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Dossier - Les premières années d'enseignement

Devenir enseignant aujourd’hui : des incertitudes porteuses ?

Introduction
Introduction. Becoming a teacher today: Increasing uncertainties?
Introducción. Hacerse docente hoy: ¿unas incertidumbres fecundas?
Patrick Rayou et Jean-Pierre Véran
p. 37-46

Résumés

Le besoin massif d’enseignants au début du XXIe siècle, eux-mêmes enseignants devant des publics hétérogènes du fait de la massification de la scolarisation, rend nécessaire de mieux les connaître. Qui sont aujourd’hui les nouveaux enseignants, comment sont-ils formés et découvrent-ils le métier, quelle est leur insertion dans l’établissement scolaire ou dans l’institution ? À travers huit études de cas et un article de l’OCDE, le dossier met en évidence, dans des contextes pourtant très différents, une exigence commune de professionnalisation, qui demeure paradoxale pour de multiples raisons. Les auteurs soulignent aussi l’importance cruciale de l’accompagnement dans l’établissement scolaire et l’enjeu politique du développement professionnel des enseignants. Dans de nombreux pays, on observe une diversification des parcours des enseignants débutants et un phénomène de décrochage professionnel, en lien avec les conditions matérielles et symboliques d’exercice du métier. Les réorganisations en cours du métier d’enseignant, montrées par les contributions, confrontent de fait au modèle politique d’éducation des sociétés contemporaines.

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Texte intégral

1Le « plus beau métier du monde » l’est-il toujours ? Généralement apprécié pour son rôle privilégié de transmission d’une génération à l’autre de ce sans quoi l’humanité ne serait pas elle-même, il se trouve confronté à une expansion inouïe des demandes d’éducation, en termes de massification et d’allongement de la durée des études. En ce début de XXIe siècle, il met les nouveaux recrutés dans des conditions assez différentes de celles qu’ont connues leurs aînés, du fait notamment de la signification générale des études dans des « sociétés de la connaissance » et du caractère de plus en plus hétérogène de publics d’élèves qui accèdent désormais à l’ensemble des segments des systèmes éducatifs. Ce qui peut apparaître comme un considérable succès de l’école dans la qualification et la formation des personnes peut aussi être vécu comme une déstabilisation des façons de devenir, d’être et de rester enseignant au sein d’écoles qui, au prix d’une limitation d’accès de ses degrés les plus convoités, faisaient correspondre assez harmonieusement des élèves, des enseignants et des programmes. De fait apparaissent, dans de nombreux pays, des difficultés à recruter et à former en nombre suffisant des enseignants, parfois à les garder en fonction de ce que, en écho aux décrochages d’élèves, on est tenté d’appeler des « décrochages professionnels ». La bibliographie qui enrichit ce dossier témoigne de l’abondance des travaux consacrés à ces questions : Bernadette Plumelle a dû procéder à une sélection drastique parmi les études et travaux parus dans les sept dernières années seulement. Ce dossier souhaite apporter un éclairage original, en s’intéressant aux premières années d’enseignement, celles pendant lesquelles les nouveaux enseignants sont souvent confrontés à des publics « difficiles ». Il s’agit, en sollicitant l’expertise de chercheurs ou de responsables administratifs de pays économiquement florissants ou fragiles, de fournir des éléments de comparaison qui permettent de se faire une idée des évolutions scolaires en cours. Des tendances communes se dessinent-elles dans une école « mondialisée » ? Si oui, ceci exclut-il que le poids des traditions nationales ou territoriales et des différences de contexte se fasse encore sentir ?

