effet, le changement social repose-t-il sur le fait de tenir ensemble pratiques et croyances. Certaines expérimentations, associant des chercheurs en éducation, des enseignants et même des étudiants, tendent à démontrer l’efficacité des démarches consistant pour les enseignants à partir de leurs croyances initiales pour s’en servir en classe après les avoir interrogées en formation. L’article d’Ewa Filipiak au sujet des enseignants polonais présente ainsi les travaux menés par le Centre universitaire de créativité, fondés sur les travaux du psychologue Lev Vygotski qui considère les interactions sociales comme centrales dans le processus d’apprentissage, et part du constat que les « théories éducatives personnelles » des enseignants ont, par rapport aux savoirs issus des formations pédagogiques, une prégnance bien plus forte dans les pratiques qu’ils mettent en œuvre en classe. Plutôt que de considérer la formation pédagogique comme vaine, l’équipe du Centre universitaire de créativité propose plutôt de partir de ces théories pour amener les futurs enseignants, à la suite d’interactions avec des enseignants en poste, des chercheurs en éducation, d’autres étudiants, à les conscientiser et, éventuellement, à les transformer.
9Cependant, à quel point le changement des croyances opéré en formation peut-il changer durablement les pratiques ordinaires dans les écoles ? Avec la diversité des publics et des situations scolaires qu’elle suppose, l’immersion dans la réalité du travail, pour les jeunes enseignants, peut modifier les croyances qu’ils avaient pourtant en formation. Pour la France, cela a été montré concernant les représentations du métier au moment des premières expériences : dans les écoles primaires, la fréquentation de collègues revenus de leurs idéaux sur le métier explique que les jeunes enseignants ne croient progressivement plus en leur capacité à réduire les inégalités sociales (Broccholichi, Joigneaux et Mierzejewski, 2018). C’est que, dès la formation et dès les premières expériences de travail, émergent des tensions relatives à la définition de ce qui fait l’expertise professionnelle des enseignants.
10Il n’est pas étonnant que les enseignants désapprouvent certaines pratiques professionnelles auxquelles ils doivent pourtant se conformer, dans la mesure où elles sont institutionnellement prescrites. L’article de Maurice Tardif, revenant sur les critiques adressées à leur formation par les enseignants, est à cet égard très clair : la majorité des enseignants nord-américains se pensent mal préparés à l’exercice de leur métier, sur des aspects pourtant centraux tels que le maintien de la discipline en classe, l’évaluation des apprentissages des élèves, la maîtrise des aspects administratifs du travail ou encore l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Maurice Tardif rappelle que la formation des enseignants, portée par les sciences de l’éducation dans les universités nord-américaines, a connu de nombreux changements depuis les années 1980. Perçue dans les années 1970 comme trop théorique et superficielle, la formation change et accorde une plus grande place aux stages et aux travaux issus de la recherche dans un mouvement de professionnalisation des enseignants lancé par des élites politiques, financières et intellectuelles. Des ordres professionnels sont créés en même temps pour garantir la qualité de la formation mais aussi la qualité du travail des enseignants en exercice, contre la volonté des enseignants et notamment de leurs syndicats. En fait, selon Maurice Tardif, cette opposition s’explique car cette « forme de professionnalisation » s’est faite largement sans les enseignants nord-américains et révèle leur autonomie réduite ainsi que leur faible pouvoir de contrôle au sein du système scolaire. Ainsi, le fait que les enseignants ne croient pas en leur formation exprime une « certaine rationalité sociale et politique » témoignant de la distance qui sépare les enseignants des décisions qui les concernent et qui a fait l’objet de plusieurs travaux dans le contexte nord-américain (Ingersoll, 2003).
