1La note de quête préparatoire à ce numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres relève que l’on peut identifier de nombreuses formes de privatisation. La privatisation y est définie comme le développement de biens, de fonctions, de responsabilités ou d’opérations de gestion qui étaient précédemment aux mains d’acteurs publics, au premier rang desquels les pouvoirs publics, et qui sont désormais du ressort d’acteurs privés.
2Dans ce cadre, le présent article met l’accent sur le soutien scolaire privé qui se développe en parallèle de la scolarité formelle. Certains aspects de ce phénomène sont couramment regroupés sous le vocable « école de l’ombre » (shadow education), car ils imitent la scolarité régulière : lorsque le curriculum évolue dans l’éducation formelle, il évolue aussi dans l’éducation de l’ombre (Aurini et al., 2013 ; Bray, 2011). Notre article s’appuie sur le corpus de littérature consacré à ce sujet – en pleine progression – dont certains éléments ont déjà paru dans cette revue (Bray et al., 2016 ; Kenayathulla, 2014 ; Sujatha, 2014).
3La progression rapide du soutien scolaire privé au cours des dernières décennies n’est pas le fruit de politiques publiques délibérées en vue de transférer au secteur marchand des biens, des fonctions, des responsabilités ou des opérations de gestion. C’est même plutôt l’inverse qui se produit, ce qui est l’exemple même de ce que Verger et al. (2016) ont appelé la privatisation par défaut. Parmi les concepts connexes figurent la privatisation déguisée du système éducatif public (Ball et Youdell, 2008 ; Brehm et Silova, 2014) et le micro-néolibéralisme au sein duquel des individus, des familles et de petits entrepreneurs se tournent vers le secteur marchand, indépendamment des politiques gouvernementales qui continuent d’insister sur le rôle essentiel de l’État (Zhang et Bray, 2017).
4L’ampleur de l’expansion du soutien scolaire privé dans le monde entier a modifié de façon significative les équilibres entre les acteurs publics et privés de l’éducation. Néanmoins, cette montée en puissance n’est pas la simple addition d’activités privées et de dépenses y afférentes qui n’auraient pas existé auparavant : tout comme il s’ajoute au système scolaire régulier dont il constitue un complément, le soutien scolaire privé peut lui retirer quelque chose. C’est cette dynamique qui est au cœur du présent article, c’est-à-dire les voies qu’emprunte le soutien scolaire privé pour avancer masqué – et largement par défaut – pour perturber les équilibres au sein du système scolaire régulier.
5Cette forme de soustraction de l’enseignement officiel peut se produire au niveau des élèves, des familles, des enseignants et des systèmes dans leur ensemble. Ainsi, lorsque des élèves et leurs familles paient pour du soutien privé – sur lequel ils ont prise – mais qu’ils bénéficient d’une scolarité gratuite et obligatoire, il est possible qu’ils renoncent à une partie des efforts qu’ils auraient consentis pour réussir leur scolarité afin de tirer le meilleur parti possible du secteur privé. Par ailleurs, lorsque l’école de l’ombre est très répandue, les enseignants des établissements réguliers peuvent être tentés de consacrer à leurs classes une attention moindre que celle qu’ils auraient pu leur accorder. Les établissements scolaires vont parfois tolérer de telles pratiques et, en coulisse, déléguer certaines fonctions au secteur de l’ombre. Au niveau du système éducatif, les pouvoirs publics pourront se permettre de restreindre le financement des écoles publiques puisque certaines carences au moins sont comblées par le secteur du soutien scolaire privé.
6Toutefois, la diversité des contextes et des modalités complexifie l’analyse des tendances. Cet article commence par décrire la nature du soutien scolaire en Asie ainsi que les acteurs impliqués. Il examine ensuite les interactions avec l’enseignement régulier en présentant différentes voies empruntées par l’expansion de ce secteur privé pour façonner le secteur public. Une autre section s’intéressera ensuite aux modalités de régulation avant d’en venir à la conclusion. Si cet article se concentre sur le continent asiatique, les sujets de fond dont il traite sont pertinents dans toutes les régions du monde.