2Les auteurs sollicités pouvaient proposer leurs analyses en empruntant au moins une des quatre entrées suivantes :

3Venir au métier d’enseignant. La question se pose en effet de savoir qui, aujourd’hui, devient enseignant et pourquoi. Est-ce toujours, comme cela a traditionnellement été déclaré, par vocation ? Pour des raisons plus pragmatiques ? Envisage-t-on l’entrée dans le métier comme un moment à l’intérieur d’une trajectoire professionnelle diversifiée, ce qui implique une possible sortie ? Les modalités actuelles de formation, de recrutement, de statut et d’affectation changent-elles la perception du métier et l’envie de l’exercer ? La vision que les nouveaux entrants ont de la culture académique, des autorités administratives nationales et locales, des aspects relationnels du métier est-elle la même ?

4Se former. L’impératif sans cesse réaffirmé de professionnalisation d’un métier qui ne peut plus s’exercer en pensant à l’« élève idéal » qu’on a soi-même été passe notamment par une formation à des savoirs académiques et pédagogiques de haut niveau. Précisément, comment est interprétée cette injonction et quels sont les niveaux de qualification requis, les modalités de formation (universitaire, en écoles professionnelles, en alternance) leur durée, leur prise en compte des entrants tardifs ? Et quels regards portent les enseignants débutants sur leur formation initiale ? Celle-ci change-t-elle leurs représentations du métier, des élèves, de la difficulté scolaire ? Qu’attendent-ils de la formation continue ? Celle qu’on leur propose offre-t-elle un continuum tout au long de la carrière (imposé, incitatif ou optionnel) ? Vise-t-elle un « professionnisme » (Bourdoncle, 1991) surtout destiné à renforcer l’identité professionnelle enseignante ou un développement professionnel passant notamment par une éthique de la responsabilité ? Lorsqu’ils se donnent des formations informelles, comment le font-ils (entre pairs, par des vidéos, des blogs...) ?

5Découvrir le métier. Nous avons également demandé aux contributeurs de décrire le monde découvert par ces enseignants débutants : que comprennent-ils des élèves réels et de leurs milieux de vie ? Quelle appréhension ont-ils des aspects administratifs et financiers, des parents d’élèves, des partenaires de l’école ? Quelles sont leurs principales difficultés, leurs joies, leurs bonnes surprises ? Ont-ils le sentiment d’exercer un métier reconnu ou déclassé, éprouvant ou gratifiant ? Ont-ils le sentiment de pouvoir faire des projets ? Les environnements numériques changent-ils la donne ? Imaginent-ils que ce métier peut évoluer et vers quoi ? Quelles évolutions personnelles perçoivent-ils ?

6Vivre dans l’établissement, dans l’institution scolaire. Nous leur avons enfin demandé si les enseignants débutants ont le sentiment d’appartenir à un système national dans les pays qui en sont dotés, à une profession, à un établissement, s’ils s’engagent dans la mise en œuvre des politiques éducatives. Car si être enseignant, c’est de moins en moins être seul dans sa classe, il importe de savoir comment ils se sentent accueillis par la direction de leur établissement, par leurs collègues anciens et nouveaux. Ont-ils envie et possibilités de travailler à plusieurs ? Ressentent-ils un climat de confiance ? Ont-ils le sentiment d’être accompagnés, de recevoir des injonctions contradictoires, d’être incités à s’investir ? L’établissement est-il pour eux un lieu d’analyse et de traitement de la difficulté scolaire ? Un acteur de la formation ? Y trouvent-ils des éléments de déontologie professionnelle ?

7À la lecture des textes qui composent le dossier, il n’est évidemment pas possible de tirer des conclusions comparatistes qui supposeraient une enquête plus construite et normalisée, même si la contribution de l’OCDE fournit déjà une approche plus transversale. On trouvera néanmoins beaucoup d’éléments qui indiquent des ressemblances, des variations et aident à comprendre, dans des aires géographiques et politiques très contrastées, du Niger à la Finlande, de Shangai au Rwanda, des États-Unis à la France ou à l’Argentine, les raisons des « malaises enseignants » (Barrère, 2017), tout autant que les analyses et solutions à mettre en œuvre pour y remédier. La bibliographie permettra aux lecteurs désireux d’approfondir certains sujets de trouver de précieuses références récentes (travaux de recherche, publications d’organisations internationales) sur les questions abordées dans ce dossier.