11Dans la continuité des limites pointées par Maurice Tardif, l’article de Joanne W. Golann, Anna Weiss et Karin Gegenheimer sur les enseignants travaillant aux États-Unis dans des écoles appliquant une approche dite « sans excuses » (no excuses charter schools) nous permet d’avancer dans la compréhension des décalages entre les croyances et les pratiques professionnelles des enseignants. Ces écoles, situées en zone urbaine, accueillent des publics scolaires défavorisés, présentant des résultats scolaires faibles. Elles se caractérisent par un curriculum strict, des journées scolaires longues, un accent mis sur la lecture et les mathématiques, de nombreux tests. Les enseignants y sont étroitement supervisés, le matériel pédagogique et les procédures de classe leur sont imposés. Ces écoles sont ainsi un exemple extrême des effets des politiques d’obligation de reddition de comptes (les établissements et les enseignants devenant responsables des résultats des élèves) sur les restrictions de l’autonomie dont jouissent traditionnellement les enseignants. Cependant, les recherches des auteures montrent que les valeurs et pratiques préexistantes des enseignants font obstacle à la mise en œuvre de ces programmes scolaires stricts. Suivant leur référentiel culturel, les enseignants exécutent, imitent, adaptent ou rejettent l’approche « sans excuses ». Les enseignants peuvent difficilement mettre en pratique des méthodes pédagogiques auxquelles ils ne croient pas, et recherchent une adéquation entre ce qu’on leur demande de faire et ce qu’ils croient devoir et pouvoir faire. Le programme de ces écoles, bien que strict, peut alors devenir vide de sens dans l’ordinaire du travail en classe, et se solder par un départ des enseignants, alors que l’on sait que le turn-over des équipes au sein d’une école ne favorise pas la réussite des élèves. Une application mécanique du programme de l’école s’avère dès lors à la fois peu efficace pour les élèves et source de difficulté au travail pour les enseignants.
12Pourtant, parfois, les enseignants mettent en œuvre des pratiques auxquelles ils ne croient pas, en respect des consignes des autorités statutaires. Marcos Reigota l’établit clairement pour le cas du Brésil contemporain, où la « lecture du monde » de Paulo Freire ne peut plus être mobilisée par les enseignants dont les pratiques pédagogiques sont liées à l’écologie et à la démocratisation du Brésil. Le tournant fondamentaliste des années 2000 a fortement fragilisé ces enseignants, qui ont été d’autant plus contraints dans leurs actions suite à l’émergence de mouvements religieux conservateurs ramenant la religion à l’école (tournant qui s’est accéléré suite aux élections de 2018), demandant aux enseignants de mettre en œuvre ce que Marcos Reigota appelle un « curriculum imprévisible », axé sur des discours publics mettant à distance la science et l’histoire, et changeant au gré des annonces politiques. Si les enseignants adoptant les « lectures du monde » de Paulo Freire restent actifs, ils ne peuvent occuper que des positions marginales actuellement, et courent le risque d’être dénoncés aux autorités scolaires, y compris par leurs élèves ou les familles. L’article de Marcos Reigota suggère que si les croyances des enseignants résistent au pouvoir politique, ce n’est cependant pas sans danger.
13Appliquer des pratiques auxquelles ils ne croient pas concerne aussi les enseignants coréens, paradoxalement. La Corée du Sud est l’un des pays où les élèves obtiennent les meilleurs résultats aux tests PISA, et pourtant le professeur Chae-chun Gim plaide dans ce dossier pour une plus grande autonomie laissée aux enseignants coréens. Alors qu’ils sont hyper-sélectionnés et font partie, en quelque sorte, de l’élite des étudiants coréens, les enseignants ont un sentiment d’efficacité personnelle au travail bien inférieur à la moyenne de l’OCDE, comme le révèle l’enquête TALIS 2018, tout particulièrement en matière d’évaluation des élèves. Pour l’auteur, ancien vice-ministre de l’éducation, l’explication principale réside dans l’écart entre les croyances de la société coréenne et celles des enseignants en matière d’éducation. Tandis que la société place tout en haut l’objectivité et l’équité de l’évaluation des élèves en raison d’une croyance collective forte selon laquelle la réussite sociale dépend surtout de l’école, conduisant à des tests à choix multiples pour tous les élèves (qui seront ensuite classés à grande échelle), les enseignants croient que ces pratiques d’évaluation standardisées sont peu ajustées à la singularité des élèves, qui passeraient à côté d’un « apprentissage authentique ». Ainsi, l’imposition aux enseignants de manières de faire peut apparaître inefficace pour le système coréen. À l’heure où les politiques éducatives se centralisent, où les acteurs sont rendus plus responsables des résultats des élèves (Mons, 2007), l’imposition de pratiques, de standards (ou référentiels de compétences), aux enseignants présente un intérêt limité.