7Parmi les pays d’Asie, le plus connu pour l’ampleur et la ténacité de son système éducatif de l’ombre est la Corée du Sud. Seth (2002) a décrit l’école sud-coréenne comme une obsession nationale qui a contribué à une poussée de « fièvre scolaire ». Il a observé que l’enseignement avait été la clé de voûte de la réussite économique de la Corée du Sud d’après-guerre :
[notamment du fait de] son insistance sur l’autorité de l’enseignant et sur une compétition d’une grande intensité, mue en partie par des examens d’admission dans les établissements scolaires de nature très compétitive, [ce qui] a produit une main-d’œuvre dotée d’excellentes compétences en littératie et rompue à la discipline, et une société apte à la compétition qui caractérise le régime industriel capitaliste.
8Le soutien scolaire privé fait partie, aujourd’hui comme hier, des ingrédients qui reflètent et qui alimentent cette compétition intensive.
9Tout en reconnaissant les aspects positifs du soutien scolaire privé en matière d’emploi, de création de capital humain et de constitution d’une main d’œuvre disciplinée, les autorités sud-coréennes sont conscientes depuis longtemps de ses aspects problématiques. Il s’agit notamment du fardeau financier qui pèse sur les familles, de l’entretien et de l’accentuation des inégalités sociales, du stress que ressentent les enfants et les jeunes, et de l’éparpillement des enseignants qui assurent ce soutien en parallèle de leurs missions fondamentales. Au vu de ces défis, un décret de 1955 a interdit aux enseignants d’assurer un soutien privé (Seth, 2002). Cette interdiction n’a eu cependant qu’un effet limité, et les autorités ont ensuite opté pour des moyens visant à réduire la demande de soutien scolaire en réformant à la fois le système d’examens et les mécanismes de sélection des élèves lors du passage du primaire au secondaire, puis à l’entrée au lycée. Toutefois, ces mesures se sont heurtées à leurs obstacles intrinsèques et, en 1980, les autorités ont pris une décision radicale : interdire les cours extrascolaires et le soutien scolaire privés dans les disciplines académiques (Bray, 2011). À cette époque, 12,9 % des élèves d’école élémentaire, 15,3 % des élèves du premier cycle du secondaire et 26,2 % des lycéens bénéficiaient de tels cours de soutien.
10Néanmoins, une fois encore, ces instructions ont fait long feu et une part importante du soutien privé a simplement rejoint le secteur informel. Cette politique s’est heurtée à un problème juridique – savoir si le gouvernement avait le droit d’empêcher les parents de garantir un soutien extrascolaire à leurs enfants – si bien qu’en l’an 2000, l’interdiction a été frappée d’inconstitutionnalité. L’école de l’ombre a renoué avec l’expansion, tout en étant presque entièrement assurée par des prestataires marchands et informels plutôt que par des enseignants des écoles publiques proposant des services extrascolaires privés. Une étude officielle de 2018 relevait que 82,5 % des élèves d’école élémentaire, 15,3 % des élèves du premier cycle du secondaire et 26,2 % des lycéens prenaient alors des cours de soutien scolaire privé. L’essentiel de ce soutien était proposé dans ces instituts spécialisés appelés hakwons, tandis qu’une partie était assurée de manière informelle par des étudiants et d’autres autoentrepreneurs. Si la plupart de ces élèves avait toujours des échanges en présentiel avec leurs professeurs, les progrès technologiques permettaient de plus en plus d’assurer un soutien scolaire sur internet ou par le truchement de programmes informatiques.
11Les pendants japonais des hakwons sud-coréens s’appellent jukus. Le Japon est connu lui aussi pour sa longue histoire du soutien scolaire privé, mais ses politiques publiques diffèrent fortement de celles adoptées par la Corée du Sud. Pendant de longues décennies, le ministère nippon de l’éducation a ignoré les jukus et autres prestataires de soutien scolaire privé, préférant en confier la régulation au ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie – ou à son équivalent. Cependant, le ministère de l’éducation a recensé des statistiques officielles telles que la progression de la part d’élèves inscrits dans un juku, passée de 11 % des élèves d’élémentaire et 38 % des élèves du premier cycle du secondaire en 1976 à des taux de 23,6 % et 59,5 % respectivement en 1993. En 2017, une autre enquête faisait état d’une recrudescence du nombre d’élèves d’école élémentaire inscrits dans un juku (33,7 %), mais aussi d’une diminution du nombre de collégiens concernés (51,9 %). Comme en Corée du Sud, parallèlement aux jukus, une part non négligeable du soutien scolaire privé relevait de séances informelles données en présentiel et sur internet.