Les paradoxes de la professionnalisation

8Dans des contextes géographiques, économiques, sociaux et culturels très différents, on n’en observe pas moins, au travers des contributions, un double mouvement. Celui d’abord d’une exigence de professionnalisation, qui se traduit par un travail important d’élaboration de normes nouvelles pour recruter les enseignants en ce début de XXIe siècle. Ce travail est particulièrement analysé dans l’article de Jon Snyder et Lin Goodwin, consacré aux États-Unis, que ce soit au niveau fédéral, à celui des États, et au niveau local. Ce travail est complexe, difficilement stabilisé, tant le curseur à placer entre les savoirs à enseigner, la connaissance des enfants et adolescents et de leurs conditions d’apprentissage varie en fonction des temps et des espaces. Il est aussi d’une efficacité toute relative, comme le note Pascal Guibert à propos de la France, en soulignant « le glissement progressif d’un monde scolaire institué de normes et de règles partagées vers un monde davantage soumis au jeu des acteurs ».

9Mais Snyder et Goodwin observent également que ce processus de certification des formations, en augmentant les exigences, risque d’accroître les inégalités éducatives avec le recours à des parcours de formation alternatifs minimalistes. « Les enfants le plus dans le besoin dans les districts les plus pauvres se retrouvent avec des enseignants formés a minima car la plupart des parcours alternatifs positionnent généralement leurs candidats là où la pénurie d’enseignants est la plus forte ».

10À Shanghai, Ren Jie souligne également l’effort de normalisation de la formation des futurs enseignants et de standardisation du contenu et des exigences de formation. Mais la pénurie d’enseignants demeure, en lien avec l’accroissement démographique. Ren Jie éclaire crûment les paradoxes de la professionnalisation, associant idéalement formation académique et pratique professionnelle, mais se traduisant par un surmenage des élèves-professeurs fort dissuasif à l’entrée dans le métier.

11Dans un contexte complètement différent, au Niger, Zara Bakingué observe que développer un programme dynamique de formation initiale qui assure le développement de compétences attendues chez les futurs enseignantes et enseignants de l’éducation de base n’a pas permis de créer un vivier d’enseignants suffisant. On a donc eu recours, dans les années 2000, aux « volontaires de l’éducation », recrutés directement sans formation initiale après le BEPC, devenus ensuite contractuels.

12Masengesho Kamuzinzi caractérise le système éducatif rwandais par le fait qu’il est traversé de multiples référentiels, antagoniques, visant en même temps la formation d’une élite et l’éducation pour tous, produisant ainsi des dissonances fortes entre convictions personnelles des nouveaux enseignants et exigences de certaines réformes.

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13Les données fournies dans la contribution de Yoon Young, à partir de l’enquête TALIS 2013 de l’OCDE1, confortent le caractère international de cet écart entre les besoins professionnels des nouveaux enseignants et ceux des enseignants expérimentés, notamment en matière de compétences pédagogiques et de gestion de classe, attestant ainsi qu’« enseigner n’est pas un titre de mérite que l’on accorde de manière définitive à quelqu’un après une épreuve, mais (que) c’est un parcours permanent d’apprentissage, de progrès et de développement tout au long de la carrière enseignante » comme l’écrivent Jon Snyder et Lin Goodwin.