14Mettant en avant leur expertise professionnelle, ou leur professionnalisme, les enseignants critiquent, voire refusent, certaines pratiques et mettent en avant leur propre conception du travail efficace, dont la définition ne rejoint pas toujours celle des acteurs publics (Barrère, 2017), ou, pour reprendre l’expression employée dans ce dossier par Françoise Carraud, du « beau travail ». Si nombre de propos sur les enseignants français tendent à montrer à la fois leur « malaise » et leur « résistance au changement », le sentiment d’un métier en « crise » et les épreuves rencontrées n’empêchent nullement le « plaisir » au travail. Deux grandes formes d’épreuves font apparaître les normes du « beau travail » au sein des groupes professionnels enseignants du premier et du second degré : celles liées à l’intensité de la relation au groupe-classe et celles liées aux apprentissages des élèves. Avoir « une classe qui roule », avec des élèves autonomes, que les enseignants croient plus libres que les élèves non-autonomes, est une norme tout autant qu’une prescription professionnelle, qui suppose une autorité installée. De même, « la petite lumière qui brille dans les yeux des élèves » est aussi associée au « beau travail », et permet de comprendre que les enseignants croient en leur efficacité ainsi qu’en leur utilité vis-à-vis des élèves, à distance des évaluations institutionnelles.
15Ainsi, les enseignants peuvent ne pas adhérer aux changements proposés par les programmes réformateurs car ils croient davantage en d’autres finalités pour l’éducation. La défiance des enseignants vis-à-vis des réformes constitue le point de départ d’Ansoumana Sané dans ce dossier, qui entre dans la complexité des croyances enseignantes en étudiant leur composition. Ansouma Sané propose une méthode pour analyser les réseaux de croyances professionnelles (leurs articulations) des enseignants dans trois pays d’Afrique, le Burkina Faso, le Niger et le Sénégal, dans le but de comprendre ce qui fonde et justifie les pratiques professionnelles. Son analyse indique que les croyances des enseignants (largement communes dans ces trois pays) trouvent leurs origines dans l’éducation africaine traditionnelle, peu centrée sur la distinction individuelle mais assez largement au service de l’action collective, présentant des caractéristiques du modèle éducatif de John Dewey, mais aussi dans l’éducation « dite moderne implémentée par la colonisation », proche de la pensée d’Émile Durkheim. L’enquête menée par cet auteur montre que l’éducation africaine traditionnelle côtoie l’éducation occidentale moderne, et que les croyances des enseignants sont souvent plus proches de la seconde : ils prônent une vision transmissive de l’école, aspirent à faire des élèves des adultes autonomes, insérés dans la société, respectueux de l’autorité, en premier lieu celle des enseignants. Cependant, des valeurs issues de l’éducation traditionnelle sont aussi révélées par l’enquête, telles que le souci de la collectivité, le développement de la curiosité des élèves. Cette coexistence de deux modèles peut expliquer que des réformes inspirées de l’Occident soient inadaptées face aux échecs scolaires massifs observés dans les pays étudiés : les croyances qui fondent ces réformes sont trop éloignées de celles des enseignants, tant sur les finalités de l’école, le moteur des apprentissages des élèves, que sur l’efficacité de l’enseignement. Pour les enseignants interrogés, le bien collectif prime sur le bien individuel, alors que cette valeur semble inexistante dans l’éducation « moderne ».