12D’autres pays d’Asie présentent un contraste avec ces sociétés où le niveau de vie est élevé, dans la mesure où leurs taux d’inscriptions dans le secteur de l’ombre sont comparables, voire plus hauts, mais avec des caractéristiques assez différentes sur le plan organisationnel. Le Cambodge, par exemple, est un pays à faible revenu dans lequel l’école de l’ombre s’est imposée depuis les années 1990. Une étude menée en 2013-2014 dans la province de Siem Reap notait que 74,7 % des élèves inscrits dans leur neuvième année scolaire étaient aussi concernés par l’éducation de l’ombre et que cette proportion atteignait 89,8 % chez les élèves au cours de leur douzième année de scolarité (Bray et al., 2016). Parmi les élèves ayant mentionné l’identité de leurs professeurs particuliers, 57,7 % ont déclaré que le soutien scolaire était assuré par leurs propres enseignants et 40,9 % d’entre eux ont cité d’autres enseignants de leur établissement scolaire respectif. Ils n’ont été que 1,2 % à affirmer qu’ils jouissaient d’un soutien dispensé par un enseignant d’une autre école, 0,6 % d’entre eux ont déclaré être suivis par un étudiant ou un autoentrepreneur, et aucun par une entreprise. Dans la capitale cambodgienne, Phnom Penh, les sociétés de soutien scolaire ne cessent de gagner du terrain (Brehm et Silova, 2014), mais elles sont encore bien loin d’incarner la norme dans l’ensemble du pays.
13Les tendances en Inde sont à certains égards comparables. Sujatha (2014) mentionne le fait que 71,2 % des élèves en dixième année de scolarité d’un échantillon constitué dans l’État du Kerala bénéficiaient de soutien privé. Ses recherches menées parallèlement dans les États d’Andhra Pradesh, du Maharashtra et de l’Uttar Pradesh ont montré que ces taux étaient respectivement de 52,7 %, 56 % et 62 %. D’autres études menées par le gouvernement indien montrent que le soutien scolaire est particulièrement répandu dans le Bengale occidental où 90,5 % des élèves de l’enseignement élémentaire et secondaire, toutes classes confondues, suivaient des cours particuliers en 2014-2015. Les diverses politiques publiques mises en place dans les différents États (et appliquées de manière plus ou moins efficace) sont à l’origine de ces variations dans le recours au soutien scolaire. Dans l’échantillon de Sujatha, 66,3 % des élèves du Kerala prenaient leurs cours dans des centres de soutien scolaire ou de coaching, contre seulement 16,2 % dans l’État d’Andhra Pradesh. À l’inverse, seuls 13,1 % des élèves de l’échantillon du Kerala bénéficiaient d’un soutien assuré par des enseignants de leur propre école, contre 58,1 % dans l’Andhra Pradesh. L’essentiel du soutien scolaire était, une fois encore, justifié par les examens, notamment à la fin du secondaire. Et, comme au Cambodge, les enseignants justifiaient leur implication par leur modeste salaire.
