- 1 . En Argentine, le niveau moyen (ou école secondaire) va de la 7e ou 8e année (selon la province) à (...)
1Cet article aborde une problématique contemporaine qui interroge les traditions en matière de formation des professeurs en Argentine. Il traite de l’articulation entre, d’une part, l’incorporation de « nouveaux » adolescents et jeunes adultes dans le niveau secondaire1 comme conséquence de la massification et, d’autre part, le développement croissant de la formation des professeurs, qui doit relever le défi de former les enseignants à exercer leur métier dans un niveau secondaire de plus en plus hétérogène et complexe.
2En Argentine, l’expansion du niveau secondaire depuis la seconde moitié du XXe siècle a été renforcée par l’adoption, en 2006, d’une loi nationale qui le rend obligatoire jusqu’à son terme. Ce caractère obligatoire contredit l’objectif initial du niveau (lié à la formation des élites locales), en même temps qu’il s’inscrit dans les formes et les cultures institutionnelles qui ont été créées dans cet objectif. Un autre phénomène des dernières décennies est le développement de l’enseignement supérieur, fortement lié à la massification du niveau secondaire.
3Cela dit, l’expansion et/ou la massification n’impliquent pas seulement un changement d’échelle, mais entraînent des tensions fortes et produisent quantité de modifications dans les niveaux concernés. Dans le cas du supérieur, l’expansion a impliqué une augmentation et une diversification, tant dans les effectifs que dans les institutions. La formation des professeurs (indissociable de ce niveau) a de nombreuses problématiques communes avec l’enseignement supérieur, tout en étant un processus particulier, avec ses traditions et ses problématiques propres.
4Ainsi, dans les dernières décennies, de nouveaux visages et de nouvelles origines ont fait leur apparition parmi les étudiants qui fréquentent les écoles secondaires et le supérieur. Entre autres cherchent à devenir professeurs des étudiants qui ont eu des parcours scolaires sinueux, et qui sont la première génération de leur famille à accéder au niveau supérieur. Qu’y a-t-il de nouveau dans ces parcours ? Comment se comportent ceux qui envisagent cette « course d’obstacles » ?
- 2 . « Focus groups » dans l’article.
- 3 . L’Argentine est une république fédérale organisée en 24 juridictions. (NdlR)
- 4 . Le matériau provient en partie du travail de terrain de l’étude Representaciones sociales de las (...)
5Cet article s’appuie sur l’analyse de quatre groupes témoins2 et sur seize entretiens approfondis avec des étudiants professeurs, en université ou dans des instituts supérieurs de formation des professeurs (ISFD), qui effectuent leurs deux dernières années de formation pour devenir enseignants de sciences exactes et naturelles (physique, chimie, biologie, mathématiques) dans six juridictions3 d’Argentine (AMBA, CABA, Neuquén, Chaco, Salta et Córdoba)4.
6Dans le cadre d’une reconfiguration du système de formation des enseignants en Argentine, la première partie de cet article aborde des éléments de ce processus et, dans la seconde, certaines conditions et décisions auxquelles ont été confrontés les étudiants actuels, qui ont configuré leurs parcours de formation pour enseigner une discipline spécifique. Quelques conclusions sont proposées ensuite.
- 5 . L’ensemble de l’enseignement supérieur en Argentine est (depuis le péronisme et à l’exception de (...)
- 6 . Pour la même période (1980 à 2014), les universités sont passées de 45 à 106 et les instituts sup (...)
7Dès le début du XXe siècle, on enregistre une croissance lente mais ininterrompue des effectifs du supérieur, qui, à son origine, fut considéré comme le lieu par excellence de la sélection et de la socialisation des élites. À partir des années 1950, les nouvelles classes moyennes accèdent progressivement aux études supérieures, associant un processus d’ascension sociale à la perspective de nouveaux horizons de développement économique national. Après le retour à la démocratie, qui suit la dictature sanglante (1976-1983), l’enseignement supérieur5 connaît un nouvel élan, accompagnant une tendance du monde occidental : depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, le nombre d’étudiants a quintuplé, en plus d’un accroissement significatif du nombre d’institutions6.