16Pourtant, il peut aussi apparaître risqué, d’un point de vue collectif, de laisser aux enseignants une trop grande autonomie, ou de les laisser apprécier subjectivement les situations éducatives. C’est ce qu’explique Gmati Tijani au sujet des croyances professionnelles des enseignants tunisiens. Le système scolaire tunisien peut être dit, selon l’auteur, « de tradition dirigiste ». Par exemple, si l’enseignant bénéficie du droit de débattre des programmes en tant que citoyen et en tant que professionnel dans la phase d’élaboration, une fois ceux-ci validés, ils deviennent obligatoires pour tous, comme les manuels scolaires, élaborés par le ministère de l’éducation. Gmati Tijani s’inquiète d’une déconnexion entre les objectifs de libération par l’école pour les élèves et les objectifs de professionnalisation des enseignants. Pour l’auteur, en devenant plus réflexifs, plus professionnalisés, les enseignants gagnent en autonomie et questionnent les directives ministérielles qui pourtant assurent l’unité du système (ils pourraient ainsi devenir « sceptiques »), et ce faisant ils risquent de perdre de vue l’objectif d’égalité des chances qu’ils sont censés porter. C’est ainsi que les croyances, comme « évidences de soi à soi », fragilisent l’école comme institution et permettent la montée en puissance d’une école « pourvoyeuse de services », plus individuelle et moins collective. Cette conception du professionnalisme enseignant comme danger potentiel pour l’unité des systèmes éducatifs est rarement lue, et contraste (y compris dans ce dossier) avec de nombreux travaux de recherche plaidant plutôt pour une autonomie renforcée des enseignants, ou pour une plus grande marge de manœuvre laissée par les autorités scolaires aux enseignants dans les décisions qui les concernent.
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17Ce dossier aura montré que le lien entre croyance et pratique professionnelle des enseignants soulève des dilemmes proches, dans des systèmes éducatifs pourtant très divers. Si les croyances professionnelles des enseignants sont considérées comme déterminantes pour accéder à leurs pratiques, voire comme étant à prendre comme point de départ des actions de formation, celles-ci, individuelles ou collectives, doivent aussi se conformer aux consignes institutionnelles. Il en ressort que les croyances sont à la fois centrales dans ce qui fait le professionnalisme enseignant, mais aussi marginalisées dans les systèmes éducatifs qui ne sauraient tolérer une trop grande diversité de croyances. Il y a donc ici un point de tension : plus autonomes, les enseignants se sentent plus efficaces (et croient davantage en ce qu’ils font), au risque de s’éloigner du projet politique dans lequel s’inscrit plus globalement leur action éducative.
18Bien sûr, la mise en œuvre pratique des politiques publiques éducatives peut achopper sur les conditions matérielles et les moyens octroyés aux enseignants, sur l’organisation interne et le rôle de l’encadrement intermédiaire, ou encore sur l’hétérogénéité des situations scolaires ou des publics d’élèves. À distance des savoirs, acquis par l’apprentissage ou par l’expérience, les croyances se forgent dans la lenteur du processus de socialisation et se transforment au gré des rencontres, des discussions ou, tout simplement, des interactions sociales prolongées (ce que l’on appelle, en sociologie, « la socialisation par frottement »). Les croyances sont susceptibles de modifier les valeurs et les représentations sociales, mais peuvent aussi perpétuer des manières de faire ou de penser, que les réformateurs voudraient voir évoluer. Ainsi, « l’applicationnisme » strict, qui voudrait que les enseignants se conforment aux standards attendus et définis en termes de « bonnes pratiques », de même que les politiques éducatives fondées sur la preuve (Lessard, 2006), sont à bien des égards contre-productifs. Les définitions des « bonnes pratiques » enseignantes divergent en fonction des points de vue des acteurs (Barrère, 2017). La (non-)mise en œuvre pratique des dispositions politiques apparaît dès lors bien souvent comme le talon d’Achille des réformes, mais aussi comme un puissant levier d’affirmation de soi des groupes professionnels enseignants.