14Afin d’élargir le spectre des contrastes – et quoiqu’il y ait des similitudes, il n’est pas inutile de prendre en considération les pays d’Asie centrale qui ont fait partie de l’Union soviétique. L’école de l’ombre était une réalité pendant l’époque soviétique, mais elle était rare et soigneusement dissimulée. La chute de l’Union soviétique en 1991 a conduit également à l’effondrement des structures économiques, y compris des salaires des enseignants. En conséquence, de nombreux professeurs se sont tournés vers le soutien privé pour pouvoir joindre les deux bouts. Les familles ont compris ces contraintes et le soutien scolaire s’est largement installé dans le paysage (Silova, 2010). Les décennies suivantes ont apporté leur lot de changements économiques et sociaux, mais une fois que le soutien scolaire s’était frayé un chemin dans la culture, il y est resté. En Ouzbékistan, par exemple, Khaydarov (2018) a découvert que 95 % des élèves de Samarcande inscrits dans leur douzième année de scolarité avaient bénéficié de soutien scolaire au cours des douze mois précédents, et qu’« une majorité d’enseignants considéraient qu’apporter un soutien à leurs propres élèves était une démarche normale ou positive ».
15Les structures en République populaire de Chine méritent également un commentaire. En effet, bien qu’il s’agisse officiellement d’un pays communiste, le pays s’est aussi converti à l’économie de marché. Jusqu’aux années 1980, l’éducation relevait de la seule compétence étatique et le soutien scolaire privé, payant, n’existait pas. Des changements dans les politiques publiques ont ensuite autorisé l’ouverture d’écoles privées et, par défaut et à une vitesse en progression dans les années 2000, le soutien scolaire privé. Une étude de 2014 indiquait qu’à l’échelle nationale, 27,9 % des élèves de l’enseignement primaire et du premier cycle du secondaire bénéficiaient de soutien privé. Néanmoins, ce chiffre masquait de fortes variations entre les zones géographiques et les catégories socioéconomiques. Ainsi, cette proportion s’élevait à 67,7 % dans les villes et les capitales provinciales, contre 57,9 % dans les villes à l’échelon préfectoral et 16,2 % dans les zones rurales. La politique du gouvernement a cherché à étouffer à la fois la demande et l’offre, interdisant notamment aux enseignants des écoles publiques d’offrir du soutien scolaire (Liu, 2018). De ce fait, ce sont des entreprises opérant à l’échelle locale, régionale et nationale qui ont pris les rênes de ce secteur.
16La section précédente fait état de la place centrale qu’occupe désormais le soutien scolaire privé dans la vie quotidienne de nombreux élèves. Ce phénomène semble effectivement omniprésent sur la quasi-totalité du continent asiatique, quoiqu’avec quelques nuances. La question qui se pose alors est celle des conséquences du soutien scolaire sur l’enseignement. Là encore, les réponses varient puisqu’elles concernent à la fois les enseignants, les élèves, les cadres de l’éducation et les pouvoirs publics.
17Commençons par les enseignants. Comme nous l’avons évoqué au début de l’article, le fait qu’ils assurent eux-mêmes des cours de soutien scolaire soulève des problèmes majeurs. Ces enseignants doivent en effet répartir leur engagement entre leurs fonctions au sein de l’enseignement public et leur casquette du secteur privé, risquant ainsi de consacrer moins d’attention aux premières qu’ils ne l’auraient fait dans d’autres circonstances. Des situations particulièrement problématiques se produisent lorsqu’un enseignant donne des cours de soutien à ses propres élèves. Silova (2010) a attiré l’attention sur les questions éthiques, l’une d’entre elles étant le soutien scolaire « obligatoire » :
des enseignants […]font pression (voire pratiquent le chantage) sur leurs propres élèves afin qu’ils prennent des cours de soutien privé auprès d’eux après leurs heures de cours habituelles, menaçant bien souvent leurs élèves de moins bonnes notes s’ils refusent.
18Silova précise que cette pratique est monnaie courante au Kazakhstan, au Kirghizistan, au Tadjikistan et en Mongolie, et l’on pourrait évoquer d’autres pays où elle s’applique aussi. Les « circuits de recommandation » par lesquels les enseignants s’adressent mutuellement leurs élèves pour du soutien privé constituent une autre entorse à l’éthique – quoiqu’elle soit plus discrète.
19On relève également des cas où les enseignants n’assurent pas eux-mêmes de cours de soutien, mais où ils attendent de leurs élèves qu’ils en prennent. En Ouzbékistan, par exemple, Khaydarov (2018) a constaté que « tous les personnels éducatifs, y compris les chefs d’établissement, soutenaient le soutien scolaire privé et pensaient qu’il était utile et nécessaire pour les performances académiques des élèves ». D’après ses observations, même les enseignants qui ne faisaient pas de soutien scolaire « étaient pragmatiques et encourageaient leurs élèves à prendre des cours de soutien ».