8L’étroite relation entre le professorat et la construction des États nationaux est l’un des traits caractéristiques (bien que non originaux) de l’enseignement en Amérique latine. En Argentine, à la fin du XIXe siècle, la formation des enseignants s’institutionnalise de manière différenciée : les institutrices sont formées au niveau secondaire, et les professeurs (dont peu de femmes) au niveau supérieur, soit à l’Université soit en étant reconnu(e)s par elle. De même, au début du XXe siècle, se met en place une formation spécifique pour les professeurs, avec la création du premier Institut national du professorat, qui est aussi la première possibilité de formation des professeurs dans le supérieur non universitaire.
- 7 . Schématiquement, les universités qui forment les professeurs ont un lien étroit avec la productio (...)
9Ainsi, la formation des professeurs pour le niveau secondaire est bicéphale dès l’origine, puisque dès ses débuts elle s’effectue dans deux institutions différentes qui font partie du supérieur : les universités et les ISFD. Ces institutions possèdent des organisations, des cultures et des traditions académiques différentes7.
- 8 . Entre 1994 et 2014, les effectifs des ISFD ont augmenté de 206 %, passant de 158 031 à 483 799 ét (...)
10Les études montrent que, depuis 1960 mais fortement depuis la dernière décennie du XXe siècle et avec des fluctuations en fonction de la situation du marché de l’emploi et du type d’institution (ISFD, université), les effectifs des institutions qui forment les professeurs croissent8 et se diversifient ; elles soulignent l’incorporation de jeunes de milieux sociaux autrefois exclus du niveau d’enseignement supérieur et, en particulier, du métier d’enseignant. Accèdent ainsi à l’enseignement des acteurs qui représentent la première génération de leur famille à parvenir aux niveaux secondaire et supérieur.
11Les années 1990 (décennie néolibérale fondée largement sur les effets de la dictature militaire argentine) ont réussi à produire de profondes transformations. Elles ont démantelé la vieille société industrielle et démantelé aussi la place que tenait l’État dans l’organisation des relations sociales. Dans l’enseignement, elles ont produit des systèmes décentralisés et segmentés dans le cadre de nouvelles dynamiques de régulation et de contrôle par l’État. Ainsi, en même temps que se développent des territoires urbains de plus en plus inégaux, le système éducatif s’élargit, se diversifie et, dans beaucoup de cas, se constitue en circuits et se fragmente. Il s’est produit un processus de reconfiguration du système éducatif argentin, qui a entraîné le passage d’un système national présentant de forts traits d’homogénéité à un système éducatif de plus en plus fragmenté, lié à des caractéristiques territoriales.
- 9 . La crise argentine de 2001 a entraîné la paralysie du système de représentation politique et le d (...)
12Depuis la crise de 20019, on observe un processus paradoxal, au cours duquel le développement rapide de l’éducation s’est inscrit dans les dynamiques de fragmentation sociale et culturelle qui ont traversé aussi le secteur de l’enseignement, tant dans la formation que dans l’exercice du métier (Birgin, 2000 ; Ziegler et Gessaghi, 2012). Dès le début du XXIe siècle s’est ouvert un éventail de processus de redistribution et de consécration des droits du peuple, avec des hétérogénéités et des contradictions. Dans ce que certains auteurs ont appelé « post-néolibéralisme » s’est livrée une bataille contre les vieilles structures et dynamiques de fragmentation qui, loin de disparaître, sont restées en vigueur (Sader, 2010). Ainsi coexistent diverses temporalités et un nombre certain de contradictions, dans la tension simultanée entre l’évacuation de la logique néolibérale (mercantilisation, individualisation, ségrégation, etc.) et la production d’alternatives (Kessler, 2014).
13Aujourd’hui, en Argentine, s’est construit un système d’enseignement supérieur qui irrigue les territoires et la société dont les étudiants proviennent de milieux qui, autrefois, n’accédaient ni à l’Université ni aux ISFD. Des filières auparavant plus sélectives se « popularisent » et augmentent leurs effectifs. Quels parcours de formation se construisent-ils dans le cadre de ce scénario ? Quelles motivations lient les étudiants à ces études et pour quelles raisons choisissent-ils ces institutions ?
