1Aux Pays-Bas, comme dans de nombreux autres pays, la ségrégation et la polarisation ont augmenté au sein de la société. Ces tendances deviennent également manifestes à l’école. Les adolescents semblent vivre dans des mondes séparés et, souvent, ne pas avoir la capacité ou le désir d’admettre le point de vue d’autrui. En conséquence, de nombreux enseignants estiment qu’il est difficile d’aborder des sujets controversés comme la religion, l’égalité, ou l’immigration. Les professeurs d’histoire et de sciences sociales, en particulier, se retrouvent confrontés à des points de vue contradictoires dans leurs classes, et ils enseignent des sujets susceptibles de déclencher de fortes réactions émotionnelles chez les élèves. Afin de fournir un cadre à cet article, nous suggèrerons tout d’abord que l’incertitude épistémologique est au cœur de la discipline historique. Dans un deuxième temps, nous examinerons les facteurs qui peuvent contraindre ou inciter les enseignants à rechercher une pluralité de perspectives au sein de la classe. Nous nous attacherons particulièrement à la difficulté d’enseigner différentes perspectives lorsqu’il s’agit de sujets historiques controversés. Pour finir, nous présenterons une étude de cas, dans laquelle un enseignant est confronté à la « vérité alternative » d’un élève. En nous appuyant sur nos recherches précédentes, nous proposerons un modèle grâce auquel nous discutons et problématisons les différentes réactions des professeurs d’histoire, lorsqu’ils sont confrontés à des points de vue contradictoires en classe.
2Le débat relatif à la conception épistémologique de la connaissance historique peut être envisagé comme un continuum, avec, à l’une des extrémités, ceux qui la considèrent comme absolue, au sens où il y aurait une « vérité historique » et, à l’autre, ceux qui la considèrent comme relative, estimant que la connaissance historique est toujours relative à la personne qui la construit. Pour ceux qui estiment qu’il y a une vérité de la connaissance historique, l’histoire se réduit à des « faits historiques ». La connaissance historique, envisagée de ce point de vue, peut être déployée dans un récit unique, objectif et faisant autorité, représentant le passé « tel qu’il s’est déroulé ». S’agissant de l’enseignement de l’histoire, cette approche se traduit, par exemple, par un professeur racontant une version unique du passé, sans qu’il ait besoin d’une réflexion explicite sur le statut épistémologique de ce savoir.
3Au cours du XXe siècle, la théorie historique a eu tendance, dans l’ensemble, à remettre en question l’idée qu’il est possible de découvrir une unique vérité historique objective ; de nombreux chercheurs en histoire défendent ainsi le fait que la connaissance historique est toujours subjective et construite socialement. Ces idées ont exercé une influence considérable auprès des chercheurs, des formateurs, des concepteurs de programmes et spécialistes de l’enseignement de l’histoire, cherchant à développer des méthodes et supports d’enseignement adaptés. Aujourd’hui, la plupart des chercheurs spécialisés dans l’enseignement de l’histoire combinent l’idée que la connaissance historique est intersubjective avec des critères disciplinaires destinés à évaluer la recevabilité de telle ou telle interprétation du passé. Il ne s’agit pas de représenter la connaissance historique, envisagée selon ce point de vue intersubjectif, comme factuelle ou comme fictionnelle, mais plutôt comme un récit ouvert appuyé sur des preuves (historiques), susceptible d’être remis en question en utilisant des critères disciplinaires académiques. Pour l’enseignement de l’histoire, cela se traduit, par exemple, par une prise en considération par l’enseignant de différentes perspectives sur le passé, accompagnées d’une réflexion explicite sur le statut épistémologique de la connaissance historique. Toutefois, des conceptions plus figées de la connaissance historique continuent également d’être influentes, dans la théorie comme la pratique de l’enseignement de l’histoire.
4Aux Pays-Bas, les programmes d’histoire mentionnent de façon explicite que les enseignants de cette discipline doivent prendre en compte différentes perspectives sur le passé historique. Toutefois, des recherches précédentes dans le domaine de l’enseignement historique révèlent que les professeurs d’histoire ont du mal à débattre du fait que différentes perspectives, et donc différentes interprétations du passé, sont possibles (Martell, 2013).