20En tant que bénéficiaires de cours de soutien privés, les élèves ont pour but d’améliorer leurs résultats scolaires et les apprentissages associés. Ce sont les aspects positifs qui profitent à toutes les parties. Et lorsque les notes sont bonnes, enseignants et écoles en revendiquent d’une seule voix la paternité, même si la réussite est surtout à mettre au crédit du professeur (et, bien sûr, de l’élève). Toutefois, le soutien scolaire peut susciter une dissonance avec la scolarité. Parfois, les élèves témoignent plus de respect aux professeurs qu’ils rémunèrent et qu’ils peuvent choisir qu’à leurs enseignants habituels. Et lorsque les élèves sont fatigués, notamment parce qu’ils ont passé toute la soirée à réviser dans un centre de soutien scolaire, ils peuvent être inefficaces en classe le lendemain.
21Néanmoins, les recherches menées dans de multiples contextes montrent qu’en pratique, les cadres éducatifs autorisent tacitement, voire encouragent franchement le soutien privé. En Ouzbékistan, Khaydarov (2018) a observé l’existence d’un centre de soutien scolaire géré par une école et opérant dans les locaux de l’établissement – avec une entrée distincte cependant – placé sous la surveillance du chef d’établissement, où travaillaient principalement des enseignants de cette école. Au Cambodge, des chefs d’établissement interrogés par Bray et al. (2016) portaient sur le soutien scolaire un regard positif, car il améliorait les performances académiques et, dans certains cas, apportait des revenus complémentaires non seulement aux enseignants, mais aussi aux écoles. Certains demandaient aux professeurs de reverser un pourcentage de leurs revenus afin de soutenir l’infrastructure scolaire, et les enseignants le faisaient d’autant plus volontiers qu’ils admettaient que, s’ils n’avaient pas eu la possibilité de dispenser leurs cours de soutien dans les locaux de l’établissement, il leur aurait fallu trouver d’autres locaux pour lesquels ils auraient peut-être dû payer un loyer.
22Des forces obscures peuvent également agir au niveau du système. L’une des raisons pour lesquelles les professeurs cambodgiens perçoivent un salaire très faible pour enseigner dans le public est que le gouvernement reconnaît implicitement qu’ils ont d’autres sources de revenus. Il est vrai que certains enseignants quittent la profession pour un emploi mieux rémunéré dans une autre branche et que d’autres, particulièrement à Phnom Penh, décident de créer leur propre entreprise de soutien scolaire plutôt que de rester dans le système public. En ce sens, le secteur de l’ombre a un effet négatif sur le système scolaire en le privant de talents. Toutefois, le fait que les enseignants s’assurent des revenus supplémentaires grâce au soutien scolaire retient nombre d’entre eux dans le giron public et permet au gouvernement de restreindre ses propres dépenses.
23Dans la plupart des pays, la réglementation peine à rattraper la réalité. La définition de règles est sans doute nécessaire afin de protéger les consommateurs et de parvenir à une harmonisation raisonnable avec les objectifs et les structures d’une société, tout comme la réglementation est indispensable au système scolaire. Les entreprises prestataires de soutien scolaire peuvent être régulées à la fois au travers d’obligations d’ordre économique relatives à la comptabilité, aux contrats, à la taxation, etc., et via des contraintes de nature pédagogique portant sur le curriculum, les qualifications, le nombre d’élèves par classe, etc. Depuis des décennies, les autorités japonaises se soucient plus de règles économiques que de réglementations pédagogiques, mais les pouvoirs publics coréens se préoccupent des deux aspects. En Chine, de récentes initiatives montrent un changement saisissant, passant de l’approche fondée sur le laisser-faire à des réglementations de nature à la fois économique et pédagogique (Liu, 2018).