14Dans cette partie, nous travaillerons à partir des témoignages des professeurs en formation rencontrés. Nous ne le faisons pas en les considérant comme des produits des nouvelles politiques qui se construisent par ailleurs, mais comme des interprètes actifs du monde et des politiques, auxquels ils donnent du sens (Ball in Avelar, 2016), dans lesquels ils produisent des stratégies et des façons d’occuper aussi bien les institutions que les territoires. Dans ce but, nous analyserons les motivations qui les ont amenés à choisir la carrière de professeur et quelques conditions matérielles et symboliques, dans lesquelles les étudiants mènent à bien ces décisions.
15De multiples éléments contribuent au choix de carrière que fait chaque individu, décisions qui sont (d’ailleurs) de moins en moins souvent définitives. Bien qu’on ait invoqué traditionnellement la vocation comme motivation dans le choix de carrières dans le supérieur, cette affirmation est aujourd’hui remise en question pour diverses raisons. En se fondant sur les entretiens et les groupes de référence, nous rendrons compte ici de la façon dont les étudiants construisent leurs choix professionnels, de la présence du problème du travail lié au climat d’une époque et aux priorités des milieux sociaux dont ils sont issus, et de certaines particularités qui entrent en jeu dans le choix du métier de professeur.
16Historiquement, la vocation a été la base de légitimation du choix du métier d’instituteur, associé à des dons « innés, naturels ». En ce qui concerne les professeurs du second degré, en revanche, les motivations ont été dès l’origine plus diverses. Référons-nous seulement à la naissance des collèges publics en Argentine (dernières décennies du XIXe siècle) : enseigner était une tâche très prestigieuse qui exigeait seulement, pour être exercée, de posséder de l’autorité et d’être reconnu publiquement (Birgin et Pineau, 2015).
17Aujourd’hui, les critères qui président au choix du métier de professeur de deuxième cycle sont déterminés par des raisons et des facteurs différents et plus variés, qui agissent souvent de façon simultanée (Rayou et Van Zanten, 2004) : recherche de sécurité de l’emploi, rapport avec la discipline choisie, désir de transmettre un savoir, engagement vis-à-vis des jeunes, expériences de vie, etc.
18La question de la discipline à enseigner pèse de façon significative chez ceux qui seront professeurs de sciences exactes, encore plus pour ceux qui font leurs études professionnelles dans le milieu universitaire.
Les professeurs que j’ai eus en mathématiques m’ont fait prendre conscience que j’aimais d’abord les mathématiques, et ensuite, rendre service à mes semblables.
(Yanina, AMBA, université, mathématiques)
19Certains étudiants ont mentionné la capacité de l’éducation à contribuer à la lutte pour des perspectives plus justes comme fondement de leur désir de travailler en tant qu’enseignants.
J’ai une façon de penser un peu utopique, je crois que nous vivons dans une société injuste et je crois qu’un des outils les plus puissants pour parvenir à une société plus juste et intègre et toutes ces choses est l’éducation et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce métier. Pour essayer d’équilibrer un peu plus la distribution sociale actuelle. Et j’aime beaucoup la physique aussi.
(Groupe témoin, Córdoba, ISFD)
20Le développement du supérieur a attiré des adultes, dont certains avaient différé leurs projets, mais aussi des jeunes pour qui travailler est une nécessité impérieuse, aussi bien au long de leurs études qu’une fois leur diplôme obtenu.
21La question de l’emploi prend une place reconnue et explicite. Il suffit de rappeler que, dans la tradition de la vocation, il était inavouable de chercher à devenir enseignant pour obtenir un travail stable.
L’enseignement me plaît mais il m’a séduite beaucoup au moment où j’ai commencé à l’exercer, au départ je n’étais pas aussi convaincue. Je voulais poursuivre dans la recherche mais de ce côté-là il n’y a pas de débouché pour la licence de chimie.
(Ivana, Neuquén, université, chimie)
22De nombreux professeurs en formation interrogés indiquent que la vocation n’a pas été la condition préalable de leur choix de ce métier. Le désir de travailler dans l’enseignement se construit de façon complexe, à partir des expériences personnelles, de ce qu’offrent les institutions d’enseignement supérieur et d’un scénario particulier social, économique et politique.