5En nous appuyant sur notre recherche, nous suggérons qu’afin d’enseigner différentes perspectives, les professeurs d’histoire doivent intégrer trois types d’expertise différents, à savoir : (1) une expertise dans la gestion de classe, (2) une expertise en termes de connaissance des contenus enseignés, et enfin (3) une expertise en termes de pédagogie. Tout d’abord, un enseignement qui offre une pluralité de perspectives dépend de la capacité de l’enseignant, perçue par les élèves, à gérer une classe et de son besoin de garder le contrôle. Nous avons observé que des enseignants sont susceptibles d’éviter d’aborder différentes perspectives lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes de gestion de leur classe. La plupart des enseignants auxquels nous avons parlé ont exprimé leur besoin de créer un environnement d’apprentissage stable et sécurisant, car le fait d’aborder différentes perspectives est susceptible d’entraîner des débats houleux au sein de la classe.
6La maîtrise des connaissances disciplinaires est un autre domaine d’expertise susceptible de limiter ou au contraire de faciliter la discussion de différentes perspectives. Les enseignants ont souvent mentionné une maîtrise suffisante du contenu disciplinaire comme une condition préalable à ce type de débat. En général, nous avons observé que les enseignants étaient davantage désireux d’intégrer différentes perspectives dans leur cours, lorsqu’ils maîtrisaient bien le sujet abordé et qu’ils s’y intéressaient particulièrement. La recherche a également montré qu’une maîtrise limitée du contenu disciplinaire peut aboutir à des enseignants manquant de confiance en eux et évitant, dès lors, les questions épistémologiques et morales épineuses ou se privant d’aborder différentes perspectives.
7De plus, nous avons observé que les enseignants manquaient parfois de connaissances pédagogiques quant à la manière d’enseigner des perspectives contradictoires sur le passé. La conséquence de ce manque était que ces enseignants se contentaient généralement d’enseigner des faits historiques, sans aborder les problèmes épistémologiques ou intégrer d’autres perspectives. Des recherches précédentes indiquent que les enseignants veulent éprouver un sentiment de certitude fondé sur leur confiance en leur propre expertise, avant de confronter les élèves à l’incertitude inhérente à la discussion de différentes perspectives, qui aboutit à des interprétations multiples du passé. Ce résultat aboutit à un paradoxe remarquable, que nous avons précédemment désigné comme le « paradoxe de la certitude » des enseignants (Waksink, Akkerman et Wubbels, 2016a) : la certitude (factuelle) est nécessaire afin de pouvoir gérer et affronter l’incertitude (épistémologique) qui accompagne une pluralité de perspectives.
8En plus de l’expertise, nous avons constaté que l’environnement de travail et d’apprentissage dans lequel agissent les enseignants influence leurs pratiques d’enseignement. Les enseignants accordent davantage d’attention à la pluralité des perspectives lorsque le niveau cognitif de leurs élèves est élevé. Nous avons également constaté que la pression du calendrier ou les exigences du programme d’histoire pouvaient empêcher les enseignants de discuter en profondeur d’autres perspectives sur le passé.
9Ces contraintes qui pèsent sur l’enseignement d’une pluralité de perspectives s’appliquent également à l’enseignement de sujets controversés, puisque la notion de controverse implique que des points de vue contradictoires – mais également rationnels – peuvent être défendus sur un même sujet. Toutefois, le concept de sujet controversé est également utilisé pour désigner des sujets qui soulèvent des conflits entre des groupes sociaux dont les opinions divergent en raison de différences de valeurs (Goldberg et Savenije, 2018). L’enseignement de sujets controversés en cours d’histoire ne peut donc être séparé du contexte culturel et socio-politique et peut poser des problèmes différents à des enseignants confrontés à des contextes sociétaux différents.
10Une étude menée auprès de 82 professeurs d’histoire néerlandais (Savenije et Goldberg, en cours de soumission) a montré que les sujets mentionnés par nombre d’entre eux comme sensibles ou controversés sont l’esclavage ou le commerce des esclaves, le conflit israélo-palestinien, l’Holocauste, les questions relatives à la religion, le génocide arménien ou le conflit turco-arménien, ainsi que l’islam. Il est important de préciser que 17 % des enseignants interrogés ne considéraient aucun sujet comme sensible et que 14 % indiquaient explicitement dans leur réponse n’éviter aucun sujet.