La diversification des parcours des nouveaux enseignants

14Ce qu’observe Zara Bakingué au Niger – « un décalage certain entre les objectifs nationaux en matière d’éducation et les objectifs personnels des jeunes qui y accèdent et cela n’est pas sans conséquences sur les rapports des enseignants à leur métier » – est une des données fortement partagées dans les divers pays étudiés dans ce dossier. On sent bien que le temps de l’entrée par vocation dans le métier prestigieux d’enseignant est passé. À partir d’entretiens réalisés avec des étudiants se destinant aux métiers de l’enseignement, deux articles du dossier permettent de percevoir cette diversification des trajectoires. Alejandra Birgin observe en Argentine que « beaucoup de professeurs en formation indiquent que la vocation n’a pas été la condition préalable du choix du métier. Le désir de travailler dans l’enseignement se construit de façon complexe à partir des expériences personnelles, de ce qu’offrent les institutions d’enseignement supérieur et d’un scénario particulier social, économique et politique ». En Suisse, Crispin Girinshuti propose « une typologie des trajectoires menant vers l’enseignement dans le canton de Vaud », distinguant trajectoires linéaires, trajectoires indirectes et l’enseignement comme second métier. Comme le note Zara Bakingué, « de nombreux enseignants contractuels au Niger considèrent leur venue au métier d’enseignement comme “un accident de parcours” et justifient leur présence dans le domaine par le fait que l’enseignement constitue pour eux un “gagne-pain” ».

15Il y a là un élément marquant de transformation de la représentation que les nouveaux enseignants se font de leur métier, qui est fortement corrélé, d’une part, à l’état du marché du travail, et d’autre part à l’évolution même des caractéristiques sociales et culturelles des élèves et des étudiants. Par exemple, Alejandra Birgin observe en Argentine qu’« accèdent ainsi à l’enseignement des acteurs qui représentent la première génération de leur famille à parvenir aux niveaux secondaire et supérieur ». Dans le canton de Vaud, Crispin Girinshuti relève notamment les trajectoires indirectes vers l’enseignement, vécu comme une alternative aux désillusions connues dans d’autres domaines, ou à l’absence de projet convainquant.

De la carrière enseignante au décrochage professionnel

16Ces évolutions ont un impact certain sur les conditions d’exercice du métier d’enseignant. Pascal Guibert analyse en France le passage d’une focalisation quasi exclusive sur la transmission des connaissances à une focalisation portant également, pour les enseignants débutants, sur la gestion de classe et la mobilisation des élèves dans les apprentissages. Du coup, entrer dans l’enseignement signifie affronter une série d’« épreuves ». Masengesho Kamuzinzi observe que 76 % des enseignants débutants rwandais interrogés s’accordent sur le « choc » du premier contact avec la situation de classe, choc renforcé par les changements de langues d’enseignement.

17La pression au travail sur les jeunes enseignants est soulignée également à Shanghai. En France comme en Chine, « le début de carrière d’un enseignant n’est donc pas du tout reposant », comme l’écrit Ren Jie. Cela se traduit par un phénomène de décrochage professionnel particulièrement sensible dans certains pays : à Shanghai, par exemple, « après avoir supporté des débuts de carrière incertains, beaucoup de nouveaux enseignants, conscients du niveau de salaire et du statut social déséquilibrés par rapport au niveau d’éducation élevé requis et à l’intensité du travail, quittent définitivement la profession pour d’autres métiers dans la perspective de salaires plus élevés et d’un développement professionnel plus avantageux ». En Finlande, écrivent Vilhelmiina Harju, Hannele Niemi et Auli Toom, « les premières années de carrière dans l’enseignement sont des moments de découverte et d’apprentissage, mais peuvent également être vécues comme des périodes éprouvantes et déstabilisantes, voire, dans les cas les plus graves, conduire à des démissions et à des changements de carrière ». Selon l’OCDE, « dans certains pays, plus d’un tiers des nouveaux enseignants quittent la profession dans les cinq premières années d’exercice ».

18Devenir enseignant n’est donc pas problématique, c’est le rester qui pose question. Et l’enjeu essentiel semble se situer dans l’établissement scolaire.