23Se former pour travailler dans l’enseignement secondaire implique (sur quasiment tout le territoire argentin) une perspective d’emploi assuré : la formation d’enseignants, dans les dernières décennies, est devenue urgente en raison de l’expansion du système éducatif (surtout dans le deuxième cycle), qui nécessitait de plus en plus de professeurs. Dans plusieurs provinces, en outre, il y a des postes vacants dans certaines disciplines : les étudiants y trouvent des offres d’emploi avant de terminer leurs études supérieures.
- 10 . En Argentine, 50 % des étudiants à l’université travaillent ou cherchent un travail, 20 % sont ch (...)
24Parmi les étudiants dans le supérieur, nombreux sont ceux qui travaillent et ont une vie d’adultes10. Pour une bonne part d’entre eux, les études menant au métier d’enseignant n’ont pas été leur premier choix, mais celui né de la tension entre leurs rêves et les conditions de leur faisabilité. Les personnes interrogées évoquent les expériences qui ont laissé des traces et qui se manifestent dans la diversité des actions et des tactiques qu’ils ont mises en œuvre pour tracer des itinéraires qui leur ont permis d’accéder à un diplôme supérieur.
25De la même façon, la relation entre le métier qu’ils ont choisi et les trajectoires de vie et de formation se construit selon des modalités imprévues : dans le passage par les différentes options, il n’y a ni choix ni conditions fixes mais une adaptation aux divers aléas rencontrés.
Je t’explique, la bromatologie, je l’ai abandonnée pour deux raisons : les mathématiques III et la chimie sont deux matières où j’ai échoué. Je ne pouvais pas progresser, alors j’ai décidé de me rabattre sur le professorat de chimie à l’université pour ne pas avoir ces matières. Mais j’ai eu une famille, je me suis marié, j’ai déménagé et à partir de là j’ai eu d’autres responsabilités et je n’ai pas pu poursuivre mes études. J’ai pu reprendre l’année passée et je me suis décidé pour l’enseignement dans l’ISFD parce que je pense que c’est quelque chose que je vais pouvoir terminer.
(Rocio, Salta, ISFD)
26Dans la décision de ce que l’on va étudier et du choix de l’institution (ISFD ou université) interviennent d’autres raisons. Ce qui apparaît à certains comme un motif de rejet est pour d’autres un motif de choix : un certain ordre endogamique, qui caractérise les ISFD, en fait un parcours convivial, et de ce fait plus accessible.
[À l’université] tu ne peux pas coordonner les horaires, il arrive que tu aies des cours le matin ou pendant deux heures. Ça aussi te décourage, physiquement et économiquement, parce que souvent tu dois avoir les moyens de manger sur place. Alors que dans la formation des professeurs les cours ont lieu de 7 h à 11 h 30 et on ne va pas te dire demain « venez à midi et une autre fois à deux heures ».
(Sebastián, Salta, ISFD, biologie)
27Ceux qui arrivent pour la première fois dans les institutions du supérieur ont des parents qui, souvent, n’ont pas effectué ou terminé le premier ou le deuxième cycle. Rapidement, ils constatent qu’ils ne peuvent s’appuyer sur les connaissances qu’ils possèdent et leur sont familières : celles qui leur manquent et celles dont ils héritent se transforment pour eux en enseignements manquants. (Bourdieu, 2005)
En ce qui me concerne, dans les premières matières j’ai eu beaucoup de mal à comprendre la dynamique : comment il fallait les présenter, ce qu’il était important d’intégrer. Ce fut gênant jusqu’à ce que je comprenne la dynamique. Ces matières m’ont coûté beaucoup de peine. J’ai suivi deux années. Il y avait beaucoup à lire et il faut comprendre ce qui est important dans tant de textes, les cours, les notes, savoir quand tu réussissais, voir que la moyenne est importante. Tu entres et tu ne sais rien du fonctionnement de l’université, et personne ne te le dit. C’est gênant dans tous les aspects, dans les cours, dehors, l’information qui est donnée et celle qui ne l’est pas. Alors tu entres dans un univers où les règles sont totalement différentes, et il y en a qui peuvent s’intégrer vite et d’autres pour qui c’est difficile. Pour moi cela a été très difficile de m’intégrer et de comprendre la logique.