11La question de l’islam apparaissait fréquemment dans les réponses aux questions ouvertes figurant dans le questionnaire soumis aux enseignants (43 % le mentionnent). L’islam était l’un des sujets considérés par eux comme sensibles en raison de l’identité de leurs élèves et cette sensibilité était souvent attribuée à l’origine immigrée des élèves, nombre de ces élèves ou de leurs parents étant originaires de pays musulmans. Comme en France, les musulmans représentent environ 5 à 6 % de la population aux Pays-Bas. En tout, 14 % des citoyens néerlandais sont nés à l’étranger ou ont au moins un parent né à l’étranger, originaire principalement de Turquie, du Maroc, du Surinam, de Pologne, d’Indonésie et d’Allemagne. Pour les enseignants interrogés, ce n’était pas l’islam en lui-même en tant que sujet historique qui semblait controversé, mais la manière dont les élèves reliaient les événements et personnages historiques à des groupes sociaux particuliers et à des conflits qui les affectaient actuellement. Un quart des enseignants indiquant que l’islam était un sujet sensible établissaient un lien explicite, pour l’expliquer, avec les conflits actuels qui traversent la société au sujet de l’extrémisme islamique (les attentats terroristes, Daech, le fondamentalisme islamique) et la réaction radicale d’élèves et d’hommes politiques de droite. Presque la moitié des enseignants mentionnaient l’origine musulmane de leurs élèves pour expliquer pourquoi des sujets comme l’Holocauste ou le conflit israélo-palestinien étaient sensibles au sein des salles de classe néerlandaises. Plusieurs enseignants notaient la comparaison faite par les élèves entre la population juive en Europe à l’époque de l’Holocauste et les populations qui vivent dans l’État d’Israël de nos jours. En raison de leur identification avec les Palestiniens dans l’actuel conflit israélo-palestinien, certains élèves de culture musulmane rejettent le récit de victimisation des juifs lors de l’Holocauste. Les relations parfois problématiques entre musulmans et non-musulmans dans la société actuelle ne font pas partie du programme d’histoire mais elles deviennent un sujet de débat suscité par d’autres sujets historiques ou par des événements récents, comme l’attentat du Bataclan en 2015. Plusieurs enseignants interrogés lors de notre étude, toutefois, indiquent qu’ils ont évité ces controverses. Mais comment les enseignants peuvent-ils gérer les réactions et points de vue de leurs élèves, lorsqu’ils souhaitent tout de même débattre de ces sujets ?
12Le vendredi 13 novembre 2015, un groupe jihadiste a commis une série d’attentats coordonnés à Paris et à Saint-Denis, dans la banlieue nord de la capitale. En tout, 130 personnes ont perdu la vie – dont 89 au Bataclan, lors d’un concert des Eagles of Death Metal – et environ 368 ont été blessées. Afin de commémorer les victimes des attentats, il a été demandé à toutes les écoles néerlandaises d’observer une minute de silence à midi le lundi 16 novembre, en mémoire de ceux et celles qui étaient morts. Dans un établissement secondaire d’une ville néerlandaise de taille moyenne, une enseignante a demandé à sa classe de garder le silence pendant une minute. Pendant qu’elle donnait ses instructions, un élève musulman de la classe a dit qu’il n’était pas d’accord avec cette commémoration, car les attentats étaient un complot sioniste et américain contre les musulmans. Quelle aurait dû être l’attitude de l’enseignante face à une telle réaction ?
13Dans notre métier de formateurs d’enseignants, qu’il s’agisse de formation initiale ou continue, nous discutons fréquemment avec les enseignants de la façon de réagir en classe, face à des points de vue contradictoires et controversés. Lors d’une séance de formation continue dans une université des Pays-Bas, nous avons discuté du cas décrit ci-dessus, qui est une situation réelle qu’avait vécue l’une des participantes. Nous en avons discuté en séance plénière avec tous les enseignants et nous avons recueilli les différents types de réactions que les enseignants disaient vouloir adopter, s’ils étaient confrontés à une telle situation.
Le quadrant réaction-réflexion
14En collaboration avec notre collègue Jaap Patist, de l’Université appliquée d’Utrecht, nous avons conçu un modèle destiné à classifier les réactions des enseignants confrontés à des perspectives contradictoires au sein de la classe (Patist et Wansink, 2016). Ce modèle, représenté sur la figure 1, est composé de deux axes qui se combinent pour former quatre quadrants. Chaque quadrant représente l’une des réactions possibles de l’enseignant à des propos polémiques d’un élève. L’axe horizontal représente les effets sur la relation de l’enseignant avec les élèves, et va de l’« affaiblissement de la relation » (moins) au « renforcement de la relation » (plus). L’axe vertical représente le contenu et va de l’« absence de discussion du contenu » (moins) à la « discussion du contenu » (plus).