L’importance cruciale de l’accompagnement en établissement

19Globalement, Yoon Young observe que, « selon l’enquête auprès des chefs d’établissement menée dans le cadre de TALIS 2013, 34 % des enseignants exercent dans des établissements où il n’existe pas de dispositif d’intégration formel ». L’enquête de Pascal Guibert porte sur les conditions d’accueil des nouveaux enseignants en établissement. Son travail met en lumière le caractère plutôt informel de cet accueil, aux dires mêmes des chefs d’établissement français concernés. Il insiste sur leur rôle clé, comme le font les auteurs de la contribution finlandaise au dossier. En effet, comme l’observe Zara Bakingué au Niger, « la mise en place d’une stratégie d’accueil et d’intégration a généralement un impact important sur l’engagement de l’enseignant au sein de l’école, sur sa mobilisation et son adhésion à la mission, ainsi que sur son maintien dans le métier d’enseignement ». À Shanghai, Ren Jie constate que le modèle de tutorat traditionnel est incapable de répondre au besoin global de perfectionnement des nouveaux enseignants. Au Rwanda, Masengesho Kamuzinzi distingue trois modalités d’accueil des nouveaux enseignants dans les écoles : un mode plutôt participatif, où les nouveaux venus sont aidés au cas par cas par les plus anciens, un mode strictement bureaucratique, où l’on se contente de transmettre aux arrivants des canevas déjà établis, et le dernier modèle, où les nouveaux enseignants doivent s’en sortir seuls. Aux États-Unis, la préparation et l’accompagnement des formateurs de formateurs, qui sont à la fois des enseignants professionnels et des universitaires, est une autre tension durable nécessitant de trouver un nouvel équilibre.

Les questions matérielles et symboliques

20Si ces conditions sont déterminantes déjà dans le choix de devenir enseignant, comme c’est le cas en Argentine, la plupart des contributeurs au dossier soulèvent ces questions décisives pour les nouveaux enseignants. En France, le mode d’affectation « déracine » les débutants, en les nommant le plus souvent dans des académies qu’ils n’ont pas choisies et dans les établissements ou sur des postes difficiles. La nécessité d’un temps et d’un espace concrets, tangibles, pour l’exercice du tutorat ou du mentorat n’en est que plus cruciale, comme on le voit en France ou en Finlande. À Shanghai, la question du salaire est déterminante dans le phénomène d’abandon du métier pour des emplois plus rémunérateurs. Il en va de même au Niger, où les conditions d’accès à la fonction publique sont très difficiles pour les contractuels. Au Rwanda, « la dissonance entre leurs représentations et les exigences du système, associée aux difficiles conditions de travail (double vacation, classes pléthoriques, faible maîtrise des langues d’enseignements, salaires très bas, etc.), font qu’à peine engagés, beaucoup d’enseignants projettent aussitôt de quitter la carrière, si une opportunité se présente ».

21Comment expliquer alors le fait que certains fassent le choix de l’enseignement comme second métier ? Dans le canton de Vaud, on observe que ce métier peut être envisagé comme activité de complément compatible avec une activité artistique ou avec l’engagement dans la parentalité.

L’enjeu politique du développement professionnel

22On est là sans doute au cœur du sujet de ce dossier. La place qu’il tient dans les différentes contributions nationales, comme dans celle de l’OCDE, en témoigne. On peut tenter d’aborder cette question en partant de la nécessaire coordination, recommandée dans la contribution finlandaise, entre formation initiale, période d’insertion et formation continue, qui est essentielle pour offrir un accompagnement adapté aux enseignants débutants. On voit bien en effet que c’est la discontinuité entre les temps, les lieux et les acteurs de la formation et de la professionnalisation qui pèse sur les conditions d’entrée dans le métier. Cette discontinuité est soulignée aux États-Unis comme en France, à Shanghai comme au Niger, et apparaît dans l’enquête TALIS 2013 de l’OCDE. Et on sait combien le bien-être de l’enseignant débutant dans son travail est un facteur de bien-être de l’élève dans ses apprentissages. Dans les systèmes de rémunération liés à la performance, et où, comme en Chine, est abolie la titularisation à vie des enseignants, ce devrait être aussi un élément de préoccupation politique majeur. On en esquisse la perspective à travers l’expérimentation d’un tutorat conjoint entre école de recrutement et école de base à Shanghai, la recherche d’un équilibre entre modèle de formation professionnelle et modèle d’apprentissage aux États-Unis, les projets pilotes, en Finlande, d’un nouveau modèle de formation plus complet et plus holistique, les préconisations de l’OCDE visant à renforcer le lien entre connaissances disciplinaires et compétences pédagogiques, la qualité de l’expérience pratique des futurs enseignants, à adapter le développement professionnel aux besoins de ces derniers.