(Groupe témoin, AMBA, université)
28Il s’agit de nouveaux arrivants dans un environnement institutionnel et culturel, qui avouent leur manque de connaissance pratique des règles communes, mais qui, en même temps, montrent des compétences et de la ténacité pour découvrir en quoi consiste le jeu (Fernandez Vavrik, 2017), et manifestent un savoir pratique : se situer, tâtonner, chercher sa place.
Moi j’ai abandonné les sciences économiques pour deux raisons : la première, c’est que ça ne me plaisait pas de m’occuper toute ma vie de l’argent des autres et qui me traiteraient mal pour cette raison, et la seconde, c’est que je ne m’intégrais pas bien dans cette faculté. Moi j’étais différente, je ne m’entendais avec personne, j’étais très pauvre, très grosse et très courtaude par rapport aux autres filles, elles ne m’intégraient pas dans leurs groupes parce qu’elles avaient toutes des cartables géniaux et moi j’étais en T-shirt et boulotte. Les garçons qui vont faire ces études appartiennent à un certain groupe social. À la faculté ils font tous leurs fiers et moi je viens d’un quartier très pauvre et je m’habille comme j’aime, malgré tout je me suis retrouvée en quatrième année de cette formation des maîtres.
(Groupe témoin, Córdoba, ISFD)
29Plusieurs personnes interrogées ont mentionné les attentes de leurs familles dans leur décision de continuer à étudier. Il s’agit en général de générations plus âgées, qui affirment une forte confiance dans les études comme moyen d’assurer un avenir plus prospère. Cette confiance n’a rien à voir avec les études : c’est la valeur intrinsèque d’un diplôme supérieur.
J’ai toujours aimé les mathématiques. Alors l’année où il a fallu m’inscrire, je vivais avec mes grands-parents. Ma grand-mère m’a dit : « Tu vas terminer les études secondaires, tu dois savoir ce que tu veux faire de ta vie. Si tu veux étudier, ici nous avons une université. On ne peut pas t’en payer une autre dans une autre province parce qu’on n’a pas d’argent, mais il y a celle-là, alors vas-y et regarde ce que tu veux étudier ». Alors j’ai commencé à m’informer et il y avait une conférence sur les études de mathématiques. C’est comme ça que je suis venue. Il se trouve que cette conférence était animée conjointement par des formateurs de professeurs en chimie, physique et mathématiques. […] Le lendemain, j’ai décidé : « je vais m’inscrire en professorat de physique ». Ma grand-mère a cru que c’était un professorat d’éducation physique et sportive. « Mais tu n’as pas un bon état physique, elle m’a dit. »
(Karen, Neuquén, Université, physique).
30Pour les étudiants des milieux populaires, la question des distances et des coûts de transport est un facteur clé. En ce sens, l’existence d’une université à proximité dicte leurs choix. Comme le dit Yanina (AMBA, université) : « Pour aller à cette université, je n’ai qu’un bus à prendre ».
31L’analyse du matériel d’observation montre des jeunes et des adultes qui prennent des décisions, choisissent certains cadres, en écartent d’autres, insistent et cherchent les conditions permettant de mener à bien leur projet de formation et d’emploi. Ainsi, ils témoignent d’itinéraires poreux, traversés par d’autres interrogations et d’autres complexités, où l’hétérogène et le contingent pèsent d’un poids particulier, à une époque où se sont développées les possibilités d’accès au métier de professeur, alors même que les cadres du territoire n’ont pas cessé d’imposer leurs limites.
32Il est probable que la majorité des personnes interrogées n’aurait pas suivi des études supérieures il y a trente ans en Argentine. Bien qu’existe une grande tradition d’ascension sociale via l’enseignement public, l’élargissement des niveaux secondaire et supérieur de l’enseignement, au cours des dernières décennies, revêt une intensité particulière, générée à la fois (non sans contradictions et conflits) par des politiques nationales, des demandes sociales, des dynamiques territoriales, des tendances globales, des efforts individuels.