24D’autres formes de régulation peuvent cibler les enseignants qui assurent ce soutien scolaire. En Malaisie, les enseignants du secteur public ont la possibilité de donner des cours de soutien à leurs propres élèves, mais à condition qu’ils obtiennent de leurs supérieurs hiérarchiques l’autorisation de le faire (Kenayathulla, 2014). Parmi les prérequis pour obtenir cette autorisation figure le fait que le soutien n’excède pas quatre heures hebdomadaires, qu’il ne s’immisce pas dans les tâches qui incombent à l’enseignant et qu’il soit assuré en dehors de ses horaires de travail. Dans d’autres pays, il arrive que les professeurs du public aient l’interdiction de proposer du soutien privé, surtout à leurs propres élèves. Cependant, de telles dispositions réglementaires sont difficiles à appliquer, notamment dans les cultures où le soutien scolaire effectué par les enseignants est devenu une tradition bien ancrée. L’expérience montre que, là où le respect de la réglementation à l’échelle du système est faible, l’application des règles à l’échelle de l’école peut être plus solide. En effet, les enseignants y sont connus en tant qu’individus plutôt que pris dans une masse d’anonymes.
25Encourager à l’autorégulation en faisait appel à l’éthique des acteurs pertinents est une alternative à la réglementation imposée par les pouvoirs publics. Dans certains pays, des associations de prestataires de soutien scolaire ont vu le jour afin de jouer le rôle à la fois de groupes de pression et d’organismes professionnels d’autorégulation. Les dirigeants de ces organismes reconnaissent que l’autorégulation peut être une manière de préempter la régulation imposée de l’extérieur et en des termes qui leur seraient moins favorables. Il n’en demeure pas moins que la plupart des cours de soutien scolaire sont dispensés par des étudiants et d’autres acteurs informels qui restent en dehors de la portée des réglementations et qui ne sont membres d’aucune fédération de professionnels. Cela vaut aussi pour le soutien réalisé sur internet, notamment lorsqu’il se joue des frontières nationales. Les autorités peuvent alors s’efforcer de sensibiliser les consommateurs afin que les familles puissent savoir ce qu’elles peuvent raisonnablement attendre de prestataires informels et prendre leurs propres dispositions en matière de curriculum, de mode opératoire, de lieu de déroulement, de qualifications et d’autres aspects.
26Cet article a été construit autour de la notion de privatisation par défaut, c’est-à-dire que l’expansion du soutien scolaire privé n’est pas le reflet de politiques publiques volontaristes visant à transférer à des acteurs privés des biens, des fonctions, des responsabilités ou des opérations de gestion qui étaient précédemment aux mains d’acteurs publics, mais bien un phénomène qui a simplement progressé parallèlement au secteur public. Le soutien scolaire privé a une longue histoire – peut-être au moins aussi longue que celle de la scolarité elle-même, mais au cours des dernières décennies, il s’est mû en un phénomène majeur en Asie et de plus en plus visible dans le monde entier.
27Cet article s’ouvrait aussi sur la notion de privatisation déguisée telle que des chercheurs comme Ball et Youdell la présentent dans leurs travaux (2008). Ces auteurs n’ont pas inclus le soutien scolaire privé dans leur analyse, préférant se concentrer sur l’adoption de principes tournés vers le marché dans la gestion des écoles publiques et dans l’externalisation de différents services scolaires confiés à des opérateurs publics. Néanmoins, ils ont inclus la notion de « dérive involontaire » et observé les implications de cette évolution pour l’environnement moral dans lequel les écoles, les enseignants, les familles et les élèves sont intégrés à une « culture du chacun pour soi », manifeste dans l’esprit du survivalisme :
[C’est] le fait de s’orienter de plus en plus, souvent de façon prédominante, vers le bien-être interne de l’institution et de ses membres, et de tourner le dos à des préoccupations liées à des questions plus générales, de nature sociale et éducative, au sein de « la communauté ». (Ball et Youdell, 2008).
28Brehm et Silova (2014) ont étendu la notion de privatisation déguisée au secteur spécifique du soutien scolaire privé en faisant référence au Cambodge et au cours de ce processus – pour emprunter l’expression d’Aurini et al. (2013) –, ils ont contribué à la faire « sortir de l’ombre » non seulement dans ce pays, mais aussi plus largement.