Questions sans réponses et questions nouvelles

23Parmi les questions proposées aux auteurs, plusieurs sont restées sans réponse. Sans que nous puissions en tirer des conclusions définitives, il nous semble que les sélections opérées présentent une certaine homogénéité et indiquent peut-être des points aveugles de la profession. Nous insisterons ici sur ceux qui ont un rapport avec les dimensions collective et temporelle du métier, en émettant l’hypothèse que les préoccupations des débutants les incitent à se polariser sur leur capacité individuelle à faire face aux situations rencontrées, avec des stratégies qui ne visent parfois que la façon de faire la classe le lendemain. Nous savons cependant que, comme tout métier, celui d’enseignant met en jeu d’autres acteurs que soi et se construit dans la durée. Mais, vraisemblablement, son organisation en structures cellulaires ou « boîtes à œufs », déjà repérée par Lortie (1975), tend à occulter jusqu’à aujourd’hui cette double inscription.

24Le niveau de l’établissement, outre sa fonction de lieu d’accueil des nouveaux et de réceptacle des classes, est généralement peu pris en compte par les contributions. Or les travaux de recherche comme les injonctions administratives insistent sur le rôle décisif de ce niveau du système éducatif sur les effets des scolarisations contemporaines. Cela concerne en particulier l’innovation comme capacité à s’adapter, pour les faire réussir, aux spécificités des nouveaux publics d’élèves. L’appel à innover, caractéristique de l’école du XXe siècle, a de fait été peu entendu sur les terrains d’exercice (Sancho et Hernandez, 2017), vraisemblablement parce que le manque de mobilisation locale et de pérennité des équipes ne permet pas de donner vie à des projets de réforme toujours trop surplombants. Dans le même ordre d’idées, les enseignants (mais vraisemblablement les plus chevronnés pas moins que les néophytes) prennent toujours peu conscience de l’importance du collectif dans l’édiction de normes qui régissent les évaluations, les orientations et redoublements (Bressoux, 2017), voire les curriculums (Derouet et Dutercq, 1997). Les établissements sont pourtant, surtout s’ils accueillent les publics « difficiles » auxquels sont confrontés les débutants, des lieux de resocialisation professionnelle (van Zanten, 2012), où s’apprennent des versions du métier qui peuvent dévier des préconisations officielles.

25L’un des effets de la faible perception du collectif se repère aussi vraisemblablement dans l’absence de prise en compte de la question de la déontologie. Celle-ci, dans son triple aspect de précision des normes, des valeurs et des recommandations qui structurent et organisent l’activité, est cependant donnée comme un élément indispensable de mise en ordre symbolique d’une profession. Il semble en effet nécessaire d’aboutir à un accord pragmatique entre les différents acteurs, si l’on souhaite que des idéaux comme le respect dû à l’élève ou son éducabilité ne restent pas lettre morte (Prairat, 2017).