33De nombreux aspects ont changé radicalement en Argentine depuis la crise sociale de 2001. Ni le lieu de travail ni le choix des carrières professionnelles n’ont été épargnés. Les expériences familiales de mobilité professionnelle et la confiance dans l’éducation comme vecteur d’ascension sociale, par exemple, ont pour le moins été mises en tension et ce qui a prévalu, ce sont des stratégies « pour amortir la chute ». Les entretiens avec les jeunes et les adultes qui se forment pour devenir professeurs aujourd’hui portent les traces que l’inégalité et le chômage ont laissées sur leur entourage, sur leurs familles et sur eux-mêmes.
34Notre étude montre que, à une époque où le niveau secondaire est devenu obligatoire et où s’est développé le supérieur, la formation des enseignants s’est étendue. Un changement d’échelle aussi significatif que celui qui s’est produit dans les dernières décennies entraîne des transformations et des conflits, qui concernent la tradition élitiste, les parcours habituels, les ressources sociales et culturelles qu’apportent les nouveaux futurs professeurs, les défis de la tâche de formation, etc.
- 11 . L’expansion et la massification ont été accompagnées d’une mise en question de la relation de con (...)
35La condition étudiante n’est pas la même qu’il y a quelques décennies, l’école dans laquelle vont travailler les nouveaux professeurs non plus11. La grammaire de l’école secondaire élaborée pour la formation des élites locales au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle n’est pas celle qui permettra d’accueillir et d’encadrer l’ensemble des jeunes et des adolescents. La formation des professeurs est fortement traversée par ces tensions, entre l’hétérogénéisation de ses effectifs et la transformation des sens de l’enseignement (et la didactique, et les pédagogies) pour lesquels ils se forment.
36L’augmentation des effectifs du supérieur se caractérise par l’accession de jeunes qui constituent la première génération de leur famille à s’y former. Cet accès est lié à des politiques nationales de création de structures supérieures dans de nouveaux territoires. Cependant, cette étude montre aussi « la marque de l’environnement » : bien que le supérieur s’étende de plus en plus et soit un système ouvert, le choix de la structure d’étude est lié aux territoires matériels et symboliques qui, aujourd’hui, portent l’empreinte de la fragmentation. Diverses études (dont la nôtre) qui enquêtent sur les politiques de développement des droits montrent qu’il manque une analyse de la persistance et/ou de l’apparition, dans le développement du supérieur, de nouvelles inégalités en son sein (Orange, 2013 ; Birgin, 2015), phénomène qui a été observé sous des angles différents et a reçu des appellations diverses : démocratisation ségrégative (Merle, 2000), inclusion excluante ou socialement conditionnée (Ezcurra, 2011), etc., selon les angles retenus pour ces analyses.
37Cette recherche montre que, pour l’Argentine, la distinction de circuits de l’enseignement supérieur qui seraient différents du fait que les « nouveaux » (en termes de capital social et culturel) briguent les instituts supérieurs de formation des enseignants, alors que les institutions universitaires demeurent réservées à des secteurs plus traditionnels est discutable. La diversité institutionnelle, le renouvellement du format des institutions classiques (comme les universités récemment créées, qui promeuvent une autre insertion et une reconnaissance des territoires) et l’apparition de nouvelles institutions témoignent d’une autre cartographie institutionnelle du supérieur, laissant des pistes à explorer sur leur complexité. Les trajectoires et les expériences des étudiants montrent aussi des itinéraires sinueux, des choix non définitifs, des efforts quotidiens de renouvellement des frontières établies.
38Les récits des futurs professeurs reconnaissent le poids des conditions socio-pédagogiques pour que des expériences plus égalitaires aient lieu (ouverture de l’université sur les territoires, augmentation des bourses, nouvelles pratiques culturelles et éducatives, accueil bienveillant, etc.).
39Au-delà des diverses expériences égalitaristes et des tentatives de nouvelles formes et normes qui se sont développées en Argentine depuis le début du XXIe siècle, de nouvelles recherches et constructions restent à réaliser autour de la relation entre les politiques et les pédagogies. Parmi celles-ci, comment nous questionnons, pensons et construisons une hospitalité où des expériences de connaissance rigoureuses et plurielles se constituent dans le quotidien de l’ensemble des étudiants, dans chacune des institutions éducatives par lesquelles ils passent. Ce qui ne fait pas de doute, c’est que le développement des droits nous oblige à penser aussi d’autres pédagogies.