29Une part importante de la montée en puissance du soutien scolaire privé reflète ce qu’on pourrait appeler le micro-néolibéralisme, c’est-à-dire les décisions tournées vers le marché que prennent des individus, des familles et de petits entrepreneurs, indépendamment des politiques gouvernementales qui soulignent la persistance du rôle fort de l’État. C’est évident en Chine, par exemple, où le financement public de l’éducation reste très présent et où les autorités désapprouvent l’école de l’ombre parce qu’elle alourdit le fardeau qui pèse sur les épaules des élèves et qu’elle entretient et accentue les inégalités sociales (Liu, 2018 ; Zhang et Bray, 2017). De plus, le fait que le soutien privé soit aussi puissant dans des pays comme le Japon, la Corée et Singapour qu’au Bangladesh, au Cambodge et en Inde montre que la privatisation par défaut se produit à la fois dans des pays riches, où le financement public est important, et dans des pays à faible revenu, dont le gouvernement finance peu l’éducation. Cependant, des nuances peuvent être perçues dans la nature du service fourni, et en particulier le rôle des enseignants. Dans les sociétés où les revenus sont élevés et les professeurs bien rémunérés, il est moins probable que le soutien scolaire soit assuré par des enseignants d’écoles publiques en quête d’un complément de revenu.
30Dans certains pays, surtout en Corée du Sud et plus récemment en Chine, l’expansion initiale du soutien scolaire privé par défaut s’est heurtée à des politiques gouvernementales volontaristes visant à affaiblir et à contrôler le secteur. Dans ces pays, l’État cherche donc à rester aux manettes et à faire reculer la privatisation par défaut. D’autres gouvernements ont des approches qui confinent au laisser-faire. Même les réglementations de nature économique imposées aux entreprises de soutien scolaire peuvent être modestes, et les mesures réglementaires sur le plan pédagogique sont généralement minimes, bien qu’elles commencent à apparaître avec plus de force sur l’agenda des pouvoirs publics.
31Dans certains contextes, les activités menées dans le soutien privé ont des conséquences sur le travail des écoles régulières. C’est d’autant plus évident lorsque les enseignants assurent eux-mêmes le soutien, mais c’est aussi le cas dans d’autres systèmes. Lorsque le taux d’inscription dans le secteur de l’ombre est élevé, les professeurs peuvent supposer que leurs élèves bénéficient d’une aide complémentaire et ils les forcent à s’en saisir afin de tenir le rythme de l’instruction. Cela remet en cause des principes fondamentaux, y compris le rôle exclusif de la scolarité en tant que vecteur d’enseignement et d’apprentissage, et la sacralisation de la scolarité gratuite telle qu’elle est inscrite à l’article 26 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations unies de 1948. En outre, si les élèves peuvent gagner en inspiration et en soutien grâce aux cours privés, ils peuvent aussi être plus fatigués et moins efficaces dans leur travail quotidien en classe ; et même les gouvernements peuvent trouver que la privatisation déguisée est pratique en tant que moyen de conserver le niveau d’enseignement et peut-être comme un complément de salaire pour les enseignants qui requiert moins d’efforts et d’investissement budgétaire. Au-delà de l’école, l’essor du soutien scolaire privé a aussi des implications très profondes sur la stratification sociale et le marché du travail.
32La recherche sur le soutien scolaire privé a beaucoup progressé depuis le début du XXIe siècle. Toutefois, il faudrait beaucoup plus de recherches et de débats sur le sujet, portant sur une vaste palette de contextes, afin de mesurer l’ampleur, la nature et l’impact de la privatisation par défaut. L’analyse placera peut-être l’éducation de l’ombre aux côtés d’autres formes de privatisation, comme nous l’avons fait pour ce numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, afin de brosser un tableau d’ensemble. Et pour compléter l’accent mis sur l’Asie dans notre article, des recherches portant sur d’autres régions du monde apporteront une compréhension précieuse des points communs et des différences.