26Tenter un état des lieux des débuts dans l’enseignement dans plusieurs pays a ainsi le mérite de montrer ce qui est semblable et ce qui diffère, ce qu’on croit savoir comme ce qu’on ignore ou dont on peine à parler. Loin de faire un inventaire exhaustif, il s’agit donc de proposer des pistes de réflexion tant pour l’action publique en éducation que pour la recherche. Nous retiendrons ici quelques points qui mériteraient, selon nous, des compléments d’analyse de nature à mieux comprendre en quoi ce qui est souvent vécu comme une crise relève plutôt du déclin d’une institution ou, au contraire, davantage de la réorganisation appelée par le rôle toujours plus important que lui attribuent les différentes instances internationales.

27Il en va ainsi des crises de la vocation. Celles-ci peuvent en effet signer des stratégies instrumentales de la part de nouveaux recrutés plus soucieux de s’insérer socialement que de participer aux transmissions culturelles à un nombre croissant d’élèves. Mais elles peuvent aussi refléter des évolutions sociétales qui voient s’amenuiser les composantes religieuses historiquement présentes dans la constitution des métiers de l’humain, au profit d’attitudes plus professionnelles laissant davantage de place à l’analyse collective des pratiques ou à la reddition de comptes. Moins impliqués dans tout leur être, des enseignants qui ne se sentent plus « appelés » peuvent accepter des critiques de leurs gestes qui participent à leur professionnalité (Rayou & van Zanten, 2004).

28Les décrochages professionnels, attestés dans plusieurs pays, peuvent exprimer tant l’aggravation des conditions de vie des enseignants que leurs difficultés à remplir leur rôle et l’insuffisance de leur formation. Mais ils peuvent, pour une part tout au moins, participer de modalités contemporaines d’engagement qui ne sont plus « pour la vie » et être en partie compensés par un mouvement émergent de venue au métier d’hommes et de femmes en réorientation professionnelle, qui choisissent d’enseigner alors que rien ne les y prédestinait. Il importe d’avoir des approches plus fines de ces processus car ils dessinent peut-être un nouveau paysage dans le rapport au métier, aux élèves, à leurs familles et à l’institution.

29De même, le recrutement, pour cause de pénurie, d’enseignants titulaires ou précaires eux-mêmes plus proches des milieux de leurs élèves de l’éducation prioritaire que ne l’étaient leurs prédécesseurs est-il en train de changer la donne ? Est-il un vecteur d’ethnicisation des recrutements, un gage de démocratisation, un facteur de développement d’une école à plusieurs vitesses ? Toutes ces questions sont ouvertes car la juxtaposition d’études de cas, aussi riches soient-elles, ne permet pas d’y répondre. On ne peut en effet comparer terme à terme les éléments de plusieurs systèmes éducatifs et faire l’économie d’analyses contextualisées qui disent à quels phénomènes d’hybridation telle ou telle préconisation internationale donne lieu (Malet, 2017). De la même manière, le rapport de chaque école à sa société change et ce qui peut apparaître comme une perte de sa spécificité est aussi dû à ce que la prise d’importance qui la fait sortir de ses frontières la conduit à se métisser et à prendre les couleurs du monde.

30Les réorganisations du métier d’enseignant en cours montrées par les contributions qui suivent nous confrontent de fait au modèle politique d’éducation des sociétés du XXIe siècle. Celui-ci confirme en effet dans certains pays ou institue dans d’autres le passage d’une régulation par l’État central à un gouvernement par les normes. Celles de qualité notamment, qui mettent en scène un pluralisme des conventions et des modes d’évaluation relativisant le rôle central de l’État dans la régulation et le pilotage des systèmes d’éducation et de formation ainsi que la place des qualifications et des diplômes traditionnels (Normand, 2006). La perte de légitimité et de centralité de la sphère publique fait évoluer vers une « gouvernance » qui cherche à renforcer le pouvoir des acteurs externes à l’école au détriment des internes mais peut aussi, paradoxalement, responsabiliser individuellement et collectivement ces derniers (Lessard, 2006). C’est souvent dans ces zones d’incertitude que les enseignants débutants font leurs premières armes, éprouvant tout à la fois le vertige de la perte de repères traditionnels et la possibilité, pour l’école comme pour eux-mêmes, de remplir leurs missions avec davantage de maîtrise et de succès.