15Lors de la discussion sur le cas de l’élève qui pensait que les attentats en France faisaient partie d’un complot contre les musulmans, plusieurs enseignants ont déclaré qu’ils ignoreraient cet élève ou qu’ils plaisanteraient sur les théories du complot. D’autres enseignants ont dit qu’ils excluraient l’élève de la classe, afin de désamorcer la situation et de gagner du temps pour pouvoir réfléchir à la meilleure réaction à adopter. En plaçant ces deux réactions dans le quadrant, on observe que les réactions de ces enseignants ne cherchent ni à renforcer la relation avec l’élève ni à discuter du contenu.
16Plusieurs autres enseignants ont déclaré que, face à l’élève affirmant qu’il s’agissait d’un complot, ils réagiraient en présentant immédiatement un contre-récit afin de le convaincre que sa perspective n’était pas correcte. Ce contre-récit serait fondé sur des critères rationnels et disciplinaires, afin de discréditer l’idée selon laquelle l’attentat terroriste était un complot sioniste. Bien que ce type de réaction aborde la question de la vérité alternative (et discute donc du contenu), elle ne renforce pas la relation avec l’élève et peut donc être placée dans le deuxième quadrant du modèle.
17Un autre type de réaction fréquemment suggéré par les enseignants durant la formation était de demander aux élèves d’exprimer leur opinion et d’écrire leur position et leurs arguments. De cette façon, l’enseignant s’attache à renforcer la relation avec les élèves, puisqu’il prend leur point de vue au sérieux. Afin, probablement, d’éviter la confrontation avec les élèves, il n’est guère prêté attention au fait d’étayer les arguments par des preuves.
18Enfin, un groupe d’enseignants ont déclaré qu’ils commenceraient par faire un inventaire de tous les différents arguments des élèves. Ils voulaient offrir un espace aux élèves dans lequel ils puissent exprimer leurs émotions et leurs arguments. Après avoir recueilli tous les différents arguments, ils comptaient discuter de leur fondement. Par exemple, en discutant de notions comme le fait et l’opinion, l’orientation, la représentativité et la fiabilité des sites Internet, un enseignant peut mettre en perspective les arguments qui lui sont présentés. Nous suggérons qu’en procédant ainsi, ces enseignants se concentrent aussi bien sur le contenu que sur le renforcement de leur relation avec les élèves.
19Tout d’abord, en excluant un élève (quadrant 1), l’enseignant érige une norme pour le reste de la classe, ce qui aide à maintenir l’ordre. Cela peut renforcer la relation avec la classe dans son ensemble et susciter une discussion au sujet de la controverse avec les élèves qui sont restés. En revanche, la relation avec l’élève exclu va être perturbée. En particulier, lorsque l’enseignant plaisante au sujet des théories du complot devant les camarades de l’élève en question, cela peut nuire à sa relation avec lui. En outre, le fait d’exclure l’élève peut suggérer ou renforcer l’idée que l’enseignant appartient à l’« autre camp » et détériorer ainsi davantage sa relation avec l’élève et la classe.
20Deuxièmement, nous pensons que le fait de présenter directement un contre-récit (quadrant 2) peut également perturber la relation avec l’élève, car l’enseignant rejette d’emblée la perspective de l’élève et peut même présenter sa propre perspective comme étant plus objective. En outre, des déclarations polémiques s’accompagnent souvent de fortes réactions émotionnelles, et il nous semble particulièrement important de réfléchir à cette dimension. Cela signifie qu’avant de discuter des arguments sur le plan rationnel, les enseignants doivent d’abord prêter attention à l’aspect émotionnel de la situation.
21Cette dernière approche nous conduit au troisième quadrant. Dans cette situation, un enseignant prête une oreille attentive à l’élève et au reste de la classe. Il est probable que cela ne nuira pas à la relation entre l’enseignant et l’élève. Toutefois, face à des idées fausses, comme celle de la théorie du complot au sujet des attentats de Paris, le fait d’écouter attentivement peut conduire l’enseignant, même si ce n’est pas son intention, à donner plus de poids à de tels arguments. S’agissant du contenu, pléthore de points de vue et d’arguments contradictoires sont proposées à l’élève et au reste de la classe. Cependant, puisque l’enseignant ne discute pas de la qualité des arguments et laisse tous les arguments coexister, une telle approche peut générer de fausses conceptions et un relativisme épistémologique. Par conséquent, cela peut nuire à la façon dont les élèves comprennent comment construire un argument en s’appuyant sur des preuves.