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Bibliographie

BARRERE A. (2017) : Les malaises enseignants, Paris, Armand Colin.

BOURDONCLE R. (1991) : « La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines », Revue française de pédagogie, n° 94, p. 73-92. [en ligne] [goo.gl/ciCnSh]

BRESSOUX P. (2017) : « Effet établissement », dans Dictionnaire de l’éducation (A. van Zanten et P. Rayou, dir.), Paris, PUF, p. 288-294.

DEROUET J.-L., DUTERCQ Y. (1997) : L’établissement scolaire, autonomie locale et service public, Paris, ESF.

LESSARD C. (2006) : « La “gouvernance de l’éducation au Canada’’ : tendances et significations », Éducation et Sociétés, n° 18, p. 181-201.

LORTIE D.C. (1975): School Teacher: A Sociological Study, Chicago: The University of Chicago Press.

MALET R. (2017) : « Éducation comparée », dans Dictionnaire de l’éducation (A. van Zanten et P. Rayou, dir.), Paris, PUF, p. 272-277.

Normand R. (2006) (coord) : « De la formation à l’emploi : des politiques à l’épreuve de la qualité ». Éducation et sociétés, n° 18.

Prairat E. (2017) : « Éthique enseignante », in Dictionnaire de l’éducation (A. van Zanten et P. Rayou, dir.), Paris, PUF, p. 391-394.

RAYOU P., VAN ZANTEN A. (2004) : Les nouveaux enseignants, Paris, Bayard.

SANCHO J.-M., HERNANDEZ F. (2017) : « Innovation éducative », dans Dictionnaire de l’éducation (A. van Zanten et P. Rayou, dir.), Paris, PUF, p. 489-495.

VAN ZANTEN A. (2012) : L’école de la périphérie. Paris : PUF.

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Notes

1 . OCDE (2013) : Teaching and Learning International Survey (TALIS): 2013 complete database, [http://stats.oecd.org/index,aspx?datasetcode=talis_2013%20].

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Rayou et Jean-Pierre Véran, « Devenir enseignant aujourd’hui : des incertitudes porteuses ? »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 74 | 2017, 37-46.

Référence électronique

Patrick Rayou et Jean-Pierre Véran, « Devenir enseignant aujourd’hui : des incertitudes porteuses ? »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 74 | avril 2017, mis en ligne le 01 avril 2017, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ries/5777 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ries.5777

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Auteurs

Patrick Rayou

Patrick Rayou est professeur des Universités émérite en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8, membre du centre interdisciplinaire de recherche « Culture, éducation, formation, travail » (CIRCEFT) et de l’équipe de recherche ESCOL (Éducation, scolarisation) qui étudie les inégalités sociales de réussite scolaire et la manière dont elles se construisent. Ses recherches se sont d’abord déployées dans le champ de la sociologie de l’enfance avant de s’orienter vers les champs de la formation et de la professionnalisation des enseignants et celui des inégalités d’apprentissage. Elles veulent contribuer à la constitution d’une socio-didactique qui s’intéresse simultanément aux enjeux cognitifs et sociaux des apprentissages scolaires. Courriel : patrickrayou@gmail.com

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Jean-Pierre Véran

Jean-Pierre Véran est inspecteur d’académie (H), membre du comité de rédaction de la Revue internationale de Sèvres et expert auprès du CIEP en coopération éducative. Intervenant sur la gouvernance des organisations éducatives, les politiques éducatives et l’éducation aux médias et à l’information, il est notamment co-auteur de : Le conseiller principal d’éducation, de la vie scolaire à la politique éducative (sous la direction de Jean-Paul Delahaye, Berger Levrault, 2016, 3e édition). Il tient un blog consacré à l’éducation sur Mediapart : http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-pierre-veran/. Courriel : jeanpierreveran2@gmail.com.

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