22Nous avons conscience qu’il est difficile de proposer une « réaction idéale », puisque les normes de l’enseignement et de l’école sont très importantes, et que les facteurs contextuels peuvent être très variables. Nous suggérons tout de même que les enseignants peuvent partir du troisième quadrant, mais qu’un débat autour du fondement des arguments ainsi que des cadres normatifs dans lesquels ils s’insèrent est essentiel (quatrième quadrant). Nous soulignons qu’une telle démarche peut susciter des frictions entre les cultures épistémiques. Par exemple, les croyances épistémologiques d’un élève peuvent être fondées sur l’ontologie religieuse, et donc revêtir un caractère très absolu. À l’inverse, les arguments de l’enseignant peuvent être fondés sur la rationalité et l’empirisme. Dans de telles situations, élève et enseignant procèdent selon des démarches et des modes de raisonnement différents, ce qui crée un décalage épistémologique et n’est pas productif. Pour finir, il est important de noter qu’élèves et enseignants peuvent varier sur le plan épistémologique, en fonction du type de sujet qui est débattu (Gottblieb et Wineburg, 2009). En pratique, cela signifie qu’une même personne peut combiner des croyances épistémologiques très nuancées avec des croyances très absolues sur certains savoirs, en fonction du sujet débattu. Nous suggérons que le rôle de l’enseignant est d’expliciter les soubassements épistémologiques de ses propres arguments et de ceux de ses élèves.
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23Dans cet article, nous avons suggéré l’idée que l’incertitude épistémologique est inhérente à la connaissance historique. C’est le rôle des professeurs d’histoire d’apprendre à leurs élèves qu’il existe différentes perspectives sur le passé. Toutefois, ces différentes perspectives peuvent être comparées et évaluées en utilisant des critères rationnels et académiques. De plus, les enseignants doivent également réaliser que les arguments avancés par leurs élèves dans la salle de classe sont susceptibles de ne pas être fondés rationnellement, mais de s’insérer dans d’autres cadres épistémologiques, comme la conviction religieuse. Comme nous l’avons déjà signalé, les professeurs d’histoire doivent avoir conscience des différentes cultures épistémiques qui s’opposent au sein de leur classe. Il est donc important que les enseignants connaissent le milieu d’origine de tous leurs élèves et s’investissent dans la qualité de leurs relations avec eux. Il nous semble essentiel que les enseignants aient conscience des émotions qui peuvent être suscitées par une discussion des perspectives contradictoires sur des sujets controversés, afin de créer un environnement sécurisant et serein, dans lequel ils peuvent examiner attentivement et collectivement les arguments des élèves. En outre, il est important que l’enseignant maîtrise suffisamment son sujet pour pouvoir réellement examiner avec les élèves les différentes perspectives possibles et les arguments qui leur sont associés, afin de stimuler leur esprit critique.
24Enfin, il est important de noter que l’attitude des enseignants, lorsqu’ils sont confrontés à des perspectives contradictoires, peut également être influencée par leurs émotions. Les professeurs d’histoire ont souvent déclaré qu’ils préféraient délibérément ne pas être expliciter leur propre point de vue, et recherchaient au contraire une approche « neutre » sur le plan des valeurs, en étant ouverts à un débat sur tous les points de vue différents (quadrants 3 et 4). Toutefois, lorsqu’ils étaient confrontés, en classe, à des points de vue polémiques, ils imposaient tout de même souvent certains objectifs normatifs ou certaines limites aux points de vue susceptibles d’être tolérés en classe. Nous suggérons que ces enseignants pratiquaient ce que nous avons appelé un équilibrage normatif. Selon qu’ils avaient l’impression ou non que leurs propres valeurs étaient en jeu, en fonction de leur degré d’engagement émotionnel et moral dans les sujets abordés, les enseignants s’attachaient à débattre des différentes perspectives (quadrants 3 ou 4) ou à l’inverse à transmettre des « valeurs absolues » et à imposer leurs propres valeurs (quadrants 1 ou 2). Nous suggérons donc qu’il est important que les enseignants aient la possibilité de réfléchir à leur propre identité, à leurs valeurs morales et à leurs croyances éducatives, ainsi qu’à la façon dont ces dernières jouent un rôle dans leurs réactions, lorsqu’ils sont confrontés à des conflits de points de vue au sein de leur classe.